Cantons et établissements publics de coopération intercommunale : de l’analyse spatiale aux jeux d’acteurs
p. 297-307
Texte intégral
1La question de la maille et du module territorial idéal renvoie à celles de la définition du pouvoir et du contrôle exercés sur les populations. Elle revient à étudier les bornes de périmètres d’action à l’intérieur desquelles les institutions et leurs acteurs influents projettent leurs desseins politiques. La définition du pouvoir se fonde ainsi sur des normes débattues ou imposées, qui participent ou non à sa légitimité. Au fil des siècles, de la monarchie à nos jours, le territoire français a vu se succéder des changements de mailles importants, donnant lieu à des modes d’administration spécifiques. À chaque maillage son personnel chargé de répondre aux exigences des monarchies, empires et républiques. C’est dans un contexte bien spécifique que certaines délimitations ont été esquissées, selon des argumentaires qui concourent à enrichir le discours géographique. La Révolution est un moment exceptionnel à cet égard dans la mesure où la redistribution des rôles politiques a permis l’émergence de discours obéissant à de tout nouveaux critères de contrôle et de distribution du pouvoir. Les Constituants, notamment, ont contribué à un débat territorial acharné au cours duquel les valeurs républicaines ont été portées de l’utopie à la pratique. Les échelles départementales et cantonales sont nées dans ce contexte, portées par des aspirations rationnelles, égalitaires, fraternelles.
2Nous souhaitons nous interroger sur les liens unissant deux périmètres d’action : le canton et l’EPCI1. L’un et l’autre sont nés et se sont consolidés à l’initiative d’élus locaux mais aussi sous le regard d’un État attentif au fonctionnement de son maillage. Le canton date de la Révolution ; l’EPCI, lui, est le point d’aboutissement provisoire de la longue histoire de l’intercommunalité, commencée dans les années 1810 et significativement appelée parfois « révolution silencieuse ».
3L’objectif de cette étude est d’une part de saisir les relations qui existent entre périmètres cantonaux et intercommunaux, d’autre part de rendre compte du rôle joué par les hommes politiques à ces deux échelles d’action. Nous pratiquerons pour ce faire une analyse spatiale combinée à une analyse du jeu d’acteurs. Toutefois, il nous paraît utile d’effectuer préalablement un rappel concernant les conditions d’émergence et d’évolution du périmètre intercommunal.
L’émergence de la trame intercommunale et la légitimité cantonale
Les âges de l’intercommunalité
4Depuis plus de quarante ans, l’intercommunalité n’a cessé d’évoluer en France sous l’impulsion des différents gouvernements. Comme le souligne G. Gontcharoff, deux grandes périodes caractérisent le phénomène. Tout d’abord une période de coopération entre élus de différentes communes qui vise à mettre en place des syndicats aux objectifs bien précis. Un syndicat commun à plusieurs communes gère par exemple l’eau, ou bien l’électricité. Il s’agit là d’une intercommunalité technique (SIVU2, SIVOM3). Ce type d’intercommunalité correspond à une période de coopération dite libre, au cours de laquelle les élus décident de coopérer entre eux sans règles précises, faute de normes concernant la pertinence des alliances, des réseaux de coopération créés. Cette période permet de ménager le lobbying des maires de France soucieux de conserver leurs prérogatives communales. Car la question de la maille communale française, riche de ses 36 000 entités territoriales de base, demeure évidemment un point sensible et toute tentative étatique de refonte du maillage – en particulier les fusions autoritaires – provoque d’innombrables protestations. La coopération libre, si elle paraît un excellent compromis, en laissant libre cours aux recompositions territoriales, demeure toutefois purement technique. Surtout, la panoplie des formules a beau s’étendre des simples syndicats à vocation unique aux syndicats à la carte, en passant par les districts urbains ou ruraux, la carte communale est loin de gagner en lisibilité. Le tissu territorial devient au contraire un inextricable nœud formé de réseaux pluriels aux innombrables périmètres d’action. Une même commune peut ainsi appartenir à différents syndicats à la tête desquels les élus s’investissent selon leurs opportunités et leurs visées stratégiques. Aussi les économies d’échelles souhaitées par l’État sont-elles finalement loin d’être réalisées, et la question de la légitimité des périmètres créés se pose.
