Le canton entre 1870 et 1914, territoire de redéfinition des rapports entre gendarmes et policiers
p. 159-170
Texte intégral
1À l’automne 1850, le ministre de la Guerre, le général Schramm, promeut une nouvelle répartition géographique des brigades de gendarmerie. Prenant acte de l’essor du chemin de fer et du progrès de l’industrie, il prévoit l’implantation d’un poste par canton dans toute la France mais laisse aux « villes industrielles et populeuses, […] en raison de leurs revenus », la charge de « contribuer à leur sécurité intérieure en donnant plus de développement aux moyens d’action de la police municipale1 ». Ce faisant, le ministre accentue le partage territorial de la sécurité publique entre gendarmes et policiers, entre campagnes et espaces urbains, entre État et municipalités. L’image de la gendarmerie se trouve étroitement associée à la ruralité alors que le policier s’impose comme l’une des figures tutélaires des cités. Néanmoins, de même que les polices ne sont pas absentes des campagnes, réciproquement toutes les villes comptent des gendarmes. Aussi, identifier les cantons ruraux aux seuls gendarmes et les cantons urbains exclusivement aux policiers serait occulter les relations tissées par ces deux composantes d’un système policier dual depuis la Révolution au moins.
2Une analyse menée au plan cantonal permet justement de mieux cerner les rapports concrets tissés localement entre les acteurs des forces de l’ordre. Car le souci d’adapter le découpage judiciaire du territoire à la lutte contre la criminalité et à l’évolution des nécessités du maintien de l’ordre place cet échelon administratif au cœur des enjeux de sécurité publique durant la Troisième République. Traversé par une pluralité d’acteurs policiers et d’intervenants judiciaires, le canton est le théâtre d’une coexistence – temporaire ou permanente – des forces de l’ordre, oscillant entre complémentarité et concurrence, selon les contextes locaux. Face aux mutations socioéconomiques de la Belle Époque, et, partant, de la criminalité, la réforme des divisions administratives du territoire est envisagée, et avec elle celle de l’ancien dispositif des forces de l’ordre. Le surgissement des policiers mobiles dans les campagnes, notamment, fournit une bonne occasion d’étudier les liens entre découpage territorial et efficacité policière, et pose la question de la caducité du canton dans la carte policiaro-judiciaire au début du XXe siècle.
Le gendarme, seul « protecteur tutélaire des campagnes2 » ?
Des gendarmes par milliers dans les campagnes
3Depuis le début du Second Empire, la présence d’une brigade par canton confère à la gendarmerie une prépondérance territoriale nationale dans le dispositif des forces de l’ordre, renforcée encore par la suppression des commissaires cantonaux, en 18703. Selon le Compte général de l’administration de la Justice criminelle, plus de 4 300 brigades parsèment la France, à la veille de la Première Guerre mondiale, contre un peu moins de 4 000 en 18754. Le décret du 20 mai 1903 réaffirme l’enracinement rural de la gendarmerie.
4Appelé – suite à l’affaire Vacher5 – à donner son « avis sur le fonctionnement actuel de la gendarmerie en ce qui concerne son service de sûreté6 », le préfet de la Marne indique en 1897 que son département compte cinquante-trois gendarmes pour 100 000 habitants, ce qui semble, à ses yeux, « une bonne moyenne7 » par rapport à d’autres départements. Il assure que « c’est évidemment aux services judiciaires que la gendarmerie consacre le plus de temps8 ». Il distingue néanmoins les brigades rurales des brigades urbaines. Les « gendarmes des villes9 » consacreraient une part majeure de leur activité aux divers services des tribunaux mais n’accompliraient pas d’investigations de police judiciaire, réservées aux polices municipales, alors que ce serait l’inverse pour les « gendarmes des champs ». La gendarmerie consacre également une part importante de son travail au recrutement et à la conscription, ainsi qu’à toutes les tâches administratives touchant aux militaires.
