Passeur en eaux troubles
L’épisode du passage des armes dans Le Sacre du printemps et Le Jardin des Plantes de Claude Simon
p. 133-158
Texte intégral
– Condottiere ! dit Suñer avec mépris.
(Le Sacre du printemps, p. 173)
1« Оn m’a demandé de m’occuper d’un cargo norvégien chargé d’armes que le capitaine refusait d’amener dans un port espagnol en raison des accords de “non-intervention”. A Sète, nous avons réussi à transférer la cargaison sur un petit cargo anarchiste1 ». C’est dans ces termes sobres que Claude Simon résume sa participation à la guerre d’Espagne, participation qu’il minimise volontiers, se présentant comme simple sympathisant, voire curieux ou même « voyeur », en tout cas rapidement désillusionné quant aux chances réelles de succès des Républicains :
J’avais eu l’idée de m’engager mais ce qu’Orwell a mis six mois à comprendre, je l’ai vu en quinze jours: c’était voué à l’échec. [...] À Barcelone régnait une “guerre civile” entre anarchistes, trotskistes et communistes. Et puis la pagaille (un de ses ennemis avait surnommé Largo Caballero “l’organisateur de la pagaille”) et puis encore l’éternel mañana espagnol. C’était assez excitant et lamentable à la fois2.
2L’« illusion lyrique », pour emprunter le beau titre de la première partie de L’Espoir, est plus éphémère encore chez Claude Simon que chez Malraux, même si l’auteur du Sacre du printemps3 sait aussi en exprimer l’exaltation tragique :
Déjà pourtant, quoiqu’il n’y eût pas encore six mois que la guerre civile avait éclaté, les journées de Juillet, l’enthousiasme, les autos couvertes d’orgueilleuses inscriptions, lancées à toute vitesse avec leurs chargements de types en monos et panoplies d’armes, les assauts des casernes, les triomphes, cette explosion d’un rêve peut-être idiot, un espoir, une illusion, peut-être insensés, mais qui avaient été vrais quelques jours au moins – peut-être seulement quelques heures, mais quoi – pendant lesquelles toutes les contraintes, les lois naturelles ou humaines, les étroites, honteuses, dérisoires barrières entre lesquelles l’homme se ronge avaient été emportées comme des fétus, de ridicules et dégoûtants débris, dans un maelström fulgurant, tout cela paraissait loin maintenant, fini, sans doute parce que ces sortes de choses sont trop intenses, trop exigeantes pour pouvoir durer, trop éblouissantes pour que l’œil humain puisse les fixer d’une façon continue, peut-être aussi parce qu’elles n’existent pas, qu’elles ne sont que d’éphémères, d’insaisissables phantasmes tournoyant dans notre esprit, n’ayant de vie que pour lui, et s’évanouissant lorsqu’il croit les saisir. (141-142)
3Si l’épisode du passage des armes est assez marquant pour être pris en charge par l’écriture, du Sacre du printemps au Jardin des Plantes4, ce n’est donc pas comme haut fait inscrit dans une quelconque épopée espagnole, mais comme moment critique d’un apprentissage de l’Histoire et plus largement de la vie.
4L’intrigue principale du Sacre du printemps se déroule sur trois journées, les 10, 11 et 12 décembre 1952, auxquelles sont consacrés trois chapitres ayant chacun pour titre la date correspondante. Elle s’organise autour du conflit familial opposant un jeune homme, Bernard, et son beau-père (qui reste anonyme) et de la relation non moins conflictuelle de Bernard avec Edith, la sœur du garçon de bonne famille à qui il donne des leçons de mathématiques. C’est pour aider la jeune fille, dont on apprendra qu’elle est enceinte et veut se faire avorter, que Bernard se charge de revendre une bague qu’elle a volée à sa mère et se trouve pris dans un engrenage dont il sortira battu et floué, ayant découvert entre autres que son beau-père a été l’amant d’Edith. Mais, entre les deux premières journées et la troisième s’intercale, dans le quatrième chapitre, une vaste analepse intitulée : « 10, 11 et 12 décembre 1936 ». Il s’agit précisément de l’épisode du passage des armes, qui s’est donc déroulé seize ans plus tôt exactement et dont le beau-père de Bernard a été l’un des protagonistes. La forme même du récit, par la rigoureuse correspondance des dates, accuse donc ce qui tout à la fois sépare et rapproche le fils et son beau-père, comme l’explique le prière d’insérer du roman ; « Deux générations prennent contact avec la réalité de la vie d’une façon fort différente et cependant fort semblable ». Or le point commun entre ces deux expériences formatrices est celui de la transaction clandestine, cargaison d’armes illicite ou bague volée, d’où ressort un même sentiment d’amertume et de désillusion.
5Mon propos se limitera pour l’essentiel à ce quatrième chapitre du Sacre du printemps, complété par sa réécriture, plus de quarante ans après, dans Le Jardin des Plantes. Après un aperçu des circonstances et du déroulement du passage seront examinées les différentes incarnations de la figure du Passeur, organisées autour du personnage central du Commandante, puis la relation entre passage et passé dans les processus du récit et de sa réécriture.
PASSAGE
Synopsis
1 - Dans un « petit hôtel pour voyageurs », un jeune Français rencontre un homme plus âgé, Guiseppe Ceccaldi5, qu’à Barcelone on surnomme Commandante. Ce personnage mystérieux a autorité sur un vieux cargo, la Rosita, qui appartient aux anarchistes de la F.A.I. (139-143).
2 - À Sète, après le dénouement de l’histoire, le garçon d’un restaurant du quai se souvient de trois personnages dans lesquels on reconnaît Ceccaldi et le Français, accompagnés d’un Espagnol petit et boiteux (on apprendra qu’il se nomme Suñer et qu’il est envoyé pour surveiller l’opération). Deux cargos sont amarrés côte à côte : l’un délabré, battant pavillon panaméen (la Rosita), l’autre flambant neuf, battant pavillon norvégien. Des caisses sont transbordées jour et nuit du second bateau dans le premier (143-144).
3 - Un fonctionnaire du port se souvient avoir reçu les trois hommes venus protester contre sa décision de reléguer les deux cargos dans l’avant-port, sous prétexte du danger que représentent les explosifs, ce qui rend le transbordement plus difficile. Discussion tendue entre le fonctionnaire et le Français, puis altercation entre Ceccaldi et Suñer, le premier reprochant au second de n’être lui-même qu’un « fonctionnaire » (144-149).
4 - Au restaurant, un quatrième personnage a rejoint le « trio » : le capitaine du cargo anarchiste, « un petit vieux au visage ridé ». Un autre témoin apparaît parmi les consommateurs, « un jeune homme, employé par la maison qui avait pris en charge les deux bateaux pendant leur séjour dans le port ». Sympathisant avec les Républicains espagnols, il s’efforce de faciliter le passage des armes (149-152).
5 - Négociation entre Ceccaldi et le capitaine du cargo norvégien. Celui-ci pourrait accepter d’aller jusqu’à Barcelone « sous la contrainte », à condition d’être payé. Le boiteux s’y oppose en vain, ce qui donne lieu à un nouvel affrontement entre les deux hommes (152-157).
6 - Un narrateur prend la parole (il s’agit du Français, seize ans après le dénouement de l’histoire). Il clarifie son propre rôle : c’est bien lui qui a été chargé de cette cargaison d’armes bloquée à Sète, qui a trouvé un bateau à Barcelone et pris contact avec Ceccaldi, seul capable de s’en faire obéir (158-162).
7 - Le Français remarque sur la jetée « deux hommes en gabardines de couleur foncée, au même feutre rabattu sur les yeux », qu’il a déjà aperçus dans un couloir de la Direction du Port (162-163).
8 - Ceccaldi, le Français et Suner se rendent dans un bordel de la ville pour retrouver les marins du cargo norvégien. Pendant que Ceccaldi est avec une prostituée, Suner raconte au Français son histoire et donne libre cours à sa haine pour le Commandante, qu’il considère comme un mercenaire cynique, et pour les anarchistes, qui ont trahi les siens au cours d’un combat avec les franquistes (164-185).
9 - Méditation désabusée du Français qui, rentré à l’hôtel, ne parvient pas à trouver le sommeil (185-189).
10 - Au matin, l’employé sympathisant vient annoncer que le transbordement a repris et sera terminé le soir. Ceccaldi annonce qu’il ne sera pas du voyage. Le Français voit passer dans les yeux de Suñer « quelque chose de dur, rapide, flamboyant ». Suner apprend au Français qu’il devra « accompagn[er] le chargement jusqu’à Barcelone » (189-194).
11 - La Rosita quitte le port de Sète avec à son bord Suner et le Français. Ceccaldi reste sur le quai (194-197).
