Parlementaires français et patriotes britanniques au milieu du XVIIIe siècle : les jeux de miroir de deux oppositions
p. 221-237
Texte intégral
1En 1756, avec le déclenchement de la guerre de Sept Ans, le gouvernement français, désireux d’informer le public sur les enjeux du conflit et de dénoncer les entreprises de l’ennemi, lance une vaste campagne de propagande. Parmi la foule d’ouvrages parus pendant les premiers mois de la guerre, figurent des traductions d’écrits politiques britanniques issus des cercles de l’opposition dite « patriote ». Très critiques envers le ministère en place, ces écrits servent à merveille les desseins des publicistes français aux ordres du pouvoir. Non seulement ces ouvrages s’emploient à montrer que la guerre dans laquelle s’est fourvoyée l’Angleterre risque de lui être fatale, mais ils suggèrent que les divisions politiques ont pris une telle ampleur en Grande-Bretagne que ce royaume est peut-être à la veille d’une nouvelle révolution.
2Rédigée par le pamphlétaire John Shebbeare, la Fourth Letter to the People of England est un des écrits les plus violents produits contre le ministère du duc de Newcastle. L’ouvrage a été traduit en français par un jeune écrivain polyglotte, Edme-Jacques Genet, qui, au secrétariat d’État des Affaires Étrangères, est devenu la cheville ouvrière de cette intense propagande. Pour sa traduction française, Genet a changé le titre original. La Fourth Letter est devenue Le Peuple instruit1.
3Dans son introduction, Genet expose les raisons qui l’ont conduit à ce choix : « [...] étant dans l’obligation de donner un titre à un Ouvrage, où l’Auteur entretient le Peuple sur ses véritables intérêts, et que voyant par conséquent mon choix borné entre les idées de Remontrances et d’Instructions, j’ai dû donner à cette dernière la préférence comme étant en tous points la plus propre au sujet2 ». Et Genet de justifier aussitôt cette « préférence » :
« Pour que des représentations et des remontrances produisent quelque effet, il est sensible qu’on ne doit les adresser qu’aux personnes qu’elles regardent, et qui ont la faculté de les mettre à profit. Le Roi de la Grande-Bretagne n’a en partage que la seule puissance exécutrice ; ses Ministres n’en ont par conséquent point d’autre à exercer ; ainsi ce seroit en vain, par exemple, qu’un homme entendu dans les affaires publiques et zélé patriote, essayeroit par les argumens les plus solides et les plus pressans de leur prouver que la Nation Angloise ne peut manquer de succomber dans la guerre présente ou que les troupes de Hanovre sont plutôt un fléau qu’un soutien pour la Grande-Bretagne. C’est le Peuple, lui diroit-on, qui nous a forcé la main pour avoir la guerre, et jamais on n’auroit vu d’Hanovriens dans le Royaume, si le Peuple ne les eût demandés lui-même par la voix du Parlement. C’est donc à ce Peuple en qui réside la puissance législative, que doivent s’adresser ceux qui s’apperçoivent qu’il abuse à son préjudice de sa grande autorité, et qui lui sont assez attachés pour ne pas souffrir qu’il opère lui-même sa ruine ; on laissera donc le Roi et les Ministres qui ne font qu’obéir, pour se tourner du côté du Peuple qui a seul le droit d’ordonner3. »
4Au terme de son explication, Genet conclut que l’expression « remontrances » ne sied absolument pas au contexte politique britannique. Les termes « avis » ou mieux, « instructions », se rapprochent beaucoup plus des réalités institutionnelles et de la vie politique tumultueuse de l’île : « Le Peuple instruit est donc le seul titre que j’aye pu choisir [...] et [...] il iroit egalement bien à tous les ouvrages que les Anglois écrivent dans ce genre4. »
5Il faut souligner l’insistance à exposer dans toute leur étendue les problèmes de vocabulaire inhérents à la traduction des termes politiques. Placées en introduction d’un ouvrage qui est avant tout consacré à la conduite de la diplomatie et de la guerre, ces précisions semblent pour le moins incongrues. Au centre de cette digression domine néanmoins une expression qui nous éclaire sur les visées du publiciste : les « remontrances ». De toute évidence, les objectifs de la propagande ministérielle dépassent le cadre du conflit franco-britannique. Pour les écrivains aux ordres du ministère, il s’agit tout autant de remporter une autre guerre, celle qui, depuis le début de la décennie, met aux prises l’autorité royale et les Parlements. Et c’est alors que l’ennemi se fait, pendant quelques pages, le plus précieux allié du roi de France. Comme on l’a remarqué, Genet n’oublie pas de rappeler que les remontrances ne peuvent avoir qu’un seul destinataire : le roi. Cette remarque vise à dénoncer implicitement la pratique nouvelle des remontrances publiques par les Cours souveraines. Mais surtout, en insistant sur la différence fondamentale des institutions de la France et de la Grande-Bretagne, Genet met en garde ses lecteurs contre tout rapprochement abusif de la situation politique des deux royaumes. L’action des Cours souveraines n’est en rien comparable à celle de l’opposition patriote d’outre-Manche. Et les mots, de ce fait, doivent être choisis avec soin pour marquer cette différence.
6La longue digression de Genet témoigne de l’inquiétude de l’autorité face à une espèce de modèle patriotique britannique qui pourrait inspirer l’action des Parlements. Ce modèle, pourtant, a-t-il existé ? Ou, pour parler autrement, les contemporains regardaient-ils sous l’angle de la convergence les institutions et les affaires publiques de la France et de la Grande-Bretagne ? Et si c’était le cas, quels étaient les points de convergence qu’ils mettaient en exergue ? L’analyse du regard transmanche des affaires publiques doit être assortie d’un examen de cette parole oppositionnelle. Est-il possible de discerner, dans le discours des patriotes britanniques et dans celui des parlementaires français, des éléments communs, voire un substrat idéologique identique ?
