24. 11 août 1919. Le Mittelstand sanctuarisé
p. 175-181
Texte intégral
1En France c’est un mythe, en Allemagne, une institution. Le Mittelstand fascine les dirigeants français qui y voient le secret d’une industrie allemande compétitive, revêtant grâce à lui, une dimension sociale et humaine. « Imaginons 3 millions d’emplois nouveaux dans 10000 entreprises de 300 salariés qui manquent à la France : nos problèmes économiques, sociaux et financiers disparaissent » disent en substance Jean Paul Betbèze et Christian Saint-Étienne dans leur rapport au CAE « une stratégie PME pour la France » (juillet 2006).
2Le terme de Mittelstand a une histoire. Le mot apparaît en 1695 en Silésie, dans une plainte à propos de charge fiscale. Au début du XIXe siècle on le retrouve, par exemple, sous la plume de Goethe, pour différencier par sa position médiane, intermédiaire, ce « Stand » (état) des deux autres « états » que sont la paysannerie et la noblesse. Son acception sociologique s’impose peu à peu pour désigner un groupe social situé entre le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste ; à la fin du XIXe siècle, il désigne, de façon plus restrictive, une catégorie économique et sociale précise, celle des professions indépendantes et des petites et moyennes entreprises.
3En 1870, Gustav von Schmoller publie à Halle une étude de 700 pages (Zur Geschichte der deutschen Kleingewerbe im 19. Jahrhundert) énonçant les vertus de la petite entreprise. Sa position est diamétralement opposée à celle de Marx, dominante à l’époque, qui voit, au contraire, dans la petite entreprise (Kleinbetrieb) un frein, un obstacle à surmonter, un archaïsme à éliminer, pour que s’accomplisse le progrès matériel socialiste : « sie muss vernichtet werden [...] sie wird vernichtet » (elle doit être détruite [...] elle sera détruite) écrit-il dans le Capital. (Das Capital. Kritik der politischen Ökonomie, Band 1, 1867, Marx-Engels Werke, Band 23, Berlin, 1972, p. 789, cité par H.H. Brass). La petite exploitation est selon Marx un problème du développement économique et ceux qui prétendent le contraire sont qualifiés de « réactionnaires petits-bourgeois », ou pire, de « romantisch » !
4 Même Joseph Schumpeter, qui fait de l’entrepreneur l’acteur majeur de l’économie (Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, 1911), privilégie la grande entreprise, foyer d’innovation créatrice, au détriment de la petite. G. Schmoller a une approche plus riche, moins strictement économique : il la présente au contraire comme un facteur de stabilité politique de la société, et devant être, pour cette raison, protégée. Elle n’est pas seulement une unité de production, un rouage de la machine économique, elle est un vecteur de cohésion sociale ; pour lui, une des questions les plus importantes est de maintenir autant que possible le monde des artisans et petits industriels, qui seul, permet d’éviter la concentration de pouvoirs et l’accumulation cumulative de fortunes entre quelques mains. G. Schmoller n’ignore pas que le Mittelstand plonge loin ses racines dans l’histoire ; héritier des maîtres-artisans et corporations du moyen-âge, catégorie pionnière de la première révolution industrielle, il se caractérise par la dignité qu’artisans et compagnons attachent à l’exercice du métier, à leur savoir-faire, mais aussi par un certain conservatisme. En Allemagne, la rupture avec les structures préindustrielles a été moins complète, moins radicale et plus tardive qu’en France, où la loi Le Chapelier (14 juin 1792) a éradiqué les corporations de métier et de compagnonnage, séparant brutalement la chose publique de la chose privée : « il n’y a plus de corporation dans l’État », « il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». La loi supprime toutes les communautés d’exercice collectif d’une profession, écrase les corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Quoiqu’abrogée en 1864, elle a marqué la société et l’économie françaises de façon indélébile, en magnifiant le rôle de l’État, au détriment de l’organisation autonome du corps social (syndicats, associations puissantes) et de la prise de risque individuelle. En Allemagne, la liberté d’entreprendre, introduite en 1810 en Prusse, ne s’étend au Reich qu’après 1869, laissant aux métiers une certaine influence, confortée par diverses lois à la fin du siècle, alors même que se déploie l’essor industriel du pays. À cette époque, divers mouvements d’idée glorifient le Moyen Âge comme la période de grande puissance, et avec elle, les modes d’existence sociale des petites entreprises (artisanat, petite industrie, agriculture) – ce qui n’empêche pas la grande industrie de prospérer !
