Le canton est mort, vive le canton ! Quelle pérennité du canton comme espace politico-institutionnel ?
p. 325-336
Texte intégral
1Les réformes de décentralisation initiées en 1982 et 1983 en France présentent deux facettes : celle d’une transformation ambitieuse des rapports entre État et collectivités territoriales, celle d’un statu quo touchant nombre de structures territoriales. La situation du canton illustre cette ambivalence structurelle. En effet, à la fois circonscription administrative et espace de représentation politique, il n’a pas subi de remise en cause structurelle, alors même que l’institution départementale a changé de nature avec les transferts de compétences massifs opérés de l’État en sa direction. Progressivement, cette situation a généré une tension fondamentale au sein des conseils généraux, tiraillés entre le maintien d’un système électoral ancré dans l’espace cantonal et l’évolution des politiques publiques départementales qui redéfinissent leur territoire au détriment de ce périmètre et au profit d’une échelle supra-cantonale.
2Ce qui est en jeu dans cette évolution, c’est donc la survie ou la disparition de l’un des socles de légitimité du notable, son territoire1. D’un côté, en effet, les deux dernières décennies aboutissent dans de nombreux départements à remettre en cause l’existence du canton comme territoire de base de répartition des crédits départementaux et comme espace de régulation des rapports entre notables et administration2. Cette évolution, qui s’inscrit dans les dynamiques de présidentialisation de la collectivité3, prive pour partie le titulaire du mandat de son rôle fondamental de médiateur entre son territoire et les institutions étatiques et départementales. Mais est-ce pour autant la fin programmée du canton et de son titulaire ? Rien n’est moins sûr. D’une part parce que la suppression d’une institution reste une gageure dans notre système politico-institutionnel. Il faut ici rappeler pour mémoire que la disparition des départements est déjà une vieille histoire initiée par la régionalisation dans les années 1960 ! Et on pourrait ainsi multiplier les exemples d’institutions capables de se trouver des relais pour assurer leur pérennisation4. D’autre part, cette vision linéaire occulte les ressources mobilisées par les conseillers généraux pour contrer cette dynamique.
3Car en réalité – et l’exemple du département de l’Hérault semble ici le démontrer – le canton reste durablement un espace politique et institutionnel doté de sens, malgré les dynamiques évoquées ci-dessus. Cette pérennité est néanmoins sujette à deux conditions : les ressources po li tiques des conseillers généraux concernés en vue de faire admettre la place et l’importance du canton, et leur capacité à mobiliser de nouvelles stratégies afin de remettre en cause des logiques qui tendent à miner leur légitimité politique.
Les dynamiques de la départementalisation contre l’espace cantonal
4Historiquement, la caractéristique principale de la gestion locale était fondée sur les principes de la régulation croisée. Ces pratiques collusives entre agents locaux de l’État et notables ont longtemps produit comme effet premier le saupoudrage des crédits publics sur les territoires cantonaux. Le retrait de l’État, consécutif à la décentralisation, semblait annoncer le maintien de cette logique avec le transfert de compétences au bénéfice du conseil général. L’une des grandes évolutions de ces vingt ans de décentralisation, c’est d’abord la captation de compétences toujours plus étendues au bénéfice de l’institution départementale. En août 2004 encore, sept milliards de crédits sont ainsi transférés au sein de l’institution départementale, renforçant la puissance de cette collectivité.