Le regard des contemporains ou les convergences apparentes du patriotisme
7Exposée dès le milieu des années 1750 par l’abbé Capmartin de Chaupy, la thèse d’une « contagion apportée de l’Angleterre5 » n’a cessé de resurgir sous la plume des défenseurs de l’autorité royale contre les prétentions constitutionnelles des parlementaires. Pour nous en convaincre, ouvrons, par exemple, un pamphlet rédigé en 1771 par le secrétaire de Maupeou, le futur Consul Lebrun. Ses Très humbles et très respectueuses remontrances d’un citoyen aux Parlements de France se montrent catégoriques. Lebrun y dénonce en effet « ce désir de s’assimiler à une puissance étrangère, en transportant au pied du trône toutes les productions du germe Anglican6 ».
8Deux ans plus tôt, dans son Observateur français à Londres, Damiens de Gomicourt s’était, lui aussi, fait le contempteur de l’« Anglo-Manie » affichée par tous ceux qui, en « s’autorisant du beau nom de Patriote », vantent les mérites de « systêmes [...] presque tous chimériques » car « contraires à la constitution primordiale de l’État7 ». Et Damiens de mettre en garde ses lecteurs : ces prétendus patriotes sont en réalité des mauvais Français :
« [...] tous ces Novateurs zélés voudroient qu’on réformât le code Français sur celui de l’Angleterre, qu’on troquât notre façon de vivre contre cele des Anglais, qu’on eût enfin les mêmes mœurs, come si les mêmes mœurs pouvoient aler à tous les peuples, come si ce qui peut se pratiquer à Londres n’étoit pas impraticable à Paris8. »
9Plus subtile est l’analyse de Jacob-Nicolas Moreau, qui met l’accent, non point sur un éventuel modèle institutionnel, mais sur l’expression convergente, de part et d’autre de la Manche, de deux oppositions. En 1760, dans son Moniteur français, Moreau prend acte d’une coupure à ses yeux irréversible de l’espace public. La France s’est mise à ressembler à l’Angleterre : une parole « frondeuse » s’y est répandue et y a acquis un tel ascendant, une telle force persuasive qu’elle est devenue une donnée de la vie politique qu’il serait suicidaire pour la monarchie de nier. Et de lancer un vibrant appel à tous le défenseurs de l’autorité royale : « En Angleterre », écrit-il, « il paraît toutes les semaines trente écrits pour et contre le gouvernement. Mais si on l’attaque avec vivacité, on le défend avec chaleur. [...] Le gouvernement anglais a pour lui une multitude de partisans. Le gouvernement français n’a pour lui que les citoyens. Je veux qu’ils soient en plus grand nombre9. »
10Malgré le fossé institutionnel séparant la France de la Grande-Bretagne, la conduite des Cours souveraines pourrait bel et bien être assimilée à celle de l’opposition à Sa Majesté britannique, nous dit en substance Moreau. L’analyse faite par certains Britanniques de l’empoignade entre le pouvoir royal et les Parlements va tout à fait dans le même sens.
11Comme l’a bien montré Derek Jarrett dans son étude pionnière consacrée à l’évolution politique de la France et de la Grande-Bretagne dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, les débats politiques qui commencent à diviser la France vers 1750 sont suivis avec attention par les Britanniques10. Un jeune Français a pu se rendre compte personnellement de cet intérêt. En voyage en Angleterre en 1754, le fils du maréchal de Belle-Isle, le comte de Gisors, rend compte dans son journal de sa rencontre avec l’un des ténors de l’opposition patriote, John Perceval, comte d’Egmont. Abordant avec son interlocuteur l’état des affaires de Grande-Bretagne, Gisors constate que la conversation prend un tour inattendu et embarrassant :
« J’ay été à un concert chez Made. Lane ou à ma trés grande satisfaction, j’ay trouvé mylord Egmont. Empressé de faire connoissance avec un homme qui joüe un role si considerable dans le party de l’opposition, je me suis approché de luy et luy ay dit combien j’avois été enchanté de son dernier discours à la Chambre des Communes, quoyque mon ignorance m’eut empeché d’en entendre personnellement la plus grande partie. Il m’a répondu qu’il falloit qu’il n’eut pas été bien eloquent puisqu’il n’y avoit que 45 voix pour son avis contre 250, qu’au reste, il n’étoit jamais arrivé que les débats eussent fait la moindre impression et ramenés [sic] plus de 20 voix, tout le monde aÿant d’avance son opinion decidée avant d’entrer à la Chambre, que cela étoit le courage de parler, que le Parlement de Paris faisoit actuellement honte à celuy d’Angleterre et paroissoit avoir plus de zele pour la liberté11 »
12Interloqué par ces paroles, Gisors s’emploie immédiatement à rectifier le jugement de son interlocuteur : « Voulant eviter sur ce dernier article toute espece de discussion, je me suis contenté de dire que la constitution de la France et celle de l’Angleterre étoit [sic] absolument différente, qu’ainsy les principes de l’une n’etoient point appliquables à l’autre12. »
13Gisors raisonne comme le fera deux ans plus tard Genet dans son introduction du Peuple instruit : le fossé institutionnel interdit tout rapprochement. On peut douter qu’Egmont ait été convaincu par ces paroles. Peu importent les particularités de la « constitution » de la France. C’est la conduite des Cours souveraines qui l’a enthousiasmé. Pour Egmont, il ne fait aucun doute que les parlementaires français apparaissent comme les frères d’armes des patriotes britanniques, unis dans une même cause : la lutte pour la « liberté ». Mieux, ils s’érigent au rang de modèles, leur admirable réaction contrastant avec la torpeur de la majorité du Parlement britannique soumise aux directives du ministère.
14Egmont n’est pas le seul homme politique à opérer ce rapprochement. En novembre 1755, le chef de file de l’opposition patriote, William Pitt l’Ancien, se lance aux Communes dans un vif éloge des parlementaires français :
« He [Pitt] concluded with saying, that we imitated everything of France but the spirit and patriotism of their Parliament; and that the French thought we had not sense and virtue enough, perhaps he thought so too, to make a stand in the right place13. »
15De cette harangue, retenons deux termes. Parliament, tout d’abord. Pitt, il faut le rappeler, était très au fait des réalités institutionnelles françaises. Il n’empêche que, dans ce discours, il n’hésite pas à naturaliser les Parlements de France. Désir de se faire comprendre de son auditoire en évitant d’employer l’expression française ? Peut-être. Mais le singulier doit nous arrêter : les Parlements de France sont devenus un seul et même Parliament. Et c’est ici qu’un second terme, ô combien lourd de sens dans la bouche du Great Commoner, vient couronner cet éloge des magistrats français : patriotism. À lui seul, ce mot révèle jusqu’à quel point le parallèle transmanche est poussé. Comme chez Egmont, une même cause unirait les ardents parlementaires français et la minorité de parlementaires britanniques qui continue, contre vents et marées, de s’élever contre le ministère du duc de Newcastle.