5Le Mittelstand porte donc des valeurs traditionnelles, voire « bourgeoises » aux yeux des révolutionnaires. J. Rovan a montré combien ces artisans, ainsi que les ouvriers professionnels les plus qualifiés sont convaincus que seule la Bildung – la culture, la connaissance – permet, comme la solidarité et l’esprit de responsabilité, d’améliorer les conditions de vie.
6 Il n’est pas étonnant que la constitution de Weimar du 11 août 1919 inscrive ces valeurs dans le droit.
7Dans le chapitre V « La vie économique » l’article 153 alinéa 3 stipule : « Propriété oblige. Son usage doit être en même temps un service rendu à l’intérêt général ». Tout propriétaire d’un capital a donc des devoirs envers la société. L’aventure économique n’est pas strictement une aventure individuelle : propriété et responsabilité sociale vont de pair – ceci vaut pour les petites comme pour les grandes entreprises. Tout particulier, dès lors qu’il investit son patrimoine dans une entreprise, contracte avec la société, nous rappelle Isabelle Bourgeois (Sociétal, no 76, 2012), et il doit assumer les responsabilités liées à l’exercice de cette liberté envers sa famille, ses salariés et les générations futures, à qui il doit transmettre le patrimoine qu’il a fait prospérer. Le capital reste ainsi dans la famille fondatrice, et l’appel aux fonds extérieurs limité. L’entreprise a aussi des devoirs envers sa ville et sa région.
8L’article 164 est encore plus explicite : « la classe moyenne (selbständiger Mittelstand) des agriculteurs, des artisans et des commerçants doit être encouragée par la législation et par l’administration et protégée contre la taxation excessive et l’absorption ». L’État a donc une double mission : encourager le Mittelstand et le protéger, précisément parce qu’il est une source de stabilité sociale. Quelle modernité dans le propos ! quelle leçon pour les politiciens français, avides de taxes et de lourdeurs administratives !
9On comprend dès lors que la définition du Mittelstand soit complexe. Elle repose en fait sur deux critères, l’un quantitatif, l’autre qualitatif. La taille tout d’abord : selon l’IfM (Institut für Mittelstandforschung, Bonn), c’est moins de 500 salariés (250 pour Eurostat) et un chiffre d’affaires inférieur à 50 millions € par an pour désigner les entreprises « moyennes », et moins de 10 salariés et 1 million € CA pour les petites (respectivement moins de 50 et moins de 10 millions selon Eurostat). Ce qui englobe 90,7 % des entreprises allemandes ! Or certaines grosses firmes comme Kärcher (7300 salariés, 1,5 Mrd € CA) se réclament aussi du Mittelstand ! d’où l’adjonction d’un critère qualitatif, le mode de gouvernance induit par la propriété du capital : unité de propriété et de direction (Einheit von Eigentum und Leitung). L’entrepreneur est un propriétaire-dirigeant, un entrepreneur-propriétaire : il détient au moins 50 % du capital, assure la direction, la responsabilité, les risques ; l’entreprise est sa base de vie, elle dépend de lui. Le pivot de cette gouvernance est l’orientation sur le long terme. En croisant ces deux critères, on obtient le Mittelstand, assez hétérogène, qui correspond partiellement à la définition des PME/ETI familiales françaises.
