Les conseillers généraux en Corse, de la reconnaissance au pouvoir (1870-1914)
p. 187-197
Texte intégral
1Les années qui s’étendent de la chute du Second Empire à la Première Guerre mondiale constituent, à l’image de la vie politique nationale, un tournant important dans la républicanisation de la Corse, du point de vue notamment des lieux de pouvoirs qu’il s’agisse des mairies ou du conseil général. De 1870 à la fin du XIXe siècle, la Corse constitue une terre de clanisme et de clientélisme. Elle est aussi un bastion bonapartiste où les marques de fidélité à Napoléon III demeurent fortes1. Ainsi durant les premières années de la Troisième République, l’île continue, par l’intermédiaire de réseaux familiaux et clientélistes2, à manifester un véritable dévouement aux idées impérialistes et aux grandes élites bonapartistes3, dont l’ascension politique et professionnelle s’est effectuée durant le Second Empire. L’une des particularités de la Corse durant cette période a trait à la politique. Celle-ci, en effet, est vécue par les insulaires comme une véritable passion dans laquelle se mêlent appétit de puissance, recherche du pouvoir et sens de l’honneur. Le vote et ses multiples enjeux sont à l’origine d’innombrables conflits politiques, de sorte que la violence occupe fréquemment une place centrale dans le règlement des rivalités4. C’est dans ce contexte spécifique que, de 1871 à 1914, le canton devient à la fois un lieu privilégié de la politisation des individus et le centre d’enjeux de pouvoir importants à la base de l’organisation partisane des réseaux.
Conseil général et construction de la notabilité
2Lieu de pouvoir décisionnel et dirigiste, le conseil général constitue une étape importante dans la vie de nombreux hommes politiques. L’élection à l’assemblée départementale représente le couronnement d’une carrière locale pour les uns, un passage obligé avant l’accession à la députation pour les autres. Le siège de conseiller général, sous le rapport de la gestion du département, sert d’intermédiaire entre les structures étatiques et les attentes des municipalités. Les conseillers généraux juxtaposent ainsi deux formes de pouvoir. D’une part, ils sont des gestionnaires qui s’appliquent à mettre en place une politique départementale, en étroite relation avec l’État et son représentant, le préfet. Mais, d’autre part, les conseillers sont aussi des chefs de clans classiques dont les engagements ne s’effectuent que selon la logique des fidélités acquises. Pour les représentants des grandes familles politiques, le conseil général constitue ainsi un terrain favorable aux luttes de pouvoirs et permet la formulation d’enjeux à la fois nationaux et locaux.
3En Corse, durant les premières années de la Troisième République, l’assemblée départementale fonctionne uniquement comme un lieu d’assise et d’accumulation du capital politique5. L’accession au conseil général offre aux élites la possibilité de consolider une position politique, mais donne aussi accès à des ressources publiques qui s’avèrent déterminantes pour le bon fonctionnement des relations de clientèle. À la chute du Second Empire, toutefois, le conseil général sert également aux anciennes familles bonapartistes de lieu stratégique de repli politique et de conservation du pouvoir : l’exemple de la famille Gavini en est l’illustration la plus explicite6. Devenir conseiller général confère de ce fait une dimension supplémentaire à la notabilité. Durant les six années de leur mandat, les élus départementaux peuvent ancrer davantage leur notoriété et entretenir diverses formes de réseau politique ou développer des stratégies fondées sur leur influence électorale.
4L’élection au conseil général constitue le passage obligé avant d’accéder à un plus haut niveau de notabilité, même pour les élites qui résident de façon habituelle dans la capitale. Il convient de noter qu’environ 40 % des parlementaires de la droite ou de la gauche modérée sont conseillers généraux avant d’accéder au Parlement7. L’exemple de la famille de Rocca-Serra illustre de manière précise le rôle des mandats au conseil général dans l’enracinement de la notabilité et la construction de carrières politiques aux dimensions nationales8. C’est à partir des positions politiques très localisées que sont les communes de Quenza, Porto-Vecchio et Bonifacio, mais également d’une utilisation stratégique des unions matrimoniales et de l’exercice de professions valorisantes – telle la médecine, pratiquée parfois de manière gratuite9 – qu’au fil des générations la famille de Rocca-Serra s’implante solidement au sein de l’assemblée départementale. Le conseil général devient pour elle une terre d’ancrage à partir de laquelle elle peut contrôler son fief électoral10. Il leur permet à la fois de consolider leur appartenance aux élites locales, et de se hisser progressivement à la tête des affaires politiques départementales pour atteindre les plus hautes marches de la représentation politique : le Parlement.