12 - Épilogue. Le narrateur de 1952 tire d’une vieille serviette une coupure de journal intitulée : « Règlement de comptes entre trafiquants d’armes ». Le journaliste relate la découverte du corps de Ceccaldi tué de deux balles dans sa chambre d’hôtel. Il tenait à la main un revolver dont « le chargeur était vide quoique l’arme n’ait pas servi ». Le patron a vu monter deux inconnus dans lesquels on reconnaît les hommes en gabardine aperçus sur la jetée. Le Français se souviendra plus tard avoir vu pendant la nuit de la lumière dans la chambre de Ceccaldi, pourtant resté au bordel. Suner aurait profité de son absence pour enlever les balles de son chargeur et l’aurait livré ainsi désarmé aux deux tueurs franquistes (197-203).
Structure
6Les modèles classiques de la sémiotique narrative rendent compte sans difficulté de la structure de l’épisode, ce qui atteste le caractère canonique, dans une certaine limite qu’il nous faudra préciser, non seulement de l’histoire elle-même, mais de toute intrigue prenant la forme d’un passage. Il n’y a là rien d’étonnant : la structure élémentaire des contes à caractère initiatique sur lesquels ont été élaborés ces outils théoriques est métaphoriquement décrite comme passage d’un état à un autre. Que ce passage devienne matériel et la structure en acquiert un surcroît de lisibilité et d’exemplarité.
7C’est ainsi que, dans notre épisode, le schéma actantiel apparaît clairement :
destinateur et destinataire : la République espagnole.
agents : le Français, Ceccaldi, les deux capitaines, Suñer.
objet : la cargaison d’armes.
adjuvant : l’employé sympathisant.
opposants : le fonctionnaire de la Direction du Port, les gouvernements démocratiques, les franquistes représentés par les deux « gabardines ».
8De même, la séquence se développe selon le modèle quinaire bien connu :
situation initiale : la République espagnole a acheté des armes à un trafiquant.
complication : la cargaison d’armes est bloquée dans le port de Sète pour cause d’embargo.
action : le transbordement est organisé entre les deux cargos.
résolution : les armes passent de Sète à Barcelone.
situation finale : la République est entrée en possession de ses armes.
Espaces
9La structure narrative ne prend vie que par la thématisation qui lui donne chair et sens. Il sera bientôt question des rôles thématiques respectifs des différents passeurs. Mais c’est d’abord dans un espace que se joue le passage. La translation à travers une étendue d’eau, fleuve ou mer, en est la forme la plus permanente et universelle. Elle permet de faire jouer une opposition archétypale entre la terre ferme et l’élément instable, tout particulièrement lorsque celui-ci est marin. Cependant, du fait du caractère clandestin du passage, ces deux espaces sont ici également hostiles.
10Comme souvent chez Claude Simon, la petite ville est le lieu de l’enfermement, du conformisme, de l’égoïsme :
Là-bas on pouvait voir les lumières de la ville se reflétant dans l’eau du port, s’étageant plus haut sur la colline. Les paisibles lumières des gens paisibles, paisiblement assis dans la tranquille tiédeur de leurs maisons devant la table desservie, surveillant les devoirs des enfants, ou, les pieds dans leurs pantoufles lisant le journal [...]. Des petites vies par centaines, des centaines de petites lumières piquées sur l’obscurité, des centaines de petites existences compartimentées, empilées, serrées les unes contre les autres, prudentes, peureuses, féroces. (153)
11Les passeurs clandestins ne peuvent être que rejetés par la communauté, non seulement comme étrangers à la ville et même au pays (un seul est Français), mais surtout en tant qu’ils participent à un combat suspect au conservatisme dominant (exprimé chaque jour par le journal local) :
[...] eux, au contraire, rejetés dans la condition de parias, de réprouvés, d’ennemis de la société, surveillés, épiés, tolérés parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement puisque leurs papiers étaient apparemment en règle, mais comme un organisme supporte en lui la présence d’un corps étranger, c’est-à-dire mal, contraint et forcé, attendant avec une impatience mêlée d’angoisse et de colère le premier moment favorable pour l’expulser et le détruire6. (151)
12Ils sont voués aux lieux de passage : à Narbonne, l’hôtel pour voyageurs près de la gare, à Sète le « restaurant du quai » (143), le « café où entre transitaires et dirigeants des maisons de commerce se traitaient les affaires du port » (150), l’hôtel encore et bien sûr le « bordel pour marins » (177), la maison de passe. Ces lieux sont affectés d’un indice plus ou moins négatif, souvent exprimé par l’odeur, en tant qu’elle engendre rejet ou attraction primaires : hôtel « qui sentait la cuisine fade et la sciure de bois » (140), bordel où règne « l’odeur des parfums bon marché » (166). Ainsi s’organise pour les passeurs, en marge de l’espace urbain policé, ce que l’on pourrait appeler, en réactivant le sens originel de l’adjectif, un espace interlope7.
13Face à la ville corsetée, hostile aux passeurs de passage, la mer offre l’ouverture infinie mais terrible de la nature sauvage. C’est une Méditerranée hivernale et tempétueuse, bien différente de l’image convenue de la « grande bleue », dont l’assaut menace les cargos mal protégés, relégués dans l’avant-port : « Et d’autre part encore contre eux, ce qui ne dépendait d’aucun vouloir humain ou autre. Ce qu’ils entendaient maintenant [...] mugir dans les ténèbres de l’autre côté du brise-lames [...] ». (151-152). Et lorsque la Rosita prendra enfin la mer, bien que la traversée ne soit pas racontée, il suffira au narrateur d’évoquer les premières sensations du large pour exprimer l’angoisse millénaire de toutes les navigations :
[...] regardant s’amenuiser, se fondre au fond de la nuit l’insignifiante constellation du port, et bientôt même plus une constellation : une lueur, et bientôt même plus une lueur : un point vaguement plus clair, parce que nous savions qu’il était là, sur l’horizon, parce que nous savions aussi qu’il y en avait un, qu’une ligne théorique séparait à mi-chemin du haut et du bas la noire sphère à l’intérieur de laquelle le bateau se traînait au halètement de sa machine poussive, laissant derrière lui les lumières, les murs, les tièdes demeures des hommes endormis. (197)
Valeurs
14La forte structuration narrative de l’épisode devrait logiquement produire un sens univoque. Le système de valeurs qui sous-tend le récit est certes globalement favorable aux Républicains, dans la mesure même où l’un des acteurs principaux de l’entreprise en est aussi le narrateur. Si l’on s’en tient à ces éléments, l’histoire est exemplaire d’un passage réussi. Les passeurs, en surmontant les obstacles opposés par ceux qui sont, de fait, les complices de la rébellion franquiste, ont fait triompher pour un temps le juste de l’injuste. Il est assez clair pourtant que cette formulation optimiste est bien éloignée de la réalité du texte. Comment l’histoire d’une opération réussie peut-elle être aussi l’histoire d’une amère désillusion ? Cela tient bien sûr, pour une part, à la victoire finale des franquistes, qui rétrospectivement confère aux précieuses armes quelque chose de dérisoire. Mais là n’est pas l’essentiel. Car plus que dans le passage lui-même, c’est dans la personnalité propre des différents passeurs, les relations qu’ils entretiennent, l’évolution de l’un d’entre eux, que réside la signification profonde de l’épisode. Cet éclatement de la figure du Passeur introduit dans le roman, loin de toute simplification épique, la complexité de la vie.
PASSEURS
Les deux capitaines
15Les actualisations les plus simples de la figure du Passeur sont les capitaines des deux cargos, qui par leur profession sont voués à effectuer de constants passages, licites ou illicites. Entre le capitaine de la Rosita et celui du cargo norvégien s’établit un violent contraste, à l’image de celui qui oppose leurs navires respectifs.
16Le capitaine de la Rosita est décrit comme « un vieux type en costume civil, sa tête ridée de paysan surmontée d’une casquette à bouton » (141), ou plus loin : « [...] un petit vieux au visage ridé qui garda pendant tout le dîner sur sa tête une casquette à bouton, mangeant avec des gestes maladroits, taciturne, silencieux [...] » (149). Cette allure de « nautonier » intemporel s’accorde avec celle de son bateau délabré, « carcasse de tôles dévorées de rouille » (144) dont le prénom féminin, assorti d’un diminutif hypocoristique, sonne ironiquement, et de son équipage quelque peu inquiétant, composé de « types aux vêtements graisseux, le cou ceint de foulards mi-parti noir et rouge aux couleurs de la F.A.I. » (141), d’hommes « sombres, taciturnes, efflanqués » (170). Comme souvent chez Claude Simon, l’archaïque fait résurgence dans le présent, sous la figure ici de l’éternel navigateur-trafiquant-pirate méditerranéen.