5Ce renforcement du département ne joue pas forcément au bénéfice du canton. La conjonction de deux évolutions majeures, la présidentialisation et la technocratisation des conseils généraux, confortées par la redéfinition des stratégies de l’État, aboutissent en effet à réorienter les politiques publiques de l’institution à l’échelle départementale au détriment du canton, lequel perd ainsi une partie de ses fonctions et donc de sa légitimité. Ces mutations politico-administratives5 se situent au croisement de deux logiques : celle des exécutifs départementaux, tenus par les grands notables, qui cherchent à instaurer une présidentialisation leur permettant d’asseoir plus fortement leur légitimité sur l’institution et sur leur majorité ; et celle de la technocratie départementale, qui prône une redéfinition de l’équilibre politico-technique des politiques publiques initiées par le conseil général. La conjonction de ces deux phénomènes remet en cause, pour partie, les modes de fonctionnement de l’institution et son rapport au canton. Ce qui caractérise en effet l’évolution des départements depuis la décentralisation, c’est l’introduction de politiques départementales qui tendent, de plus en plus, à s’autonomiser par rapport à l’espace cantonal, et donc à délégitimer le socle territorial du pouvoir et de la légitimité des conseillers généraux. Dans l’Hérault, plusieurs politiques du conseil général ont ainsi abouti à remettre en cause des modes de gestion cantonaux pour développer des politiques départementales – faisant remonter à l’échelle du département la régulation politico-administrative, en écartant donc le conseiller général de base au profit de l’élite administrative et politique du département.
6Nombre de situations illustrent cette tendance, qui aboutit à remettre en cause des politiques de guichet au sein desquelles la médiation du conseiller général prenait toute sa place. Le cas le plus typique est la redéfinition de certaines politiques départementales, dont quelques exemples méritent d’être cités. Jusqu’en 2005 existait, dans l’Hérault, un programme « Classes de découverte ». Chaque école portant un projet de classe de découverte pouvait, par l’intermédiaire de son élu cantonal, percevoir une subvention départementale pour compléter son budget. Supprimé, le dispositif a été remplacé par un dispositif d’appui aux centres de loisirs associés aux écoles (CLAE). Dans un autre secteur, la culture, la politique d’aide au spectacle vivant se réoriente, privilégiant à présent le soutien à la diffusion sur l’aide à la création. Concrètement, le choix est d’aider les principales compagnies théâtrales à se produire sur l’ensemble du département plutôt que de saupoudrer des crédits sur des centaines de compagnies locales cherchant à financer leurs créations. Dans ces deux cas de figure, le conseiller général et son canton tendent donc à être marginalisés dans des dispositifs qui désormais sont définis à l’échelle départementale. Dans le cadre d’un partenariat établi entre le conseil général et de grands acteurs départementaux (agglomérations, inspection d’académie…), l’espace décisionnel est désormais détaché du canton, au détriment de son élu.
7Ces logiques de rationalisation de la gestion départementale sont loin de toucher la seule définition des politiques publiques. Les changements sont également très visibles dans le décalage croissant entre espace cantonal et périmètre de gestion du conseil général. Le canton, en effet, tient une place de moins en moins grande dans la mise en œuvre de la gestion locale, l’administration départementale privilégiant de nouveaux territoires d’action. Le cas le plus typique est celui de l’intercommunalité. Les démarches contractuelles entre département et acteurs locaux sont redéployées de plus en plus fréquemment à l’échelle intercommunale, même quand cette dernière ne tient pas compte de la réalité cantonale dans sa constitution. Même la localisation des institutions déconcentrées du conseil général est de plus en plus souvent définie en fonction des périmètres intercommunaux. C’est le cas du projet de redécoupage actuel des agences de la solidarité départementale, antennes de la direction des services sociaux. La prédilection pour une gestion à deux nouvelles échelles, intercommunale et départementale, tend à relativiser le pouvoir de régulation et la capacité d’intervention des conseillers généraux. Le constat qu’en tirent de nombreux élus est une déperdition de pouvoir significative, qui alimente chez eux un sentiment de dépossession : « Il est arrivé fréquemment que l’avis de l’administration départementale ait été présenté à l’assemblée sans même que le conseiller général du secteur ait été consulté, même pour avis6 ! » Y compris dans leurs domaines d’intervention traditionnels, qu’il s’agisse du recrutement ou du logement social, l’influence des élus tend à se restreindre :
« On peut malgré tout recommander des personnes, mais il y aura quand même une procédure d’examen, écrit, oral, entretien avec un jury où siège l’administration […]. Les interventions existent, mais il y a quand même une procédure. Si objectivement, la personne, de l’avis général, ne fait pas l’affaire, je ne pense pas qu’elle soit prise […]. Il reste toujours des recrutements hors normes. Tel maire en difficulté professionnelle qui devra être aidé7. »
8Ces évolutions minent même le pouvoir cantonal dans ses dimensions les plus symboliques. Le cas le plus significatif est la mise en ligne du catalogue des règlements départementaux d’attribution de subventions. Le conseiller général en perd pour le coup sa maîtrise de l’information, les communes pouvant désormais directement gérer les dossiers avec les services départementaux et donc se passer de la médiation cantonale.