5Pour accomplir ces diverses missions, la principale difficulté est, pour les gendarmes, de couvrir la distance entre les communes placées dans le ressort de leur canton10 ; cette surveillance s’effectue au moyen de tournées à cheval ou à pied. En 1886, le préfet de Haute-Garonne conteste le projet de transformation de brigades à cheval en brigades ; il se fonde sur l’exemple de la brigade d’Auterive, brigade chargée de la sécurité de onze communes, dont les gendarmes doivent parcourir vingt-cinq kilomètres pour conduire les prisonniers au chef-lieu d’arrondissement11, et dix-sept kilomètres pour se rendre au chef-lieu du département. Le relief accidenté et les rigueurs climatiques accentuent donc les difficultés d’un service considérablement plus dépendant du milieu géographique que dans les cantons urbains.
6Les juges de paix sont les interlocuteurs privilégiés des gendarmes en matière judiciaire puisque chaque canton, de même qu’il compte théoriquement une brigade ou un poste de gendarmerie, est en principe le siège d’une justice de paix12. Cependant, cette proximité, propre à faciliter les relations entre les militaires et les magistrats, n’existe pas toujours. En 1872, le procureur de la République de Langres déplore ainsi que dans le canton de Neuilly, en Haute-Marne, la gendarmerie ne demeure pas au même endroit que le juge de paix, « premier et principal auxiliaire du Parquet13 » ; et, plutôt que de demander le déplacement du juge, il saisit cette occasion pour réclamer la création d’une brigade à pied. De même, en 1878, le procureur de la République de Beaune sollicite du garde des Sceaux la translation d’une brigade de gendarmerie afin qu’elle soit désormais « à portée du juge de paix14 » : ainsi « la brigade pourra seconder plus efficacement ce magistrat dans ses fonctions de police judiciaire15 » ; en outre, replacée au centre de son canton, elle verra sa mission de protection facilitée16.
La présence discrète des policiers dans les cantons ruraux
7Si les gendarmes apparaissent comme les premiers acteurs de la sécurité publique dans les cantons ruraux, il faudrait néanmoins se garder d’oublier les diverses formes de l’intervention policière dans leur « pré carré ». En matière de renseignement, les préfets disposent, depuis le début du Second Empire, des commissaires de la Police spéciale des chemins de fers, qui relèvent de la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur. Durant la Troisième République, cette surveillance – en particulier celle des anarchistes – donne lieu à une intense collaboration télégraphique avec les gendarmes. Lorsque ces derniers ne suffisent plus aux recherches criminelles, le Parquet peut ponctuellement solliciter l’aide d’agents de la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur17, ou recourir à la sagacité des enquêteurs de la Sûreté de la préfecture de Police de Paris. Ceux-ci agissent alors soit en collaboration étroite avec les gendarmes18, soit sous couvert d’anonymat ; ainsi lors de missions de surveillance à des fins de maintien de l’ordre, comme dans le bassin houiller du Nord en 188419. Enfin, à partir de leur création à la fin de l’année 1907, les Brigades mobiles de police judiciaire sont appelées à intervenir partout où les criminels les plus dangereux sévissent (infra).
8Si les gendarmes forment donc le gros de la force publique dans les cantons ruraux, ils ne sont pas les seuls. La collaboration avec les policiers est non seulement de plus en plus fréquente entre le début de la Troisième République et la veille de la Première Guerre mondiale, mais elle tend à associer de plus en plus d’acteurs en matière de police judiciaire. Ce partage territorial de la sécurité publique possède-t-il les mêmes caractères dans les cantons urbains ? Les conditions y sont pourtant inversées : s’il est vrai qu’une brigade surveille plusieurs communes depuis son chef-lieu de canton, un commissariat, lui, ne contrôle qu’une commune. Une commune qui peut cependant regrouper plusieurs cantons.