17De même qu’au « vieux rafiot » espagnol (146) s’oppose le « grand cargo norvégien tout neuf, aux superstructures blanches » (144), de même au capitaine de la Rosita s’oppose le capitaine norvégien, « une sorte de géant d’une trentaine d’années environ, aux cheveux d’un blond tirant sur le roux », vêtu d’« une vareuse bleu marine aux manches ornées de galons » (152). Logé dans « une coquette cabine avec ses boiseries vernies, ses lumières en appliques, ses petits rideaux de cretonne tirés sur les hublots », il incarne la modernité confortable et policée des démocraties européennes, celles-là même qui se tiennent prudemment et hypocritement à distance de l’arène espagnole.
18C’est ainsi que le transbordement des armes d’un bateau à l’autre, d’un capitaine à l’autre, apparaît comme le passage d’un monde à un autre, de ce monde d’ordre et de mesure qu’est encore (relativement et pour peu d’années) l’Europe démocratique, à un monde de désordre et de démesure, celui où se joue le combat à mort de la guerre d’Espagne, prélude à la Seconde Guerre mondiale : « [...] ce pétrin dans lequel nous étions engagés (et avec nous des milliers des millions d’hommes, et sans doute l’Europe entière, et le monde qui, lui aussi, allait bientôt s’embraser) » (167). Le retour de la violence primitive en quoi consistent pour Claude Simon toute guerre et toute révolution trouve ainsi logiquement son image dans ce cargo anarchiste au nom suave dans lequel sont transbordées les armes porteuses de mort, comme le suggère la vision, à la fin de l’épisode, du bateau enfin libéré et abordant la haute mer, dans « ces ténèbres au sein desquelles nous nous enfoncions sur cet amas de vieilles tôles secouées par les pulsations de la machine, ahanant, traînant sa cargaison de mort sur les profondeurs mouvantes [...] » (195-196).
Le Commandante
19Guiseppe Ceccaldi est l’incarnation centrale de la figure du Passeur dans l’épisode. Il est au centre du dispositif des personnages par la convergence sur sa personne de sentiments forts, voire violents : obéissance (le capitaine de la Rosita), respect (le capitaine norvégien), fascination (le Français), haine (Suñer). C’est un personnage complexe, ambigu, dont la personnalité et la vie comportent de larges zones d’ombre.
20Son identité même est sujette à caution: « Il s’appelait Guiseppe Ceccaldi. En tout cas c’était à ce nom qu’il répondait, sous ce nom qu’il était connu à Barcelone [...] » (140). Et en effet, les papiers trouvés dans son portefeuille après son assassinat se révéleront faux (201). Quant à son « grade », il ne signifie nullement l’appartenance à une armée régulière : « [...] certains lui donnaient aussi le titre de Commandante, quoique personne n’eût l’air de savoir ce qu’il commandait, ni de qui il tenait son commandement » (140). Son autorité est de fait et non de droit : « Le certain en tout cas c’était qu’il détenait un pouvoir, tout au moins sur l’équipage de la Rosita [...] dont les matelots qui se disaient anarchistes [...] et le capitaine [...] prétendaient (et même faisaient plus que prétendre, puisqu’en fait c’était ainsi) n’avoir d’ordre à recevoir que de lui. » (141). Son pouvoir est avant tout le produit d’une situation historique troublée, favorable aux aventuriers de toutes sortes :
Quant à tirer au clair pourquoi personne, pas plus à la Generalidad qu’à la Direction du Port, ou même à la C.N.T., n’avait le pouvoir de se faire obéir par ceux de la Rosita, pourquoi un Italien, et qui par-dessus le marché n’était à ce moment même pas en Espagne avait, lui, ce pouvoir, ç’aurait sans doute été perdre son temps. C’était dans l’ordre, ou plutôt le désordre, de ce qui se passait là-bas à cette époque. Et si cet état de choses était un bien ou un mal, on pourra longtemps en discuter. C’était ainsi, et il fallait s’en accommoder, et sans doute considérer cela comme normal [...]. (141)
21La sincérité même de son engagement est mise en cause lorsque Suñer, qui a manifestement pour mission de le surveiller, rapporte au Français des faits troublants :
« Un type qui te montre sa photo à côté de Garcia Olivier à Barcelone, et une autre à Salamanque, au milieu de phalangistes en uniformes, et qui se vante d’avoir passé un des derniers le pont international à Irun en faisant le coup de feu [...] et d’avoir deux heures plus tard repassé le même pont, lavé, rasé, changé, pour aller dîner avec les officiers italiens qui commandaient chez les fascistes, ce... ». Sa voix bafouilla, s’étrangla de colère. (174)
22Provocation d’un homme qui aime par-dessus tout jouer avec le feu et cherche à déstabiliser son adversaire, ou preuve d’une réelle activité d’agent double passant et repassant cyniquement d’une rive à l’autre, d’un camp à l’autre ? Si le doute subsiste, il est clair que le Commandante, personnage exceptionnel et trouble à la fois, n’est pas une figure de l’héroïsme collectif, mais de la force individuelle, et que c’est à ce titre qu’il intéresse Claude Simon.
23Lorsque le Français le découvre de dos, assis à la table du restaurant, sa réaction à l’appel de son nom dénote la réserve de puissance et la maîtrise de soi des grands fauves: « [...] quelque chose d’imperceptible, un frémissement, comme si sous l’étoffe les muscles des reins s’étaient soudain durcis, comme si l’homme tout entier, toujours immobile, impassible, se tenait prêt à bondir ou à frapper. » (139). Le capitaine norvégien, pourtant si différent par l’origine et par le métier, reconnaît instinctivement en lui un pair, en ce que tous deux sont « de même trempe, c’est-à-dire habitués, aimant à lutter, se battre, que ce fût contre les éléments ou les événements, et à commander, et là pour tous deux la matière était la même : les hommes » (166-167). Inversement, ses accrochages avec Suner pendant la négociation avec le capitaine norvégien accusent tout ce qui sépare l’homme d’action du bureaucrate. Pour lui, la réussite de la mission pour laquelle il est payé justifie tous les moyens, qu’il s’agisse d’acheter un homme ou de le tuer : « Un capital et un pistolet. Deux arguments avec lesquels c’est fou ce qu’on peut faire de choses » (155). Cette éthique de l’efficacité explique son mépris pour les « fonctionnaires » embusqués et le cynisme avec lequel il assume son statut de mercenaire :
– Je ne savais pas que tu te faisais payer, dit le boiteux.
Un mince sourire se dessina sur les lèvres de l’Italien. Un instant on put voir luire ses dents : « Personne ne fait rien pour rien. Même les fonctionnaires qui sont dans les bureaux se font payer. [...] Moi, je ne suis pas payé pour aller tous les jours me chauffer les pieds dans un bureau. Seulement, quand je m’occupe de quelque chose, ça marche. D’une façon ou d’une autre. » (156-157)
24C’est pourquoi la lutte sourde qui oppose Ceccaldi à Suner, l’aventurier individualiste au bureaucrate de parti, est une lutte à mort, comme le font pressentir les menaces du Commandante : « Je crois que tu n’as pas très bien compris qu’à côté j’ai plus d’hommes qu’il n’en faut pour que tu ne retournes jamais à terre, dit Ceccaldi, et même pour que tu ne revoies jamais le soleil. » (156). Le bureaucrate l’emportera finalement, mais par traîtrise, ce qui vaut jugement dans l’univers du roman.
25Mais si le Commandante incarne la force, c’est avec l’élégance supérieure d’un aristocrate, ne dédaignant pas même un certain dandysme qui accentue encore son opposition avec Suner, au douteux blouson de cuir éraflé :
Ceccaldi le regarda. Il était beaucoup plus grand que l’Espagnol et le dépassait de presque toute la tête. Avec sa pelisse, son col impeccable, ses cheveux gris impeccablement peignés, il ressemblait à un Lord anglais toisant sur un champ de courses un lad qui aurait prétendu lui donner des conseils sur la manière de faire courir ses chevaux. (154)
26Il n’est pas jusqu’à ses excès qui ne participent de cette supériorité méprisant toute barrière morale. Au bordel, il se fait immédiatement reconnaître pour ce qu’il est :
[...] c’était sans doute à cause de ce je ne sais quoi qui émanait de sa personne, qu’à peine assis il avait à côté de lui, non pas la plus jolie des filles – cela lui aurait été à peu près autant qu’une faveur bleue autour du cou d’un setter –, mais la seule parmi ces putains aux visages anonymes, qui eût une sorte de caractère, de style, avec sa figure lasse elle aussi, flétrie, absente [...]. (167)
27Et lorsque le Français, lassé de l’attendre, ira le chercher dans une chambre, il le découvrira dans son rôle de grand seigneur débauché :
« Excusez-moi, commençai-je, mais... », puis je m’arrêtai, ahuri. Je ne sais pas comment il s’y était pris, mais cette vulgaire pièce d’un vulgaire bordel [...] cela ressemblait – la table à nappe blanche, Ceccaldi impeccable et la fille en simili robe du soir – à un de ces cabinets particuliers dans un restaurant de luxe [...].
