Les enjeux de l’écriture bilingue dans la poésie de René Nelli
p. 143-155
Texte intégral
1René Nelli (1906-1982) est un poète majeur de la littérature occitane contemporaine. Cet auteur fut conduit à écrire en situation bilingue pour deux raisons. La première et la plus évidente fut qu’il était né et qu’il mourut à Carcassonne, en Occitanie, domaine géo-linguistique de l’occitan régi de l’extérieur par un pouvoir politiquement et culturellement français.
2Mais il convient d’ajouter à ce fait que si le père du poète, Léon Nelli, était lui-même carcassonnais et amateur éclairé de littérature occitane, la mère, Louise Constance Beurienne était, pour sa part, parisienne, et donc indubitablement francophone. Léon Nelli parlait-il occitan avec son fils René ? Cela n’est pas certain. Mais du moins pouvons-nous affirmer que lorsque le poète carcassonnais regardait son arbre généalogique, il pouvait y cueillir autant de raisons d’écrire en occitan que d’écrire en français. Il n’y avait donc pas, chez lui, une conscience bilingue étroitement conflictuelle, bâtie sur les seules oppositions classiques famille/école, ville/campagne ou même individu/société.
3Dans la présente intervention, nous nous attacherons dans un premier temps à définir la démarche poétique bilingue de René Nelli, dans ses principes et dans ses faits, avant d’évaluer la portée de cette œuvre à travers la réception de son message.
1. L’écriture en miroir et la vision du monde du poète
4La poésie occitane de René Nelli est établie sur une conception en miroir. Cette expression, à première vue énigmatique, est due à Werner Wögerbauer (Wögerbauer, 1986). Elle désigne une gestion très précise de l’écriture en deux langues et de l’inspiration qui la suscite. Il convient avant tout de replacer dans son contexte culturel et spirituel une telle conception.
5René Nelli considère qu’il existe une poésie ouverte et une poésie fermée (Nelli, 1947). La poésie fermée
« est la technique par laquelle on réussit à exprimer, par différents artifices de styles (souvent légitimes), une vérité idéale ou de fait, déjà inventée, cernée et humanisée, dans une écriture qui la renouvelle par des effets d’ombre, de raccourci, de surprise, jusqu’à nous donner l’illusion que sa matière ne saurait être épuisée par l’analyse du donné préexistant qu’elle traduit. » (Nelli. 1947 : 29)
6Cette poésie fermée serait celle qui se contente de sa beauté propre, issue du chatoiement des sons et des mots, des rythmes et des rimes, des raretés lexicales et des richesses syntaxiques. Il est assez évident que toute traduction d’une poésie fermée constitue une trahison. En revanche,
« La poésie ouverte est l’art selon lequel, à partir d’expériences où le langage et le réel s’interpénètrent, on pose des rapports nouveaux entre les choses, dans une pensée immédiate (ou plus rapide que l’analyse conceptuelle) qui déconcerte l’esprit par le cœur, ou le cœur par l’esprit, et qui soit à même de nous faire imaginer l’unité obscure de l’idée et du sensible, en garantie d’une vérité qu’on ne pourrait atteindre qu’en en poursuivant l’analyse jusqu’à l’infini. » (Nelli, 1947 : 28-29).
7La poésie ouverte ne s’origine pas dans les mots, les sons, les rimes, le lexique ni même la syntaxe la plus idiomatique. Elle se veut être la poésie du réel, la poésie qui gît en toute chose, que le poète capte intuitivement et tente d’exprimer par les mots. Le cœur même du poétique ouvert est dans ce que la poésie veut nous dire, et non point dans quelque manière qu’elle aurait de nous le dire. L’écriture nellienne en miroir vise donc avant tout la poésie ouverte. Cette poésie n’étant pas le fruit des mots, mais bien plutôt l’arbre dont les mots seraient les fruits, elle supporte, selon Nelli, la traduction : elle n’est pas une poésie dans les mots, mais une poésie dans les choses desquelles les mots témoignent.
« [Elle] fait servir le langage à la découverte des mythes de l’homme et des mythes de la nature, quitte, après avoir utilisé le langage et le style comme instruments d’investigation, à les raturer l’un et l’autre. Cette poésie est "traduisible". » (Nelli, 1947 : 157)
8Suivant ce principe, et en situation bilingue français/occitan, il était donc naturel pour René Nelli, d’établir une poésie dans deux langues, suivant le procédé de l’écriture en miroir.