5Il faut attendre 1992 et la promulgation de la loi Joxe pour observer un changement d’orientation dans la politique intercommunale française. L’État affiche alors l’intention de former des périmètres d’action économique cohérents et fixés par les élus. Une première vague de projets émerge de 1992 à 1999. Au cours de ces années, les élus décident peu à peu de s’associer, de coopérer, et projettent, ce faisant, leurs représentations territoriales à l’échelle du groupement. Les formes de ces espaces de coopération répondent ainsi à des objectifs variés, les maires recourant à divers arguments, politiques, géographiques, économiques, voire à des considérations affectives, désireux qu’ils sont de suivre les directives étatiques, de les détourner ou de les refuser. C’est alors que l’intercommunalité prend de l’ampleur, rongeant peu à peu le territoire pour le couvrir presque intégralement aujourd’hui. Dans ce processus, chaque acteur joue son rôle selon le poids de ses habitudes, son statut, ses stratégies, ses réseaux voire les lignes directrices de tel parti politique. Processus rythmé par les élections municipales, qui assure le renouvellement régulier des élus locaux, et donnant finalement naissance à des périmètres à géométrie variables, parfois compacts, parfois longilignes, parfois mités d’enclaves. Bien loin d’être une réalité qui existerait en dehors de l’action de ses maires, et dont il s’agirait de révéler l’ordre, le maillage territorial intercommunal s’avère donc très hétérogène. L’intérêt de l’analyse spatiale est justement de rendre compte des associations de maires telles qu’elles existent réellement, et de livrer une cartographie originale, produite par la pluralité d’acteurs concernés.
6Dès 1999, le gouvernement décide qu’il s’agit encore de gagner en cohérence territoriale. Les périmètres doivent être désormais d’un seul tenant et sans enclave. Pour autant, aucune mesure n’est prise pour les communes enclavées « mitant » encore certains EPCI. La loi du 13 août 2004 relative aux libertés locales, dans son volet consacré aux communes et à l’intercommunalité, vient préciser que les EPCI existants peuvent s’associer, ce qui élargit encore théoriquement leur périmètre. Enfin, en 2006, l’État publie un nouveau rapport précisant que certains périmètres créés s’avèrent peu pertinents au vu d’arguments rationnels tels que la taille ou la rentabilité économique.
7Ces rappels effectués, il convient désormais de s’interroger sur les fondements géographiques des périmètres intercommunaux, qui s’appuient parfois sur le maillage cantonal.
Des territoires pertinents
8Si la morphologie des EPCI dépend donc de l’action des élus, elle ne s’appuie pas moins sur des délimitations préexistantes, moyennant des justifications qui sont alors pleinement géographiques. À titre d’exemple, un périmètre de coopération peut se calquer sur les confins d’une ancienne vallée industrielle au nom d’arguments à la fois historiques et économiques ; sur des frontières dites naturelles, par exemple un plateau ou une vallée. La délimitation de l’EPCI peut également se fonder sur des territoires d’une efficacité éprouvée dans le domaine de la vie sociale et économique, comme les bassins de vie de type INSEE. De même, une justification historique traduite par l’évocation d’un pays, d’un terroir réactualisé pour les besoins politiques du moment, peut servir d’assise territoriale. Ajoutons encore la possibilité de calquer le périmètre intercommunal sur un maillage administratif opérationnel. Et même si ce périmètre ne superpose pas entièrement le dit maillage, il peut s’y référer par le biais d’une allusion toponymique explicite.