La nécessaire collaboration des polices dans les cantons urbains
Un espace urbain partagé pour une sécurité publique mieux assumée
9La législation révolutionnaire impose aux villes de plus de cinq mille habitants d’entretenir un commissaire de police20. Cette obligation souffre encore de nombreuses exceptions au début du XXe siècle, notamment dans les villes qui dépassent de peu ce seuil démographique et dont les conseils municipaux rechignent face à cette charge budgétaire supplémentaire. Aux yeux des édiles, la présence de gendarmes payés par l’État paraît souvent suffisante pour garantir la sécurité des citoyens. Dans certaines communes, la police est assurée par un commissaire municipal ou, plus rarement, par un commissaire spécial – à Semur-en-Auxois (Côte-d’Or), par exemple – qui ne disposent d’aucun agent ! Leur autorité est donc entièrement tributaire de l’appui apporté par la gendarmerie locale21. À Louhans (Saône-et-Loire), par exemple, « la police de la ville ne serait pas efficacement assurée si la Gendarmerie ne prêtait son concours au Commissaire de Police qui n’a pas un seul agent sous ses ordres, sauf un garde champêtre22 », ce qui conduit le procureur de la République à réclamer la création d’une nouvelle brigade de gendarmerie. Mais les gendarmes sont du coup totalement débordés par les tâches multiples qui leur échoient : « Il faut de plus que la gendarmerie de Louhans surveille une partie du canton de Montret qui ne possède pas de brigade spéciale23. » Rétribué par la municipalité mais nommé par le ministère de l’Intérieur, mal servi par un personnel d’agents de statut municipal avec lequel il est souvent en conflit, le commissaire de police municipale trouve donc souvent ses auxiliaires les plus dévoués parmi les gendarmes, pour peu du moins qu’il ne leur inflige pas un surcroît excessif d’activité.
10La sécurité publique profite-t-elle de cette co-présence des policiers et les gendarmes dans l’espace urbain ? Apparemment oui. Considérons, à titre d’exemple, le cas des sous-préfectures, telle celle de Beaune. Elle compte environ 13 000 habitants au tournant du XXe siècle. Ceux-ci sont placés sous la surveillance d’un commissaire aidé d’un brigadier et de cinq agents. Le préfet de la Côte-d’Or juge ce personnel suffisant en nombre, car, précise-t-il, la gendarmerie locale compte trois brigades assurant « de concert » avec la police « l’exécution des règlements municipaux » et la « sécurité générale24 ». L’examen de l’origine des procès-verbaux transmis au tribunal correctionnel de Beaune va aussi dans ce sens25 :
1882 | 1912 | |
Nombre total d’affaires traitées par le tribunal | 792 | 1041 |
Transmises par la police municipale | 57 | 125 |
Transmises par les brigades de la gendarmerie en résidence à Beaune | 25 | 21 |
Transmises par la gendarmerie située dans le ressort du tribunal correctionnel | 574 | 550 |
Tableau 1. – Affaires traitées par le tribunal correctionnel de Beaune (Côte-d’Or) selon leur source.
11On notera la légère diminution de la part prise par la gendarmerie dans la police répressive à Beaune et ses environs ; mais elle ne fait que révéler en creux la forte augmentation de l’activité des agents municipaux, qu’il faut probablement imputer à une hausse de leur effectif ainsi, peut-être, qu’au surcroît de zèle exigé par le commissaire en place. Remarquons surtout qu’en 1912 deux affaires (filouterie d’aliments, jets de pierres contre un train) sont conjointement transmises par la gendarmerie et la police municipale, et que deux autres (incendie volontaire, vol) le sont par les militaires et les policiers de la 11e brigade mobile de Dijon. Ce sont là les indices d’une collaboration quotidienne entre gendarmes et policiers municipaux et d’une entente ponctuelle avec les policiers mobiles. La répression de l’ivresse publique et du vagabondage restent les principaux délits verbalisés durant la période, tant par la police que par la gendarmerie. La complémentarité du travail policier et des activités des militaires est donc patente.
12En d’autres circonstances, ce partage tacite de la protection des citoyens donne lieu à de véritables transactions. Par suite de la pénurie de personnel, il n’est pas rare que policiers et gendarmes en viennent à partager l’espace urbain afin d’en améliorer la surveillance. Tel est le cas en banlieue parisienne, à Ivry-sur-Seine, par exemple, entre 1894 et 189926. Il faut l’arrivée d’un nouveau commissaire de police, soucieux de rétablir sa pleine autorité sur tous les quartiers de la ville et d’asseoir son pouvoir aux dépens de celui des gendarmes, pour remettre en cause cet équilibre. Comme on le voit, le jeu des relations entre gendarmes et policiers peut donc s’inverser en fonction des personnalités en place, de même qu’à un moment donné il varie sensiblement d’une localité à l’autre27.