9Politiquement, choisir d’écrire des poèmes en occitan au sein d’un espace hégémoniste français signifierait beaucoup de choses en soi, quand bien même le contenu littéraire serait totalement détaché de toute orientation politique. Du temps de Nelli, écrire en occitan s’opposait déjà au processus d’uniformisation culturelle. Cela s’opposait à une conception dégénérée de la culture, conception aliénée au plus rudimentaire pragmatisme ainsi qu’aux errements mercantiles et médiatiques. Aujourd’hui, ce n’est que plus vrai encore. Mais Nelli, en choisissant d’écrire en deux langues, en disait pourtant davantage. Il s’opposait non seulement à l’étroitesse d’esprit d’un nationalisme français, mais encore à tout nationalisme, quel qu’il fût. Nelli n’était ni nationaliste français, ni nationaliste occitan : l’usage en miroir des deux langues sur un pied d’égalité le plaçait bien au-dessus d’un tel débat.
10À cet enjeu politique vient s’ajouter chez Nelli un enjeu métaphysique, beaucoup plus fondamental à ses yeux, et beaucoup plus poétique. L’exposer en quelques phrases à peine est une gageure. Pour René Nelli, un peu comme pour les antiques Manichéens de Perse, notre monde est celui du mélange entre l’être et le néant. Ce monde est celui d’un temps ordinaire, horizontal, linéaire, qui en marque le début et la fin – au sens symbolique. Le temps de l’être, tout au contraire, est un temps vertical (Nelli 1991), un temps sacré, hors du temps linéaire, où se rencontrent passé, présent et avenir ; il s’agit d’un temps rythmique, cyclique, qui propulse la conscience dans un surtemporel illimitant. Or tout ce qui illimite positivement la conscience tend vers l’être et vers l’essentiel ; au contraire, tout ce qui limite (ou illimite négativement) la conscience tend vers le néant qui nie l’être. L’ouvert s’ouvre sur l’être, le fermé se ferme sur le néant. Ainsi en va-t-il, selon Nelli, de la poésie, et de toute chose. Un individu s’ouvre à l’autre (et aux autres) par l’amour ; il s’ouvre au surtemporel par la poésie ouverte, son rythme et son ton caractéristiques. Il se ferme sur son propre ego par l’absence ou le manque d’amour, par la focalisation sur le temps horizontal et le devenir de son propre personnage. La poésie se ferme sur son langage et sur sa langue comme l’individu sur son ego. L’enjeu d’ouvrir la poésie, d’introduire la conscience de son auditeur au surtemporel et à l’amour qui l’illimite de l’Autre et des autres, c’est bel et bien là un enjeu authentiquement métaphysique. La poésie se doit de s’ouvrir à l’au-delà de la langue en dépassant l’esthétisme, afin que son éthique et son esthétique cessent d’être des buts narcissiques en soi, afin que le seul but soit d’illimiter positivement la conscience du lecteur à tous, à tout et, finalement, au Tout de l’être.
11Pourquoi l’occitan ? A ce stade de notre réflexion, la question se pose encore. Nelli aurait pu écrire en miroir avec latin et français, avec catalan et français, anglais et français. Toute paire de langues peut en principe poétiser en miroir. Nous ne manquerons certes pas rappeler ici l’évident déterminisme géographique signalé plus haut : Nelli étant carcassonnais, il choisit naturellement le bilinguisme occitan / français. Mais, dans l’imaginaire nellien, l’occitan n’est pas seulement la langue d’un lieu géographique : c’est bien avant tout la langue d’une civilisation médiévale, plus ou moins avérée, plus ou moins rêvée. La civilisation occitane nellienne constitue ce lieu mythique où se rencontrèrent le catharisme et l’érotique des troubadours. Le catharisme propulsait l’esprit humain vers le retour en Dieu par l’abolition de l’ego ; quant à l’érotique des troubadours, elle orientait l’esprit vers l’oubli de l’ego dans le service rituel d’amour porté à une femme plus ou moins inaccessible. Choisir l’occitan, chez Nelli, signifiait aussi choisir délibérément d’assumer un tel héritage.
