Les ambigüités démocratiques des élections cantonales
p. 225-233
Texte intégral
1Parmi les six principaux types d’élections prévus par les institutions françaises, les élections cantonales sont les moins connues et les moins médiatisées. Pourtant, il s’agit d’une élection dont l’enjeu est important et se renforce, au fil des lois de décentralisation qui privilégient le rôle du conseil général. Une des grandes particularités des élections cantonales est leur caractère « archaïque » au regard des grandes innovations démocratiques récentes (parité, proportionnelle, redécoupage des circonscriptions, etc.). Il est intéressant à la fois de lister les griefs contre ce mode de scrutin, mais également d’en comprendre la logique, et les raisons de la complexité d’une éventuelle réforme.
Un scrutin masqué ?
2Depuis plus d’un siècle et demi, on élit en France à l’échelle des cantons des conseillers généraux. Et pourtant, depuis plusieurs décennies, plus grand monde ne parle de ces élections… Plusieurs habiles méthodes de « dissimulation » ont été imaginées pour ce scrutin. La plus discutée aujourd’hui est le renouvellement du conseil général par moitié. Cette méthode, jadis destinée à « prévenir l’instabilité des foules » en un temps où le suffrage universel faisait encore peur aux élites, peut apparaître aujourd’hui relativement anachronique et peu mobilisatrice pour les électeurs. La réforme envisagée dans les années 1990, le logique renouvellement en totalité des conseils généraux, n’a finalement jamais vu le jour.
3Autre effet de « dissimulation », les cantonales sont les seules élections à être toujours associées à un autre scrutin plus médiatique : les régionales en 1998 et 2004 ; les municipales en 2001. Dans tous ces cas, la campagne médiatique n’a presque jamais évoqué les élections cantonales, se focalisant sur les régionales ou les municipales. Cette « discrétion » apparaît d’autant plus étonnante que les conseils généraux sont sortis largement vainqueurs des lois de décentralisation acte 1 (1982 et 1983) et acte 2 (2004). Le montant total de leur budget est supérieur à celui des régions et leurs compétences en font des structures particulièrement proches du quotidien des Français. Plus personne parmi les « régionalistes » ne croit désormais sincèrement à la « fin des départements ». Les cantons, que l’on annonçait « en sursis » il y a quelques années, semblent à nouveau légitimés.
4Au final, plus grand monde ne commente à l’échelle nationale les effets de ce scrutin dans l’ombre : les conseillers généraux sont plus âgés que les autres élus ; les sortants se représentent presque toujours et lorsqu’ils se représentent, ils se font presque toujours réélire ; la loi sur la parité n’a eu aucune prise sur les conseils généraux : on compte en 2004 seulement 224 femmes sur les 2 034 conseillers généraux élus (11 %), avec plus de départements où le nombre de femmes élues stagne ou progresse que de départements où il diminue (à titre de comparaison, la loi sur la parité implique un taux de pratiquement 50 % de femmes élues dans les conseils régionaux ou municipaux de plus de 3 500 habitants). Le profil des « notables cumulards » des conseils généraux tranche curieusement avec les listes proposées pour les conseils régionaux, globalement plus jeunes, féminines, renouvelées et ouvertes à la société civile.
5Si certains peuvent vanter le mode de scrutin majoritaire des élections cantonales, qui entretiendrait une relation directe élu/électeur, d’autres peuvent dénoncer un clientélisme à peine masqué, où le nombre de services personnels rendus par le sortant aux habitants du canton fait souvent office de programme. Les électeurs l’ont d’ailleurs compris. Pour une part non négligeable, ils ne votent plus en fonction de leurs convictions partisanes mais pour le candidat le plus utile localement, notamment leur maire s’il se présente dans le canton, comme le démontre l’analyse de l’élection cantonale dans le département de l’Eure1.