Le lourd fardeau des gendarmes des villes
13En ville, les effectifs de la gendarmerie servent donc à compléter ceux des polices municipales, dont nombre de commissaires, confrontés à une population et à un espace urbains qui s’accroissent rapidement, déplorent l’indigence. À Dijon, par exemple, dans les années 1890, la police se compose de cinquante-cinq hommes pour surveiller plus de 75 000 personnes. La population s’élève à près de 90 000 si l’on y ajoute les quatre cantons limitrophes ; mais sur ces derniers, interdits d’accès à la police municipale, seules rayonnent les deux brigades dijonnaises de la gendarmerie. On le voit, la présence en ville des gendarmes induit des contraintes particulières sur leur activité.
14L’augmentation constante des missions administratives et des services judiciaires – liés au fonctionnement des tribunaux – confiés à la gendarmerie, la croissance de la population urbaine, d’autre part, rendent du reste particulièrement sensible l’insuffisance des effectifs de l’arme. C’est le cas à Nice, par exemple, où cinq brigades ont à surveiller deux cantons et près de 140 000 personnes, dont plus de 2 600 dans les communes externes et près de 29 000 dans la partie non agglomérée de la commune. Appelés à sortir de la circonscription urbaine pour parcourir les cantons voisins, les gendarmes se trouvent donc confrontés à un problème de sécurité publique alors émergent : l’essor de la banlieue, « dont la surveillance incombe à la Gendarmerie » et qui « a besoin d’être parcourue par de fréquentes patrouilles, destinées à éloigner les repris de justice et individus de moralité douteuse, rebut de la population de toute grande ville […]. Il ne faut pas que la sécurité de Nice et de sa banlieue puisse être suspectée28 ».
La croissance de la banlieue dans les cantons urbains et l’urbanisation des cantons ruraux : les mutations spatiales de la sécurité publique
La banlieue et ses problèmes d’insécurité
15C’est la fin du XIXe siècle qui voit en effet émerger dans le débat public le thème de l’insécurité de la banlieue. Sous la pression d’une forte demande sociale, les forces de l’ordre sont alors sommées de s’adapter à la croissance urbaine et plus généralement à l’évolution socioéconomique du pays. Les pétitions réclamant la création de commissariats ou de casernes de gendarmerie en périphérie des villes se multiplient, à la faveur de faits divers suscitant de fortes émotions amplifiées par la presse29. Ce mouvement s’accompagne de sévères critiques portées à l’encontre d’une force publique rendue directement responsable du « manque de sécurité dont jouissent […] les habitants de la banlieue de Paris30 ». L’incompétence des policiers de banlieue et la faiblesse de leurs effectifs ne seraient pas compensées par l’activité de gendarmes, « avant tout […] facteurs de l’administration militaire31 », beaucoup plus préoccupés par les infractions à la police du roulage que par les délinquants dangereux. C’est dans ce contexte, en 1909, que la circulaire du préfet de police Louis Lépine entreprend de renforcer la coordination de l’action préventive des forces de l’ordre au moyen de tournées nocturnes concertées entre policiers et gendarmes32. Cette mesure vise-t-elle à faire bonne figure face à ces attaques ? Témoigne-t-elle d’un souci nouveau d’enrayer l’augmentation de la délinquance ou bien officialise-t-elle et systématise-t-elle plutôt des pratiques locales déjà existantes ? Difficile de trancher. Du moins cette collaboration a-t-elle certainement pour objectif de pallier l’insuffisance des effectifs, en banlieue parisienne comme dans le reste de la France. Car les restrictions budgétaires du ministère de la Guerre freinent la création de brigades et les municipalités invoquent leur gêne budgétaire pour refuser l’entretien de nouveaux commissaires, quand elles ne suppriment pas purement et simplement le traitement du commissaire existant.
16Pour surmonter ce manque de moyens dans les cantons urbains en mutation, certains commissaires centraux n’hésitent pas à réclamer l’extension de leurs pouvoirs sur les communes limitrophes. Celui de Bordeaux dit y voir le moyen commode de poursuivre des anarchistes qui « n’hésitent pas à quitter la ville et à se retirer dans la banlieue pour se soustraire à la filature des agents33 ». En 1898, c’est le commissaire central de Tours qui élargit sa juridiction sur quatre communes voisines, non sans susciter l’inquiétude des maires concernés, soucieux de leurs prérogatives34.