12Si nous nous efforçons de résumer les principes de l’écriture en miroir, nous pouvons dire qu’en amont du poème et de son langage, il y existe une poésie ouverte : c’est celle qui connaît et révèle le poétique essentiel en chaque chose, et qui donne à sentir le surtemporel en chaque instant. En aval du poème, il y a sa langue : ici, par exemple, l’occitan. Nelli choisit cette langue parce qu’elle confirme au niveau civilisationnel ses perspectives spirituelles intimes. La poésie existe d’abord métaphysiquement, puis s’incarne, grâce au poète, dans le corps de la langue occitane aussi bien que dans celui de la langue française, pour former des poèmes en miroir. La question n’est pas de donner tort ou raison à Nelli, mais de bien comprendre son orientation précise et fondamentale.
13Tout en haut, il y a l’être, qui descend poétiquement dans l’esprit (celui du poète au moins) grâce à la poésie ouverte qui le manifeste, en s’incarnant dans l’âme —ou le génie84— d’une langue aussi bien que dans celle d’une autre. Le bilinguisme sert donc ici de garant de l’essentialité du poème, en ce sens que si le poème est réellement bilingue – et non pas simplement traduit – c’est que ce qu’il y a de poétique en lui émane de l’être pour descendre dans les mots, au lieu de naître dans le choix factice, aléatoire ou froidement technique de mots fermés sur eux-mêmes, au sein de leur seule langue. Ce que la critique moderne appelle quelquefois "le génie propre d’une langue" ne serait, dans la perspective nellienne, que l’âme individuelle et contingente de cette langue, tournée vers son Occident physique et esthétisant, tandis que, par le biais de l’écriture en miroir, Nelli orienterait l’âme de cette même langue vers l’Esprit Universel. De ce fait, il ne faut pas perdre de vue que le bilinguisme nellien est un procédé minutieux de construction du poème, ce dernier n’étant que le témoin d’un réel qui est plus haut que nos consciences, plus haut que le poème lui-même. S’il y a travail sur les langues, c’est afin d’en dégager un rythme, un ton juste et, ainsi, une transparence vers l’au-delà de chaque langue. Ainsi, le bilinguisme nellien se veut garant de liberté par rapport à l’ego, tant celui de l’individu, que celui du groupe et de sa langue, mais encore par rapport au temps de l’ego : un tel bilinguisme apparaît comme garant de verticalité, d’ouverture à l’être, perspective transcendante et salvifique s’il en est.
14Dans les faits, la poésie nellienne véhicule un contenu puissamment métaphysique, utilisant un vocabulaire assez simple, ne jouant qu’assez peu sur les sonorités et sur la forme. La marque la plus caractéristique des poèmes nelliens est le rythme. Malgré l’héritage surréaliste, Nelli reste, comme son ami Joë Bousquet, un Méditerranéen traditionnellement fidèle au rythme. Il écrit lui-même que le rythme du poème est à l’image de la palpitation de l’être dans le néant (Nelli, 1991). Le ton nellien, fatidique, désespéré de ce monde, et plein d’espérance hors du temps horizontal, impose le sentiment du poétique par-delà le phrasé des langues, dépassant leurs antagonismes politiques et historiques dans l’universalité de l’essentiel.
15Le contenu explicite des poèmes de Nelli renvoie souvent à l’amour et à la civilisation médiévale occitane telle que le poète se l’imaginait. Mais le poétique n’est pas là. Il est dans l’absence de nostalgie, parce que le temps y est aboli, verticalisé, infini. Les paysages méditerranéens n’y sont poétiques que parce qu’ils y prolongent l’âme humaine en l’infinissant du Tout. L’explicite nellien est évocatoire, mais c’est dans l’invocation permanente de l’être suprême que Nelli saisit le poétique de l’amour, de la vie et des choses, un poétique qui se pose dans les mots. Plus qu’il ne s’en saisit, il convient de dire que le poète s’en laisse saisir : son témoignage, vertigineusement rythmique, s’en porte garant par le fait qu’il s’avère aussi poétique en français qu’en occitan.