16L’analyse la plus poussée de la conduite des Parlements nous est fournie par Horace Walpole dans un article rédigé en novembre 1753. Le fils de Sir Robert collabore alors à une feuille d’opposition, le Protester, lancée par le duc de Bedford et William Beckford. Dès les premières lignes de l’article, le ton est donné :
« As a lover of the liberties, not only of this country, but of mankind in general, I cannot but rejoice whenever I see this glorious spirit extend itself. I look upon Great Britain only as a branch of the universal commonwealth, and upon every struggle against tyranny as relative to the general communion of freedom which all nations ought to enjoy and participate: though as a speculative politician I observe with concern, that liberty, like the sea, if it dilates its influence over one shore, is very apt to ebb and desert the opposite. During the several centuries in which the people of England were gaining ground on the prerogative, the French were gradually lifting the royal yoke more and more upon their necks. [...] The present disturbances in that kingdom look as if the tide was turning, and that they would have generous barons and spirited parliaments in their turn, to challenge their natural rights, to humble an haughty clergy, and perhaps to call audacious ministers to account14. »
17Walpole se réjouit de voir l’esprit de liberté gagner la France. Cependant, sa métaphore maritime révèle le véritable dessein de son article. À l’instar des témoignages précédents, l’auteur déplore la situation dans laquelle est réduite sa propre nation. Comme par un jeu de vases communicants, à mesure que s’affirme l’amour de la liberté au royaume de Louis XV, celui-ci déclinerait en Grande-Bretagne. Bien que Walpole se montre plus juste que Pitt en utilisant le pluriel pour désigner les Parlements de France, son analyse, qui adopte pour des motifs rhétoriques évidents un point de vue cosmopolite, débouche elle aussi sur une naturalisation de la vie politique française. L’allusion aux « barons », référence transparente à la Grande Charte, semble indiquer que la France est sur le point de combler un retard d’un demi-millénaire sur sa voisine ! Mieux : dans la suite de l’article, le Parlement de Paris est présenté comme le sénat de la métropole15. Mieux encore : celui de Rouen est comparé au Parlement d’Irlande16 ! Les points convergents qui rapprocheraient la vie politique des deux royaumes sont constamment grossis, voire forgés de toutes pièces. C’est ainsi que Walpole s’attarde sur le milieu du XVIIe siècle, qui aurait vu, pour la première fois dans l’histoire, les parliaments des deux rives de la Manche parler d’une seule voix et agir comme une seule et même institution : « they [les parlementaires anglais] countenanced and went hand in hand with the French patriots17 ».
18À nouveau, la question du patriotisme se trouve au centre de ces considérations. Et pour cause. En 1753, comme je l’exposerai plus en détail dans la suite de cette étude, le groupe politique des patriotes n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dix ans plus tôt. Le message fort qui ressort des pages de l’article de Walpole s’avère dès lors limpide : compte tenu de la décadence des mœurs publiques britanniques, l’attitude des magistrats français, revêtus des habits de MPs à la française, est érigée en modèle. Et Walpole de louer le « noble patriotism in the parliaments of France18 » et de s’exclamer avec lyrisme : « How must the heart of an English Member of Parliament glow at reading such speeches, such representations as are worthy to be spoken in St Stephen’s chapel, or to be entered in British journals19! »
Patriotes britanniques et parlementaires français : convergences et divergences de deux discours oppositionnels
19Si le « noble patriotism » des parlementaires français est tant porté au pinacle par nos observateurs, c’est que cette expression, dans la première moitié du XVIIIe siècle, est devenue le cri de ralliement des Britanniques hostiles à l’évolution du régime depuis l’établissement de l’oligarchie whig à l’avènement de George Ier. Le groupe de patriotes a pris naissance au milieu des années 1720 quand le tory Bolingbroke s’unit au whig Pulteney pour faire obstacle à l’omnipotence du Premier ministre Sir Robert Walpole. Se posant en théoricien de ce patriotisme, Bolingbroke, comme l’a bien montré Quentin Skinner, développe une argumentation fondée sur le constat que l’oligarchie whig au pouvoir a porté atteinte au fondement même du système politique britannique : la liberté du sujet20. Dénonçant le despotisme ministériel qu’il voit poindre derrière l’action de Walpole, Bolingbroke y décèle les effets d’un processus de dépérissement du corps politique très préoccupant : « Nous avons été long-tems à venir au point de dépravation où nous sommes actuellement, et il faut bien plus de tems pour se retirer du vice, qu’il n’en faut pour y tomber21 ». L’expression « patriote », qui, selon Bolingbroke, désigne celui « qui tend toutes les forces de son entendement et dirige toutes ses pensées et ses actions au bien de son pays22 », s’impose dès lors pour qualifier les Britanniques, de quelque bord qu’ils soient, qui refusent cette dérive du régime. Et Bolingbroke de lancer un appel vibrant au sursaut national : « Servir son pays n’est point un devoir chimérique, c’est une obligation réelle. Tout homme qui conviendra, qu’il y a des devoirs tirés de la constitution de la nature [...] reconnoîtra celui qui nous oblige à faire le bien de la Patrie, ou sera réduit à la plus absurde inconséquence23. »
20Défendre les libertés menacées et restaurer les institutions telles qu’elles existaient avant que les whigs y portent atteinte par leurs menées corruptrices sont les deux objectifs auxquels s’attellent les patriotes. Le but ultime, pour Bolingbroke, est encore plus ambitieux. Il s’agit de préparer le règne d’un roi patriote qui permettra de mettre un terme définitif aux funestes divisions partisanes. C’est alors que la Grande-Bretagne sortira vraiment de sa décadence politique et morale : « Rien ne peut plus sûrement, et plus efficacement, nous rendre nos vertus et l’amour de la Patrie, si essentiels à la conservation de la liberté, et à la prospérité de la nation, que le règne d’un tel Roi24. »
21Unissant au Parlement les tories et les whigs mécontents, soutenu par une partie non négligeable de la population, le groupe des patriotes connaît son apogée en 1741-1742, lorsqu’il parvient à abattre Sir Robert Walpole25. Mais aussitôt commence le déclin. Trahissant les idéaux de restauration des institutions et d’unité nationale, les membres les plus en vue du groupe s’agrègent sans états d’âme dans l’oligarchie dominante. Lorsque Gisors rencontre Egmont, ce dernier, on l’a vu, lui fait part de son amertume. Et pour cause : à cette date, les quelques patriotes qui subsistent au Parlement ne se font guère d’illusions sur le devenir de leur mouvement. L’on comprend mieux, au terme de ce rapide historique, la fascination qu’exercent sur ces politiciens les Parlements de France. Tout se passe en effet comme si l’esprit patriotique avait déserté l’île pour inspirer les sujets de Louis XV.