La gendarmerie confrontée à l’urbanisation et à l’industrialisation des cantons ruraux
17De même la gendarmerie doit-elle tenir compte des contraintes liées à l’industrialisation, en particulier la forte augmentation de la population et la modification de ses caractéristiques sociopolitiques. En avril 1913, le lieutenant commandant l’arrondissement de Clermont insiste ainsi sur la « nécessité de l’augmentation et de la transformation de certaines brigades » de sa circonscription35. Car si son « effectif est resté invariable, la population, dans ces dernières années, s’est accrue dans de notables proportions et est devenue de plus en plus difficile à surveiller36 ». Et de fait, en près de vingt ans, le nombre d’habitants du canton de Mouy, par exemple, a doublé. Qui plus est, la croissance économique a attiré une population ouvrière « turbulente », travaillée par un anarcho-syndicalisme très actif. Bref, il est clair à ses yeux que l’effectif des brigades des cantons de Mouy et de Clermont ne suffit plus pour maintenir l’ordre.
La réorganisation et la modernisation de la force publique face à l’horizon cantonal
18Terminons en examinant comment le jeu combiné des crises sécuritaires et des transformations techniques pèse, avant 1914, sur l’activité des forces de l’ordre. Tout le problème étant de savoir si, oui ou non, elles mettent en cause leur organisation administrative, et singulièrement leur ancrage cantonal.
De nouveaux moyens de communication et de déplacement pour s’affranchir des contraintes propres à chaque canton
19Alors que les vagabonds sont perçus comme la menace première des populations rurales, des propositions sont avancées pour renforcer la sécurité des campagnes, notamment après l’affaire Vacher et à la suite des préconisations de la commission Marcère à l’automne 1897. C’est la faiblesse des effectifs et la taille des circonscriptions qu’invoquent les gendarmes pour répondre à l’accusation d’inefficacité dont ils sont l’objet, notamment à l’égard des chemineaux. Le préfet de la Marne, lui, se dit peu sensible à ces arguments et préfère prôner l’augmentation de la fréquence des patrouilles pour faciliter le contact avec la population et permettre de recueillir davantage de renseignements37. Le canton et ses habitants sédentaires doivent être mieux connus pour faciliter l’identification et le contrôle de sa population de passage. Au sein de la gendarmerie, l’amélioration du service judiciaire est ainsi à l’ordre du jour.
20La surveillance plus active du territoire passe par une mobilité accrue. À partir de la fin des années 1890, la bicyclette entre lentement dans les casernes et permet de sillonner les cantons. Mais son emploi n’est pas généralisable, en raison surtout des contraintes géographiques des circonscriptions. Le commandant de la compagnie des Pyrénées-Orientales estime ainsi que, dans un canton comme celui de Port-Vendres, l’introduction de la bicyclette ne serait pas opportune, en raison du relief montagneux38, de chemins impraticables et d’un personnel piètrement entraîné « pour se servir utilement » de ces machines39. En revanche, le canton de Saint-Genis, traversé par de nombreuses routes et habité par une population dense, y serait beaucoup plus adapté. Notons qu’à l’occasion de la grève des employés du chemin de fer, en octobre 1911, des patrouilles cyclistes sont organisées en Charente pour prévenir les tentatives de sabotage des voies40, patrouilles dont l’originalité est d’associer aussi souvent que possible les gendarmes et les policiers municipaux des communes concernées. Cette coopération entre forces de l’ordre doit être favorisée par l’établissement de liaisons entre les groupes d’un même département et entre les patrouilles relevant de départements limitrophes « pour obtenir d’elles le maximum de rendement utile41 ».
21Les progrès du contrôle et de la répression passent également par l’installation progressive du téléphone permettant de relier non seulement les brigades entre elles mais également les militaires aux polices. Cette évolution reste néanmoins très limitée encore à la veille de la Première Guerre mondiale, comme en témoigne l’exemple du canton de Crécy. En 1911, la brigade surveille vingt communes mais est encore privée du téléphone. Sa position excentrée dans son canton rend pourtant malaisée sa mission et assurément l’installation du téléphone permettrait à la gendarmerie d’être informée par les maires « plus rapidement et surtout plus efficacement sur tous les délits qui peuvent se commettre et pour lesquels elle n’est, très souvent, renseignée que par lettre42 ».