16Le contenu idéologique, bien au-delà d’un simple attachement aux cathares et aux troubadours, clame l’être suprême en tout et par dessus tout. Ce qui en rapproche et nous y relie est sacré. Est maudit tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, nous en détache, aussi sûrement que le style nous retranche de la poésie vraie. Le contenu imaginaire des poèmes nelliens correspond à un domaine que Nelli lui-même nommait l’imagination universelle (Nelli, 1947), domaine tissé de mythes premiers, récurrents à l’art poétique universel, ainsi qu’aux contes traditionnels et aux textes sacrés. Andrée-Paule Lafont (Lafont, 1962) avait fort bien vu cela, mais elle n’avait pas assez souligné le rôle du bilinguisme dans l’élaboration de la poésie nellienne. Les mots ne se laissent qu’assez mal traduire. Mais les mythes, eux, sont universels. La dimension d’un tel article se prête assez peu à une description minutieuse analytique de ces mythes. Mais nous pouvons tout au moins laisser Nelli nous les nommer :
Le premier mythe est celui de l’homme séparé : « L’homme est un être "séparé", séparé de Dieu, séparé de l’univers, séparé de la mère et de l’amante, séparé de lui-même. Il est blessé à l’origine et pour toujours. La conscience de sa finitude qui lui apporte honte et orgueil, mêle de l’amertume et de l’angoisse à ses voluptés : il n’est pas étonnant qu’il impose le rythme de son cœur à toutes les finitudes qui battent dans le monde, et qu’il retire, inconsciemment, son image de tout ce dont il lui semble qu’elle est le reflet. » (Nelli, 1947 : 62)
La conscience partagée : Ce second mythe que Nelli nous présente est implicitement lié au premier : « C’est ainsi qu’à première vue, les mythes de la conscience partagée ressemblent fort à ceux de la séparation dont ils ne sont peut-être qu’un cas particulier. Mais leur importance est telle qu’il est nécessaire de les examiner en eux-même et spécialement : Rien ne nous émeut plus que l’existence hors de nous d’une conscience semblable à la nôtre (par hypothèse) et à laquelle nous n’avons point accès : l’amant et l’amante, la mère et le fils, les deux frères, etc. » (Ibid. : 69)
Les mythes du temps : L’expérience de l’abandon de l’ego à l’Autre et à l’être projette en principe la conscience dans un état situé au-delà de l’humain. Faut-il pour autant penser qu’il existe des poèmes anhumains ou surhumains ? Le temps est la mesure de la vie humaine. Prendre cette mesure consiste donc peut-être à humaniser la poésie. « Les mythes du temps constituent l’essence de toute poésie vraiment humaine. Nous sommes chassés du temps par le temps. Nous ne nous saisissons que dans son déroulement. Nous ne sommes libres – idéalement – qu’au regard de notre passé. " (Ibid. : 74). Selon Nelli, il y a quatre issues pour sortir de l’angoisse suscitée par "le temps qui nous chasse du temps" :
"Soit en immobilisant [la durée] dans l’état de passion" (Id.)
"Soit en prenant contre [la durée] le parti du souvenir" (Ibid. : 74-75).
"Soit en comblant [la durée] d’un rythme d’éternité" (Id.)
"Soit en changeant [la durée] en espace, en lui imposant le décor [de l’imagination]" (Ibid. : 75)
Les rapports aux grands phénomènes cosmiques : Si le rythme interne du poème peut tenir lieu de rituel implicite, la nature impose ses propres rythmes, qui peuvent orchestrer autant de rituels. Ainsi, « sont poétiques les fictions où une action humaine est mise en rapport avec un grand phénomène cosmique ou une image naturelle : le mouvement du soleil, un orage, l’alternance des jours et des nuits. Il naît dans le cœur une secrète joie quand le monde objectif et le monde subjectif, comme l’a montré Mme de Staël, s’exprime l’un par l’autre, ou l’un en même temps que l’autre. Il n’y a pas de caractère plus constant dans les deux poésies, celle des primitifs et celle des habiles. On dirait qu’il porte témoignage de l’apparition de l’esprit dans ses signes ou de notre existence en forme de corps signifiant. » (Ibid. : 80)
La fatalité : « La fatalité aussi s’exprime dans la poésie, populaire ou artiste, avec une insistance, et même une monotonie, très remarquables. » (Ibid. : 86). Ce mythe est très important pour la spiritualité nellienne qui, inspirée par le catharisme et – surtout – le manichéisme, rejette le Libre-Arbitre.