22L’esprit, mais le discours ? La phraséologie patriote insulaire peut-elle être rapprochée de celle des Cours souveraines ? La lecture d’une œuvre de jeunesse de George Lyttelton offre de précieux éléments de réponse à cette interrogation. Dans les années 1730, Lyttelton figure aux côtés de son ami William Pitt parmi les étoiles montantes du Parlement. Apparenté comme Pitt au groupe des patriotes par ses liens avec Lord Cobham, un farouche opposant de Sir Robert, Lyttelton fait paraître en 1735 un ouvrage dont le titre ne laisse aucun doute sur son inspirateur : les Lettres d’un Persan en Angleterre à son ami à Ispahan. Cette suite anglaise du livre de Montesquieu se donne à lire comme une violente charge contre le système oligarchique mis en place par Walpole. De ces pages, ressort, comme un leitmotiv, la menace du despotisme : « Tu me demandes si les Anglois sont aussi libres qu’autrefois : les Courtisans me disent en confidence qu’ils le sont ; mais ceux qui ont moins de relation avec la Cour, sont allarmés de jour en jour et craignent pour leur liberté26. » Le spectre du despotisme gagne en densité à mesure que s’accroît la corruption du corps politique, et, plus largement, la corruption morale de la nation politique : « J’ai vu un Peuple dont le bien-être dépend du commerce, abandonné au luxe et surchargé d’impôts [...] Je l’ai vu plongé dans une sécurité létargique27 », note le Persan au terme de son séjour en Angleterre. Cette corruption morale a perverti par degrés les institutions britanniques. Et le Persan de mettre en garde ses amis anglais : « Veillez sur votre constitution, leur ai-je dit, c’est par son ouvrage qu’un Peuple renverse les tyrans, c’est par sa vertu qu’il les empêche de naître28. »
23Comment lutter contre les progrès du despotisme ? Pour Lyttelton, l’appel au public s’avère une arme essentielle : « Dans un État libre, l’imprimerie est le premier des Arts [...] Elle porte ses plaintes jusqu’au trône. [...] Les abus disparoissent devant un si grand bien ; eh ! peuvent-ils balancer les avantages d’un art qui fixe, perpétue les progrès de l’esprit national et donne aux Souverains des Juges au-delà de leur siècle même ? Par cet appel au jugement du Peuple, nous contenons nos ministres dans les bornes du devoir. Quel tribunal plus incorruptible29 ? »
24Outre ce souci d’en appeler à la nation qui rapproche indubitablement les patriotes anglais des parlementaires français, la démarche profonde des deux oppositions offre également un point de convergence important. Dans les deux cas nous avons affaire à une manière d’appréhender le politique qui s’appuie sur l’Histoire et qui se montre, dans ses objectifs, fondamentalement restauratrice. Derek Jarrett remarquait très justement la propension, de part et d’autre de la Manche, à redécouvrir et à idéaliser les constitutions anciennes30. Tandis qu’en France le passé mérovingien, voire germanique, est scruté à la loupe pour servir d’argument aux théories constitutionnelles des Parlements31, en Grande-Bretagne, l’âge d’or saxon, ou encore le prétendu équilibre institutionnel du temps d’Élisabeth sont invoqués pour attester de la décadence de la constitution32.
25Peut-on aller plus loin ? Dans son livre sur les origines religieuses de la Révolution française, Dale Van Kley regarde le parti parlementaire de l’époque de Maupeou comme « la contrepartie française en de nombreux points du véritable parti whig ou de l’idéologie désignée par le terme “Commonwealth”, alors courante en Angleterre et dans les colonies américaines33 ». Van Kley fait ici référence au courant True Whig (vrai whig) dépositaire des idées républicaines nées en Angleterre à l’époque de la guerre civile et du Commonwealth analysé par Caroline Robbins dans son livre sur le républicanisme britannique du XVIIIe34 siècle. Après ce travail fondamental, d’autres études, au premier rang desquelles figurent celles de Quentin Skinner35 et de John Pocock36, ont permis de préciser notre connaissance de cette école de pensée.
26Ces travaux nous mènent à nuancer l’appréciation de Van Kley. Les commonwealthmen n’étaient pas légion dans l’Angleterre hanovrienne37. Au Parlement, les hommes politiques marqués par le républicanisme constituaient une infime minorité, et leur position, la plupart du temps, s’avérait assez ambiguë, comme le montre à l’envi la conduite du représentant le plus emblématique de ce vrai whiggisme, William Pitt l’Ancien, qui, toute sa carrière durant, s’efforça de concilier ces idéaux avec le pragmatisme afférent à la responsabilité aux affaires38. C’est avant tout dans les cercles extra-parlementaires que le courant True Whig trouvait, au XVIIIe siècle, ses principaux hérauts, tels John Trenchard et Thomas Gor-don dans les années 1720, ou Thomas Hollis, qui, dans la deuxième moitié du siècle, mit sa grosse fortune au service de l’édition des écrits républicains de l’époque des deux révolutions d’Angleterre39.