Quand il me vit, il eut à sa propre adresse un sourire ironique : « Post coïtum l’animal a faim ! », dit-il. Il cligna de l’œil, brandit une bouteille de Champagne et me désigna la carcasse de poulet froid. « Va chercher ta petite amie et venez tous les deux ! » Puis il se tourna vers la patronne restée sur le pas de la porte : « Madame va trinquer avec nous, n’est-ce pas ? » (182-183)
28Force, élégance, excès, mais aussi insondable tristesse qui se lit dans son regard et confère au personnage une dimension tragique :
« Mais ce regard ! » pensa le nouveau venu, tandis que l’autre continuait à manger comme s’il ne l’avait pas vu, comme si les yeux tristes sous lesquels la peau pendait en poches, embués par une conjonctivite chronique, continuaient à fixer quelque chose d’invisible, de désolant et de fascinant, par-delà la silhouette de l’intrus [...]. (140)
29Et pour souligner davantage encore cette mélancolie qui est la fêlure intime de la force et qui l’humanise, Claude Simon convoque l’image des vanités baroques :
Mais maintenant il savait ce que fixait le regard vide, ce qu’il devait sans doute contempler tout le temps ainsi, comme une compagne effrayante et familière avec laquelle l’homme aurait constamment vécu, et sans avoir besoin pour cela d’un crâne posé sur sa table [...]. (140)
30L’obsession de la mort, tel est le fond sombre sur lequel se détachent tous les gestes du Commandante, qui en tire un mépris de la vie, la sienne et celle des autres, et donc une liberté supérieure, comme le montre sa réplique à la fois tragique et bouffonne lorsque le Français évoque les combattants du front auxquels sont destinées les armes :
Merde de merde ! ragea le Français. Et pendant ce temps les types crèvent !
Ça n’a pas d’importance, dit Ceccaldi.
Comment ? dit le boiteux.
Crever. Ça n’a pas d’...
Le boiteux releva vivement la tête. Un instant, sous les épais sourcils qui se rejoignaient presque, son regard aigu fixa l’Italien : « Qu’est-ce que tu dis ? » Ceccaldi éclata de rire : « Datemi la morte per recompensa ! », déclama-t-il. Il regarda le boiteux : « Ceux-là auront au moins la chance de ne pas voir la suite ! ». Sa voix avait changé de ton. (147-148)
31Tels sont les traits violemment contrastés du Commandante, ce personnage baroque dont le narrateur fasciné reprend inlassablement le portrait :
[...] ce latin, ce « commandante », cet homme, sans âge, au regard désolé qui semblait perpétuellement fixer dans le vide une interrogation perpétuelle et sans réponse, au ton dur, autoritaire, cinglant, puis tout à coup étrangement las, étrangement enjoué, ou encore déclamant à tort et à travers d’une voix emphatique et bouffonne des citations de Dante ou de je ne sais qui [...]. (166)
32Et comme pour parfaire encore le portrait de cet homme hors du commun, c’est dans les profondeurs de l’histoire et de l’art que le narrateur va finalement puiser, convoquant la Renaissance italienne et la grande figure ambiguë du condottiere :
Mais là encore, dans l’ivresse comme dans la colère, il conservait cet air de paisible insolence, de désolation, de dégoût des autres et de soi-même, comme chez ces hommes que l’on peut voir peints sur les tableaux des musées, une de ces figures énigmatiques d’une époque cruelle, raffinée, anxieuse, à l’image de la nôtre, de se libérer ou de se détruire, et réellement il aurait pu être l’un de ces personnages sanguins, un donateur agenouillé encore couvert de son armure sanglante, ou plutôt un doge vénitien, ou plutôt encore un de ces principicules italiens ambitieux, mais pas seulement de pouvoir, de richesses, cyniques, congestionnés par les viandes, désabusés, ou plutôt encore un... Un...
– Condottiere ! dit Suner avec mépris. Un de ces types prêts à se vendre à n’importe qui pourvu qu’on les paye suffisamment. (173)
33L’ironie du texte veut que ce soit Suner qui prononce le mot que cherche le narrateur, mais il est clair que le Français ne partage pas son mépris. Le condottiere n’est pas ici une figure négative, mais troublante. Il est surtout une modulation particulière de la figure du Passeur (ce qui se lit dans l’étymologie même du mot : celui qui conduit) et mérite à ce titre d’être examiné.
34C’est Machiavel qui donne au condottiere une première expression littéraire, en particulier dans La Vie de Castruccio Castracani da Lucca, chronique mi-historique, mi-légendaire qui fait de ce bâtard élevé à la puissance par ses seules qualités individuelles l’exemple même de la virtù : courage physique, habileté militaire, mais aussi cette liberté d’esprit éclatant avec insolence dans les nombreuses anecdotes et réparties dont, autant que de hauts faits, est tissée sa légende8. Si le condottiere est déjà, chez l’auteur du Prince, une figure éthique autant qu’historique, on doit à André Suarès d’en avoir fait, dans son Voyage du Condottiere, une figure esthétique inspirée par la contemplation de la célèbre statue équestre de Bartolomeo Colleoni par Verrocchio, dans laquelle il voit idéalement combinés la grandeur et le dédain : « Colleone est amer. Il a l’air du mépris, qui est le plus impitoyable des sentiments. Il tourne le dos, avec une violence roide et tranchante comme le Z de l’éclair ; il fend le siècle, repoussant la foule d’un terrible coup de coude »9. Mais le vrai héros du livre est Caërdal, le narrateur alter ego, que Suarès définit comme « vrai Condottiere de la beauté10 » : beauté de la vie et de l’œuvre à la fois, de la vie conçue comme une œuvre, de l’œuvre comme fin ultime de la vie : « Il n’a vécu que pour l’action : c’est vivre pour la poésie11 ». Il est l’individu irréductible, incarnant dans la lignée éthique et esthétique de Stendhal, que Suarès admire, la permanence d’un Romantisme de l’énergie.
35C’est à cette tradition que se réfère le philosophe Michel Onfray dans son ouvrage La Sculpture de soi. La morale esthétique12. Certes, il la situe résolument dans la perspective nietzschéenne à laquelle elle tend de fait : « Sois le maître et le sculpteur de toi-même », cette phrase de La Volonté de puissance donne au livre son titre. Mais c’est bien Suarès, dont Onfray, dans son « Ouverture », suit les pas à Venise pour y admirer la statue de Colleone, qui lui inspire sa première partie : « Portrait du vertueux en condottiere ». Virtuosité machiavélienne contre vertu chrétienne, le choix est clair :
Loin des vertus chrétiennes, ces rapetissantes logiques, contre l’humilité qui rabougrit, la culpabilité qui ronge, la mauvaise conscience qui sape, l’idéal ascétique qui tue, le Condottiere pratique une morale de la hauteur et de l’affirmation, une innocence, une audace et une vitalité qui débordent. Son éthique est aussi une esthétique : aux vertus qui rétrécissent, il préfère l’élégance et la prévenance, le style et l’énergie, la grandeur et le tragique, la prodigalité et la magnificence, le sublime et l’élection, la virtuosité et l’hédonisme [...]13.
36Ce « personnage conceptuel14 » que le texte même du Sacre du printemps, quoique de manière oblique, nous donne comme une clé confirme la dimension tragique du Commandante. C’est bien en effet sur fond de néant que se dresse la figure du Condottiere comme pleine, exclusive et précaire affirmation de soi :
[...] le Condottiere n’ignore pas la formidable exigence de la Nécessité, les pressions immenses du Destin sur les individualités. Toutefois, il connaît également l’existence d’une latitude, la possibilité d’un espace d’infléchissement dans lequel il tâchera d’inscrire son vouloir et ses efforts. Conscient d’être prisonnier de liens étroits, serrés, il sait aussi, et malgré tout, la zone infime, mais bien déterminée, qui s’offre à son regard. Elle est un jeu, au sens mécanique du terme, un défaut de serrage entre les exigences du réel et la mort. Dans cet interstice, le Condottiere engagera toute sa détermination, toute sa puissance pour obtenir de la forme et de l’ordre. Il imprimera sa marque et les traces de sa volonté. L’éthique se constitue tout entière dans ce résidu, cette faille entre la part maudite et les ombres. Autant dire sur un fil15.