Les campagnes cantonales : un révélateur
5À la source des rivalités villageoises, claniques ou familiales, pour l’accession au pouvoir politique, le mandat de conseiller général est au cœur de toutes les convoitises. Durant la campagne électorale et sa préparation, rien n’est laissé au hasard.
6Dans une petite brochure imprimée en 1874 et intitulée Ma candidature dans le canton d’Omessa11, Nonce Tomasini, rédacteur à la préfecture de la Seine, relate de manière détaillée la préparation de la campagne et la tenue des élections12. La brochure indique avec précision l’univers d’une élection au conseil général, qu’il s’agisse des réseaux ou des pratiques politiques que sont, par exemple, les visites aux électeurs, la profession de foi imprimée et distribuée de manière gratuite, les promesses d’emploi ou de bourses d’études, les secours divers ou encore les libations collectives. Ces pratiques, qui ont cours à chacune des élections cantonales organisées entre 1871 et 1914, se rencontrent aussi bien à l’intérieur des cantons urbains que dans ceux des montagnes, plus éloignés des centres décisionnels.
7Accompagnés des notables du crû, les candidats se doivent de parcourir le canton de commune en commune, à la rencontre de l’électorat. Selon la nature des élections, l’organisation des visites diffère. Lors des cantonales, les candidats se rendent uniquement au domicile des notabilités locales. Pour les défenseurs de la République, se rendre dans les locaux des cercles ou des comités républicains est également de rigueur. Les tournées, programmées souvent des mois auparavant et de manière précise par les agents électoraux, permettent, après consultation des chefs des partis locaux, un comptage des voix qui tient lieu d’évaluation des scores avant le verdict des urnes.
8Au cours des années d’enracinement du régime, les élites républicaines n’hésitent pas à utiliser la manne gouvernementale en vue de compenser la faiblesse de leurs réseaux partisans13. Lors du renouvellement partiel de 31 sièges au mois d’août 1880 par exemple, moment clé dans l’accélération du processus d’adhésion de la Corse à la République, ils obtiennent le soutien actif de la presse. Au cours des cinq mois précédant les élections, et cela chaque semaine, le très républicain Journal de la Corse prend soin de publier nominations, déplacements, révocations mais aussi décorations, créations d’écoles, bourses, secours accordés aux familles, etc. En outre, dès le mois de mars, les nominations préfectorales se succèdent, la majorité d’entre elles dans les cantons restés fidèles au parti bonapartiste.
9De 1871 à 1914, les campagnes électorales pour les élections cantonales posent assurément aux candidats un problème d’argent. Toutefois, compte tenu de leur discrétion à ce sujet, ainsi que de la pauvreté des sources, l’estimation des coûts est difficile. Seules quelques données partielles autorisent une évaluation approximative des sommes dépensées par les candidats en période électorale. Dans l’île, l’élection au conseil général représente pour les individus un investissement financier considérable, souvent ruineux. Selon Le Pascal Paoli, Marius Giacobbi14 dépense près de 2 millions de francs en l’espace de quelques années pour asseoir son influence dans son canton d’origine. Durant presque toutes les campagnes électorales cantonales, l’argent constitue une condition sine qua non de l’éligibilité. L’achat de voix isolées ou de groupes familiaux fait partie des nombreuses fonctions des agents électoraux. En 1907, Jacques Orsatti, candidat de la droite républicaine, dépense ainsi 20 000 francs pour son élection au conseil général dans le canton de Sainte-Lucie-de-Tallano15.