27Mais même si ces True Whigs ne représentaient qu’une frange limitée de la political nation, l’influence de leurs idées sur certains membres du groupe des patriotes mérite un examen approfondi. Revenons, tout d’abord, à l’interlocuteur du comte de Gisors, le comte d’Egmont, dont on a lu l’apologie de la conduite des parlementaires français. Gisors, qui vient de lui rappeler que le fossé institutionnel de part et d’autre de la Manche exclut toute convergence de la vie politique des deux royaumes, s’efforce de changer de sujet en vantant la constitution britannique :
« [...] revenant au gouvernement de l’Angleterre, je l’ay beaucoup loüé, disant qu’il etoit le plus parfait. En idée, m’a t’il repliqué avec chaleur. L’agrandissement de la puissance de l’Angleterre à [sic] corrompu absolument sa constitution, les guerres dans lesquelles l’Angleterre est obligé [id.] d’entrer exigeant qu’on donne un revenu et des forces beaucoup plus formidables au Roy, à la suitte des quelles marche le pouvoir despotique, qui, pour peu qu’il s’introduise dans quelque partie d’un État, gagne insensiblement [...]. D’ailleurs, m’a t’il ajouté, la liberté de notre constitution dépend plutôt des principes et des idées de chaque particulier que des loix mêmes qui ont besoin d’être mises en valeur par une interprétation républiquaine40. »
28Ce que nous dit Egmont rejoint le point de vue émis par un des spécialistes actuels de ce républicanisme, John Pocock, qui écrit que l’idéologie républicaine au XVIIIe siècle ne constitue pas, à proprement parler, un programme. C’est avant tout un discours41. En se référant au Whig canon élaboré au siècle précédent par des penseurs aussi éminents que James Harrington, John Milton, Algernon Sidney ou encore John Locke, ce discours vise à donner du sens aux affaires publiques du temps. Donnée essentielle du corpus idéologique de certains patriotes britanniques, cette lecture républicaine du politique est néanmoins très délicate à cerner. Non seulement elle varie en fonction du degré d’attachement de chaque politicien au Whig canon, mais elle s’avère également très mouvante chez un même individu. Les aléas du républicanisme dans la carrière de Pitt, à nouveau, s’avèrent ici exemplaires.
29Si l’on tient compte du caractère fort mouvant du républicanisme classique, peut-on voir, comme l’affirme Van Kley, dans le discours de l’opposition parlementaire « la contrepartie française » de l’idéologie True Whig ? Pour saisir cette éventuelle parenté idéologique, il convient, tout d’abord, de revenir aux témoignages britanniques cités plus haut, et notamment à celui d’Horace Walpole. Son article du Protester nous permet en effet de découvrir les outils qui lui ont permis de bâtir sa passerelle transmanche. Walpole expédie en une phrase les fondements religieux de l’opposition des Cours souveraines: « I do not tire my readers with the theologic anecdotes of the bull Unigenitus: I look upon that only as a pretence; the tyranny of the clergy and ministry is the real cause that has at least roused even empire-loving Frenchmen to regret their lost liberty, and to struggle for the recovery of it42. » En d’autres termes, les querelles franco-françaises sur une doctrine qui, aux yeux d’un Anglais, demeure entachée de papisme, sont passées sous silence pour mieux naturaliser l’action des robins, luttant aux côtés des patriotes britanniques pour rétablir la liberté sur les deux rives du Channel ! Parenté idéologique ? En 1753, Walpole, en réalité, analyse l’opposition parlementaire française comme le feront les whigs face à la Révolution française, c’est-à-dire en usant d’une grille de lecture fondamentalement britannique, qui élimine tous les éléments qui gêneraient l’interprétation insulaire des faits et qui exagère les points de convergence transmanche.
30L’Angleterre est une île, a-t-on coutume de dire. Si cet adage est parfois invalidé par les faits, il n’en reste pas moins que l’insularité d’Albion en matière de patriotisme s’avère très marquée. Plongeant ses racines dans l’humanisme civique des penseurs florentins de la Renaissance et dans le républicanisme de la Rome antique, le Whig canon, en s’efforçant de trouver les réponses adéquates aux crises politiques qui ont touché l’Angleterre du XVIIe siècle, s’est doté de caractéristiques propres aux conditions politiques, culturelles et sociales de la Grande-Bretagne. L’île d’Océana dépeinte par Harrington se donne ostensiblement à contempler comme l’Albion du temps du Commonwealth. Le contenu des Discours sur le Gouvernement d’Algernon Sidney et des deux Traités sur le Gouvernement de Locke ne s’éclaire vraiment que si l’on tient compte du contexte politique – la crise de l’Exclusion (1678-1681) – qui a produit ces deux œuvres maîtresses. Au XVIIIe siècle, l’insularité du républicanisme britannique s’est encore accentuée. C’est ainsi que l’idée de citoyenneté en armes développée par James Harrington trouve une nouvelle actualité avec les mutations sociales de la Grande-Bretagne. Cher au cœur des patriotes, le projet d’une milice regroupant les représentants de la vieille gentry rurale est présenté comme un remède infaillible à la décadence du corps politique, gangrené par l’esprit de lucre né de l’expansion du commerce et de la finance. La thèse de la rupture du contrat puisée chez Locke permet, quant à elle, de mettre en garde l’autorité contre toute dérive despotique en brandissant le spectre d’une nouvelle révolution43. Lors des premiers troubles entre les colonies d’Amérique et la métropole, cette thèse est à nouveau brandie par Pitt pour légitimer la conduite des Sons of Liberty44. Enfin, la pensée d’Algernon Sidney est mise en exergue par Pitt pour justifier les manifestations de la foule londonienne contre le ministère de Sir Robert Walpole45.
31À ce corps de doctrine puisé chez les théoriciens True Whig s’ajoute l’apport de l’idéologie tory qui, il ne faut pas l’oublier, constitue un des piliers du patriotisme insulaire. Comme l’a bien montré Linda Colley, c’est dans les rangs des tories que l’on trouve les critiques les plus vives de la corruption du corps politique et l’énoncé le plus clair des remèdes propres à remédier à ce mal : retour aux Parlements triennaux, élimination du Parlement des placemen (les députés titulaires de charges ou de pensions de la Cour)46. C’est également chez les tories qu’est né un des principaux chevaux de bataille des patriotes : la dénonciation de la politique étrangère de la Grande-Bretagne, qui, en favorisant l’Électorat du Hanovre, porte préjudice aux intérêts britanniques.