9C’est le cas avec la trame cantonale. L’Association des districts et communes de France (ADCF), se fondant sur les témoignages de quelques présidents de conseils généraux, insiste sur les liens étroits entre trame intercommunale et cantonale. Elle conclut au rôle ambivalent de ces acteurs politiques, qui tantôt stimulent le développement de l’intercommunalité tantôt le freinent, par suite d’incessantes luttes de fiefs dans lesquelles, malgré la révolution des transports, le canton conserve toute sa pertinence. Hervé Michel le soulignait déjà en 1999. Ces témoignages, qui insistent sur les aspects positifs de la coopération, soulignent également la relation étroite qui existe entre départements et EPCI, notamment en termes de financement. Cependant, l’évocation d’un éventuel Sénat de l’intercommunalité provoque de vives réactions, dans la mesure où il implique de modifier le fonctionnement des instances départementales. Chacun admet la proximité des élus départementaux et intercommunaux ; l’affaire se complique, toutefois, dès lors qu’il s’agit d’instituer un rapprochement plus étroit. C’est au fond le vaste chantier d’harmonisation des modes de désignation des élus départementaux et intercommunaux qui semble se profiler. Il s’agit en particulier de décider si le leadership des conseillers généraux au sein des EPCI doit être tacitement admis et exploité. Sachant bien que de tels changements impliquent une participation active du citoyen, qui, par le vote et d’après des modes de scrutin à définir, sanctionnerait les politiques menées.
10Les témoignages recueillis par l’ADCF le laissent donc entrevoir, les liens unissant conseils généraux et structures intercommunales sont complexes et en devenir. La question des périmètres d’action prend dans ces conditions tout son sens. Le canton peut sans doute être considéré comme une « utopie pragmatique », en ce sens qu’il a traversé sans périr tous les régimes qu’a connus la France contemporaine ; mais est-il toujours pour autant un module territorial « pertinent » et incontournable ? Qu’en est-il de la concurrence que lui mène aujourd’hui l’EPCI ? L’un doit-il triompher de l’autre, ou peut-on envisager une solution qui les concilie tous deux ? À toutes ces questions l’analyse spatiale – une analyse spatiale qui, nous l’avons dit, tiendra compte du jeu des acteurs – peut heureusement fournir des éléments de réponse.
Quantifier les rapports spatiaux : logiques de chevauchements et superpositions
Une analyse spatiale à dimension sociale
11L’analyse spatiale permet de vérifier strictement s’il existe une relation morphologique significative entre cantons et EPCI français. Entreprise utile, car excepté l’ADCF, qui a récemment publié une carte de la superposition spatiale entre EPCI et canton, aucune étude ne permet à ce jour de dresser un bilan quantitatif exhaustif de la relation entre trames cantonale et intercommunale. Il est ensuite possible d’associer aux superpositions spatiales les relations entretenues par les acteurs de ces deux échelles géographiques, le conseiller général pour le canton, le président pour l’EPCI. Autrement dit, à supposer qu’il existe une relation morphologique flagrante entre ces deux échelons, il faut encore identifier les liens qui les unissent à leurs leaders. Ces derniers développent en effet des stratégies dans le but d’assurer un contrôle des deux mailles. Au reste, bon nombre d’ouvrages portant sur l’intercommunalité abordent la question du leadership des conseillers généraux au sein même des EPCI de leurs départements, et soulignent ainsi les connexions politiques entre ces deux échelles d’intervention.
Le script cantonal
12Nous avons, en premier lieu, réuni les données nécessaires. Elles sont de trois types. Tout d’abord, nous nous sommes procuré le fond cantonal français. Il représente l’intégralité des pseudo-cantons, sous forme d’un fond cartographique géo-référencé. Puis, nous avons téléchargé la composition communale des EPCI français sur le site Internet de la DGCL. Enfin, nous avons utilisé le fond cartographique communal français. Notons qu’avec le fond communal et la composition communale des EPCI, il est facile de créer un nouveau fond de carte : celui des EPCI français. Chaque commune est rattachée à son groupement intercommunal d’appartenance puisqu’une commune possède un identifiant communal (un code numérique) mais également un identifiant intercommunal.
13Il est ensuite aisé, à l’aide de notre SIG4, de relever par transparence cartographique les superpositions cantonales et intercommunales. Néanmoins cette méthode est fastidieuse, longue et peut s’avérer imprécise à l’échelle française. De plus, si elle permet de repérer les superpositions, elle ne rend pas assez finement compte des chevauchements entre structures. Un EPCI qui déborde un canton d’une commune, par exemple, conserve une assise cantonale marquée, qu’il s’agit de prendre en compte. Comme il faut prendre en compte une intercantonalité, c’est-à-dire un EPCI formé de plusieurs cantons. Car la connaissance précise des chevauchements rend possible une recherche qualitative : c’est tout son intérêt. Elle permet de se demander, par exemple, pourquoi des communes de tel canton ont rejoint les communes d’un autre canton dans le cadre de la coopération intercommunale.