10Le canton se retrouve ainsi au centre de forts combats politiques, nourris par d’âpres appétits individuels ou collectifs, dont l’issue est souvent violente. De 1870 à 1914, la Corse est l’un des départements où les crimes de sang sont les plus nombreux16. Les meurtres ne sont pas uniquement liés à des affaires privées, ils ont également trait à des affaires politiques. Comme le précise J. -L. Briquet, dans une société « où l’influence qu’exercent les élus sur la satisfaction des intérêts essentiels des populations est à ce point considérable, il est normal que la lutte politique suscite des réactions violentes17 ». Lors des élections cantonales en 1893, deux gendarmes sont tués dans le canton de Soccia pour avoir essayé, à la fin du dépouillement du scrutin, de calmer une cinquantaine d’électeurs armés et opposés au verdict des urnes18. En 1895, le docteur Pierre-Antoine Alessandri, conseiller général sortant et réélu lors des cantonales, est tué en duel d’une balle en plein cœur par son concurrent, qui n’est autre que son filleul Jean-Charles Benedetti19. Dès l’annonce de son décès, les partisans des deux partis s’affrontent dans le canton20.
11L’absence de secret du vote donne enfin lieu à toutes sortes de fraude et de pression sur les électeurs, de sorte que les rapports entre les électeurs et les candidats au conseil général prennent la forme du patronage po li tique. En 1898, les propos tenus par Luce de Casabianca, député sortant de l’arrondissement de Corte, illustrent pleinement cette forme de relation qui associe la fidélité des engagements à la reconnaissance des échanges clientélistes :
« Dans un pays pauvre comme la Corse, où l’on a besoin de recourir sans cesse au gouvernement, où il n’est presque pas de familles qui n’aient à sauvegarder un petit fonctionnaire, un petit employé, où à solliciter les faveurs administratives, les gens de bonne foi ne s’étonneront que d’une chose, que 5 000 électeurs aient tout bravé pour me rester fidèles21. »
12Libations collectives, distribution de bulletins aux électeurs dans la salle même du scrutin, menaces, séquestration d’électeurs, recours à des hommes de main ou encore vol des urnes constituent « en Corse, plus qu’ailleurs », car des méthodes presque similaires existent, en Bretagne notamment, au moins jusqu’en 1914, autant de moyens pour enrayer le bon fonctionnement du suffrage universel et de la démocratie.
Les conseillers généraux et le canton : les enseignements de la prosopographie
13Quelle que soit la violence des luttes politiques, quels que soient le nombre de candidats et les conditions de leur désignation, autant de pratiques, on l’a vu, apparemment soustraites à l’emprise des idéologies, on ne saurait minimiser ici l’importance des enjeux proprement nationaux dans la vie politique cantonale. La polarisation des élus autour de trois orientations idéologiques assez nettes – droite insulaire, parti républicain modéré, enfin parti républicain radical – en témoigne22. Pourtant, dans la perspective qui est la nôtre ici – le canton comme cadre de la vie politique –, c’est à cette dimension proprement cantonale que nous voudrions nous intéresser dans le cadre d’une analyse prosopographique menée à partir d’un corpus de 267 individus et distinguant deux périodes, celle de la conquête républicaine de 1871 à 1893, et celle de l’enracinement et de la consolidation du régime de 1894 à 191423. Nous ne nous étendrons pas ici sur l’âge des conseillers généraux à la date de leur première élection (45,8 ans de 1871 et 1893, 48,2 ans de 1894 à 1914), sur la durée moyenne de leurs mandats (11,4 ans puis 13,5 ans) non plus que sur leur âge au moment de leur cessation de fonctions (qui passe de 56,3 ans à 57,3 ans) ou sur les professions exercées. Beaucoup plus intéressante pour nous est la question de l’ancrage local des élus cantonaux.