L’inégalité démographique entre les cantons
6Les effets « pervers » du mode de scrutin cantonal sont connus, même s’ils sont peu souvent dénoncés. Curieusement par contre, les élections cantonales souffrent d’un autre déficit démocratique moins souvent frontalement évoqué : l’inégalité démographique des cantons. On a longtemps disserté sur les « charcutages » des circonscriptions électorales en France. Les inégalités démographiques entre circonscriptions sont pourtant mineures vis-à-vis de celles entre cantons. Les plus petits cantons en France possèdent moins de 1 000 électeurs, alors que les plus importants en ont au moins 60 000 (Marseille).
7La taille moyenne d’un canton est d’environ 9 900 inscrits. Mais l’écart moyen de population entre deux cantons est de 6 700 inscrits. Cet écart démographique moyen en France – 67,5 % – est pour le moins supérieur à celui imposé pour les circonscriptions législatives lors de leur découpage, qui est de 15 % ! On pourrait affirmer que l’élection cantonale se joue donc aux deux tiers sur le simple écart démographique entre les cantons. Pourtant, rien ne justifie de tels écarts. Les cantons peuvent être en théorie très librement redécoupés. Il ne s’agit pas, à l’inverse des communes ou des départements, d’une collectivité locale inscrite dans notre « patrimoine politique », et devant à cet égard faire l’objet de « mesures conservatoires ». Le conseil général n’a aucune fonction de « chambre des collectivités locales infra-départementales », et se doit à ce titre de représenter équitablement l’ensemble du territoire départemental, et même « solidairement » puisqu’il a en charge l’action sociale… dont les bénéficiaires sont pourtant beaucoup plus nombreux en ville, dans ces cantons sous-représentés de façon caricaturale.
8Sur le plan de l’action des conseils généraux, cette surreprésentation du rural n’est pas sans conséquences. Une étude sur les interventions des conseillers généraux dans les assemblées générales des départements de l’Eure et de Seine-Maritime démontre que l’origine géographique (rurale ou urbaine) du conseiller général n’est pas sans lien avec sa prise de position politique2. L’étude consista à analyser pendant plusieurs années les procès-verbaux des débats lors des sessions des conseils généraux, qui indiquent avec précision qui prend la parole, et sur quelle thématique. En croisant l’origine géographique des conseillers généraux et les thématiques sur lesquelles ils interviennent, on peut démontrer que les caractéristiques géographiques du canton dans lequel ils sont élus influence leur comportement lors des prises de décisions du conseil général. Dans les cas des conseils généraux de l’Eure et de Seine-Maritime, systématiquement, les élus « urbains » interviennent davantage dans le domaine de l’action sociale. Au-delà de la justice électorale, l’inégalité démographique a donc des conséquences sur la prise en compte des compétences elles-mêmes du conseil général : minoration de sa mission d’action sociale, survalorisation de sa mission d’aide au développement rural.

Tableau 1. – Interventions des conseillers généraux des départements haut-normands selon leur origine géographique.
9Sur le plan partisan, à qui profite l’injustice ? Incontestablement, à la droite. La taille moyenne d’un canton de gauche est d’environ 9 150 inscrits (taille moyenne des cantons où les candidats de gauche lors des élections présidentielles de 2002 ont obtenu un score supérieur à la moyenne nationale) ; la taille moyenne des cantons de droite est de 8 400. Si l’écart ne semble pas énorme (750 inscrits), multiplié par les plus de 4 000 cantons, il représente un déficit pour la gauche de près de 300 000 électeurs potentiels. D’autres indicateurs renforcent cette tendance. Plus les cantons sont à gauche et plus en moyenne leur taille diminue : 12 000 inscrits en moyenne pour les 500 cantons les plus à gauche (les cantons où la gauche obtient un score supérieur de plus de 10 points à la moyenne nationale)… contre 7 800 pour les 300 les plus à droite (les cantons où la gauche obtient un score inférieur de moins de 10 points à la moyenne nationale) !