9Cette remise en cause fondamentale du canton est confortée par la réorganisation de l’État territorial. Ce dernier amplifie en effet les dynamiques internes de l’institution départementale au détriment du canton. Cette démarche n’est pas nouvelle. Dès les années 1960, le centre de gravité de certaines administrations passe de l’échelon cantonal à l’échelon départemental. L’exemple typique est celui de l’administration des Ponts et Chaussées, devenue celle de l’Équipement par la suite8. Alors que son centre de gravité était la subdivision, elle se réorganise à l’échelle départementale dans les années 1960 avant de se réorganiser aujourd’hui régionalement. Le phénomène est devenu massif avec la réduction du format des interventions de l’État et de la baisse de ses moyens. La réduction massive des circonscriptions infra-départementales de l’État, l’abandon des missions de gestion déléguée des collectivités territoriales assumées par les administrations déconcentrées, relativisent fortement le rôle traditionnel d’intercesseur du conseiller général entre les services de l’État et son territoire. La prédilection de l’État pour de nouveaux territoires de gestion (intercommunalité, pays) ainsi que la réorientation des dispositifs de financement vers des démarches de projet mettent en porte-à-faux l’espace cantonal, qui n’est plus espace de pouvoir et d’action.
10Miné par la convergence de ces différentes logiques, le canton a perdu une grande part de sa fonctionnalité et de sa légitimité. Ceci étant dit, comment le système, piloté par les élus, a-t-il pu produire ce type d’évolution, au détriment des élus eux-mêmes ? La question est d’autant plus fondamentale que, comme le constate un ancien haut fonctionnaire territorial, « chez les élus, il y a toujours eu cette idée que la fonction publique jouait contre leur pouvoir9 ». Ainsi que l’a déjà souligné la thèse de M.-A. Montane, la situation tient à l’intérêt conjoint des grands notables et de la « technocratie » à redéfinir les objectifs des politiques publiques départementales. Cette prise de contrôle est relativement précoce dans l’Hérault, qui sera l’un des départements les plus volontaristes en matière de mise en œuvre de la décentralisation, sous l’égide de son ancien président Gérard Saumade. S’appuyant sur une technostructure majoritairement composée de fonctionnaires d’État en détachement, l’exécutif départemental a progressivement instauré une présidentialisation de l’institution, à l’exemple de ce qu’avaient déjà connu les grandes villes. En position dominante au sein du groupe majoritaire, le président, soutenu par ses principaux alliés, qui sont ses associés dans la gestion départementale, a pu faire glisser progressivement les politiques de l’institution du canton vers le département. Cette dynamique a été favorisée par l’investissement variable des élus dans la gestion du conseil général. Comme le relève un cadre : « J’ai eu beaucoup de mal à faire adopter au conseil général le fait que ce soit les élus qui devaient adopter et voter les schémas des services techniques10. » De fait, le cumul des mandats amène nombre d’élus à délaisser la gestion départementale au profit des autres collectivités qu’ils dirigent.
11Cette évolution suppose néanmoins une condition fondamentale : l’adhésion, fût-elle passive, des élus de la base. Cette redéfinition inégalitaire des ressources de l’institution ne peut se maintenir qu’à condition que la présidence détienne suffisamment de ressources politiques pour faire accepter cet état de fait. À défaut, c’est la présidentialisation et la départementalisation de l’action publique qui peuvent être remises en cause.
La « résistance des cantonniers » face à la départementalisation de l’action publique
12Le canton a perdu de sa pertinence en tant que périmètre de gestion. Mais ce déclin est-il irréversible ? La réalité est à nuancer. La première raison est que le canton garde une fonctionnalité, même si cette dernière reflue. La deuxième est liée à la capacité des conseillers généraux à produire de nouvelles ressources pour rétablir la légitimité cantonale.