La résistance du canton face à la centralisation des forces de l’ordre
22À première vue, les efforts de centralisation des forces de l’ordre à l’œuvre durant la Troisième République tendent à rendre caduc l’échelon cantonal, ses limites étant en quelque sorte oblitérées par l’élargissement de l’espace policier. C’est ainsi qu’à la suite des attentats anarchistes des années 1893-1894, des commissaires spéciaux héritent de missions de police judiciaire. Le projet de leur confier la direction des forces de l’ordre dans le département, sous la direction du préfet, même s’il est rapidement abandonné en raison du reflux de la crise sécuritaire, montre bien comment le mouvement d’unification de la force publique risque, à terme, de retirer sa substance au canton en matière de sécurité. En 1907, encore, un officier de la gendarmerie propose l’installation d’une brigade mobile de gendarmerie dans chaque canton, qui s’ajouterait à la brigade déjà présente43. Cette brigade mobile interviendrait pour des missions de maintien de l’ordre à l’intérieur comme à l’extérieur du canton et éviterait ainsi de perturber le service ordinaire de la brigade sédentaire. Projet sans lendemain.
23C’est sous la tutelle de la direction de la Sûreté générale qu’est créée une police mobile le 30 décembre 1907. Celle-ci vise à élargir la circonscription des policiers à plusieurs départements en les autorisant à y poursuivre les malfaiteurs qui échappent habituellement aux gendarmes en passant d’un canton à un autre. Face à des polices jugées trop sédentaires, la mobilité de cette nouvelle force apparaît donc comme un gage d’efficacité accrue pour les enquêtes. L’assise cantonale de la gendarmerie semble dans ces conditions bien menacée, alors que les limites des circonscriptions des polices municipales tendent à s’effacer devant la volonté du Contrôle général des services de recherches judiciaires de centraliser l’espace policier national. Présentés comme l’élite de la police judiciaire, les « mobilards » inter viennent relativement peu dans les villes qui comptent un service de police municipale et agissent surtout dans le « pré carré » des gendarmes. C’est le recensement des nomades qui constitue la matière principale de coopération entre militaires et policiers avant guerre. Chose importante, les gendarmes restent, ce faisant, indispensables aux policiers, à un double titre au moins. D’une part, ce sont eux qui, par leurs constatations, fournissent aux policiers les éléments de l’enquête qui motive leur déplacement. D’autre part, ils ont une connaissance du milieu humain de leur canton que le policier venu de la ville, dont la population se méfie, ne peut acquérir rapidement44. Paradoxalement, les Brigades mobiles ont donc non seulement réassuré la présence des gendarmes dans leur territoire cantonal mais également contribué à re-légitimer l’existence de ce dernier.
24À preuve, en 1913, un fonctionnaire préfectoral propose une vaste réforme administrative territoriale de la France incluant les communes et les cantons45. L’auteur prône la régionalisation de services administratifs qui disposeraient de leur propre budget. L’« unité cantonale46 » permettrait de mettre en commun les ressources « intercommunales47 », sous la surveillance du préfet. En ajoutant qu’« il est un service dont l’organisation cantonale pourrait être la règle : c’est celui de la police municipale48 », le réformateur considère que la police doit être un « service d’État » dont les municipalités doivent être complètement déchargées, dans les villes comme dans les campagnes. À l’en croire, donc, l’inefficacité des forces de l’ordre serait d’abord le fruit de l’autonomie des municipalités. Son plaidoyer en faveur de l’unification des forces de l’ordre s’inscrit, certes, dans la perspective plus large d’un renforcement de la centralisation administrative générale ; toutefois, et c’est important, on voit que celle-ci ne fait pas l’économie du canton49.
*
25Faut-il adapter le territoire à la police ou la police au territoire ? Les différentes réformes menées dans la police et la gendarmerie ont sans doute tenté de répondre à cette interrogation dialectique, qui leur était – qui leur reste – posée par la question de la sécurité publique. Durant l’entre-deux-guerres, l’organisation des forces de l’ordre sur le territoire et leur adéquation au découpage administratif font toujours débat ; plusieurs réformes se succèdent, toutes tournées vers l’horizon de l’étatisation de l’appareil policier50.