14Cet ancrage est tout d’abord communal ; il prend ici deux formes. Il convient d’une part de noter la part relativement élevée des conseillers généraux appartenant à une famille de maires. Elle est de 82 % entre 1871 et 1893, ces héritiers se trouvant surtout au sein des milieux conservateurs. Le nombre de conseillers généraux qui revendiquent un lien avec un parent proche ayant exercé un mandat municipal diminue cependant à partir de 1894 pour ne plus représenter alors que 69 %, tout particulièrement chez les républicains et le personnel de la droite insulaire. Le phénomène demeure cependant plus accentué dans les familles radicales. L’ancrage communal des conseillers généraux dépasse bien évidemment cette seule question de l’héritage politique. Durant les 22 premières années du régime, 37 % des élus départementaux sont eux-mêmes maires d’une commune ; ils sont même 45 % de 1893 à 1914. Les différences sont nettes selon les tendances politiques puisqu’au cours de cette seconde période 56,5 % des représentants radicaux sont dans ce cas. Pour ces lignées souvent plus modestes, il s’agit de multiplier les fonctions politiques qui facilitent l’accès à la notabilité.
15La transmission du capital électoral et politique, qui ouvre les chemins de la notabilité, ne s’appuie pas uniquement sur cette implantation strictement communale. Elle peut également se développer à l’intérieur de sphères plus largement cantonales, par l’intermédiaire de véritables lignées de conseillers généraux. Durant les 20 premières années de la Troisième République, 76 % des élus cantonaux appartiennent ainsi à des familles anciennes de conseillers départementaux, essentiellement dans le camp bonapartiste mais aussi, après 1894, au sein de la droite républicaine. Pourtant, avec l’enracinement du régime et la démocratisation du personnel politique, l’accès à la notabilité se diversifie partiellement : 44 % des élus des années 1894-1914 ne comptent ainsi aucun parent proche parmi les anciens membres du conseil général. La tendance est la même en ce qui concerne les liens avec les familles de parlementaires. Seule une minorité d’élus en est issue, 35 % pour les années 1871-1893, 18 % ensuite. Une fois encore, les héritiers des familles de députés ou de sénateurs sont plus nombreux parmi les conseillers généraux de droite durant la période de républicanisation de la Corse, ce qui reflète le comportement de certaines lignées de notables qui, dans l’île, monopolisent la représentation politique depuis le régime impérial. Avec la République triomphante, de nouveaux élus accèdent pourtant à la vie politique sans l’appui de ce patrimoine familial héréditaire, sans que l’on puisse pour autant parler de la fin des notabilités anciennes.
16L’étude des lieux de naissance s’avère déterminante pour une approche des fondements de la notabilité et, plus encore peut-être, pour mesurer le poids des racines cantonales. De 1871 à 1893, 59 % des élus ont vu le jour dans les cantons qu’ils représentent, tandis que 34 % d’entre eux sont nés ailleurs en Corse, 5 % seulement sur le continent et 2 % dans un pays étranger. Cet ancrage cantonal tend d’ailleurs à s’accentuer durant la deuxième période : au cours des années 1894-1914, 72 % des conseillers généraux sont nés dans leur canton d’élection24. Pour l’électorat, le représentant politique à l’échelle du département doit être originaire du milieu local, un homme de terrain parfaitement inséré dans les structures communautaires et issu de lignages qui y occupent une position dominante. Le phénomène est particulièrement marqué pour les élus radicaux, qui ne peuvent s’appuyer sur un important héritage politique familial. Ainsi, de la chute du Second Empire à la Première Guerre mondiale, 79,3 % des conseillers généraux de cette tendance sont nés dans le canton où ils ont été élus. Pour la droite et les républicains modérés, ces données tombent à 62 % à 65,4 %, 30 % et 31,6 % des conseillers généraux étant nés dans d’autres cantons de l’île.