Les métamorphoses : Les relations causales sollicitées par les mythes de métamorphose ne sont pas de l’ordre du logique ni du scientifique. Elles se présentent comme des exigences intuitives et sont rendues visibles à l’aide du réel. Seul le langage de la poésie ouverte peut présenter artistiquement des relations crédibles entre les "mythes de métamorphose" et le réel. Ces mythes « ont trait à la nécessité où nous sommes de nous "représenter" l’action des forces de la nature, ou mieux : le passage de la cause à l’effet, comme une métamorphose enveloppée dans l’invisible. » (Nelli, 1947 : 91)
17Le choix de l’écriture bilingue en miroir nous conduit en fait par ces mythe jusqu’au fondement même de l’humain :
« Les mythes, il faut bien en convenir, sont notre vérité. Ils traduisent notre essence donnée, acceptée. La "légende" de l’homme séparé apporte à notre imagination le reflet de nos blessures réelles, en même temps que le pouvoir d’extraire de partout, et à sa ressemblance, ses propres échos. Il est bien assuré que nous sommes des êtres limités, que nous n’avons que deux voies pour sortir de nos limites : celle de l’orgueil et celle de l’amour, et que l’amour vibre d’autant plus fort dans les êtres, qu’ils ont situé leur destin plus profondément dans l’image de leur négation. » (Ibid. : 106-107)
18Accessible par la confrontation de deux langues de création, le domaine nellien de l’imagination universelle nous renvoie, par delà les langues, au monde junguien des archétypes et au processus d’imagination active (Jung 1964). Sans souci de la forme, le sujet imaginant – et écrivant – se met à l’écoute du fond, soit émotionnel et psychique85, soit spirituel et donc pneumatique86 —Platon ne dirait-il pas alors : à l’écoute des "Idées" ?
19Mais le rapprochement entre Nelli et l’esprit jungien d’Eranos est-il légitime ? Dans la mesure où Nelli cite très peu souvent Jung, nous pourrions en douter. Néanmoins, une certaine logique parle d’elle-même en faveur d’un tel rapprochement : en effet si, avec Freud et le positivisme matérialiste des sciences dites "modernes", nous considérons l’inconscient de l’âme humaine comme sorte de "poubelle" dans laquelle ladite âme "refoule" tout traumatisme qu’elle ne peut gérer en conscience, comment l’exploration surréaliste de l’inconscient pourrait-elle conduire à l’universel ? Dans une perspective freudienne, chacun de nous ayant un vécu unique qui façonne notre individu propre, le surréalisme devrait conduire au contraire au plus intime, au plus original, au plus exclusif, mais aussi au plus traumatique. Il n’en est rien ! Artaud découvre au fond de son âme les arcanes du théâtre antique et les mythes amérindiens (Artaud, 1971). Bousquet voit en lui-même se dégager une sorte de vision globale du monde aussi cohérente que celle d’une gnose apophatique (Bhattacharya, 1998) et, tout comme Artaud ou même Baudelaire, Hugo, Rimbaud (etc.), les arcanes alchimiques (Bonardel, 1993). Il semble bien y avoir ici, à tout le moins, émergence d’un inconscient collectif. Il n’est donc pas difficile de rapprocher l’imagination universelle nellienne de l’anthropologie de Gilbert Durand (Durand, 1996), des rêveries actives du donneur éveillé bachelardien (Bachelard, 1960), ainsi que de l’imaginai d’Ibn’Arab”, imagination sophianique, présentée par Henry Corbin (Corbin, 1979). Tandis qu’un inconscient personnel et traumatique tendrait à une vérité relative, sous-jacente parce que cachée dans l’humain, l’inconscient sophianique serait, plutôt qu’un en-deçà de la conscience, un au-delà de celle-ci. Ainsi en va-t-il de l’imagination universelle nellienne, expérience intérieure et visionnaire de l’être Suprême.
2. La réception du message en miroir
20La poésie en miroir de René Nelli présente l’opportunité d’être – ou du moins de sembler – accessible à un plus grand nombre de lecteurs. En effet, le lectorat occitan est réputé assez réduit87. Poétiquement, et donc qualitativement, cela n’a aucune sorte d’importance. Car enfin, ce lectorat est-il bien plus réduit en effectif qu’il ne le fut au cœur du Moyen Age, période durant laquelle la littérature d’oc acquérait néanmoins ses lettres de noblesse ? Le fait est que le lectorat francophone est quantitativement beaucoup plus important, et qu’il ne se limite pas aux seules régions occitanes.