10Dans ce cas, pourquoi la gauche ne s’insurge-t-elle pas davantage contre ce découpage et ce mode de scrutin ? Peut-être parce qu’elle n’est pas perdante partout. L’inégalité démographique lui profite au sein des départements où elle est majoritaire dans les espaces ruraux, et où la droite reste puissante dans des cantons très peuplés, ayant par exemple fait l’objet de migrations résidentielles récentes. C’est le cas dans tous les département littoraux méditerranéens et de la vallée de Rhône, en Alsace, dans les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne, en Savoie, dans l’Allier : au total une vingtaine de départements en France. La gauche se trouve donc « favorisée » dans certains départements pourtant tenus par la droite. À l’inverse, dans le Nord-Est, la gauche parvient quelquefois à tenir la présidence du conseil général en dépit d’un découpage qui lui est défavorable, notamment lorsqu’elle est en position hégémonique (le Nord par exemple). Néanmoins, dans de nombreux départements, l’écart en sièges entre la gauche et la droite est peu important (moins de 5 sièges d’écart), et un découpage démographiquement plus égalitaire aurait sans aucun doute pour effet d’inverser la couleur du conseil général. Ces basculements probables se feraient presque toujours en faveur de la gauche. La situation, depuis 2004, a toutefois évolué.
Figures de la notabilité cantonale
11Un dernier point de débat concerne la forme de socialisation politique lors des élections cantonales. Le « conservatisme » des conseils généraux, leur stabilité, sont associés au mode de scrutin (majoritaire, renouvellement par moitié). La durée des mandats des conseillers généraux dépasse fréquemment les vingt ans. Le conseiller général apparaît ainsi souvent comme la figure archétypale du « notable ».
12Néanmoins, cette notion de notabilité demeure mal définie : au sens large, elle désigne l’ensemble des caractéristiques qui différencient un candidat d’un autre, indépendamment de son étiquette politique. Au sens étroit, elle prend un sens péjoratif, et décrit l’élu indépendant, conservateur jouissant d’un prestige local3. Le notable n’est dans cette définition restrictive que l’un des trois types d’élus possibles. Il se différencie d’une part du « militant », caractérisé par une activité partisane ou syndicale précoce, et un long travail de militant et d’appareil, d’autre part du « professionnel », souvent haut fonctionnaire, pour qui l’élection est la légitimation d’une présence durable dans les arcanes du pouvoir (ministères, collectivités locales…). Classiquement, le conseiller général s’apparente au premier type d’élus.
13Il est possible de différencier quatre effets notabiliaires : le charisme, la célébrité, la proximité et le pouvoir. Ces quatre effets, s’appuient sur quatre « piliers » : l’apolitisme, la longévité, la sociabilité, le prestige4. Beaucoup d’analyses politiques prédisent la fin – ou tout du moins le déclin – des notables, notamment cantonaux. Ces constats sont avant tout liés à la fin des scores plébiscitaires de certains élus locaux. Dans un système à deux tours comme celui des élections cantonales, le nombre d’élus au premier tour a effectivement considérablement diminué. En fait, on peut argumenter sur une certaine remise en cause des quatre « piliers » de la notabilité :
- les alternances politiques successives rendent difficile un apolitisme basé uniquement sur un soutien au pouvoir national en place, ou un conservatisme simplement basé sur la phobie du changement. Les conseils généraux, en ayant désormais en charge les politiques sociales, doivent se positionner d’un point de vue partisan, dans le soutien ou dans la résistance à une politique gouvernementale ;
- la longévité des élus cantonaux est compliquée par la rapidité des mutations sociales : il faut pour l’élu s’adapter rapidement à l’économie mondiale, l’urbanisation globale, la mobilité des populations, etc. ;
- cette mobilité et cette urbanisation limitent également le poids de la sociabilité : l’élu le plus souvent ne connaît plus personnellement qu’une faible part de ses administrés, surtout dans les cantons urbains ou périurbains ;
- enfin, le prestige s’efface désormais le plus souvent devant l’efficacité. Une compétence sera préférée à un nom ou un titre.
14Les conseillers généraux qui partent en retraite politique ou qui décèdent en cours de mandat, sont alors souvent remplacés pour des élus plus proches des profils de « militants » ou de « professionnels ».