17L’analyse du domicile réel des élus constitue un élément supplémentaire dans l’étude de leur enracinement. Avant leur élection, les lieux de résidence des futurs conseillers généraux se répartissent de façon inégale entre la Corse, le continent et le Maghreb – Algérie ou Tunisie. De 1871 à 1893, 71 % des conseillers sont toutefois domiciliés dans l’île25. À partir de 1894, la part de ceux résidant sur le continent passe à 31 %, 3 % déclarant être domiciliés en Afrique du Nord. Selon les tendances politiques, les différences peuvent être assez nettes. Ainsi, les notabilités de la droite insulaire et celles de la gauche modérée sont, en majorité, domiciliées dans l’île et se répartissent presque également entre leur canton d’origine et le reste du département. Les élus radicaux résident quant à eux plus largement hors de Corse, 47,8 % étant domiciliés sur le continent entre 1894 et 1914 tout en maintenant de forts liens avec leur canton d’origine, comme nous l’avons vu. L’investissement scolaire et l’ascension sociale qui en découle poussent en effet certains élus – notamment parmi les radicaux – à une mobilité géographique d’origine professionnelle, pour l’essentiel en direction du continent où la plupart de ces hommes ont suivi un cursus universitaire26. Pourtant, tous conservent, malgré l’éloignement géographique, des liens solides avec les structures familiales et les réseaux clientélaires fondant leur notabilité. D’ailleurs, l’élection au conseil général ne remet guère en cause les choix de résidence : que ce soit au cours du mandat ou après qu’il a pris fin, les domiciles des représentants cantonaux ne changent guère, à quelques exceptions près. Ainsi, entre 1894 et 1914, les conseillers de la droite insulaire tendent à résider davantage dans leur canton une fois leur mandat terminé, comme si les fonctions électives les avaient rapprochés de leur circonscription électorale.
18Pour de nombreux conseillers généraux, le mariage constitue un autre moyen d’asseoir leur influence cantonale, d’autant que 82 % des élus des années 1871-1893 sont mariés, de même que 73 % de leurs successeurs. Ces alliances sont souvent le reflet de véritables stratégies qui s’élaborent selon des critères économiques, financiers mais aussi clientélaires. L’analyse de l’origine géographique des épouses est en ce domaine particulièrement instructive. Tout au long de la période considérée, les femmes des élus sont très majoritairement des Corses, à près de 82 %. Plus significatif encore est le fait que la part des épouses originaires du canton représenté au conseil général tend à augmenter : alors qu’elles ne sont que 17 % au début de la Troisième République, elles sont 36 % après 1893. À l’opposé, le poids des unions avec des continentales tend à croître elle aussi. Les appartenances politiques ne sont pas sans influence sur ces stratégies matrimoniales. Ainsi, à partir de 1893, pour le personnel de la droite insulaire comme pour celui de la gauche modérée, la tendance serait à un net rapprochement avec le milieu local par le biais du mariage : l’extension des ramifications familiales s’effectue de manière plus prononcée dans le cadre cantonal qu’à l’échelle départementale. Mais la recherche d’un « parti » intéressant n’est pas l’expression d’une volonté générale. Certains élus – 17 % durant la première période et 27 % durant la seconde – choisissent le célibat, avec, là encore, de nettes différences selon les clivages partisans. Les taux de célibat les plus élevés se rencontrent chez les élus républicains modérés (26,5 %), suivis par les conservateurs (22 %), les radicaux fermant la marche (9 %). Pour chacune des forces politiques, les raisons qui poussent à ne pas se marier sont multiples et ne suivent pas toutes la même logique27. À droite, dans la mesure où de nombreux élus sont issus de familles notabiliaires, la succession s’effectue par le biais des ramifications, souvent nombreuses, de la structure familiale ; de ce fait, fonder une lignée ne constitue pas une nécessité pour un individu. Chez les républicains modérés, la carrière politique est souvent très personnelle et sans lendemain. De plus, lors de l’enracinement national du régime républicain, une partie de leurs représentants est appelée, par suite d’une volonté d’ascension sociale ou sous l’effet d’obligations politiques, à vivre en nomade entre diverses régions du territoire ou de l’Empire français. Toutes les tentatives d’alliances de viennent alors plus difficiles. Enfin, pour les radicaux, les taux de célibat restent marginaux. La construction de réseaux, pour des hommes qui proviennent de milieux sociaux peu élevés, impose en effet le mariage.