26On l’a vu, la comparaison entre cantons ruraux et cantons urbains permet d’approcher les caractéristiques territoriales locales d’une sécurité publique partagée à l’échelle nationale entre police et gendarmerie. Cette comparaison, en révélant les modalités concrètes du travail des forces de l’ordre, introduit à une meilleure compréhension des relations entre policiers et gendarmes par leur milieu d’exercice ; elle met en lumière la coopération qui tend à dominer ces rapports et par conséquent relativise l’idée d’une concurrence dont policiers et gendarmes seraient les protagonistes farouches.
Notes de bas de page
1 Arch. dép. de la Côte-d’Or, 2 U 364, instruction du 29 octobre 1850.
2 Lélu Georges (lieutenant de gendarmerie), La sécurité publique en France et le rôle social de la gendarmerie, Thiers, A. Favyé, 1909, p. 62.
3 Voir, supra, la contribution de Jean-François Tanguy, « Un essai cohérent mais avorté de police rurale… ».
4 Pour des précisions sur ces statistiques, voir Luc Jean-Noël (dir.), Histoire de la Maréchaussée et de la Gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, Service historique de la Gendarmerie nationale, 2005.
5 Joseph Vacher commet entre 1894 et 1897 au moins onze meurtres qui se caractérisent par leur atrocité. L’affaire, qui se clôt par l’exécution du vagabond à l’automne 1898, suscita de vives critiques à l’égard des forces de l’ordre, accusées de manque de cohésion et d’incompétence. Plus largement, l’organisation de la police rurale fut alors l’objet d’une vaste réflexion.
6 Arch. départ. de la Marne, 5 R 5, rapport du préfet de la Marne, 26 novembre 1897.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Nous empruntons cette expression et la suivante à Luc Jean-Noël (dir.), Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 129 sq.
10 Voir, supra, la contribution d’Arnaud-Dominique Houte sur les discordances entre réseau des brigades et cadre cantonal.
11 Arch. dép. de Haute-Garonne, 5 R 6, minute du préfet de Haute-Garonne, 7 octobre 1886.
12 Pour des précisions sur les juges de paix, voir Rouet Gilles, Justice et justiciables en France aux XIXe etXXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 221-328.
13 Arch. dép. de la Côte-d’Or, 2 U 365, lettre du procureur de la République de Langres, 6 janvier 1872.
14 Ibid., lettre du procureur de la République de Beaune, 25 mai 1878.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Arch. dép. d’Indre-et-Loire, 4 M 3, lettre du ministre de l’Intérieur, 17 janvier 1900.
18 Lire rossignol Gustave-Amand, Mémoires de Rossignol (ex-Inspecteur Principal de la Sûreté), Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 5e édition 1900. Pour plus de détails, nous renvoyons à notre article : « Les relations entre policiers et gendarmes à travers leurs représentations mutuelles sous la Troisième République (1875-1914) », Sociétés & Représentations, 16, 2003, p. 213-227.
19 Deux agents de la 2e brigade des Recherches sont, par exemple, envoyés à Anzin, en 1884, pour surveiller les troubles (Archives de la préfecture de Police [désormais APP] BA 185).
20 Nous renvoyons à berlière Jean-Marc, L’institution policière sous la IIIe République (1875-1914), thèse d’histoire, université de Bourgogne, 1991, et, pour une approche monographique, à tanguy Jean-François, Le maintien de l’ordre public en Ille-et-Vilaine, 1870-1914, thèse d’histoire, université Rennes 2, 1986.
21 Est-ce le hasard administratif des mutations ou cette contrainte locale qui explique que l’on nomme dans cette localité de préférence d’anciens sous-officiers de la gendarmerie, comme le montrent les dossiers de carrière des commissaires spéciaux ? (Arch. dép. de la Côte-d’Or, 20 M 382-383).