14Par conséquent, nous nous sommes tourné vers une technique plus adaptée : la programmation orientée objet dans le cadre d’un système d’information géographique. Celle-ci garantit la parfaite exhaustivité des résultats, et est en outre particulièrement rapide et sûre puisqu’elle permet d’extraire des couches géographiques répondant à des requêtes précises et ainsi d’éviter tout problème de lisibilité dû à une superposition de trames. La place manque, ici, pour livrer l’algorithme et le contenu des lignes de code de notre programme informatique, aussi nous nous bornerons à en décrire brièvement le fonctionnement. Nous avons souhaité qu’avec le script le logiciel scanne l’intégralité des identifiants communaux affectés au fond communal. Dès lors, le script procède par comparaisons et itérations : chaque ligne scannée dans la table communale est comparée à chaque ligne des tables liées au fond intercommunal et cantonal. L’application vérifie ainsi les correspondances entre les communes, leurs cantons et leurs EPCI respectifs. Chaque commune, possède le même identifiant que dans la table communale ainsi qu’un identifiant commun en cas d’appartenance à un canton ou un EPCI. Pour une commune lambda, la requête spatiale est la suivante : à quel canton et à quel EPCI appartient-elle ? Le script permet ainsi d’effectuer un tri. Une fois l’opération effectuée, les résultats sont enregistrés sur le disque dur de l’ordinateur sous formes de tables attributives. Il est possible de les exporter vers un tableur. L’autre possibilité est de les utiliser directement dans le système d’information géographique. Elles peuvent donc être associées à un nouveau fond de carte, ce script pouvant s’appliquer à tout type de fond dès lors que chaque entité spatiale à comparer possède un identifiant en commun avec l’une des autres. À titre d’exemple, notre script fonctionne dans le cadre de la comparaison bassin de vie/EPCI.
15Une fois le script lancé et le tri effectué, les résultats se présentent sous la forme de trois tables attributives. La première table est celle des superpositions spatiales strictes. Le canton possède la même composition communale qu’un EPCI, les mêmes limites et donc le même périmètre. Dans la deuxième table, la référence est le canton, que des EPCI chevauchent sans s’y superposer parfaitement. La première colonne contient l’identifiant du canton, la deuxième les identifiants des EPCI qu’il englobe, la troisième colonne le nombre de communes qu’un EPCI possède dans ce canton, enfin la dernière le nombre de communes que cet EPCI possède hors de ce canton. Pour la troisième table attributive, c’est cette fois l’EPCI la référence. La première colonne contient l’identifiant de l’EPCI, la deuxième le nombre de cantons sur lesquels s’étend l’EPCI, enfin la troisième la différence entre le nombre de communes de l’EPCI et le nombre total de communes que possèdent les cantons sur lesquels il s’étend.
16La carte 1 permet de visualiser les groupements qui superposent strictement plusieurs cantons sans chevauchement, ainsi que les EPCI dont le périmètre n’excède le périmètre cantonal que d’une à deux communes, auquel cas on peut estimer que la relation spatiale avec le canton reste forte. Précisément, la superposition spatiale stricte entre canton et EPCI représente 19 % des situations, ce qui prouve que dans leur majorité les élus concernés par la coopération ne reprennent pas le cadre cantonal. La part des intercantonalités est quant à elle minime : 3 %. Dans 13 % des cas enfin, le canton sert d’assise à un EPCI qui le déborde d’une ou deux communes. Précisons que nous n’avons pas considéré qu’un EPCI dont le périmètre est inférieur à celui du canton – même à une ou deux communes près – pouvait être associé à ce dernier dans la mesure où il ne prend pas vraiment appui sur lui. Quand bien même, d’ailleurs, car si nous ajoutions à la superposition stricte ce dernier cas de figure, la part des reprises cantonales s’élèverait en tout et pour tout à 30 %.

Carte 1. – Superposition EPCI/Cantons.