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19En Corse, durant les 40 premières années de la Troisième République, les conseillers généraux sont des hommes fortement ancrés dans le terroir local. Nés dans l’île, ils sont issus de familles de notables comptant de nombreux maires et conseillers départementaux, détentrices de biens fonciers importants et instruites. En fonction des appartenances partisanes, des nuances apparaissent. L’élu de droite, héritier de lignées notabiliaires et politiques, entre plus jeune en politique. Il bénéficie d’un milieu favorable à un engagement précoce, mais n’hésite pas à entreprendre des études supérieures qui lui permettent d’accéder à des emplois valorisants. Pour les représentants républicains, la chute du Second Empire marque souvent l’occasion d’une entrée, assez tardive, en politique. Dépourvus de patrimoine familial hérité, ils privilégient les voies de la réussite scolaire ou du mariage pour accéder à la notabilité. Sans doute cherchent-ils à reproduire le modèle des notables traditionnels ; toutefois leur succès, s’il est réel, demeure personnel, et ils ne parviennent pas à fonder de véritables lignées. Les représentants radicaux, enfin, issus de milieux plus modestes, sont élus plus tardivement encore. Leur élection, qui repose au départ sur un long parcours scolaire, constitue le couronnement de leur carrière politique. La nécessité dans laquelle ils se trouvent d’élargir le champ d’influence de leurs réseaux les conduit à s’ouvrir davantage vers l’extérieur : de là peut-être leur exogamie plus poussée, au profit d’épouses continentales. C’est ce besoin d’ouverture qui les pousse à participer ou à créer des formes d’organisation partisane telles que les comités, les cercles, la Ligue des droits de l’homme, ou encore les loges maçonniques, dans une île où comme ailleurs au début du XXe siècle, se déroule un autre combat : celui pour la laïcité28.
20En cela, les élections cantonales contribuent à la politisation des masses rurales insulaires. Cette acculturation progressive des communautés villageoises à la politique résulte de différents facteurs. Par l’intermédiaire de l’appartenance des notabilités à des réseaux politiques nationaux, par leurs mariages avec des épouses originaires du continent, par leurs cursus scolaires ou universitaires, par leurs liens avec la presse partisane, par leur engagement dans différentes formes de sociabilité politique, enfin par leurs discours chargés d’idéologie, la politique pénètre progressivement dans l’univers quotidien des villages insulaires29. Lieu de pouvoir, de réseaux et de multiples combats politiques, dont l’un des plus importants demeure celui pour l’enracinement de la République, le canton participe progressivement à une prise de conscience de l’interpénétration des enjeux politiques nationaux et locaux, et devient, dans la Corse de la fin du XIXe siècle, l’un des vecteurs de la démocratie.
Notes de bas de page
1 Le plébiscite du 20 novembre 1852 donne 56 549 « oui » sur 58 923 suffrages exprimés.
2 Ces particularismes traditionnels, le clientélisme notamment, sont présentés par les notabilités locales en place comme les piliers de l’identité corse. Le combat mené par les conservateurs consistera notamment à présenter la républicanisation comme une attaque menée contre l’identité insulaire.
3 Il s’agit notamment des familles Gavini, Casabianca, Conti, Pietri ou encore Abbatucci. Pour une étude plus détaillée se référer à Pellegrinetti Jean-Paul et Rovere Ange, La Corse et la République. La vie politique de la fin du Second Empire au début du XXIe siècle (préface de Maurice Agulhon), Paris, Seuil, 2004.
4 Wilson Stephen, Vendetta et banditisme en Corse au XIXe siècle, Ventiseri/Ajaccio, A. Messagera/Albiana, 1995.
5 L’étude des recettes et des dépenses budgétaires pour la période étudiée s’avère inutile. Le conseil général, dont la principale ressource est le centime additionnel, est démuni de revenus. Avant la Première Guerre mondiale, aucun emprunt permettant d’engager des dépenses n’est contracté. Se référer à Pellegrinetti Jean-Paul, La Corse et la République. La vie politique de 1870 à 1914, doctorat d’histoire, sous la direction de Ralph Schor, université de Nice, 2000. Pour l’étude du budget départemental et des questions débattues à l’assemblée départementale entre 1919 et 1940, se référer à l’article de Torre Pascal, « Radicalisme et pratiques budgétaires au Conseil Général de la Corse », Études corses, 48, 1997, p. 153-185. Sur les centimes additionnels, se référer à l’ouvrage de Girault Jacques, Le Var rouge Les Varois et le socialisme de la fin de la Première Guerre mondiale au milieu des années 1930, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 464-467.