21On peut aussi imaginer, un peu hâtivement, que la poésie en miroir revête un caractère pédagogique pour tout lecteur apprenant l’occitan et maîtrisant fort bien la lecture du français – ce qui doit être le cas de 99 % des occitanistes au début de ce XXIe siècle. Pour un public occitanophile qui ne domine plus sa propre langue et la visite d’un pas hésitant, l’écriture en miroir permet d’avancer dans la lecture d’une œuvre comme aidé par une traduction. Mais en vérité, il n’en est rien.
22Nelli ne "traduisait" pas ses poèmes. Il en percevait les images qu’il déposait ensuite, et par deux fois, dans des mots : une fois en occitan, une fois en français. Parfois, l’occitan était premier, et parfois c’était le français qui le précédait. A titre d’exemple, nous donnerons ici un extrait de poème en occitan avec, juste après, la forme française en miroir de l’auteur (Nelli, 1981 : 172-173), puis enfin une traduction établie par nos soins :
L’Eretge
Celha qu’ieu am e que me desnatura, en son poder ten Beltat don morrai, car en lei sai que s’encastra e s’atura la vera noch e l’amors ses esglai.
L’hérétique
Celle que j’aime et qui me dénature en son pouvoir la Mort devient Beauté, car dans sa nuit elle enchâsse et rassure l’amour égal au malheur transmué.
23Une traduction fidèle du poème dans sa forme occitane serait bien plutôt :
L’hérétique
Celle que j’aime et qui me dénature tient en son pouvoir Beauté dont je mourrai, car en elle je sais que s’enchâssent et s’achèvent la vraie nuit et l’amour sans effroi.
24Ainsi, ce qui paraît à première vue constituer une information d’ordre linguistique est en réalité la moitié d’une authentique œuvre d’écriture bilingue. Nelli écrit dans deux langues pour se libérer de toute entrave esthétisante, narcissique, nationalitaire et, finalement, métaphysique. Pour autant, a-t-il été en cela mieux entendu et mieux compris ?
25Une erreur possible serait de confondre un peu trop vite le point de vue créatif nellien avec ce qu’il fut convenu de nommer le réalisme, dans le cadre de la querelle médiévale des Universaux. Si, comme se plaît à le penser Nelli, il existe des niveaux dans l’être (Nelli 1991 : 19-20), la Poésie, qui participe des Idées, est ontologiquement supérieure aux mots dans lesquels elle se manifeste. Ces mots ne lui donnent pas à être mais se contentent seulement de révéler son existence. Si l’existence du poème est contingente à la langue qui l’exprime, la Poésie, elle, semble essentielle, et participe de l’être suprême. Cette poésie nellienne n’est pas le seul produit d’une pensée humaine88 verbeuse : au contraire, l’analogie peut être faite avec le mythe paléochrétien —cité plus haut— de l’Esprit89 qui descend dans l’âme – cette entité supramatérielle qui anime le corps –, pour l’ouvrir à la Réalité suprême bien au-delà des limites étroites et angoissantes de l’ego. Cependant, cette perspective traditionnelle, platonicienne, plotinienne, paléochrétienne, verticale et sacrale n’est pas tout à fait celle que revendique Nelli. Nelli n’est ni archaïque ni simple. Lorsqu’il parle de la poésie ouverte, le poète carcassonnais dépasse l’opposition entre réalisme et nominalisme :
« La poésie réalisante, qui nous occupe ici, doit s’envelopper à la fois dans les choses et dans le langage créateur, et porter la marque de cette collaboration effective du réel et du langage qui ne laisse point deviner si la découverte a commencé au donné ou aux mots. Ainsi imite-t-elle l’acte par lequel le réel se pense en nous, et non pas le réel lui-même. » (Nelli, 1947 : 26)
26Par de tels propos, Nelli cherche un compromis entre réalisme et nominalisme médiévaux, c’est-à-dire un compromis entre Tradition et modernité. Lorsqu’il dit que la poésie réalisante doit s’envelopper dans les choses, il fait référence à ce qui est réellement. Il peut s’agir par exemple d’un chemin, d’une table. Le chemin ou la table sont ce qu’ils sont avant que quelqu’un les nomme. Ce qui est n’attend pas d’être nommé pour être ; et l’être Suprême encore moins que tout autre niveau d’être. Mais dans le même temps, nommer les "étants", symboliser les niveaux d’être pour les donner à sentir, à expérimenter en soi, dans l’intimité de l’âme, entrouvrir cette porte sur l’imagination universelle – l’esprit – consiste bien à envelopper la poésie réalisante dans le langage créateur. Interroger le réel dans les "choses" participe du réalisme – réputé archaïque –, tandis que l’approcher par le langage créateur ressortit du nominalisme – considéré comme moderne. Une telle subtilité peut-elle être perçue par la seule lecture d’un poème créé en miroir ?