32Un tel corpus, on le remarque sans peine, se montre difficilement exportable. Sans parler de thèmes aussi insulaires que celui de la citoyenneté en armes ou le projet d’élimination des placemen, il est frappant de constater que la théorie contractuelle des gouvernements ne trouve pas grâce aux yeux des deux maîtres à penser de l’opposition parlementaire. Louis Althusser a souligné, chez Montesquieu, le « refus conscient du problème et des concepts de la théorie du droit naturel47 ». Quant à Le Paige, je renvoie ici à l’analyse de Catherine Maire, qui a bien montré que l’auteur des Lettres historiques sur les fonctions essentielles du Parlement exclut tout recours à la théorie contractuelle. Ce qui importe, c’est « la médiation mystique de la loi [...] Le Parlement est le gage de l’harmonie entre le roi et ses sujets48 ».
33En évoquant Montesquieu, une question surgit néanmoins. Cet ami de Bolingbroke n’a-t-il pas joué, même à son corps défendant, le rôle de passeur de l’idéologie True Whig ? Pendant son séjour en Angleterre, en 1729-1732, Montesquieu a indubitablement été marqué par l’action des patriotes. En témoigne son journal de voyage, où il a inséré des extraits du Craftsman, le périodique rédigé par Bolingbroke. La distance qui sépare les Notes sur l’Angleterre du tableau très idéalisé de la constitution britannique qui figure dans l’Esprit des Lois montre cependant que Montesquieu, de retour en France, a pris de grandes distances avec la démarche des patriotes49. Au final, s’il reste un trait commun avec Bolingbroke, c’est essentiellement l’idée de restauration d’un ordre ancien. Quant à l’arsenal idéologique des patriotes, tout indique que le sage de la Brède a laissé aux Britanniques ces traits qu’il estimait sans doute propres au génie de leur nation.
34Ce qui, en revanche, paraît digne d’attention, c’est que la pensée de Montesquieu, en influençant les Cours souveraines, a parfois été infléchie dans un sens qui ne pouvait que plaire aux observateurs britanniques. En témoignent, par exemple, les remontrances du Parlement de Provence du 5 novembre 1756, qui fustigent la décadence des mœurs dans le royaume de France : « Ainsi la dureté et la foiblesse, la cupidité insatiable et la volupté prodigue, l’esprit de servitude et celui de domination, l’adulation et l’envie d’avoir des adulateurs, plus forte souvent dans les sujets que dans le prince ; toutes ces passions enfin, se prêtent un mutuel secours, forment une voix commune pour étouffer le cri des peuples50. »
35Élie Carcassonne relevait dans ce passage la marque de l’Esprit des Lois. Mais si Montesquieu brosse un tableau de la Cour et de ses « crimes privés » très proche de l’extrait cité51, sa description tend à soutenir la thèse selon laquelle « la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique », thèse que Montesquieu précise en des termes sans équivoque : « Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus publics, c’est-à-dire, choquant plus la Constitution de l’État, que les particuliers ; et, dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés, c’est-à-dire choquant plus les fortunes particulières que la Constitution de l’État même52. » En suggérant que les « crimes privés » sont la cause de la décadence des mœurs et, partant, de la confusion qui règne dans « les principaux rouages de l’administration53 », tout se passe en revanche comme si les rédacteurs des remontrances du Parlement d’Aix inscrivaient leur action, non point dans une constitution monarchique, mais dans un cadre peu ou prou républicain. Ce type de raisonnement, qui possède une parenté indéniable avec la logique d’un Lyttelton, permet de mieux comprendre l’enthousiasme des patriotes britanniques pour la cause parlementaire. Frappés par certaines formules figurant dans les remontrances, ils ont cru y déceler la version continentale de leur propre phraséologie. Ce rapprochement transmanche ne peut cependant s’opérer qu’à une seule condition : que « Parlement » apparaisse comme le parfait synonyme de Parliament.
Conclusion
36Si, en 1753, l’opposition des Cours souveraines pouvait apparaître aux yeux des patriotes britanniques comme un modèle, cette rencontre transmanche n’a pas résisté aux mutations politiques touchant la Grande-Bretagne à partir de la guerre de Sept Ans. C’est en effet dans la seconde moitié des années 1750, comme l’a bien relevé Derek Jarrett, que les itinéraires politiques des deux royaumes commencent à emprunter des chemins de plus en plus divergents :
« Their problems were convergent and yet their solutions to those problems became more and more divergent [...] any debate on any issue came to look like an inverted copy, a kind of mirror image, of the comparable debate going on the other country.54 »
37L’accession au pouvoir de Pitt et l’unité nationale qui s’ensuit ouvrent une phase inédite dans l’histoire du patriotisme. Hier force politique incarnant les forces vives du pays face à un parti de la Cour vilipendé pour ses prétendues turpitudes, le patriotisme s’est hissé jusqu’au sommet de l’État. Et ce patriotisme de gouvernement débouche sur une transformation encore plus spectaculaire : comme je l’ai montré ailleurs, le radicalisme des années 1760 doit beaucoup à l’œuvre ministérielle de celui qu’on surnomme outre-Manche le « ministre patriote » ou encore le « ministre du peuple55 ». L’accession de George III en 1760 constitue une seconde étape décisive. Marqué par les idées de son mentor Lord Bute, le jeune roi entend régner en roi patriote. En ouvrant les portes de la Cour aux tories, George III pulvérise la donne partisane qui perdurait depuis l’avènement du premier Hanovre, et, ce faisant, son action rend définitivement caduque la configuration oppositionnelle née des réflexions de Bolingbroke. Enfin, les deux affaires Wilkes, en posant crûment les problèmes de l’arbitraire gouvernemental et des failles de la représentation parlementaire, parachèvent le processus entamé lors de la guerre de Sept Ans56. Au début des années 1770, tandis que l’opposition parlementaire française, confrontée au choc de la révolution Maupeou, se cramponne sur un programme essentiellement restaurateur, l’idéal de rétablissement d’un ordre ancien prôné par les patriotes britanniques a pour sa part cédé la place au programme de réforme parlementaire défendu par les hérauts du radicalisme. Et, comme le montrent par exemple les écrits de Joseph Priestley, le radicalisme a cessé de lire le présent à la lumière des temps saxons ou de l’âge d’or élisabéthain. Priestley tourne définitivement le dos au paradigme restaurateur pour adopter un discours rationnel, réformiste, progressiste57.