6 En effet, la fin du Second Empire ne signe pas la mort politique de la famille Gavini. C’est le canton, justement, qui leur permet de préserver une légitimité politique. Denis Gavini, ancien préfet des Alpes-Maritimes, siège au conseil général de 1871 à 1886. Il y représente successivement le canton de Bastia Terra-Vecchia de 1871 à 1881, puis celui de Campile de 1881 à 1886. Son frère Sampiero Gavini conserve son siège au conseil général, comme représentant impérialiste du canton de Campile, de 1871 à 1875. Quant à ses neveux, Antoine Gavini est conseiller général de 1886 à 1926 et Sébastien Gavini de 1889 à 1894 et de 1905 à 1907. Sur la famille Gavini, voir Charbonnier Jacques, Un grand préfet du Second Empire : Denis Gavini, Nice, Bernard Giovanangeli, 1995 et Serpentini Antoine-Laurent (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, Ajaccio, Albiana, 2006, p. 421-425.
7 Pellegrinetti Jean-Paul, La Corse et la République…, op. cit., p. 164.
8 Il convient également de citer l’exemple de l’Ajaccien Emmanuel Arène, proche de Léon Gambetta et homme de la républicanisation de l’île, qui débute sa grande carrière politique par l’élection au conseil général dans un canton de montagne, celui de Zicavo, face à l’une des figures du Second Empire, Charles Abbatucci, ancien membre du Conseil d’État. Emmanuel Arène devient progressivement, entre 1879 et 1885, le chef de file de la nébuleuse républicaine, jouant un rôle essentiel dans la mise en place de pratiques et de modèles politiques, cela des années fondatrices à celles de l’enracinement définitif de la République. Il est élu député dans l’île de 1881 à 1904, avant de siéger au Palais du Luxembourg jusqu’à sa mort en 1908. Il est aussi, tout au long de ces presque 30 années, conseiller général des cantons de Zicavo (1881-1886), de San-Lorenzo (1888-1903) et de Sainte-Marie-Sicchè (1903-1908). Il préside ainsi l’Assemblée départementale durant 14 années de 1888 à 1893, en 1896, puis de 1900 à 1908 (Pellegrinetti Jean-Paul, La Corse et la République…, op. cit., p. 70 ; Versini Xavier, Emmanuel Arène, roi de Corse sous la troisième République, Ajaccio, La Marge, 1983).
9 La médecine permet un contact quotidien avec la population. Elle est à l’origine d’échanges clientélistes (voir Guillaume Pierre, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1996).
10 Pellegrinetti Jean-Paul, « Camille de Rocca-Serra », dans Serpentini Antoine-Laurent (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, op. cit., p. 849-850.
11 Bibliothèque municipale d’Ajaccio, FL 12 177.
12 Il convient toutefois de noter que le fait d’imprimer ce type d’« expressions politiques », lors d’élections cantonales, est antérieur à la Troisième République. Sous le Second Empire, François Mignucci, avocat à Corte, fait publier ses Lettres à un électeur, à Bastia (imprimerie Ollagnier). En 1867, Timothée Landry, fait paraître Une Lettre d’un électeur à S.A. le prince Charles Bonaparte, candidat au Conseil Général, Marseille (imprimerie Samat). Thimothée Landry est le président du tribunal civil de la cité impériale. Il est le père d’Adolphe Landry, démographe, et homme politique français aux dimensions aussi bien nationales que départementales. Sur ce personnage, Bibliothèque municipale d’Ajaccio, séries FL 8 160 et FL 8 161 ; Demartini Anne-Emmanuelle, Le clanisme politique en Corse, un cas particulier, le clan Landry, maîtrise d’histoire, université Paris IV, 1988 ; Dupaquier Jean, « Adolphe Landry », dans Serpentini Antoine-Laurent (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, op. cit., p. 533-534 ; Galletti Jean-Félix et Loverini Marie-José, Calvi, Aix-en-Provence, Edisud, 1991.
13 Huard Raymond, Le suff rage universel en France 1848-1946, Paris, Aubier, 1991 et Garrigou Alain, Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-1946), Paris, Seuil, 2002.