3. Les enjeux de l’écriture bilingue
27Pour montrer les enjeux de cette écriture, il convient de plonger dans la poésie nellienne. Nous partirons d’un magnifique exemple (Nelli 1962)
Desierant latrare canes
(T. Varro Atacinus)
L’aura s’emplis d’un fremin infinit, d’una orror estelada
com se tornèssen las divas e lor flairor de tenebras,
mentre qu’aval, la furtiva rumor de las aigas eternas
encar lambreja e se chascla dins lo silenci roman.
I a dos mila ans que remiri al prigond de tota arma perduda
lo ser tescut per l’ironda e, tre los cans an calhat,
lo fum blau s’enaurant del teulat de la bòria, e la patz
que va mesclar nòstras ombras a l’ombra longa dels monts.
Le ciel s’emplit d’un frisson infini, d’une horreur étoilée,
l’on sent venir les déesses et leur odeur de ténèbres,
tandis qu’encor la furtive rumeur des ruisseaux éternels
luit et se brise, là-bas, dans le silence romain.
Depuis des siècles peut-être, en toute âme perdue, je contemple
le soir tramé d’hirondelles, et quand les chiens se sont tus.
la fumée s’élevant de la ferme au toit d’or, et la paix
qui va nos ombres mêler à l’ombre longue des monts.
28Le rythme antique (alternance d’hexamètres et de pentamètres), dépourvu de tout souci rimique, scande l’entrée dans un temps rituel et sacré. Le ton, mieux qu’impersonnel, est transpersonnel, car enfin, qui parle dans ce poème sinon une conscience sans nom qui éclaire de sa contemplation toute âme perdue ? Cette voix est celle qui parle en toute âme à la fois, dès l’avènement du temps rituel vertical où le haut et le bas se miroitent, où l’avant et l’après confluent d’éternité. En effet, le ciel s’emplit de quelque chose de fugitif, un frisson infini. Le frisson est superficiel, tandis que l’infini est insondable. Le ciel est en haut. D’en bas lui répond la furtive rumeur des ruisseaux éternels. Tandis que la rumeur est furtive, saisie donc dans l’instant, les eaux desquelles elle monte sont quant à elles éternelles. Ainsi l’instant rituel répond à l’éternité dans un jeu de miroirs croisés d’un parfait équilibre. De fait, l’éternité advient dans l’instant et, aussitôt, des déesses reviennent, déesses qu’on se plaît à imaginer lumineuses, accompagnées de leur odeur de ténèbres. La vue confirme l’odorat, puisque les ténèbres d’où ne remontent aucunes lueurs ont en elle une odeur qui réifie le rien dont la vision du ténébreux même témoignait déjà. De l’ouïe à la vue, c’est aussi la rumeur qui luit. Qu’elle se brise, et aussitôt, c’est le toucher qui, à son tour, ressent l’infini. La rumeur, furtive, et donc événementielle, s’inscrit au cœur d’un silence romain, foudroiement de l’instant dans le sein de l’éternité. L’emploi d’un article défini, le silence, suscite le sentiment puissant que ce silence, en tant qu’il est romain, nous est parfaitement familier. Ce sentiment, vibrant en nous, lecteurs, nous projette maintenant dans l’intemporel Mircea Eliade aurait dit in illo tempore. Une puissante conscience nous dit : je contemple. Qui est ce je qui contemple depuis des siècles ? Les âmes sont perdues. Mais celui qui, en elles, et donc transpersonnellement, contemple continûment les images d’une salvifique – parce que paisible – éternité, peut-il encore considérer qu’elles sont totalement perdues, dans la mesure même où c’est précisément en elles qu’il contemple l’éternité ? Tandis que le soir tombe, les hirondelles, pareilles à l’esprit, donnent à contempler une ascension. Lorsque la bestialité des aboiements de chien se tait enfin, c’est la légèreté subtile et transcendante de la fumée s’élevant sur la ferme au toit d’or que la conscience contemple. Ainsi, tandis que l’âme s’abîme dans la contemplation de ce qui, à l’intérieur d’elle-même, la contient tout en s’y dissimulant, l’esprit contemplatif rejoint les célestes nuées, et le corps, réduit à n’être plus qu’une ombre, va se fondre dans l’ombre chthonienne des monts. L’âme retourne à l’esprit ; l’ombre et la boue du corps de chair s’en reviennent quant à eux à la boue et à l’ombre du mont de ce bas monde. Nous baignons ici dans les mythes paléochrétiens et cathares. Mais ce que notre critique développe laborieusement et maladroitement, tel un catéchisme hérétique, ou pour le moins ésotérique, la poésie ouverte et parfaitement bilingue de Nelli l’enveloppe à la fois du Réel et du langage qui sont les siens, aussi bien en français qu’en occitan.