15Néanmoins, plus qu’une fin des notables, on peut sans doute davantage parler d’une transformation. Une autre lecture de l’évolution des « quatre piliers » est en effet possible.
- les logiques de décentralisation imposent une gestion territoriale consensuelle, de proximité, basée sur la négociation et une forte participation locale à la démocratie, soit autant de facteurs orientant davantage vers un « apolitisme » que des idéologies revendiquées. Néanmoins, on peut sans doute y voir un « apolitisme de vitrine » : les élus d’une majorité départementale tentent de faire croire aux électeurs, par exemple à travers la presse institutionnelle, que leur politique locale n’est en rien idéologique ou partisane, mais simplement marquée par « le bon sens » et la gestion « au quotidien ». On peut au contraire estimer qu’en réalité, les enjeux sont tout autant idéologiques à l’échelle d’un département qu’à l’échelle d’une nation ;
- si la longévité des notables peut être remise en cause, il n’en est pas de même pour l’alternance politique au sein d’un même lieu. On peut considérer que les différenciations socio-spatiales croissantes (pour ne pas parler de ségrégation), en particulier dans l’espace urbain, engendrent des espaces de plus en plus différenciés sur le plan sociopolitique. Si les élus passent, les mêmes cantons restent de droite ou de gauche, à l’exception des espaces « mixtes » socialement, de plus en plus rares ;
- en termes de sociabilité, si l’élu local ne connaît plus ses électeurs, l’inverse ne se vérifie pas toujours. Les logiques de développement local sont basées sur l’importance de la communication politique (presse, débats publics…), renforcée désormais par le progrès des télécommunications. L’action du conseil général est désormais plus « médiatisée » qu’il y a une vingtaine d’années, même si elle passe moins par des relations interpersonnelles entre un conseiller général et ses administrés cantonaux ;
- la décentralisation contribue également à renforcer le rôle du prestige et du cumul des fonctions. Au-delà du mandat électif, le conseiller général doit souvent, pour être crédible, cumuler la présidence ou au moins une forte influence dans tous les secteurs administratifs ou privés qui influencent la vie quotidienne : le traitement des eaux et des ordures, les offices HLM, les chambres consulaires, les directions de l’équipement, et bien entendu l’intercommunalité, curieusement non intégrée en France au décompte du cumul des mandats.
16En résumé, dans un contexte de « zapping électoral », de « déclin des idéologies », de développement de la revendication des enjeux de proximité, on peut considérer qu’un conseiller général « charismatique » possède toujours autant – voire davantage – de chances qu’auparavant de se faire élire sur son propre nom en transcendant les consignes partisanes. L’exemple du basculement du conseil général de l’Eure en 2001 le démontre de façon paradoxale.
Un vote de proximité ? L’exemple du basculement du conseil général de l’Eure
17Lors des élections cantonales, les grandes vagues nationales roses ou bleues peinent à submerger les réseaux clientélaires cantonaux, même si les élections de 2004 remettent relativement en cause ce modèle. Mais le basculement d’un conseil général ne signifie pas forcément un bouleversement lié à une « vague » nationale. On peut prendre l’exemple des élections cantonales de 2001. Suite aux élections, seuls cinq départements français basculèrent de droite à gauche. Parmi ces départements, le plus inattendu fut sans doute celui de l’Eure. Comment interpréter un tel basculement politique dans un département qui vote généralement assez largement à droite, où le Front national est divisé en 2001 alors qu’il y obtenait auparavant des scores proches des 20 %, où la droite lors des élections municipales qui se déroulaient le même jour a bénéficié d’une dynamique historique (elle prend les villes de Gaillon, tenue par la gauche depuis trente ans, et surtout d’Évreux, à gauche depuis un siècle !). Une partie de la réponse à ce basculement paradoxal me semble pouvoir être recherchée dans ce que les politistes appellent l’« effet d’amitié locale ».
