Conclusion
p. 337-339
Texte intégral
1Rassembler des chercheurs autour du thème du canton pouvait sembler, au premier abord, une entreprise audacieuse. À l’heure de la mondialisation et des réseaux, ce territoire menu, à la fois moins exalté et moins critiqué que la commune et le département, peut être jugé indigne de figurer au nombre des questions scientifiques. Les contributions réunies ici illustrent au contraire la pertinence du canton comme objet d’étude. Et si celles-ci représentent en elles-mêmes un effort inédit de synthèse, la part programmatique de certains questionnements permet d’espérer, sur tel ou tel point, des enrichissements.
2C’est le cas en ce qui concerne l’histoire des débuts du canton qui enregistre des variations régionales importantes. Celles-ci posent le problème de la diversité des formes d’acculturation politique et de sociabilité dans la France moderne et révolutionnaire et pourraient être éclairées à la lumière des travaux sur la structuration ancienne de l’espace (justices seigneuriales, subdélégations, vigueries, etc.) et sur les pratiques politiques (confréries, loges maçonniques, sociétés populaires, assemblées de communautés, conseils de notables, corps de ville). Une autre piste concerne le rôle économique du canton. Si, comme le montre cet ouvrage, le canton se consolide peu à peu en s’enracinant dans des actions administratives (statistique, justice de paix, police) et politiques (élections, organisation des partis), son importance comme cadre de la vie agricole (comices, concours agricoles) et comme relais du développement économique reste à mettre en évidence. Songeons, par exemple, à la mise en place du réseau vicinal : l’agent voyer cantonal est encore inaperçu alors que Balzac, Flaubert, Jules Romains ou Maupassant ont bien décrit les autres catégories sociales actives dans ce premier niveau d’urbanité que représente le canton. Ce faisant, ils ont contribué à illustrer les modalités d’organisation de la vie locale française. Est-ce à dire que le canton est une spécificité nationale ? Dans ses écrits réformateurs, Le Play compare le canton français et le comté anglais1. On pourrait emprunter cette voie et entamer un essai de comparaison, si ce n’est internationale, au moins européenne, de cet espace micro-local qui marque l’interface entre vie individuelle et vie collective, vie rurale et vie urbaine.
3Si l’on laisse de côté ces prolongements possibles de l’enquête, on peut retenir plusieurs leçons de la réflexion collective rassemblée dans ce volume. Pour le commun de l’opinion, le canton, espace tout au plus associé au fait électoral, est indissociable de la grille administrative dans son ensemble et enregistre les critiques traditionnellement portées à l’encontre de celle-ci : rigidité et artifice. La perspective diachronique adoptée ici alimente à nouveaux frais un questionnement autrefois soulevé par le géographe Étienne Juillard2 à propos du département et de la région, puis par Marcel Roncayolo3 et Bernard Lepetit4 à propos des villes : les formes socio-spatiales, comme les cadres territoriaux, ont une temporalité complexe. En effet, le cadre matériel, les fonctions et les représentations d’un territoire évoluent selon des rythmes propres, disjoints et pourtant articulés. Il y eut probablement un âge d’or fonctionnel du département ; il se situe bien après la mise en place du découpage sous la Révolution, au moment où la liaison des chefs-lieux par le réseau ferré est achevée. Devenu aujourd’hui obsolète aux yeux de certains, le département subsiste cependant en raison de sa force institutionnelle et de sa présence dans les mentalités. De même, le canton parcourt sa propre trajectoire, dont on peut décrire les étapes principales. C’est ainsi qu’à la chronologie proposée au début du volume par Jean Le Bihan5, sur la base de l’historiographie, nous voudrions ajouter en conclusion, à titre hypothétique, une autre frise du temps, d’ailleurs compatible avec la première. Inspirée des apports du présent ouvrage et d’une réflexion sur les propriétés des espaces, elle distingue le temps de la genèse, celui de l’appropriation et celui des usages.
