...et grand final « I want to be a part of it » - Gremlins 2 : the new batch, ou le darwinisme enchanté
p. 213-216
Texte intégral
1Résumé de la situation : les gremlins, toujours aussi nombreux, agressifs et libertaires que dans le premier opus, ont dévasté et pris le contrôle de l’immeuble Clamp, un centre d’affaires et de divertissements ultramoderne situé au cœur de Manhattan. Sous l’impulsion de l’intellectuel du groupe, ils se réunissent pat milliers dans le hall d’entrée où les personnages rescapés assistent, médusés, à l’exécution spontanée d’un long numéro de music-hall.
2Cette séquence, qui fit rire à l’époque bien plus qu’elle ne fit couler d’encre, n’est pas seulement le morceau de bravoure du film. Elle en est aussi le point nodal, explication et justification par l’absurde de la furie destructrice des gremlins. Geste politique s’il en est qui, une fois n’est pas coutume, se place délibérément sous le signe du désir.
3Un désir bien singulier pourtant, tant on sait qu’au petit jeu des citations et des références, Joe Dante n’est pas le dernier à participer. Ses amours porteraient plutôt le cinéaste à lorgner du côté des films de la Hammer, ou des dessins animés de la Warner, auxquels il rend ici un hommage explicite. Pourtant, c’est ailleurs qu’il faut chercher le fil rouge de la séquence, dans la chanson New York, New York, composée en 1977 par John Kander et Fred Ebb pour le film homonyme de Martin Scorsese, et popularisée un an plus tard par Frank Sinatra. De cette chanson, les gremlins vont faire un hymne et une profession de foi. Dans le numéro extravagant qu’ils improvisent, on croisera, entre autres, un sosie du grand acteur américain Edward G. Robinson, une réplique du Phantom of the paradise de Brian De Palma (autre comédie musicale hybride) ou encore un dispositif scénique qui rappelle sensiblement ceux de Busby Berkeley, notamment pour la série des Gold diggers qui représente un des sommets du genre à l’écran1.
4Par la magie des arrangements et du montage, le premier refrain de New York, New York se voit suivi d’une brève reprise d’un thème de la Rhapsody in blue de Gershwin, sut laquelle appârait la femme gremlin. D’abord son visage, dévoilé par des comparses retournant en cadence de petits panneaux composites qui occupent peu à peu l’écran ; puis la diva elle-même, surgissant de l’un des panneaux figurant son œil gauche et révélée par un mouvement de grue descendant en plongée, caractéristique du genre. Ce personnage, dont on notera selon les goûts la ressemblance avec Ann Miller (version glamour) ou Carmen Miranda (version cheap), est en quelque sorte l’étendard de l’emprise du désir sur les créatures. Désir sauvage et franc, qui consiste à récuser tout autant la rationalité proprement délirante de la vie moderne, symbolisée par l’immeuble Clamp2, que la pulsion sans conscience et sans contrôle qui renverrait d’office les gremlins du côté de l’animalité brute.
5Ainsi, l’enjeu de cette séquence, et plus généralement de ce second opus par rapport au précédent, est clairement l’affirmation d’un autre devenir possible pour ces créatures qui veulent réaliser le programme troublant de tout prendre de l’humain, le pire comme le meilleur. La première apparition de la « femme fatale », vers la moitié du film, la met immédiatement aux prises avec Forster, un personnage interprété par Robert Picardo. Celui-ci est l’un des acteurs fétiches de Joe Dante qui, décidément, n’est jamais à court de ressources pour mettre en abîme tantôt le dispositif en tant que tel (fétichisme du désir), tantôt son propre travail (fétichisme de l’acteur). Et s’il n’est pas (encore) réciproque, le coup de foudre, pour elle du moins, est instantané, et instantanément placé sous le signe de la chair. À peine son regard s’est-il posé sur l’objet de son désir qu’elle lui saute dessus et s’accroche à sa jambe ; Forster éprouvera alors les plus grandes difficultés à se détacher de ce béguin trop sincère qui l’encombre autant qu’il l’effraie.
6Lors de la séquence de comédie musicale, la femme gremlin, placée en tous points au centre du numéro, dit avec son corps ce que dit en chanson l’ensemble de la « communauté » monstrueuse : « I want to be a part of it. » Ce qui implique non seulement sortir de l’immeuble et se répandre dans New York, mais plus généralement rejoindre l’humanité dans ce qu’elle offre pour eux de plus immédiatement repérable, et séduisant : la société de consommation. Là réside sans doute le désir le plus profond des gremlins, d’autant plus affirmé dans ce film que leur communauté s’y double d’un désir de singularité qui produit, ici un intellectuel ou une « vamp’ », là un éclair vivant, un potager ou une gargouille, comme autant de signes que les créatures, d’un film à l’autre, se sont transformées en suivant l’évolution du monde contemporain qui encourage à l’envi ce type de revendication individualiste3.