38En visite en France en 1765-1766, Horace Walpole s’intéressa beaucoup à la crise opposant les Parlements à l’autorité royale. Dans ses Memoirs of the Reign of King George III, il consigna son opinion sur l’action des Cours souveraines :
« Heated by the term Parliament, they chose to believe, at least to inculcate the belief, that they were possessed of the rights of a British senate. Nothing could be more meritorious than a struggle for such a system. But the parliaments of France were not only nothing but courts of judicature, but the pretension was too early and too untimely to be yet pushed. [...] Time and precedent might add more. A minority or national distress would have opened a wider door – but by setting out with unbounded pretensions, unfounded in their constitution, they warned the Crown to be on its guard– and what was worse, they could depend on no support but in their own courage, and in that uncertain resource, patriotic martyrdom58. »
39L’on aura noté l’insistance de l’auteur à souligner le fossé institutionnel séparant les Parlements de France du Parlement de Grande-Bretagne. On ne peut que sourire à la remarque ouvrant cet extrait : les parlementaires français auraient été « Heated by the term Parliament ». En écrivant ces lignes, Walpole se souvenait-il de l’article qu’il avait fait paraître deux décennies plus tôt dans le Protester ? Ironie de l’Histoire, tandis que Walpole prend ses distances avec l’espèce de modèle patriotique qu’il a naguère porté au pinacle et que le patriotisme britannique est en train de se dissoudre dans le radicalisme, l’opposition des Cours souveraines s’empare de l’appellation « patriote » pour en faire son étendard. À leur manière, les parlementaires français ont répondu, mais avec deux décennies de retard, aux souhaits les plus vifs des porte-parole de l’opposition britannique.
Notes de bas de page
1 Ou, plus exactement, Le Peuple Instruit ; ou Les Alliances dans lesquelles les Ministres de la Grande-Bretagne ont engagé la Nation, et l’emploi qu’ils ont fait de ses Escadres et de ses Armées, depuis le commencement des troubles sur l’Ohio, jusqu’à la perte de Minorque, considérés dans une Quatrième Lettre au Peuple d’Angleterre, s. l., 1756, XXIV-212 p.
2 Edme-Jacques Genet, « Lettre du traducteur à M. *** » in Le Peuple Instruit, p. X.
3 Ibid., p. X-XII.
4 Ibid., p. XV-XVI.
5 Cité par Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, p. 497.
6 Charles-François Lebrun, Très-humbles et très-respectueuses remontrances d’un citoyen aux Parlemens de France, s. l., 1771, p. 24.
7 Auguste Pierre Damiens de Gomicourt, L’Observateur français à Londres, ou Lettres sur l’état présent de l’Angleterre, relativement à ses forces, à son commerce et à ses mœurs, Londres et Paris, 1769, I, p. 16-18.
8 Ibid., I, p. 18. J’ai conservé les bizarreries orthographiques de la prose de Damiens de Gomicourt.
9 Gabriel-François Coyer, Jacob-Nicolas Moreau, Écrits sur le patriotisme, l’esprit public et la pro-pagande au milieu du XVIIIe siècle, éd. E. Dziembowski, La Rochelle, Rumeur des Ages, 1997, p. 59.
10 Derek Jarrett, The Begetters of Revolution. England’s involvement with France, 1759-1789, Londres, Longman, 1973, p. 25 et suiv.
11 « Journal de voyage de M. le Comte de Gisors en Angleterre, 1754 », Archives du Ministère des Affaires étrangères (après : A. E.), Mémoires et Documents (après : M.D.), Angleterre, 1, fol. 63 r°-v°, 27 février 1754.
12 Ibid., fol 63 v°.
13 Horace Walpole, Memoirs of King George II, éd. J. Brooke, New Haven, Londres, Yale University Press, 1985, II, p. 72, discours de Pitt aux Communes, 13 novembre 1755.
14 Horace Walpole, « To the Protester », The Protester, no 23, 3 novembre 1753, article reproduit in Memoirs of King George II, op. cit., III, p. 167.
15 Ibid., p. 168 : l’auteur loue « such intrepid gallant spirits in the senate of the metropolis ».
16 Ibid., p. 169 : « I look upon the parliament of Rouen in much the same light, as I do on our Parliament of Ireland; not as the supreme council, but as a tribunal to watch over the interests of the province, and to transmit to the Crown the grievances of a distant part of the kingdom. »
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 168. Depuis le milieu du XVIe siècle, l’ancienne chapelle Saint Étienne du palais de Westminster est devenue la salle de réunion des Communes.
20 Quentin Skinner, « The Principles and Practice of Opposition : The Case of Bolingbroke versus Walpole », Neil Mc Kendrick, dir., Historical Perspectives. Studies In English Thought and Society in Honour of J. H. Plumb, Londres, Europa, 1974, p. 113.
21 Henry St. John, vicomte Bolingbroke, Lettres sur l’esprit de patriotisme, sur l ‘ idée d’un roi patriote et sur l’état des partis lors de l’avènement du Roi George I, Édimbourg, 1751, p. 65.
22 Ibid., p. 25.
23 Ibid., p. 20-21.
24 Ibid., p. 67-68. Le roi patriote que Bolingbroke appelle de ses vœux n’est autre que l’héritier au trône, le Prince de Galles Frederick, qui, à la fin des années 1730, s’est brouillé avec son père, le roi George II. Sa cour de Leicester House devient alors le quartier général des patriotes.
25 Voir Linda Colley, In Defiance of Oligarchy: The Tory Party, 1714-60, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 230 et suiv.
26 George Lyttelton, Lettres d’un Persan en Angleterre à son ami à Ispahan ; ou Nouvelles Lettres Persanes, Londres, 1770, p. 48-49.