10 Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne fait le choix d’une économie libérale, libérée des contraintes étatiques, et où la liberté du citoyen fonde la démocratie. Dans le premier numéro de la revue Ordo (1948), Wilhelm Röpke écrit un article (Klein und Mittelbetrieb in der Volkswirtschaft) qui énonce les trois atouts du Mittelstand : son rôle quasi naturel de stabilisation de l’emploi dans les cycles conjoncturels, sa capacité d’innovation, et son apport à la tertiarisation inéluctable de l’économie, grâce à sa réactivité, sa « fantaisie » et sa capacité à délivrer des services personnalisés.
11Aussi n’est-il pas étonnant de voir la Loi fondamentale de 1949 reprendre, dans son article 1, les mêmes dispositions que la constitution de Weimar, car le Mittelstand participe à la nouvelle identité démocratique de l’Allemagne, fondée sur un système valeurs humanistes. Il convient de rappeler que la loi fondamentale de 1949 vient simplement coiffer les constitutions régionales qui lui préexistent. Ainsi la constitution de la Bavière (2 décembre 1946) reprend mot pour mot l’article 153 de Weimar : son article 156 prévoit de lutter contre les monopoles, les ententes sur les prix, et l’absorption des TPE ; l’article 164 § 1 protège les revenus de la population agricole, donc les petites exploitations familiales, très nombreuses en Bavière. Le texte de la constitution bavaroise est passionnant à plus d’un titre : à propos de l’éducation des enfants, l’article 131 § 1 et 2 évoque la « disposition à prendre des responsabilités », et plus loin, « le sens des responsabilités » comme un objectif premier de l’éducation. Ainsi se façonne peu à peu le terreau sur lequel prospère l’entreprise familiale.
12Plus qu’un tissu d’entreprises, le Mittelstand est un pan de l’histoire et de la culture allemandes, un état d’esprit. Dans le pacte de coalition conclu en novembre 2013 entre la CDU/CSU et le SPD autour d’Angela Merkel, il est fait référence pas moins de 43 fois au Mittelstand (dans son acception large)...
13Protégé par la constitution, le Mittelstand bénéficie aussi à l’échelle fédérale et régionale d’un environnement institutionnel et législatif favorable à son épanouissement. La loi sur les limitations de la concurrence est une pièce maitresse du dispositif protégeant le Mittelstand (Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen GWB v. 27 juillet 1957). Avant tout orientée contre les cartels et plaçant les charbonnages, la sidérurgie, les chemins de fer et les postes hors de son champ d’application, elle vise à réguler les processus de concentration économique sans pour autant l’interdire. En fait il s’agit de convaincre des bienfaits de la concurrence, plus que de sévir ; elle ne manque pas d’ambiguïté, puisque les ententes sont aussi pour les PME un moyen de résister aux Konzerns mais l’essentiel est de préserver dans le pays des structurelles concurrentielles, gage de compétitivité. La loi de 1957 a inspiré la législation européenne actuellement en vigueur. D’autres textes allègent la fiscalité. Citons un dirigeant français, membre du conseil de surveillance d’une banque allemande : « les dépôts de nos clients en Allemagne sont en moyenne 4 à 5 fois supérieurs à ceux de leurs homologues français ; les grandes PME familiales et leurs propriétaires sont beaucoup plus riches qu’en France (...). Comment expliquer cette particularité ? « La réponse est largement fiscale. Lorsqu’un entrepreneur allemand vend son entreprise, il reste sur place, alors qu’en France, il est poussé à prendre son chèque et à quitter le pays ». Le niveau des charges est également bien plus faible : « pour un salaire net annuel de 40000 €, le coût global est de 20 % supérieur en France ; pour 100000 €, l’écart passe à 50 % ». (Le Figaro, 4.9.2016)
14Le Mittelstand est choyé, soutenu, conseillé, piloté par une nébuleuse d’institutions exclusivement dédiées. Il a sa banque, la KfW Mittelstand Bank – qui octroie crédits et conseils ; son institut de recherche, l’IfM, qui irrigue la profession de statistiques et études de marché ; son Université : la Fachhochschule Mittelstand de Bielefeld, qui délivre des formations diplômantes aux dirigeants de PME dans tout le pays ; ses lobbys également : non seulement les 53 chambres consulaires, regroupées en une puissante fédération, mais aussi des appuis dans les partis politiques, ainsi le Mittelstandsvereinigung à la CDU.