La permanence des ressources cantonales
13Comme le remarquait déjà M. Abélès dans son étude sur le département de l’Yonne11, l’espace du canton s’insère dans une représentation globale et cohérente du territoire. Comprendre les ressources d’un conseiller général, c’est d’abord accepter que le canton soit encore un espace pertinent, lieu de transactions structurant des relations sociales, politiques et institutionnelles sur lesquelles le conseiller général est à même de fonder sa légitimité. Le canton reste producteur de sens pour un ensemble de raisons politiques, sociales et institutionnelles. S’il est une activité qui s’ancre assez fréquemment dans l’espace cantonal, c’est celle des organisations politiques. La chose ne surprendrait pas en milieu rural, notamment quand n’existe qu’une structure pour l’ensemble du canton. Mais on ne saurait oublier que, même en milieu urbain, ce schéma est loin d’être caduc. Pour ne prendre que l’exemple du parti socialiste dans l’Hérault, les deux grandes villes, Montpellier et Béziers ont des sections qui prennent pour base non pas les quartiers mais les cantons12. Dans une majorité de cas, par ailleurs, c’est le conseiller général qui est la tête de la structure. Au-delà des institutions elles-mêmes, tout un ensemble de manifestations politiques continuent à se structurer à cette échelle, qu’il s’agisse de moments festifs ou de réunions publiques. Par ailleurs, à force de prophétiser le déclin social du canton, on en finirait par oublier qu’il est aussi un espace de solidarité et de sociabilité. Nombre de solidarités demeurent encore prégnantes à l’échelle cantonale. C’est notamment le cas pour le monde associatif, les clubs sportifs, les anciens combattants en passant par le secteur scolaire. Ces permanences, à elles seules, permettent de maintenir l’un des fondements de la légitimité du conseiller général, la médiation entre population cantonale et pouvoir public. Même si l’intercommunalité produit progressivement de nouvelles solidarités, il n’en reste pas moins que les plus traditionnelles subsistent.
14Le cœur du pouvoir cantonal est néanmoins lié au maintien des ressources institutionnelles produites par l’institution départementale. Historiquement, le conseiller général se définit comme le médiateur dans les procédures d’allocation des subventions aux communes13. Les ressources propres existent toujours, permettant à l’élu de gérer les sollicitations locales. Le hors programme associatif, le hors programme voirie-patrimoine, les aménagements routiers de sécurité sont des enveloppes dont l’attribution relève du conseiller général dans le cadre de la gestion de son canton. Ceci étant dit, ces moyens restent dérisoires, « de l’argent de poche » selon l’expression d’un élu, soit quelques millions sur un budget départemental qui dépasse le milliard d’euros. À ces ressources, maigres mais symboliques, s’ajoutent les fonctions institutionnelles assumées pour le compte du conseil général. La présidence des commissions d’aide sociale, la présence dans les conseils d’administration de collèges dont les bassins de recrutement restent cantonaux, les responsabilités assumées dans les organismes satellites du département participent toujours de manière aussi décisive à la légitimation de l’élu et de son territoire.
15L’activité du conseiller général reste fondamentalement ancrée dans les relations entre élus. Ce dernier assure toujours, de ce point de vue, une double médiation, entre communes d’une part, entre communes et département d’autre part. Le rôle d’entremetteur des demandes communales de subvention au conseil général est un rôle qui reste déterminant pour asseoir le statut de l’élu. Ceci est d’autant plus vrai que la commune est petite et que son budget d’équipement dépend fortement de l’assistance départementale. Même si les règlements d’attribution des subventions départementales ont gagné en visibilité et sont largement diffusés (supra), la pratique politique consiste toujours à passer par le conseiller général. Le maintien de cette tradition est conforté par le fait que, comme le dit l’un d’eux, « l’attribution d’une subvention départementale à une commune pour laquelle le conseiller général aurait été ni saisi ni consulté pourrait s’annoncer plus longue14 ». Ainsi, même si les relations directes existent de plus en plus systématiquement entre département et structures intercommunales, la médiation cantonale reste encore fortement mobilisée. Ce rôle de médiateur s’inscrit aussi dans un travail relationnel entre maires. Il comporte deux facettes. La première est l’animation locale des grands dossiers départementaux :
« Qu’il s’agisse des projets d’infrastructures, de lutte contre les inondations, de grands équipements. Là, le conseiller reste le relais, l’initiateur de concertation, d’organisation de tables rondes entre les différentes collectivités et les services de l’État15. »
16La seconde, plus politique, est la régulation des rapports entre communes du canton. Même si les conseillers généraux sont de moins en moins les candidats de l’union des maires du canton, ils gardent encore une légitimité à instaurer des arènes de discussion entre élus locaux.