Canton, intercommunalité : jeux d’acteurs
Reprises cantonales et logiques départementales
17La présence des limites départementales permet d’observer en outre de fortes disparités interdépartementales (carte 1). Certains départements échappent aux logiques de reprise cantonale, ainsi la Meurthe-et-Moselle, la Haute-Marne, la Marne, la Haute-Corse et Corse-du-Sud, le Haut-et le Bas-Rhin de même que les Bouches-du-Rhône et l’Allier. Dans d’autres départements le taux de reprise s’élève au contraire considérablement, notamment en Gironde, en Vendée, dans la Manche, en Corrèze, dans le Cantal et la Haute-Loire. On peut supposer que l’action des conseillers généraux est à l’œuvre derrière ces différences. À travers une politique départementale défavorable à l’intercommunalité, certains chercheraient à maintenir des fiefs de résistance cantonaux. Auquel cas la coopération intercommunale serait une sorte de paravent destiné à calmer l’ardeur de préfets poussant à la couverture exhaustive du territoire. À l’inverse, quand l’impulsion départementale est forte, d’autres investiraient immédiatement les deux périmètres dans le but de préserver leurs fiefs tout en abattant la carte DGF, jouant ainsi sur les deux échelons géographiques en termes de financement et d’orientation. La Dotation globale de fonctionnement serait dans ce cas un atout supplémentaire pour des conseillers généraux désireux de renforcer davantage l’assise cantonale sous couvert d’une coopération intercommunale. Elle leur procurerait une enveloppe supplémentaire, qui viendrait grossir le budget consacré au canton, cela sans modification du leadership local. Rien d’étonnant, dans ces conditions, de voir un conseiller général assumer la fonction de président d’EPCI.
18Intercommunalité précoce ne veut cependant pas dire reprise cantonale forte. À preuve deux départements tôt engagés l’un et l’autre dans la voie du développement intercommunal, la Manche et le Bas-Rhin, offrent des physionomies très contrastées : dans le premier la reprise cantonale est forte alors que dans le second elle est faible. Preuve que la légitimation des périmètres intercommunaux ne s’explique pas seulement par l’action des conseillers généraux et ressortit à d’autres stratégies politiques. Il est à noter, en revanche, que dans les départements où l’intercommunalité se développe tardivement le taux de reprise cantonale est systématiquement faible. Il serait intéressant, dans ce cas, de savoir comment les périmètres des EPCI ont été tracés. Est-ce le préfet qui a incité à la coopération en arrêtant des périmètres selon des arguments géographiques spécifiques (tailles critiques, bassins de vies) ? Les élus ont-ils opté sciemment pour une transformation du cadre territorial ? Qui sont-ils et pourquoi ont-ils agi ainsi ?
Des conseillers généraux présidents ?
19À ce stade, plusieurs questions méritent d’être tranchées. En premier lieu faut-il chercher les présidents d’EPCI parmi les conseillers généraux ? En comparant, d’une part, la liste des présidents d’EPCI en fonctions en 2004, que nous a fournie l’ADCF, d’autre part celle des conseillers généraux en fonctions à la même date, que nous a communiquée le ministère de l’Intérieur, on trouve qu’indépendamment du critère morphologique 22,6 % des conseillers généraux sont également président d’EPCI. Ainsi peut-on dire que le leadership cantonal permet à certains conseillers généraux d’accéder à la fonction de président d’EPCI, et qu’il existe bel et bien une tendance à la double fonction.