22 Arch. dép. de la Côte-d’Or, 2 U 365, lettre du procureur de la République de Louhans, 4 juillet 1875.
23 Ibid.
24 Ibid., 20 M 390, rapport sur l’organisation de la police dans le département, 1894.
25 Ibid., U VII De 1 et U VII De 6, registres de plaintes et de procès-verbaux, tribunal correctionnel, Beaune. Pour une analyse minutieuse des pratiques, Farcy Jean-Claude, « Le procureur entre l’ordre public et les justiciables : plaintes, procès-verbaux et poursuites pénales à Dijon à la fin du XIXe siècle », Crime, Histoire & Sociétés, 9-1, 2005, p. 79-115.
26 APP DA 448, rapport du commissaire de police d’Ivry, 19 janvier 1899.
27 APP DA 445, police suburbaine.
28 Arch. dép. des Alpes-Maritimes, 5 R 0004, rapport du capitaine commandant la section de Nice, 1er juin 1907.
29 Arch. dép. du Rhône, R 657, pétition des habitants du faubourg de Saint-Fons, en périphérie de Lyon, réclamant la création d’une police municipale, mars 1896.
30 Gibart Louis, « Le manque de sécurité dans la banlieue. Ses causes », Revue municipale, 1er octobre 1900, p. 2573-2575.
31 Ibid.
32 APP DB 19, circulaire relative à une action combinée avec la gendarmerie, 19 avril 1909.
33 Arch. dép. de la Gironde, 4 M 4, rapport du commissaire central, 7 août 1894.
34 Arch. dép. d’Indre-et-Loire, 4 M 3, décret du 16 janvier 1898. À partir du 25 janvier 1928, le commissaire central peut opérer dans tout le département.
35 Service historique de la Défense-Gendarmerie (désormais SHDG), 60 E 12, rapport, 18 avril 1913.
36 Ibid.
37 Arch. dép. de la Marne, 5 R 5, rapport du préfet de la Marne, 26 novembre 1897.
38 L’officier commandant l’arrondissement de Rodez invoque cette même étendue des circonscriptions pour rejeter le projet d’une révision de l’assiette de ses brigades. Il met, en outre, en avant le relief accidenté qui rend « le service […] vraiment très dur » et empêche fréquemment l’usage de la bicyclette par les cinq militaires surveillant le canton de Réquista puisqu’ils sont chargés de la sécurité de 23 876 habitants, répartis sur trente kilomètres du nord au sud et trente-cinq kilomètres d’est en ouest, 10 décembre 1911 (SHDG, 12 E 125).
39 SHDG, 66 E 5, rapport du chef d’escadron commandant la compagnie des Pyrénées-Orientales, 19 septembre 1905.
40 Arch. dép. de la Charente, 1 M 144.
41 Ibid., télégramme du ministère de l’Intérieur, 18 octobre 1911.
42 SHDG, 80 E 206, rapport, 6 juin 1911.
43 Fabre Paul-Auguste (capitaine), Police rurale et Gendarmerie mobile, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1907.
44 López Laurent, « “Tout en police est affaire d’identification ”. Techniques et pratiques de la police judiciaire par la 11e Brigade mobile (1908-1940) », Les Cahiers de la Sécurité, 56, 2005, p. 201-224.
45 Boucheron Louis (chef de division à la préfecture d’Indre-et-Loire), « Le régionalisme et la réforme administrative », Revue générale d’administration, janvier-avril 1913, p. 413-431.
46 Dans la même Revue générale d’administration est évoqué le projet du député Le Maguet de remplacer les conseils d’arrondissement par des conseils cantonaux pour les doter d’une « personnalité civile comme la commune et le département » (« Organisation cantonale », Revue générale d’administration, janvier-avril 1880, 7-1, p. 369).
47 Ibid., p. 422.
48 Ibid., p. 423.
49 Sur la question, plus générale, de la réforme cantonale, voir les contributions de Michel Le Guénic, « Le canton dans les projets de régionalisation… », et Marie-Vic Ozouf-Marignier, « Unité territoriale et catégorie sociale… », dans ce même volume.
50 Attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, E. -G. Perrier propose de reconstituer les commissaires cantonaux ; ils auraient autorité sur des brigades de gardes ruraux (cinq à dix par canton), placés sous leur direction et non celle des maires (La Police municipale spéciale et mobile ; historique et organisation, Paris, M. Giard et E. Brière, 2e éd. 1920, p. 238). Cette suggestion contient celle d’une police d’État unifiée, dissolvant à terme la gendarmerie.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008