17Enfin, et c’est loin d’être accessoire, le pouvoir du conseiller général conserve une dimension symbolique. Son pouvoir peut bien se retreindre, les sollicitations du conseiller général restent en effet nombreuses. Du « dossier signalé » transmis à la demande d’une petite commune aux lettres d’intervention au bénéfice des usagers, le pouvoir qu’on lui prête ou qu’on lui attribue reste d’autant plus fort que l’inculture institutionnelle est grande. Comme le reconnaît l’un des élus au sujet du travail en permanence : « Le plus souvent, ce que les gens demandent, c’est ce qu’ils pourraient obtenir avec le droit commun16. » Cette ressource est néanmoins à géométrie variable et l’évolution tendrait même à rendre ce travail de proximité des plus ambivalents en termes de résultats :
« Il y a dix ans, je me régalais d’écouter les gens, aujourd’hui, je déprime chaque fois que je fais une permanence parce que sur 10 personnes que je vois, 9 ont un problème d’emploi, donc que je ne sais pas résoudre. Alors qu’auparavant, il y a beaucoup plus de personnes qui venaient vous voir parce que le dossier des allocations familiales n’avançait pas, parce que, etc., le rôle était plus important : on rendait de menus services, parce que c’est cette connaissance administrative des choses qui permettait de faire avancer les dossiers sans que… pour les gens c’était beaucoup, pour nous ce n’était rien. Aujourd’hui, ce sont des difficultés que l’on ne peut pas résoudre17. »
18Pour conclure, le canton garde de beaux restes même si ces derniers tendent à être de plus en plus fortement atteints par l’émergence intercommunale et la départementalisation. Cela dit, garder le contrôle de telles ressources pour contrer ces dynamiques antagonistes et conserver au conseiller général sa position pivot dans la régulation des dossiers afférents à son canton nécessite un investissement de plus en plus lourd. Et encore cet investissement ne suffit-il pas pour viabiliser durablement le canton, d’où la nécessité de capter de nouvelles ressources. Il est pour cela deux types de stratégies : la première est la « digestion » des innovations institutionnelles tendant à miner l’espace cantonal, la seconde l’investissement au sein de l’institution départementale.
La neutralisation des dynamiques antagonistes
19Il est de fait que la pérennité du pouvoir des élus départementaux tient à leur capacité à neutraliser les dynamiques contraires à leurs intérêts ainsi qu’à ceux du département. Ce constat n’est pas nouveau. Il avait déjà été décrypté lors de l’institutionnalisation de la réforme régionale dans les années 1970, qui avait abouti à limiter fortement les capacités de développement de l’institution régionale… collectivité de fait entre les mains des conseillers généraux18. Cette « digestion » des nouveaux territoires reste au fondement de la démarche politique de nombreux conseillers généraux.