20Qu’en est-il à présent à superposition spatiale stricte ? Dans ce cas de figure la part de conseillers généraux présidents d’EPCI est de 30,12 %, ce qui révèle une très nette tendance à la reprise de périmètre et à la double fonction (carte 2). Cela dit, ce chiffre prouve que cette tendance n’est pas majoritaire et que les recompositions territoriales intercommunales répondent à d’autres logiques. Peut-on imaginer des stratégies attentistes ? Tel conseiller général laisserait la fonction de président d’EPCI à un élu de la même formation politique afin de se ménager une possibilité de reconversion si la conjoncture venait à l’y pousser. Les seuls indicateurs dont on dispose ici sont ceux de la tendance politique (droite/gauche) et du parti. Indicateurs réducteurs, évidemment, puisqu’ils ne rendent compte ni des réseaux de relations ni des stratégies internes aux groupements intercommunaux, qui transcendent bien souvent le jeu des étiquettes et tendances politiques ; mais utiles, cependant, dans la mesure où ils révèlent certains types d’alliance. En sachant bien – ultime biais – que nous ignorons l’appartenance politique des présidents d’EPCI dans 24 % des cas, cela en raison du fait que certains d’entre eux ne sont pas maires mais simplement conseillers municipaux et que les informations communiquées par le ministère (supra) ne renseignent que sur les premiers. Au total, on constate que lorsque le périmètre de l’EPCI recouvre strictement celui d’un canton et que le président de l’EPCI et le conseiller général sont deux élus distincts, ces derniers sont dans 50 % des cas de même tendance politique. À noter que ce chiffre s’élève à 33 % si l’on raisonne en termes de parti. Cela tendrait à prouver que les repositionnements stratégiques d’un échelon vers l’autre existent. La carte 2 montre aussi que le phénomène varie d’un département à l’autre. Parfois, la tendance à la superposition spatiale stricte se conjugue avec une faible tendance au cumul de fonctions, ainsi dans le Finistère, dans le Morbihan, Ille-et-Vilaine, ou encore en Savoie, ce qui laisse imaginer un turn over du leadership local. Ailleurs c’est l’inverse, comme dans les Landes, la Côte-d’Or, etc. La diversité des configurations départementales est grande et mérite d’être soulignée.

Carte 2. – Stratégies d’acteurs et cantons/EPCI.
21Le recours à la toponymie cantonale s’observe par ailleurs dans 7 % des EPCI en 2006. Cette pratique peut ressortir à une véritable politique de marketing territorial ; elle traduit dans ce cas la volonté de valoriser le canton, laissant entendre que ce dernier a fait ses preuves et qu’il est un cadre d’action idéal. Il est vrai aussi qu’elle peut a contrario refléter le manque d’inspiration de certains élus. Dès lors, une ultime question se pose : la référence au toponyme cantonal vient-elle parfois se cumuler aux autres formes de résistance cantonale ? En clair existe-t-il des EPCI dont le président est le conseiller général, qui superposent strictement le canton, et dont le nom est emprunté au canton ? Sur l’ensemble du territoire, le taux d’EPCI réunissant ces trois conditions est très faible : 1,5 %. Et encore faudrait-il à savoir si la coopération y est vivace ou non, si on y trouve une réelle volonté de coopération, et des synergies véritables au service de projets. Car à l’inverse nous ne pouvons exclure d’y trouver clientélisme et saupoudrage.
*
22L’approche spatiale combinée à l’étude globale des jeux d’acteurs montre donc que le phénomène de reprise cantonale, s’il n’est pas majoritaire, n’en est pas moins réel et prégnant. Le canton sert bel et bien d’assise territoriale à de nombreux EPCI, ce qui prouve que malgré l’évolution considérable des flux, depuis la Révolution, tant en distance qu’en vitesse, certains élus continuent de le juger opérationnel. Encore est-il difficile de dire quelle est précisément la part du symbole et de l’efficacité véritable dans ce phénomène complexe. Étant entendu que tout dépend de l’utilisation que les élus font du canton, ainsi que de la perception qu’ils en ont. C’est pourquoi, pour affiner l’analyse, il faudrait connaître par le menu les arguments qui légitiment son utilisation dans le cadre de la coopération. Le périmètre cantonal est parfois légitimé par son efficacité présente, parfois tout simplement parce qu’il a fait ses preuves depuis la Révolution, auquel cas on voit souvent poindre la nostalgie d’un maillage français plus épuré, plus pragmatique, implicitement opposé à l’accumulation de strates actuelles (de la commune à l’Europe). Dans le même registre, le cadre cantonal peut évidemment jouer le rôle de refuge, de repli défensif face à l’arrivée de l’intercommunalité, la coopération cantonale permettant aux élus d’évoluer en terrain connu et de se prémunir contre d’hypothétiques coopérations dans lesquelles le voisin serait l’« étranger ».
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