18Les cantons de l’Eure comptent généralement entre 5 000 et 15 000 inscrits, et une quinzaine de communes. En 2001, 22 cantons sur 43 étaient renouvelables dans l’Eure. Dans une dizaine de ces cantons, il n’y eut aucun suspense politique : soit un candidat de droite ou de gauche se présentait sans opposition, soit le sortant bénéficiait d’un charisme suffisant pour se faire élire dès le premier tour avec plus de 60 % des voix, soit les cantons étaient sociologiquement très marqués (entièrement ruraux ou entièrement urbains). Néanmoins, dans onze autres cas, l’élection n’était pas jouée d’avance. On s’aperçoit alors que dans le cas d’un canton « serré », le vainqueur est presque toujours celui qui parvient à mobiliser les électeurs non pas dans le canton, mais dans la commune où il possède un mandat municipal (tableau 2).
19Ainsi, dans les cantons qui ont permis au département de l’Eure de basculer à gauche (Val-de-Reuil, Brionne, Évreux-Est), le résultat très serré de l’élection à l’échelle du canton dans sa globalité (entre 47 et 64 voix) masque en fait une scission au sein de la circonscription : le candidat de gauche creuse l’écart dans le chef-lieu de canton où il est maire (Brionne) ou conseiller municipal (Val-de-Reuil), mais perd presque entièrement cette avance dans les quatorze autres communes.
20On pourrait y voir une opposition gauche/droite, mais les constats sont les mêmes lorsque le chef-lieu de canton est tenu par un élu de droite (Verneuil-sur-Avre, Vernon-Nord, Routot). Interpréter ces chiffres comme une lutte d’influence entre espace urbain et rural n’est pas non plus suffisant, puisque souvent, la taille des communes au sein d’un canton se traduit davantage par un gradient que par une structure monocéphale. D’ailleurs, un canton peut également se gagner grâce à la prime obtenue dans une petite commune, dans le cas d’un scrutin très serré. À Broglie, l’écart cantonal final est de 56 voix (sur 4 800 inscrits), mais le candidat vainqueur, Didier Malcava, creuse un écart de 62 voix dans la commune où il est maire. Un exploit puisque sa commune ne compte que 86 inscrits ! On peut alors interpréter cette prime au maire comme un simple vote d’intérêt local. L’électeur, en l’absence de connaissances approfondies des enjeux d’une élection cantonale et de réflexe partisan prégnant, vote pour le candidat le plus proche spatialement, validant consciemment ou inconsciemment la logique de cumul vertical des mandats et de jacobinisme apprivoisé.
Canton | Écart final de voix dans le canton entre le vainqueur et son challenger | Avance du vainqueur dans la commune où il est élu maire ou conseiller municipal | Poids de l’effet d’amitié communale dans la victoire cantonale |
Val-de-Reuil | 50 | 712 | 1424 % |
Brionne | 64 | 677 | 1058 % |
Evreux-Est | 47 | 120 | 255 % |
Routot | 174 | 324 | 186 % |
Verneuil-sur-Avre | 330 | 408 | 123 % |
Broglie | 56 | 62* | 110 % |
Louviers-Sud | 635 | 652 | 102 % |
Conches-en-Ouche | 662 | 557 | 84 % |
Rugles | 407 | 340 | 83 % |
Pont-Audemer | 1299 | 944 | 73 % |
Gaillon campagne | 1226 | 539 | 44 % |
Vernon-Nord | 715 | 265 | 37 % |
Tableau 2. – Effet de proximité spatiale et basculement du conseil général de l’Eure.