20Le cas de l’intercommunalité est typique de cette stratégie. Fondée sur une stratégie de légitimation de nouveaux espaces censés dépasser l’obsolescence des cantons en tant qu’espaces de gestion, l’intercommunalité a produit des résultats mitigés19. Ainsi c’est plus du quart des structures intercommunales de l’Hérault qui ont une base cantonale voire, cas limite, infra-cantonale. Ces chiffres semblent peu élevés, mais ils doivent être relativisés par des redécoupages qui n’ont eu de cesse de créer, depuis 1973, de nouveaux cantons urbains, notamment à Montpellier qui en compte dix, auxquels doivent s’ajouter les quatre de Béziers et les deux de Sète. Cette situation entraîne plusieurs types de conséquences. La première est le renforcement des dynamiques de cumul des mandats. Sur le département, 70 % des élus sont des cumulards (maires-conseillers généraux) ou des multi-cumulards (parlementaires, présidents de structures intercommunales). Ce chiffre atteint 85 % si on inclut dans le total les anciens cumulards, c’est-à-dire les élus en fin de carrière… Avec le développement de l’intercommunalité, le potentiel de ressources cumulées augmente, d’autant plus sensiblement que la législation n’intègre pas les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) dans le total autorisé des mandats cumulables. Cette captation de nouvelles ressources renforce les capacités de redistribution et de courtage sur lesquelles l’élu peut jouer pour construire son territoire politique. Ce que le conseiller général perd à cause de la départementalisation des politiques départementales, il le regagne en devenant, grâce à ces ressources intercommunales, le nouvel interlocuteur des décideurs départementaux. Le renforcement de ce capital politique est, par ailleurs, d’autant plus efficace que le cumul permet d’institutionnaliser, par l’intercommunalité, l’espace cantonal. Un exemple parmi d’autres est celui du canton de Lunel. Fondée par le maire et conseiller général de Lunel, la communauté de communes comprend en son sein l’ensemble des communes du canton. Ce travail de couplage canton-intercommunalité va très loin puisque les deux entités ont une dénomination identique, Pays de Lunel. Il crée même des ambiguïtés fondamentales. C’est notamment le cas quand l’EPCI met en œuvre en 2005 une campagne de communication intitulée « les habitants du canton ».
21Si ce cas de figure est fréquent en milieu rural, il n’est pas pour autant absent du milieu urbain. En témoigne l’exemple du canton de Castries. Son détenteur est à la fois vice-président du conseil général et de l’agglomération de Montpellier. Ce cumul de ressources lui permet de maintenir un rôle central de régulation entre élus de sa circonscription, et fait de lui, aux dires de l’un de « ses maires », le pivot relationnel : « Castet nous réunit. On aborde les dossiers des communes et on définit une position commune. C’est comme cela que l’on a attribué une présidence à chacun d’entre nous20. » Le développement de ces stratégies de multi-investissement local ne s’observe pas uniquement dans le dossier intercommunal. Elles sont tout aussi présentes dans la création des pays. Même si ces derniers ont été, comme les EPCI, initialement perçus comme une menace pour le canton, ils ont été progressivement investis par les élus départementaux, au point que selon l’un d’entre eux, « les pays sont désormais animés par les conseillers généraux dans la réalité21 ». Ce bilan tend donc à montrer que nombre de conseillers généraux maintiennent leur capital politique en captant un nombre de plus en plus significatif de mandats et de ressources institutionnelles. Ce choix, qui permet de limiter la concurrence politique, renforce la capacité des élus à préserver le canton en tant qu’espace de pouvoir pertinent. Les élus les plus titrés en arrivent finalement à restaurer la cantonalisation de l’espace départemental. Le canton d’Antoine Martinez, maire et conseiller général de Bédarieux depuis 1976, le plus vieil élu de l’assemblée départementale, est ainsi affublé du titre d’« émirat autonome22 » tant il est arrivé à négocier avec le président du conseil général – et directement avec lui – les relations entre sa circonscription et le conseil général.