37La mort violente qui conclut l’épisode était donc dans la logique du personnage, comme le dira plus tard la compagne du narrateur : « Après tout, il devait finir un jour ou l’autre de cette façon, tu ne crois pas ? [...] J’imagine même qu’un homme comme ça aurait détesté mourir dans son lit. » (202-203). Mais que cette mort intervienne à l’occasion d’un passage n’est pas sans signification, puisque le passage est la métaphore la plus archétypale de la mort. Le passeur devient ainsi, dans l’ancien sens du terme, celui qui passe. Ou, plus exactement, que l’on fait passer. Car Ceccaldi est envoyé à la mort par Suñer qui, se vengeant de toutes les humiliations subies, endosse in fine le rôle tragique du passeur mortifère et devient ainsi, par traîtrise, le passeur du passeur. N’est-il pas d’ailleurs marqué dans son corps et dans son âme par quelque malédiction, ce Judas sinistre, amer et haineux, boiteux et éternellement enrhumé ? Notons cependant que le schème de la navigation mortuaire est ici curieusement inversé, puisque c’est pour avoir refusé d’embarquer avec ses compagnons que Ceccaldi se livre inconsciemment aux sbires franquistes : « Il aurait mieux fait de venir avec nous, dit Suñer » (196). La sobriété glaciale du propos a valeur de condamnation à mort.
Le Français
38Claude Simon donne au personnage du Français, qui joue dans l’histoire un rôle proche de celui qui a été le sien dans la réalité16, quelques traits physiques minimaux qui dessinent la figure du jeune intellectuel engagé dans l’action : « un personnage très jeune d’aspect, tête nue, vêtu d’un trench-coat » (139), « avec ses cheveux coupés presque ras, sa tête ronde, l’air d’un étudiant sérieux » (143). Il est en effet le moins âgé des passeurs (Claude Simon avait vingt-trois ans à l’époque des faits). Cependant, il est loin de jouer un rôle subalterne puisque il est responsable de toute l’opération : « On m’avait chargé de m’occuper de cette cargaison d’armes en panne et je m’en occupais » (159). Et si le Commandante prend de fait l’opération en main, ce qui est normal puisqu’il a seul autorité sur le capitaine et l’équipage de la Rosita, le jeune homme ne s’efface pas pour autant, comme le montre par exemple la scène où il affronte le fonctionnaire de la Direction du Port.
39Pourtant, si le Français est bien l’une des incarnations de la figure du Passeur, il est lui-même affecté, transformé par le passage. Il est celui non seulement qui fait passer, mais qui lui-même passe d’un état à un autre, apportant à l’histoire une complexité qui enrichit notre problématique. C’est bien en effet comme moment d’un apprentissage de la vie, passage existentiel, que l’épisode est conté.
40Curieusement, un personnage secondaire offre quelque ressemblance avec le Français : il s’agit du jeune employé du port qui s’efforce d’aider au transbordement des armes. Il en est comme un double plus naïf, dont la fonction pourrait être de représenter cet état d’innocence politique que le Français, à l’épreuve de l’action, est déjà en train de dépasser, et que lui-même quittera bientôt :
C’était un garçon consciencieux et dévoué, qui lisait les journaux de gauche, était même inscrit à un des partis du Front populaire, et faisait sincèrement des vœux pour la victoire des Républicains espagnols. Lui aussi déposa plus tard à la police, et toute cette affaire apporta un très grand trouble en lui.
Il s’était donné beaucoup de mal, en faisant beaucoup plus que ce à quoi l’obligeait l’emploi pour lequel il était rétribué, s’efforçant par tous les moyens en son pouvoir d’arranger les choses pour que cette cargaison d’armes, dont il savait naturellement comme tout le monde quelle était la véritable destination, pût être transbordée au plus vite et quitter le port. Mais quand tout fut fini, quand on eut trouvé le corps [...], il commença à se demander s’il ne s’était pas trompé, si les autres [...] n’avaient pas raison et si lui, avec sa bonne volonté, son zèle, ses principes, ses idées apprises dans les manuels d’histoire, n’avait pas été dupe. Non de ses propres convictions – du moins celles qu’il s’imaginait avoir – même pas des hommes, des événements auxquels il venait d’être mêlé. Ce n’était pas cela. Mais entre les mots et ce qu’ils recouvraient, il venait de découvrir quelque chose qui le laissait perplexe, démuni, en proie à un inexprimable malaise, s’interrogeant maintenant en face de ce vide, ce trou d’ombre d’où s’exhalait l’haleine fade, glacée, insoutenable, de l’incertitude, de ce qui se fiche éperdument et des mots et des principes. (149-150)
41Le Français, lui, est déjà saisi par le doute, alors même qu’il s’efforce de faire réussir l’opération dont il s’est chargé. Et l’avance qu’il a sur le jeune employé n’est due qu’à sa plus grande proximité avec le cœur même de l’action, à la fréquentation des acteurs principaux, et particulièrement à l’influence de Ceccaldi, qui joue nettement ici le rôle d’initiateur. Il a déjà compris que le partage des hommes se fait non pas tant en termes idéologiques qu’en termes pragmatiques. D’un côté, ceux qui sont dans la sphère des idées, de l’autre ceux qui sont dans la sphère de l’action :
Parce que là-dessus je n’étais pas bien loin de penser de la même façon que Ceccaldi. Si quelques mois plus tôt seulement j’avais entendu quelqu’un parler et raisonner comme ça, j’aurais sauté en l’air, mais maintenant je commençais à n’être plus si sûr d’un tas de choses dont j’avais été tellement certain. A me regarder alors en face de n’importe quel d’entre eux, en face de Ceccaldi, du Norvégien, ou même de Suñer, ou même des dockers, ou même de cet animal de fonctionnaire du port, je me faisais un drôle ou plutôt un sale effet. L’effet d’un type qui aurait appris le ski, ou la natation dans une de ces brochures spécialisées et qui se trouverait tout à coup, avec ses connaissances théoriques et livresques, tout meurtri sur la neige, suffocant dans l’eau, à côté de bonshommes qui seraient seulement incapables d’expliquer le plus simple de leurs gestes, n’auraient jamais appris à lire, ne se souviendraient même pas d’avoir jamais appris à skier, à nager, accomplissant tout cela pour ainsi dire d’instinct, par un naturel jeu de réflexes, et non seulement aussi bien que de la façon décrite dans les livres, mais encore beaucoup mieux, même si c’était exactement au contraire, et donnant tort aux livres, et à ceux qui les avaient écrits, et à ceux qui avaient lu dedans, parce qu’en eux était le bouillonnement et la vie, et par-delà le bien et le mal, par-delà toute idée, toute notion de bien et de mal, la montée spontanée de la sève, les enfantements terribles, superbes, tumultueux, de ce qui n’est ni esprit ni matière, ou, si l’on préfère, les deux à la fois17. (161-162)
42La tonalité clairement nietzschéenne de la méditation (qui va jusqu’à laisser affleurer un titre célèbre) rejoint ce qu’avait déjà de nietzschéen, on l’a vu, le figure du Condottiere. Il y a ainsi une cohérence incontestable entre l’évolution intérieure du jeune Français et ce que représente Ceccaldi en temps qu’actualisation du « personnage conceptuel ». Ceccaldi (plus que tous les autres par la puissance de fascination qui se dégage de ses gestes, de ses paroles, de ses actes) est bien celui qui, en dépouillant le réel de ses masques, fait passer son jeune compagnon de l’univers des livres à celui de la vie, dans un processus de dévoilement qui n’est pas sans évoquer l’apprentissage de Fabrice del Dongo à Waterloo, lorsqu’il découvre que malgré toute sa bonne volonté on le prend depuis le début pour un espion. Comme Fabrice, le jeune Français de Claude Simon a appris l’histoire dans les livres, comme lui il brûle de mettre ses actes en accord avec ses idées, comme lui il fait la brutale expérience de la réalité confuse, ambiguë, du « bouillonnement » de la vie « par-delà le bien et le mal » : « Tout me semblait simple, ou plutôt pire que simple, comme dénudé, dépouillé. Simple et nu. » (186). Mais la récompense de ce dessillement radical est l’accès à une sorte de beauté terrible de la vie appréhendée hors de tout critère moral, comme convulsion tragique de passions18 :
[...] jusqu’à ce que j’aie compris que [...] les grandes choses, les grands bouleversements, se font non avec les idées, les théories, les mots, mais avec les sentiments, les passions élémentaires, simples, toujours et partout les mêmes: l’espoir, la haine, l’amour, [...] et aussi la peur, la faim [...] la colère, le désir... Enfin quoi : jusqu’à ce que j’aie compris [...] qu’il y avait plus d’authenticité, de vérité, de puissance pour le salut du monde chez un docker à quadruple tarif, ou un authentique trafiquant d’armes, ou une authentique putain de bordel que... (265-266).
43Et il n’est pas difficile de prolonger la méditation interrompue : que chez ce « sacré boy-scout [...] en quête de la bonne action » (264) dont le narrateur vient de faire l’autoportrait ironique.