27 Ibid., p. 304-305.
28 Ibid., p. 314-315.
29 Ibid., p. 201-202.
30 D. Jarrett, The Begetters of Revolution, op. cit., p. 53: « The 1760’s were marked, on both sides of the Channel, by a universal eagerness to rediscover and idealize ancient constitutions ». Ce qu’écrit Jarrett est tout à fait juste, à un détail près : le phénomène qu’il nous présente est déjà bien présent avant les années 1760.
31 Élie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Genève, Slatkine reprints, 1978, nlle. éd., p. 261 et suiv.
32 Pour Lyttelton, le gouvernement saxon « étoit un état mixte, et par conséquent limité [...] mais la violente invasion des Danois, et encore plus celle des Normands, rendirent inutiles les sages précautions de ces Rois » (Lyttelton, op. cit., p. 243-244). Toutefois, malgré l’établissement du joug normand, « la constitution saxonne subsista toujours. Ces nouveaux venus [les Normands] n’aimoient pas plus l’esclavage que les anciens habitans ; l’intérêt commun, le cri de la liberté, l’idée d’une patrie naissante, la haine de la tyrannie innée chez les Peuples du Nord, les rassemblerent et n’en firent plus qu’une nation » (Ibid., p. 244). Et c’est pendant le règne d’Élisabeth « que leur gouvernement atteint cet équilibre qui en fait la véritable perfection » (Ibid., p. 247). En effet, « Les Lords et les Communes étoient dans une juste balance [...] aucune partie n’étoit assez puissante pour nuire au tout, aucune n’étoit assez foible pour en être opprimée » (Ibid., p. 250-251).
33 Dale Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française, 1560-1791, Paris, Seuil, 2002, p. 378.
34 Caroline Robbins, The Eighteenth Century Commonwealthman. Studies in the Transmission, Development and Circumstance of English Liberal Thought from the Restoration of Charles II until the War with the Thirteen Colonies, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1959, 462 p.
35 Voir notamment son étude sur Bolingbroke mentionnée à la note no 20.
36 John Pocock, L’ancienne Constitution et le droit féodal. Étude sur la pensée historique dans l’Angleterre du XVIIe siècle, Paris, PUF, 2000, 468 p., Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, Paris, PUF, 1997, LVII-586 p., Vertu, Commerce et Histoire. Essais sur la pensée et l’histoire politique au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998, 410 p.
37 Pour l’Amérique, en revanche, Van Kley a raison. Comme l’a montré Bernard Bailyn (The Ideological Origins of the American Revolution, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1980, nlle éd., XIII-335 p.), le républicanisme classique est une donnée essentielle de l’arsenal idéologique des colons anglo-américains.
38 Edmond Dziembowski, Les Pitt. L’Angleterre face à la France, 1708-1806, Paris, Perrin, 2006, p. 53 et suiv.
39 Sur l’activité éditoriale de Hollis, voir, outre l’étude de Robbins déjà citée, le travail de William Henry Bond, Thomas Hollis of Lincoln’s Inn. A Whig and his Books, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, XVIII-133 p.
40 A. E., M. D., Angleterre, 1, fol. 63 v°-64 r°.
41 James Harrington, Oceana, introduction par J. G. A. Pocock, Paris, Belin, 1995, p. 24.
42 Horace Walpole, « To the Protester », op. cit., III, p. 170.
43 Les Lettres d’un Persan de Lyttelton sont un bel exemple de l’adaptation des théories contractuelles à la situation politique de l’Angleterre de Walpole. Si, sous Jacques II, « une révolution parut nécessaire pour conserver la liberté de penser, et la nécessité la produisit » (Ibid., p. 262), la menace d’une nouvelle révolution permet de contenir les risques de dérive despotique : « par cet appel au jugement du peuple, nous contenons nos ministres dans les bornes du devoir » (Ibid., p. 202). Cette vigilance populaire est légitimée par le droit de résistance : « nos privilèges ont été le prix de nos murmures, et ce sont nos discordes perpétuelles qui les conservent » (Ibid., p. 226).
44 Voir E. Dziembowski, Les Pitt, op. cit., p. 189 et suiv.
45 Ibid., p. 60-61.
46 Sur l’idéologie tory, voir Linda Colley, In Defiance of Oligarchy, op. cit., p. 85-117.
47 Louis Althusser, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF, 1992, nlle. éd., p. 26.
48 Catherine Maire, De la cause de Dieu, op. cit., p. 433.
49 Sur l’évolution de la pensée de Montesquieu après son voyage en Angleterre et la genèse du chapitre sur la constitution d’Angleterre de l’Esprit des Lois, voir l’analyse de Robert Shackleton, Montesquieu, une biographie critique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1977, p. 222 et suiv.
50 Cité par Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française, op. cit., p. 289.
51 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, chapitre 5, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, II, p. 256.
52 Ibid., p. 255.
53 Carcassonne, op. cit., p. 288.
54 D. Jarrett, The Begetters of Revolution, op. cit., p. 4.
55 E. Dziembowski, Les Pitt, op. cit., p. 123-140.
56 Les travaux sur les mutations politiques et idéologiques de l’Angleterre des années 1760 sont légion. Pour une bonne introduction à la question, voir l’étude de John Brewer, Party Ideology and Popular Politics at the Accession of George III, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, IX-382 p.
57 Fondant son raisonnement sur le postulat de progrès indéfinis de l’humanité, Priestley en vient à récuser avec force la thèse de la sacralité des institutions. Si celles-ci s’avèrent inadaptées ou nuisibles, elles doivent être amendées, voire abolies au profit d’une forme de gouvernement en adéquation avec l’intérêt général: « [...] in the name of God, I ask, what principles are those, who ought to restrain an injured and insulted people from asserting their natural rights, and [...] from altering the whole form of their government, if it appeared to be a structure so liable to abuse? » (Joseph Priestley, An Essay on the First Principles of Government and on the Nature of Political, Civil and Religious Liberty, Londres, 1771, nlle éd, p. 25).
58 Horace Walpole, Memoirs of the Reign of King George III, éd. D. Jarrett, New Haven, Londres, Yale University Press, 2000, II, p. 194.
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