22La préservation de ce pouvoir n’est cependant pas sans conséquence sur le rôle des élus au sein de l’institution départementale. En développant de nouvelles ressources pour restaurer leur potentiel cantonal, les conseillers généraux sont finalement pris dans une contradiction majeure, celle d’une trop forte localisation de leur action :
« Le problème du fonctionnement du conseil général, c’est que les élus sont trop éloignés du conseil général, on est trop pris par ailleurs et quand l’on dit que l’administration prend le pouvoir, c’est vrai et ce n’est pas vrai. Je vois la différence entre 1982 et 1989, où j’étais que conseiller général et pas maire et c’est là que j’ai investi considérablement et que je travaillais de concert avec l’administration, il n’y avait aucun problème, et c’est vrai que depuis 1989 je travaille moins avec l’administration, parce que ma situation est là-bas. Je crois que c’est notre faute23. »
23Censé être l’outil de lutte contre les dynamiques de présidentialisation de l’institution départementale, le cumul de fonctions locales et cantonales contribue à la généralisation du profil du conseiller général absentéiste et peu mobilisé dans la définition des politiques départementales. Aussi bien, d’un point de vue interne à l’institution, cette démarche aboutit-elle paradoxalement à renforcer les tendances contre lesquelles elle est supposée lutter. C’est de l’extérieur de l’institution départementale que se structure la marge de négociation des élus cantonaux.
L’investissement des politiques départementales
24Cette captation de ressources électives et institutionnelles, de l’extérieur du conseil général, est la stratégie la plus fréquemment usitée. Elle rencontre néanmoins plusieurs limites. La plus fondamentale est son caractère sélectif. Le capital politique nécessaire est en effet important et n’est pas forcément mobilisable par tous les élus, ce d’autant plus que les plus prestigieux d’entre eux ont tendance à développer leur influence sur les cantons limitrophes. Mais une alternative existe : celle de l’investissement au sein du conseil général en vue d’un copilotage des politiques départementales. Cette démarche est souvent le fait des élus non ou peu cumulards. Au regard des chiffres évoqués précédemment, elle est plutôt marginale en volume. Elle n’en a pas moins sa pertinence. Si l’élu perd sa capacité de régulation locale, se voit de plus en plus concurrencé par de nouveaux acteurs émergents, subit les effets d’un décalage croissant entre territoire de gestion et territoire d’élection, ne peut-il compenser cette moindre emprise par un nouveau statut de concepteur et de maître d’œuvre des politiques départementales ?
« Si un élu veut s’impliquer, il y parvient toujours dans l’administration départementale telle qu’elle fonctionne aujourd’hui mais il faut qu’il ait le souci de s’impliquer. Les conseillers généraux siègent dans les conseils d’administration des collèges, souvent dans les collèges de leur canton. J’ai trois collèges dans mon canton, je suis administrateur de ces collèges et je suis au conseil d’administration. Si je veux les visiter et être utile il faut faire un gros travail de relation avec les services qui s’occupent des travaux dans les collèges et la gestion des collèges sinon cela se passe au-dessus. Donc, si on veut être l’interlocuteur entre l’administration et son territoire et être un relais efficace et ne pas être un spectateur muet, cela suppose de s’impliquer et de se battre un peu pour suivre les choses24. »
25Dans ce cas de figure aussi, le conseiller général subit les affres d’une professionnalisation qui l’amène à s’investir de manière plus forte dans l’institution départementale. Cherchant à court-circuiter les négociations directes entre services du conseil général et communes, il doit renforcer de manière significative ses réseaux relationnels au sein de l’institution et suivre la mise en œuvre des politiques départementales. Seulement, ce faisant, le risque est grand pour lui de perdre son emprise locale, et donc de miner sa légitimité cantonale.