44On ne sera pas étonné de trouver déjà formulé, dans ce parti-pris violemment anti-humaniste, la tabula rasa19 sur laquelle se fonde pour Claude Simon, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, toute création contemporaine : « Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon, Barthes Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes comme Tapiès, ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir de décombres. Toutes les idéologies s’étaient disqualifiées. L’humanisme, c’était fini20 ». Car c’est vers cela aussi que le Commandante, plus secrètement, pourrait bien faire passer le Français. N’est-il pas déjà lui-même une sorte d’artiste en actes, un poète de l’action pure ? Il suffirait de changer l’aventure de l’action en aventure de l’écriture pour trouver une issue à la crise existentielle consécutive à la prise de conscience du réel. Claude Simon fera d’ailleurs plus tard de l’explorateur, du voyageur, voire du conquistador ou de l’aventurier des métaphores de l’écrivain21. Paradoxalement, cette aventure aura pour champ cela même qui a fait l’objet du plus complet discrédit, le langage, se matérialisera dans la production de ce qui a été si violemment dénoncé : les livres. Mais précisément, il s’agira non plus d’user du langage comme véhicule d’idées et de valeurs, non plus d’écrire des livres « aux titres annonceurs de vérités révélées22 », mais bien d’accomplir ce travail poïétique en quoi consiste toute littérature digne de ce nom et qui est le plus proche de l’acte pur.
45Cependant, le personnage que Claude Simon appelle « le Français » n’a pas réussi le passage à l’écriture, est devenu cet adulte amer et désabusé qui, à la fin du chapitre, dialogue avec sa compagne autour d’« une vieille serviette de cuir usé » (197) contenant les reliques dérisoires d’une aventure avortée :
À quoi penses-tu ? dit-elle.
A rien, dit-il. Que j’ai quarante ans.
Ah. Est-ce que c’est intéressant ?
Non, dit-il. Tu as raison. Ça ne sert à rien. Range tout ça. (202)
46Quarante ans, l’âge même de Claude Simon écrivant Le Sacre du printemps... Son personnage est donc l’image de ce qu’il serait sans l’écriture, peut-être même de ce qu’il est hors l’écriture, tant il est vrai que pour lui, comme pour Proust, le Moi de l’écrivain est radicalement distinct du Moi social. En tout cas, quelqu’un qui n’a pas su transformer en actes la leçon de sagesse tragique du Condottiere et qui en arrive à envier la mort violente du Commandante : « Oui certainement. Ça vaut foutre mieux que de finir comme moi en vendant de vieux machins, comme dit ton fils. » (203).
47Tel est en effet l’activité principale du beau-père de Bernard, sur laquelle celui-ci ironisait au début du roman :
[...] parfaitement en dehors du coup, parfaitement improductif, parfaitement inutile, parfaitement inexistant. Parfait : un simple particulier qui vend ses meubles et ses collections au fur et à mesure de ses besoins. Magnifique symbole dont j’imagine qu’il doit se délecter, d’un monde qui fout le camp en pièces détachées, et Lui comme un comment s’appellent ces bêtes qui bouffent les vieux meubles, vivant, se nourrissant des restes de mondes passés, de civilisations mortes [...] (13)
48Bernard semble n’être inventé – dans un remaniement romanesque de la configuration familiale dont Claude Simon est coutumier tout en se rapprochant de plus en plus, au fil des œuvres, de la réalité – que pour être l’instrument d’une autodérision assez cruelle, en un temps où l’écrivain cherche encore sa voie et veut peut-être conjurer l’échec éventuel de l’aventure créatrice, pourtant seule issue possible pour échapper au destin de l’éternel « vendeur de vieux machins ». Le dialogue final du quadragénaire et de son beau-fils, dans lequel semble émerger enfin quelque chose comme une communication d’homme à homme, ne serait ainsi pas autre chose qu’un dialogue du romancier avec lui-même, le (beau-)fils imaginaire incarnant la part critique de soi mais aussi peut-être, implicitement, l’espoir d’une régénération existentielle par l’écriture. On comprend alors la nécessité profonde d’une inscription de cette écriture dans la modernité, tournant le dos aux « mondes passés » et aux « civilisations mortes », dans un dynamisme conquérant qui est celui-là même du condottiere. C’est alors que la leçon du Commandante pourrait n’avoir pas été perdue, lui qui confiait au jeune Français : « D’être trop bien, ça rend abruti. Alors, il faut faire quelque chose, n’importe quoi, pourvu que ça vous empêche pour toujours de revenir en arrière » (192). En tout cas, c’est en livrant à Bernard, dans une confession à la fois ironique et pathétique, les termes de cet apprentissage espagnol qui l’a fait passer du statut de « révolutionnaire de luxe » (265) à la connaissance d’une vérité de la vie, que le beau-père semble réussir à traverser la barrière de l’incompréhension, au moment précis où Bernard vient lui-même de vivre une douloureuse initiation. Et si rien ne laisse entendre qu’il doive devenir lui-même un artiste, du moins a-t-il compris qu’il pouvait y avoir là une solution :
Parce que, écoute-moi bien, ce n’est pas pour avoir mangé la pomme qu’Adam a été chassé du Paradis, mais pour avoir essayé de la dessiner. Et par la suite, tout ce qu’Adam a créé depuis ce jour, tout ce qu’il a écrit, peint, sculpté, bâti ou calculé, ça n’a jamais été que dessiner et redessiner la pomme. Aussi bien quand il en a véritablement posé trois sur une table ou dans une assiette pour non pas les copier mais établir à l’aide de pinceaux et de couleurs entre elles et le monde de mystérieux et irrécusables rapports, que lorsqu’il a inscrit leur chute dans une formule ou entassé des pierres pour lancer vers le ciel non des prières [...] mais d’orgueilleux témoignages de protestation contre sa condition. Et d’ailleurs cela a un nom, cela s’appelle la beauté. (263)
49« Vrai condottiere de la beauté », écrivait Suarès. Ou pour le dire autrement et par le truchement d’une romancier également fasciné par l’aventure de l’action et par l’aventure de la création : l’art comme « antidestin23 ». Si éloignés de lui que puissent être par ailleurs ces écrivains, le rapprochement a du moins le mérite de replacer l’entreprise de Claude Simon dans ses enjeux métaphysiques, trop souvent masqués par une référence restrictive au Nouveau Roman.
PASSÉ
50Il reste à interroger le mode de relation de l’épisode, la manière dont le romancier organise le passage à l’écriture, puis à la réécriture, d’un vécu ancien, d’un passé. Il n’est pas en effet de relation neutre, et qu’il s’agisse du Sacre du printemps ou du Jardin des Plantes, la forme du récit se révèle particulièrement significative. Il ne s’agit pas ici d’en proposer une étude exhaustive, mais de relever quelques aspects déterminants au regard de notre sujet.
Raconter
51La narration de l’épisode du passage des armes dans Le Sacre du printemps s’organise en deux phases. La première est prise en charge par un narrateur extradiégétique (extérieur à l’histoire racontée), dont le récit s’appuie sur différents témoignages recueillis par les enquêteurs après le meurtre de Ceccaldi : garçon du restaurant, bonne de l’hôtel, fonctionnaire de la Direction du Port, employé sympathisant. Ces témoignages sont le plus souvent reformulés et développés par le narrateur, qui d’ailleurs garde la liberté de relater à sa manière certaines scènes dont aucun témoin n’est mentionné, comme celle qui se déroule dans la cabine du capitaine norvégien. Ils ont une fonction classique d’attestation, donnant aux faits un accent de vérité. Mais cette vérité reste problématique dans la mesure où tout témoignage est par définition sujet à caution : s’il s’est bien passé quelque chose, rien ne prouve que les choses se soient passées ainsi. Et surtout, même si un certain nombre de faits peuvent être établis, la vérité est autrement profonde, complexe, voire ambiguë que ce qui peut ressortir d’une enquête de police, comme le souligne ironiquement le narrateur :
Cela aussi fut rapporté par la suite aux enquêteurs. La police finit toujours par tout savoir, sauf, naturellement, ce qui s’est passé en réalité. C’est-à-dire pas les faits, les choses, le couteau ou le revolver, mais pourquoi celui qui tenait le couteau ou le revolver a-t-il décidé tout à coup (et ces sortes de décisions ne se prennent généralement pas à la légère, s’imposent plutôt à l’homme d’une façon inéluctable, comme une obligation, une fatalité) de s’en servir. (149)
52Dans un second temps (158), le narrateur premier cède longuement la parole au Français, ne la reprenant que pour l’épilogue (197). Cette délégation du récit à la fois nous rapproche des événements en nous donnant accès à la conscience de l’un des acteurs principaux et nous en éloigne en marquant le temps qui sépare les faits de leur remémoration. Nous assistons au retentissement de l’action sur la pensée et les sentiments d’un personnage qui vit un double passage, celui des armes et celui de sa propre initiation. Mais ces événements ne nous parviennent qu’à travers l’épaisseur du temps qui accuse le tragique du destin scellé une fois pour toutes, en particulier lorsque le quadragénaire imagine la fin du Commandante remontant de l’abîme du passé : « Et il pouvait plonger dans ce temps gélatineux, transparent, remontant cette chose sans dimensions ni perspective, l’imaginant après que le bateau eut doublé l’extrémité de la jetée, revenant vers la ville, apercevant peut-être alors les silhouettes des deux fascistes [...], comprenant peut-être alors [...] » (202).