15Ces entreprises moyennes sont avant tout ancrées dans la région. Le Mittelstand est au cœur d’un écosystème régional, protecteur et stimulant. On n’oublie pas qu’il est un acteur essentiel dans la construction du lien social, par les places d’apprentissage qu’il offre (82 % de l’offre totale). Le Mittelstand forme, embauche, investit. Très nombreux sont les Allemands socialisés et formés par lui. Les caisses d’épargne sont sa banque attitrée ; elles ont perdu un privilège en 2016, la règlementation européenne interdisant que leurs engagements dépassent le capital, grâce à la garantie de l’État ; ainsi les capitaux propres d’une PME pouvaient ne représenter que 20 % seulement du bilan ; le ratio est aujourd’hui de 26 % et doit encore augmenter ; mais la Sparkasse reste la partenaire fondamentale. Les Länder de leur côté multiplient les initiatives. Deux exemples : en Bavière, depuis 1995, le service Bayern International soutient l’effort à l’exportation du Mittelstand bavarois, en cofinançant ses participations à des salons industriels dans le monde ; en Bade-Wurtemberg, la fondation Steinbeis, avec l’appui du ministre-président Lothar Späth, a créé une plateforme de transfert de technologie pour les PMI dès 1971. Dans la tradition germanique, l’entreprise s’enracine dans la vie locale ; dans un pays décentralisé, lorsqu’un entrepreneur développe son activité, il ne déménage pas pour partir s’installer dans la capitale comme c’est souvent le cas en France ; au fil des années il devient l’employeur principal de sa ville, le premier donateur du musée, de l’hôpital, du stade, et vit comme ses concitoyens.
16En 2016, le Mittelstand (dans sa définition à double critère) compte 3,64 millions d’entreprises et 16,44 millions d’emplois, soit 58,5 % de l’emploi national, dont 1,24 million d’apprentis (82 % du total national). Il réalise 2203,95 Mrd € de chiffre d’affaires (33,3 %). Il ne distribue guère de dividendes, mais réinvestit ses profits. Il y a une vingtaine d’années, l’ouvrage de Simon Hermann (The Hidden Champions. Lesson from the world’s best unknown companies, 1996, Harvard Business Press, Boston) a attiré l’attention du public sur des entreprises moyennes, peu connues, mais occupant des places de leader mondial sur leur marché : sur les 2700 firmes recensées dans le monde, 1307 sont allemandes, pratiquement toutes issues du Mittelstand !
17À l’image de nombreux autres succès économiques, celui du Mittelstand est le fruit d’une longue construction sociale, juridique, politique, en un mot culturelle.
Répartition géographique des Hidden Champions1 (2012)
Pays | Nombre | % total mondial2 | Nombre d’entreprises par million d’habitants |
Allemagne | 1307 | 47,6 | 16,0 |
États-Unis | 366 | 13,3 | 1,2 |
Japon | 220 | 8,0 | 1,7 |
Autriche | 128 | 4,7 | 15,6 |
Suisse | 110 | 4,0 | 14,4 |
Italie | 76 | 2,7 | 1,2 |
France | 75 | 2,7 | 1,1 |
Chine | 68 | 2,5 | 0,1 |
Royaume-Uni | 67 | 2,5 | 0,9 |
Suède | 49 | 1,8 | 5,4 |
1. 1er, 2e ou 3e rang mondial dans son secteur.
2. Total mondial : 2746 entreprises.
Les petites et moyennes entreprises allemandes (Kleine und Mittlere Unternehmen KMU)1 2013

1. Moins de 250 salariés et de 50 millions € CA. (définition Destatis).
Source : Destatis, Wirtschaft und Statistik, 1-2014.
Un Mittelstand hautement compétitif La répartition géographique des « champions cachés allemands » (2016)

Source : Handelsblatt : Wo die « Hidden Champions » sitzen 7.2.2017.
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