14 Le Pascal Paoli, 8 mai 1898. Marius Giacobbi est originaire de Venaco. Il est conseiller général républicain du canton de Venaco de 1887 à 1913, député de l’arrondissement de Corte de 1898 à 1903 et de 1914 à 1919 et sénateur de la Corse de 1903 à 1912. Ruiné complètement, Marius Giacobbi fera à nouveau fortune à Panama en tant qu’entrepreneur lors des travaux de percement du canal de Panama.
15 Au cours de la campagne, l’argent est réparti entre ses plus fidèles agents électoraux, qui effectuent d’incessants allers et retours entre sa maison et les communes environnantes. Dans sa demeure, l’immense salle à manger familiale devient la salle de réunions (d’après un entretien réalisé en août 1996 avec la fille de Jacques Orsatti, Mme Marie Lefort-Orsatti).
16 Le nombre de crimes est rapporté au nombre d’habitants. En Corse, en 1886, sur 135 homicides volontaires, 52 ont un lien avec la politique (Chesnais Jean-Claude, Histoire de la violence, Paris, Laffont, 1981, p. 47).
17 Briquet Jean-Louis, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997.
18 Le Journal de la Corse, 21 et 28 juin 1893.
19 Jean-Charles Benedetti accuse son parrain par voie de presse de fraudes électorales et le provoque en duel. La rencontre a lieu sur la plage du Ricanto à Ajaccio, le 28 août 1895 à 6 heures du matin (Le Pascal Paoli, 1er septembre 1895).
20 Le bilan est lourd. La lutte se solde par la mort d’un homme ; Le Pascal Paoli, 1er septembre 1895.
21 Arch. nat., C 5153b.
22 La première tendance est représentée, selon les périodes, par les conseillers généraux bonapartistes, les ralliés, les conservateurs ou par ceux de la droite républicaine. Quelle que soit la période, les regroupements au sein de la droite corse se réalisent autour de l’un des membres de la famille Gavini : Denis de 1871 à 1886, puis Antoine de 1887 à 1914. Quant aux conseillers généraux républicains modérés, ils se placent dès 1881 sous la conduite de leur chef de file, Emmanuel Arène. À la mort de celui-ci, en 1908, ils glissent majoritairement vers les rangs de la droite républicaine. Néanmoins, il convient de signaler qu’à partir de 1904, les arénistes et les gavinistes ne forment plus qu’un seul groupe dans l’hémicycle. Les radicaux, quant à eux, très minoritaires pendant de nombreuses années, se positionnent à partir de 1910 derrière Adolphe Landry.
23 La répartition est la suivante : 97 conseillers généraux de droite, 72 républicains et 98 radicaux. Cette étude repose sur le dépouillement des séries 1 M, 2 M, 3 M et 1 N des Archives départementales de la Corse du Sud, la presse partisane, les séries JO de la Bibliothèque nationale, la série C des Archives nationales et les registres d’état civil des communes de naissance, de mariage et de décès des conseillers généraux étudiés.
24 24 % dans le reste du département, 3 % sur le continent et 1 % à l’extérieur du sol français.
25 La répartition est ensuite la suivante : 28 % résident sur le continent et 1 % seulement en Afrique du Nord.
26 Entre 1871 et 1893, 59 % des élus ont suivi un cursus universitaire. À la veille de la Grande Guerre, 64 % d’entre eux sont dans ce cas.
27 Signalons toutefois que cette analyse aurait dû comporter également une approche exhaustive des carrières familiales, professionnelles et politiques des collatéraux des conseillers généraux. Malheureusement, à cause du nombre important d’élus, elle n’a pu être menée.
28 Pellegrinetti Jean-Paul, « Combisme et franc-maçonnerie en Corse au début du XXe siècle », Études corses, 50-51, 1998, p. 209-228.
29 Comme le note Pecout Gilles, « La politisation des paysans au XIXe siècle », Histoire et sociétés rurales, no 2, 1994, p. 99, la diffusion de différentes formes de sociabilité politique est souvent vécue par les ruraux comme un instrument d’identification nationale. Se référer également à Rosanvallon Pierre, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992, 640 p. et Coll., La politisation des campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal, Rome, École française de Rome, 2000.
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