53Mais, du début à la fin de l’épisode, un personnage essentiel reste fermé au lecteur : le Commandante lui-même. Que le récit soit pris en charge par le narrateur premier ou par le narrateur second, la pensée de Ceccaldi est toujours inaccessible. Cette opacité est pour beaucoup dans le prestige du personnage, qui fascine comme une énigme autour de laquelle tourne la narration sans jamais la résoudre, et qui emporte son mystère dans la mort. En cela, il est bien la figure principale du Passeur dans l’épisode, gardant la part d’ombre des personnages semi-légendaires.
54Ainsi, par le jeu sur la pluralité des voix et sur la distension du temps, le dispositif narratif confère à l’épisode l’aura sombre d’un événement lointain et fondateur, le temps de la mémoire se confondant avec le temps des origines pour marquer le caractère existentiellement déterminant du passage.
Réécrire
55Ce n’est qu’en 1997, dans Le Jardin des Plantes, que resurgit le Commandante, devenu Comandante suivant la graphie italienne. Dans une œuvre qui pourtant aime à réécrire de livre en livre, obsessionnellement, certains épisodes marquants, celui du passage des armes ne refait donc surface qu’après une longue occultation. Mais il est significatif que ce soit dans un roman que son prière d’insérer présente comme le « portrait d’une mémoire » : c’est dire que le personnage brièvement rencontré en 1936 est resté, pour Claude Simon, mémorable.
56La composition du Jardin des Plantes consiste en un vaste collage de fragments appartenant à plusieurs séries autobiographiques : l’enfance, la guerre de 1940, les voyages, la littérature... La réécriture de l’épisode du passage des armes s’inscrit dans la première partie du roman en six fragments de longueur inégale (d’une demi-page à six pages), répartis sur plus de cent pages, et que prolonge un dernier fragment dans la quatrième partie :
Fragment 1 (38-40). Rencontre du narrateur et du Comandante dans un hôtel pour voyageurs de P.
Fragment 2 (45-49). Suite de la rencontre, présentation du personnage. Description des cargos dans le port de Sète.
Fragment 3 (57-59). Scène du bordel.
Fragment 4 (73-75). Dans un café du centre-ville, le Comandante montre au narrateur la photo d’un pendu à l’allure de paysan d’Aragon.
Fragment 5 (111-117). Scène de transaction chez un notaire (ou transitaire) de Marseille, en présence du Comandante et du représentant d’une firme d’armement. Trajet en train jusqu’à Sète. Discussion entre le Comandante et le capitaine norvégien. Portrait du capitaine du cargo anarchiste. Arrivée au bordel.
Fragment 6 (148). Livraison des armes à Palamos. Hypothèse de la mort violente du Comandante, qui s’était « vanté [...] d’être un agent double ».
Fragment 7 (345-348). Rencontre du narrateur (devenu S.) avec un pharmacien de Narbonne qui le conduit à Port-Bou, puis à P. où un professeur du collège leur indique l’hôtel du Comandante.
57On retrouve donc dans la réécriture, quoique moins développés, les principaux faits déjà racontés dans Le Sacre du printemps. Il est impossible, dans les limites de cet article, d’entrer dans la micro-analyse des variations d’écriture dont ils font évidemment l’objet. En revanche, quelques changements, ajouts ou suppressions factuels particulièrement significatifs donneront une idée des enjeux de la réécriture.
58Les changements peuvent être interprétés comme attestant une plus grande fidélité à l’expérience vécue, Claude Simon ayant déclaré à plusieurs reprises que son œuvre avait évolué dans le sens d’une « disparition progressive du fictif24 ». Alors que Le Sacre du printemps participait encore assez largement de la fiction romanesque, d’où un certain nombre de transpositions, dans Le Jardin des Plantes, « chacun des éléments est indissolublement lié au vécu25 ». Ainsi, ce n’est plus dans un hôtel de Narbonne, mais de Perpignan qu’a lieu la rencontre du narrateur et du Comandante. Même si, conformément à l’habitude de Claude Simon, la ville n’est pas nommée, la périphrase utilisée est transparente : « une ville à trente kilomètres à peine de la frontière » (38)26. Perpignan sera même désignée plus loin par son initiale : « cet hôtel pour voyageurs de commerce de l’Avenue de la gare à P... » (112). Quant au cargo anarchiste, il retrouve son nom véritable, « CARMEN27 », plus nettement ironique encore que le Rosita du Sacre du printemps, « évocateur de guitares, de castagnettes, de jupes à volants et de voluptueuses œillades » (48).
59Quelques ajouts relèvent sans doute aussi d’un surcroît de vérité. D’autres intermédiaires de la transaction apparaissent, comme ce « professeur de latin » de P. qui a donné au narrateur l’adresse du Comandante (39), ou encore un « pharmacien anarchiste de Narbonne » (112), qui a peut-être suggéré à Claude Simon l’idée de situer dans cette ville le début de l’épisode du Sacre du printemps, et surtout, au cours de la scène de signature dans une « officine » obscure de Marseille, un certain « Colonel » représentant une firme d’armement. Par ailleurs, le fragment 4 évoque le Comandante montrant complaisamment au narrateur une photographie de supplicié (que le texte décrit avec précision) en observant la réaction du jeune homme « d’un œil moqueur » (75). Mais celui-ci parvient « à ne rien montrer ». La scène peut s’interpréter comme participant de l’initiation du jeune homme (on pense à la cantinière forçant Fabrice del Dongo à serrer la main d’un soldat mort sur le champ de bataille de Waterloo), en même temps qu’elle atteste la dureté, voire la cruauté du Comandante, complétant son portrait en « condottiere », à la manière des Chroniques italiennes du même Stendhal.
60En revanche, certains personnages disparaissent : Suñer et les deux sbires franquistes. Ils participaient de la dramatisation romanesque aboutissant à l’assassinat du Commandante, et ne sont plus nécessaires dès lors que cet assassinat n’est plus qu’hypothétique :
Mais je n’ai plus jamais entendu parler de lui. Il s’était carrément vanté devant moi d’être un agent double et m’avait effectivement montré deux photographies où, sur l’une il était en compagnie de Garcia Oliver, l’un des leaders de la Fédération Anarchiste, et sur l’autre entouré d’officiers franquistes. Je suppose que les uns ou les autres ont dû un jour le descendre. (148)
61On se souvient que, dans Le Sacre du printemps, c’est à Suñer que Ceccaldi montrait la photo, ce qui tend à faire penser que le personnage était inventé et que le romancier lui avait attribué un fait vécu.
62Mais plus que dans ces ajustements somme toute mineurs de l’histoire, c’est dans la composition que réside l’essentiel de la transformation. Ce qui constituait un épisode cohérent, enclos dans les limites d’un chapitre, éclate littéralement en une suite discontinue de fragments, rendant la compréhension des événements délicate pour celui qui n’a pas lu Le Sacre du printemps. Les faits sont désormais comme les pièces d’un puzzle, de plus incomplet et mélangé à d’autres jeux, que le lecteur doit tâcher tant bien que mal de reconstituer. Ce qu’il y avait déjà de problématique et de lacunaire dans le premier récit, où les faits étaient mis à distance et quelque peu troublés par le caractère analeptique de la narration et la multiplication des voix, est ici plus fortement accentué. Claude Simon ne joue plus le jeu traditionnel de la cohérence logico-temporelle, mais s’attache à simuler, dans une recomposition esthétique, le phénomène même de la mémoire dans ce qu’elle a de fondamentalement chaotique, à la fois sélective dans ses choix, précise dans ses images, capricieuse dans ses enchaînements. La réécriture trouve donc une double justification dans l’éloignement temporel (soixante ans ont passé depuis les faits) et dans l’évolution même d’une conception du roman.
63Développant un commentaire de Jean Starobinski qui voyait dans son œuvre « une précaire et monumentale reconstitution d’un moi vivant à partir de ses ruines », Claude Simon écrit dans Album d’un amateur :
Nous sommes tous constitués de ruines : celles des civilisations passées, celles des événements de notre vie dont il ne subsiste dans notre mémoire que des fragments.
Quant à la reconstitution de ce « moi vivant », elle ne peut bien évidemment se faire, à partir de ces fragments, qu’en essayant [...] de les combiner conformément à la façon dont ils s’agrègent dans notre esprit, c’est-à-dire, me semble-t-il, par associations ou contrastes, harmoniques ou dissonances28.