7Mais c’est pourtant dans le chant et la danse que s’accomplira la destinée des gremlins, leur aspiration à singer la civilisation tout en affirmant leur idéal communautaire. Ils peuvent bien détruire les objets, bafouer les icônes du modernisme : s’ils tournent l’humanité en ridicule, c’est d’abord parce qu’ils en sont la caricature, c’est-à-dire l’exagération, non l’extrapolation. Jusqu’à la toute fin, ils chanteront ce New York, New York, même lorsqu’une ultime manœuvre des personnages permettra leur destruction. Ils chanteront tout en se désintégrant, en fondant, en s’effondrant sur eux-mêmes, parce que chanter et danser est bien pour eux l’emblème de ce désir de sortir dans le monde, et comme l’expression du bonheur sur terre, ainsi qu’Hollywood s’était ingénié à le démontrer tout au long du siècle.
8Par-delà la farce potache, la séquence musicale de Gremlins 2 montre une communauté de créatures qui tente aussi de réintroduire du désir dans le devenir-marchandise du monde. On les pensait turbulents agents du chaos, et voilà qu’ils font preuve d’un sens aigu de la mesure, d’une discipline qui fait de cette mise en scène une mise en forme, un retour du désordre à l’ordre pour produire ce numéro qui enchante les ruines de l’immeuble Clamp, et va jusqu’à séduire un instant les êtres humains qui y assistent.
9En d’autres termes, les gremlins chantent et dansent pour lutter contre l’entropie, dont les dysfonctionnements de l’immeuble, avant même leur entrée en scène, étaient déjà un signe manifeste. D’où la dimension fortement autoréflexive du film, que les gremlins n’hésitent pas à interrompre pour s’amuser devant le projecteur à faire des ombres chinoises, là où le premier opus nous les montrait en spectateurs conquis devant la chanson de la mine de Blanche-Neige et les sept nains. De même sait-on que la comédie musicale est le lieu par excellence où se démontent et se dénoncent les artifices de l’industrie du cinéma, l’envers du décor ou la fabrique du rêve. Les gremlins montrent bien ce travail à l’œuvre, mais sans s’attarder sur son envers mélancolique. Et au moment de la destruction, comme un ultime clin d’œil à l’histoire du cinéma dont ils sont issus autant qu’ils s’en nourrissent, le grand jet d’eau qui les fait croître en même temps qu’il les tue est aussi l’instrument de l’extase, comme dans La Ligne générale, mais un mouvement d’extase en chanson : « Show must go on. »
10Épilogue : coincé malgré lui tout en haut de la tour, Forster entend sonnet des cloches et voit, terrifié, s’avancer vers lui la femme fatale à laquelle son amour a permis de Traverser toutes les embûches. Elle est vêtue de blanc et des voix de gremlins chantent d’outre-tombe la mélodie d’une célébration contre-nature. Résigné d’abord, et finalement consentant, il se laisse glisser par le bas du cadre pour s’abandonner à une étreinte sans doute pleine de promesses. La future mariée s’avance face à la caméra avec une moue enjôleuse, jusqu’à couvrir l’écran entier de sa bouche. Et c’est bien le désir qui triomphe, in fine, de toutes les barrières possibles, dans ce dernier plan qui est surtout un vrai happy end.
Notes de bas de page
1 Dans des scènes coupées au montage, Dante avait étendu le numéro en tournant plusieurs plans qui empruntaient explicitement aux codes de mise en scène de la comédie musicale : motifs géométriques, présence d’un big band, numéro de claquettes, etc.
2 Rappelons que le terme « clamp » renvoie simultanément aux notions d’entassement, d’attache, d’agrafage ou de serrage et, par extension, de répression. L’emblème de la société, par ailleurs, est une clé anglaise qui tient et écrase le globe terrestre dans son étau.
3 Cette évolution des Gremlins d’un film à l’autre est également notée par Bill Krohn qui formule l’hypothèse que « Gremlins aurait [...] pour sujet les gremlins qui font des choses, et Gremlins 2 les gremlins qui deviennent des choses ». Bill Krohn, entretien avec Joe Dante, dans Bill Krohn (dir.), Joe Dante et les gremlins de Hollywood, Cahiers du cinéma/Festival international de Locarno, 1999, p. 126.
Auteur
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