21On aboutit alors à des comportements électoraux inattendus. Les électeurs de Verneuil-sur-Avre éliminent nettement le maire sortant Louis Petiet au premier tour des élections municipales, mais contribuent pourtant largement une semaine plus tard à le faire élire conseiller général, puisqu’il reste le seul candidat « communal » en lice, contre le reste du canton. À Evreux-Est, les mêmes électeurs votent lors du second tour des municipales pour le RPR Jean-Louis Debré contre le communiste Roland Plaisance et, quelques secondes plus tard, lors du second tour des cantonales, pour la radicale ébroïcienne Anne Mansouret contre le conseiller général UDF sortant, qui représente les communes rurales périphériques du canton, traditionnellement opposées à sa partie urbaine. Les fédérations départementales ont bien entendu intégré ces pratiques et les entretiennent, aussi bien dans la gestion politique de proximité que dans le choix des investitures : un candidat aux cantonales ne possédant aucun mandat municipal n’a quasiment aucune chance d’être élu, un candidat maire du chef-lieu de canton, qu’elle soit son étiquette politique, est presque déjà mathématiquement élu, qu’il soit d’ailleurs apprécié ou non en tant que maire. Il s’agit là certes d’enjeux très locaux lors d’élections « secondaires » et peu mobilisatrices. Néanmoins, ces constats témoignent assez largement des paradoxes de la représentation territoriale lorsque le cumul vertical des mandats est autorisé, et ceci quelle que soit l’échelle de l’élection. On se situe bien davantage dans une logique plus ou moins déguisée de « vote d’échange » – on vote pour le candidat le plus à même de défendre un intérêt territorial particulier – que dans une logique de vote d’opinion.
*
22Malgré ses défauts, l’élection cantonale est loin d’être anecdotique. Cependant, par l’ambiguïté du mode de scrutin et du découpage cantonal, le conseil général se retrouve fréquemment en porte-à-faux politique avec les autres collectivités territoriales (conseils régionaux, municipaux, d’agglomération…). Il en découle des luttes politiques stériles où le conseil général pour assurer sa survie se doit souvent de faire barrage aux velléités de modification territoriale, qu’il s’agisse des pays, des agglomérations, des zonages européens FEDER, de la discrimination positive dans les quartiers urbains sensibles ou des projets interrégionaux.
23Il existe pourtant des solutions. L’une des plus ambitieuses pourrait consister à remplacer les élections cantonales par des élections intercommunales. Désormais en effet, la France est couverte à 90 % couverte par des structures intercommunales à fiscalité propre (communautés de communes, d’agglomérations, communautés urbaines) et beaucoup de voix s’élèvent pour réclamer, à juste titre, des élections directes pour ces structures qui lèvent et dépensent les impôts. Plutôt que de créer une septième élection en France (dans un contexte de désaffection croissante des électeurs vis-à-vis des scrutins), ne pourrait-on pas coupler la fin des cantons avec l’émergence intercommunale ? Une élection intercommunale désignerait les représentants des différentes structures intercommunales, ces représentants siégeant également dans des conseils généraux, devenus des « chambres départementales des communautés ».
24D’ailleurs, nombre de conseillers généraux ne s’y sont pas trompés. Habiles à tout changer pour que rien ne bouge, beaucoup ont d’ores et déjà dupliqué leur canton en communauté de communes, et cumulent sur le même périmètre les fonctions de conseiller général et de président de communauté de communes. Mieux encore que le cumul de mandat, la France incite désormais au clonage de mandat !
Notes de bas de page
1 Sur ce point, Remoussin Franck, Mutations départementales, dynamique cantonale : l’exemple de l’Eure, mémoire de DEA de géographie, sous la direction de Michel Bussi, université de Rouen, 1999.
2 Je renvoie aux deux volets de cette enquête : Remoussin Franck, Mutations départementales…, op. cit., et Remoussin David, Mutations et dynamiques départementales : l’exemple du conseil général de Seine-Maritime, mémoire de DEA de géographie, sous la direction de Michel Bussi, université de Rouen, 1999.
3 Mabileau Albert, « Les perspectives d’action publique autour d’un local reconsidéré », dans Balme Richard, Faure Alain et Mabileau Albert (dir.), Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l’action publique, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 465-479. Voir aussi Rondin Jean, Le sacre des notables, Paris, Fayard, 1985.
4 Bussi Michel, Éléments de géographie électorale, Rouen, Presses universitaires de Rouen, 1998 ou Bussi Michel et Badaritotti Dominique, Pour une nouvelle géographie du politique, Paris, Economica, 2003.
Notes de fin
* dans une commune qui compte 86 inscrits.
Auteur
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