64L’érosion que Claude Simon fait subir à l’épisode romanesque met ainsi à nu, exemplairement, ce qui pour lui est l’essentiel : les moments vécus les plus résistants à l’oubli et sur lesquels l’écriture fragmentaire projette un éclairage cru, puisque comme l’écrit encore le romancier, « les ruines sont des manifestations de la vie dans ce qu’elle a de plus robuste29 ». Passant ainsi d’un bord à l’autre de l’œuvre, la figure du Comandante, allégée de tout patronyme et dégagée de la gangue dramatique et philosophique du roman, se détache plus nettement encore. Le trait se fait plus dur, accusant l’ambiguïté du personnage qui, dépouillé d’un certain romantisme, garde pourtant sa stature :
[...] puis tous les deux marchant côte à côte sur le trottoir de l’avenue déserte à cette heure (et peut-être un sifflet, le halètement d’une locomotive manœuvrant, les échos de tampons entrechoqués) tandis que je lui expliquais de quoi il s’agissait, épiant à la dérobée (debout il me dépassait presque de la tête) à la lueur des rares réverbères et à demi caché par l’ombre de ce chapeau à bord roulé comme en portaient à l’époque les diplomates le visage entrevu dans la salle de restaurant et qui était quelque chose comme le contraire de ce à quoi je m’étais attendu, c’est-à-dire, avec ses traits réguliers à peine empâtés par la cinquantaine, ses poches sous les yeux (ces yeux dont, par la suite, je devais connaître la permanente humidité, comme un larmoiement continu qui atténuait leur dureté de métal), sa couperose et ses bajoues naissantes, quelque chose qui faisait plutôt penser à celui d’un Irlandais que d’un Italien, composant, avec les vêtements de bonne coupe, le pantalon au pli impeccable, les souliers impeccablement cirés, les ongles manucurés et la chevalière d’or (là-dessus il ne pouvait y avoir aucun doute ; ce n’était pas du simili) un ensemble dont émanait une impression à la fois de faste, de violence et d’incurable désolation, comme on peut en voir à ces riches et oisifs voyageurs qui traînent dans les halls des hôtels de luxe, entourés de cette aura de respectabilité gourmée, neurasthénique et hautaine d’anciens élèves d’Eton ou de Cambridge conservant de leur éducation une raideur puritaine en même temps que cette bestialité qui trouve son échappatoire dans la boue des terrains de sport – ou plutôt de pugilats. (46)30
65Le portrait vire certes au noir quand est convoquée une parole anonyme, celle de « quelqu’un qui ne l’aimait pas », ironisant sur la fascination éprouvée par le narrateur : « Il a réussi à t’épater ? : un aventurier – ou simplement une crapule, un vulgaire petit Napoléon ou plutôt Napolitain et s’il a jamais été “comandante” quelque part, ce n’est pas dans l’armée italienne mais de quelque chose comme une quelconque Mano Negra ou Cosa Nostra » (47). Pourtant, cette voix seconde ne parvient pas à banaliser un personnage hors-norme, dont l’empreinte a trop fortement marqué la mémoire : « ...toujours est-il que diplomate oxfordien ou gangster il était le seul personnage dans (ou plutôt hors d’) un pays plongé dans la guerre civile à exercer un ascendant décisif sur l’équipage du seul navire apparemment disponible sur toute la côte espagnole de la Méditerranée [...] » (47). Dans ce qu’il a d’indécidable et d’efficace à la fois, le Comandante est bien passeur en eaux troubles, qui transforme une simple transaction clandestine, un micro-événement de la Guerre d’Espagne, en expérience formatrice où se révèle la violente confusion du monde.
Notes de bas de page
1 « La route du Nobel », propos de Claude Simon recueillis par Marianne Alphant, Libération, 10 décembre 1985, repris par Lucien Dällenbach, Claude Simon, Seuil, 1988, p. 156.
2 Ibid.
3 Calmann-Lévy, 1954, réédité en 1985. Les paginations entre parenthèses renverront désormais à ce livre.
4 Éditions de Minuit, 1997.
5 Notons que Giuseppe serait plus conforme à la graphie italienne.
6 Seul le jeune employé du port sympathise activement avec la cause républicaine. Les dockers, loin de l’élan de solidarité auquel on pourrait s’attendre, restent assez indifférents (« sauf quelques poings levés en guise de salut », 170) et pensent avant tout à leurs intérêts corporatifs, réclamant d’être payés au quadruple tarif pour décharger les explosifs la nuit.
7 Le mot interlope, d’origine anglaise, désigne au xviiie siècle, comme nom, « un navire marchand trafiquant en fraude », ou comme adjectif qualifie une activité de contrebande (« commerce interlope »).
8 Ainsi, par exemple, Castruccio, à qui un homme très riche fait visiter sa maison où le luxe s’étale avec ostentation sur les murs comme au sol, lui crache au visage puis lui déclare : « Excuse-moi, je ne voyais pas d’endroit où pouvoir cracher sans te causer plus de dommage » (Machiavel, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 938).
9 André Suarès, Le Voyage du Condottiere, Livre de Poche, p. 137.
10 Ibid, p. 11.
11 Ibid., p. 8.
12 Grasset, 1993.
13 Michel Onfray, La Sculpture de soi. La morale esthétique. Livre de poche, p. 21. Ajoutons qu’il est frappant de trouver chez Onfray un développement sur ce « je-ne-sais-quoi » qui, de Baltazar Graciân à Jankélévitch, exprime ce qui échappe à la raison et au langage. Dans le cas du Condottiere, il s’agit du « sentiment qui envahit l’être en présence d’une démonstration de force, de puissance ou d’énergie contenue et maîtrisée. Et l’on consentira à dire d’une forme, d’un geste, d’une allure qui emportent l’admiration, forcent l’âme à un respect ou à une révérence, qu’elles sont habitées par un je-ne-sais-quoi qui leur donne leur efficacité. » (p. 63). Rappelons ce passage du Sacre du printemps cité plus haut : « [...] c’était sans doute à cause de ce je ne sais quoi qui émanait de sa personne [...] » (167).
14 Ibid., p. 25. L’expression est empruntée à Gilles Deleuze et Félix Guattari.
15 Ibid., p. 32-33.
16 La proximité sera encore renforcée lorsque Claude Simon prêtera à son personnage sa propre expérience de la guerre et des camps de prisonniers (260).
17 La fin de cette citation éclaire le sens du titre : Le Sacre du printemps. Ce printemps qui est par excellence saison du passage.
18 Cf. l’épigraphe du roman : « L’action et la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms » (Descartes).
19 Sur cette notion, cf. Lucien Dällenbach, Claude Simon, Seuil, coll. « Les contemporains », 1988, p. 11 et sq.
20 « Et à quoi bon inventer ? », entretien avec Marianne Alphant, Libération, 31 août 1989.
21 Cf. Orion aveugle (Skira, 1970), Les Corps conducteurs (Minuit, 1971), Le Jardin des Plantes.
22 Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 15.
23 « Chacun des chefs-d’œuvre est une purification du monde, mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l’art sur le destin de l’humanité. L’art est un anti-destin. » (André Malraux, Les Voix du silence, Gallimard, 1951).
24 « Et à quoi bon inventer ? », entretien avec Marianne Alphant.
25 Prière d’insérer du Jardin des Plantes.
26 La pagination renvoie désormais au Jardin des Plantes, éditions de Minuit, 1997.
27 Le fait est ici attesté par le paratexte : une photographie représentant le cargo, dont le nom est visible, bord à bord avec un autre que l’on suppose être le cargo norvégien, figure sur un panneau promotionnel regroupant divers documents liés au roman. Cette photographie a été publiée ensuite dans le numéro de la revue suisse Du consacré à Claude Simon (n° 691, janvier 1999, p. 32).
28 Album d’un amateur, éditions Rommerskirchen, 1988, p. 18.
29 Ibid.
30 On voit que le Comandante a gardé son allure de « condottiere » moderne. Il est à noter cependant que l’image est reportée sur un autre personnage, italien lui aussi, le peintre Gastone Novelli, au « beau visage, un peu carré, solide, de condottiere lombard, comme sorti [...] d’une fresque ou sculpté dans du bois » (239). Ce personnage, ami de Claude Simon, a connu le camp de concentration et fui l’Europe après la guerre pour se faire chercheur de diamants dans la forêt amazonienne, vivant même un temps parmi les Indiens, avant de développer une œuvre picturale pensée comme retour à l’élémentaire après la faillite de l’humanisme occidental (cf. à ce sujet mon article « Orion aveugle dans la forêt amazonienne. L’aventure de Novelli dans Le Jardin des Plantes de Claude Simon », à paraître dans la revue CRIN, Université de Leiden, sous la direction de Sjef Houppermans). Si différents que soient par ailleurs ces deux personnages, le peintre Novelli représentant pour Claude Simon une figure à la fois fraternelle et d’une haute valeur éthique, ils n’en sont pas moins reliés dans le texte, outre la reprise du mot condottiere qui pourrait n’être qu’une simple coïncidence à tant d’années de distance, par le thème de l’aventure sur fond de tragique, et secondairement par celui de l’art, si l’on veut bien admettre que le Comandante est ce « poète de l’action » dont il a été question plus haut.
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