*
26La gestion départementale est fondée sur la régulation de deux périmètres contradictoires : celui du département, à l’échelle duquel une action publique tendrait à se reconstruire, et celui du canton, qui resterait le cadre de l’action politique. Cette départementalisation de l’action du conseil général crée une situation paradoxale dans la mesure où elle mine progressivement la légitimité des conseillers généraux. Ceci est d’autant plus vrai que les sources de légitimation de l’élu cantonal ne se définissent pas tant par la mise en œuvre de politiques départementales qu’à travers des enjeux et des réalisations cantonales. Ceci étant dit, le paradoxe ne vaut pas pour tous les élus. Les dirigeants de l’exécutif départemental, dépositaires des principales ressources de l’institution et porteurs de cette départementalisation, sont aussi ceux qui peuvent le plus aisément redéployer l’intervention départementale dans leur canton. Et il est de fait qu’ils mobilisent ces moyens pour renforcer leur légitimité au sein de leur espace cantonal. C’est ainsi que le nouveau bâtiment regroupant services culturels et sportifs du conseil général, d’un coût de 100 millions d’euros a été implanté dans le canton du président du conseil général. Si les élus départementalistes ne peuvent se maintenir qu’en maintenant des pratiques cantonnières, les élus cantonniers doivent quant à eux négocier avec l’institution départementale des ressources ré-injectables à l’échelle du canton. Ainsi la division fondamentale entre conseillers généraux n’est pas tant basée sur le type de stratégie mobilisée que sur le capital politique et institutionnel mobilisable pour infléchir les logiques départementalistes de l’action publique. La conclusion de cette dynamique pourrait être la redéfinition des périmètres électoraux, c’est-à-dire la suppression du canton. Cela permettrait de juxtaposer espaces politique et gestionnaire. Néanmoins, l’arme est à double tranchant. C’est en effet le mode de scrutin uninominal à deux tours sur base cantonale qui donne au département sa stabilité institutionnelle et donc son poids dans le système politico-administratif français. Miner cette légitimité politique serait le plus grand coup porté à l’institution départementale.
Notes de bas de page
1 Alliès Paul, « Que sont nos notables devenus ? », dans Faire la politique, Paris, Autrement, 1991, p. 108-119.
2 Longepierre Michel, Les conseillers généraux dans le système administratif français, Paris, Cujas, 1971.
3 Mabileau Albert, Le système local en France, Paris, Montchrestien, 1994.
4 Un exemple typique est celui des conseils d’arrondissement qui n’ont disparu qu’avec Vichy. Dans le même ordre d’idées, la suppression du ministère des Anciens combattants a mis plus d’un demi-siècle à entrer en pratique, et encore, partiellement. Cf. Dedieu Olivier, Éléments d’histoire administrative et politique du ministère des Anciens Combattants (1920-1999), Paris, ministère de la Défense (à paraître).
5 Pour une présentation plus générale de cette thèse, voir Montané Michel-Alexis, Leadership politique et territoire, Paris, L’Harmattan, 2001.
6 Entretien avec Jean-Michel Duplaa, conseiller général de Béziers IV, septembre 2006.
7 Ibid.
8 Thoenig Jean-Claude, L’ère des technocrates. Le cas des ponts et chaussées, Paris, L’Harmattan, 1987.
9 Entretien avec Didier Amadou ancien directeur général des services techniques du département de l’Hérault, mars 2004.
10 Ibid.
11 Abélès Marc, « Anthropologie des espaces politiques français », Revue française de science politique, 1988-5, p. 807-817.
12 Sur la fédération de l’Hérault, voir Dedieu Olivier, « Les notables en campagne : luttes et pouvoirs dans la fédération socialiste de l’Hérault », Pôle Sud, 2, 1995, p. 101-118.
13 Nevers Jean-Yves, « L’activité relationnelle des conseillers généraux », Politix, 7-8, 1989, p. 51-57.
14 Entretien avec M. X, conseiller général, juin 2006.
15 Entretien avec Jean-Michel Duplaa, op. cit.
16 Ibid.
17 Entretien avec André Ruiz, ancien conseiller général et maire d’Aniane, février 2001.
18 Sur cette histoire, voir Gremion Pierre, Le pouvoir périphérique, Paris, Seuil, 1976. La circulaire du ministre des réformes aux préfets du 15 décembre 1971 ne peut qu’en tirer le constat : « Si la région n’a pas été instituée en collectivité locale, mais en simple établissement public, c’est afin que les départements et les communes restent les collectivités de base de la nation. La réforme n’est donc en aucune manière de nature à diminuer leurs responsabilités ni leurs moyens d’action » (Arch. dép. de l’Hérault, 1333 W 2134).
19 « L’intercommunalité en France », Rapport public particulier de la Cour des comptes, novembre 2005.
20 Entretien avec Pierre Dudezière, maire de Vendargues, juin 2003.
21 Entretien Jean-Michel Duplaa, op. cit.
22 Ibid.
23 Entretien avec André Ruiz, op. cit.
24 Entretien Jean-Michel Duplaa, op. cit.
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Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008