29Pour évaluer les forces et les faiblesses d’un tel processus d’écriture, il faut déjà dépasser les vertus pédagogiques éventuelles de la traduction. L’écriture en miroir de Nelli, en n’étant pas établie suivant les règles élémentaires de la traduction, ne peut pas vraiment passer pour pédagogique.
30Sur le plan sociolinguistique, toute langue se suffit à elle-même pour accueillir la Poésie. De ce point de vue, faire dépendre la diffusion de la poésie occitane de la présence d’une traduction en français ne constitue peut-être rien moins qu’un acte d’aliénation de l’occitan au français, dans le cadre d’une situation déjà dramatiquement diglossique. La collection Messatges de l’I.E.O. a d’ailleurs renoncé depuis à cette forme d’édition, pour cette raison précise.
31Sur un plan quantitatif du commerce et de la communication, l’I.E.O., principal éditeur de la poésie de René Nelli, a remarqué que l’édition bilingue français/occitan d’un recueil de poèmes ne multipliait pas par deux le nombre d’exemplaires vendus.
32Cependant, l’aventure nellienne méritait d’être tentée – et le mérite encore. De même elle mérite qu’on s’y attarde. L’intérêt de l’écriture en miroir n’est ni pédagogique, ni sociolinguistique, ni même commercial. Il n’en est pas moins important. La poésie nellienne révèle qu’il existe un domaine imaginaire poétique en soi en amont des langues : elle témoigne d’une imagination universelle, ouverte sur les archétypes jungiens, les thèmes théophaniques connus et décrits par des mystiques musulmans tels que le grand Ibn’Arab”, ou le non moins célèbre Ibn’Sina (Avicenne), et nous renvoie même aux visions du monde de Plotin et de Platon. Il ne s’agit pas du renvoi théorique et verbeux d’une hypothèse à une autre, mais d’un phénomène avéré : deux textes écrits en miroir se révèlent rigoureusement aussi poétiques l’un que l’autre, d’une langue à l’autre, parce que ce qui est poétique en eux ne gît pas dans la matérialité limitée des deux langues en miroir : le poétique vibre dans l’esprit universel qui les traverse, les vivifie et les sublime toutes les deux.
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Notes de bas de page
84 Ce terme de "génie" nous semble mal venu ici. En effet, le génie propre d’une langue serait ce qu’elle seule est susceptible de générer. Or. d’un point de vue nellien. le langage ne génère pas la poésie : il l’acueille en son sein, un peu comme, dans les mythes paléochrétiens, l’âme accueille l’esprit.
85 Et nous restons alors dans l’esthétisme de l’ego, le but de Nelli n’étant pas atteint.
86 Nelli entend alors en lui la voix de "l’être sans moi", que nous illustrerons plus loin.
87 Idée que l’expérience éditorale de la poésie en français et de la poésie en occitan a tendance à fortement relativiser.
88 Ce qui serait une attitude nominaliste, tandis que Nelli semble beaucoup plus réaliste. Peut-être. dans la mesure où tout son siècle est nominaliste, pouvait-il se considérer comme surréaliste en ce que son vécu poétisant l’élevait – dans l’intimité de son âme – au-dessus des réalités contingentes et fugaces – les seules que le nominalisme soit apte à saisir.
89 Ou du Saint-Esprit...
Auteur
Enseignant d’occitan et de lettres, poète et essayiste, auteur d’une thèse sur René Nelli
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