4Le temps de la fondation est celui d’une création hésitante, faite d’avancées et de retraits, d’utopies et de stigmatisations. Le canton est un espace, créé et imaginé. Lieu d’expérimentation politique, il subit les turbulences des régimes qui se succèdent à partir de la Révolution. À cette période de tâtonnement succède celle de l’appropriation. Celle-ci passe par des pra tiques politiques, judiciaires, sociales, par des représentations (statistiques, descriptions) et même par des revendications qui traduisent les attentes sociales liées à la volonté de donner un contenu administratif et représentatif au canton. L’espace cantonal s’incarne dans des personnages emblématiques : le juge de paix, le notaire, le commissaire de police, le gendarme, le conseiller général, le receveur des contributions. Certains d’entre eux, le gendarme par exemple, acquièrent sans doute une image particulièrement concrète et complète du canton, parce qu’ils le parcourent en tous sens. Peu à peu, le canton devient donc un territoire approprié. Peut-on parler pour autant de sentiment d’appartenance cantonal ? On peut postuler que les relations radiales entre les campagnes et le bourg chef-lieu génèrent des formes de solidarités spatiales. Dans certaines régions, comme l’Ouest des cantons bleus et blancs étudiés par André Siegfried6, les comportements politiques ont pu s’enraciner dans l’espace cantonal au point d’engendrer une image et des traditions durables. Ce deuxième âge du canton, cet âge d’or qui s’étale sur un large siècle, de la Restauration à la veille de la Seconde Guerre mondiale, est sans doute le moment cantonal par excellence, celui où le canton désigne parfaitement le bassin de vie, l’espace de voisinage et le degré élémentaire du clientélisme politique, bref, le local.
5La fin de cette période est marquée par le basculement de la France vers une dominante urbaine et par l’affirmation du canton comme territoire électoral et politique. Espace d’organisation de la vie sociale, le canton l’est de moins en moins dans une France de plus en plus mobile, où l’organisation locale cède le pas devant l’organisation professionnelle. Il reste en revanche un cadre essentiel de structuration de la vie militante et d’assise de la carrière politique. Moins essentiel que précédemment, le canton perdure comme ressource. C’est le temps des usages, comme le suggère Thomas Marty dans ce volume7. C’est aussi celui des stratégies et des manipulations, qu’illustre la pratique du gerrymandering. Plus récemment, l’intercommunalité et la politique des projets de territoire ont suscité des réemplois de l’espace cantonal, montrant tout à la fois sa plasticité et sa rémanence. En maints endroits, le canton, soutenu par un établissement public de coopération intercommunal, devient un espace de développement local conforme aux derniers déploiements de la décentralisation.
6Dessinant la courbe d’évolution d’un espace et d’une institution, les contributions de ce volume plaident en faveur d’une géohistoire renouvelée des circonscriptions administratives. Bien loin des sèches descriptions qu’en offraient autrefois les manuels de géographie administrative, le canton apparaît au fil des analyses comme un territoire chargé d’un triple contenu : institutionnel, fonctionnel et social. Dans ce mélange de richesse patrimoniale et d’adaptabilité réside, sans doute, la clé d’une longévité et le bien fondé d’une enquête scientifique qu’on peut souhaiter voir poursuivie dans un double comparatisme, horizontal – le canton et ses équivalents européens – et vertical – le canton, comme partie prenante d’un système territorial pluri-scalaire.
Notes de bas de page
1 Le Play Frédéric, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, Paris, Plon, 1864, t. 2, chap. 65 et 66, p. 274-338.
2 Juillard Étienne, « Espace et temps dans l’évolution des cadres régionaux », Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou, Paris/La Haye, Mouton, 1972, p. 29-43.
3 Roncayolo Marcel, Lectures de villes. Formes et temps, Marseille, Éditions Parenthèses, coll. « Eupalinos », 2002, 394 p. Voir notamment : « Temps pluriels et territoires de la ville », p. 241-243.
4 Lepetit Bernard (avec Pumain Denise), « Le temps des villes », dans Lepetit Bernard et Pumain Denise (éd.), Temporalités urbaines, Paris, Anthropos, 1993, p. V-X.
5 Voir, supra, l’introduction de Jean Le Bihan, « Plaidoyer pour une réhabilitation… ».
6 Siegfried André, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Colin, 1913, XXVIII-535 p.
7 Voir, supra, le texte de Thomas Marty, « Entre paysage politique et espace électoral… ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008