Écriture et Histoire dans le roman historique postmoderne en France et en Italie
Peut-on parler de la constitution d’un modèle national ?
p. 55-65
Texte intégral
1Le roman historique (c’est-à-dire, pour le définir très brièvement, un texte fictionnel reposant sur la liaison organique entre des événements historiques, la description d’une société et les aventures plus ou moins imaginaires d’un héros ou d’un groupe de personnages), ne cesse depuis quelques années de se développer, tant en France qu’en Italie, connaissant des tirages de plus en plus importants et touchant un public de plus en plus large. Gérard Gingembre, auteur d’une étude sur ce genre littéraire peut ainsi remarquer qu’en avril 2005, en tapant « roman historique » sur Internet, ce sont plus de 779 000 références qui apparaissent. Mais ce genre littéraire, s’il multiplie les références, agrandit également toujours plus son champ d’activités et s’intéresse à une palette également de plus en plus étendue d’époques, de lieux et de personnages ainsi que de modes d’écriture : autobiographies romancées, mémoires imaginaires, policiers historiques, biographies subjectives, sagas… Le genre semble donc à la fois florissant et multiple. C’est alors justement cette grande variété qui peut conduire à s’interroger sur l’existence ou non de déclinaisons particulières de romans historiques qui constitueraient ce que l’on pourrait appeler un modèle national. Cette question peut bien sûr conduire à envisager quels sont les critères qui vont permettre ou non de définir un type particulier (ici italien ou français) de roman historique. On peut se fonder pour y réfléchir sur une certaine forme d’écriture ou sur l’existence de thèmes particuliers mais également encore sur un rapport différent au marché éditorial et sur l’apparition d’un lectorat distinct.
2On peut également observer que deux autres critères peut-être encore plus fondamentaux (parce que plus en relation avec la nature même de ce type de littérature) se posent alors : il s’agit du genre littéraire lui-même, qui se trouve au cœur de la définition du roman historique (à partir de caractéristiques au départ historiquement communes, observe-t-on des évolutions, éventuellement divergentes ?) et du rapport de ce dernier à l’Histoire (les Italiens comme les Français ont réfléchi à ce problème et il sera intéressant de noter si les solutions proposées sont semblables ou non). Les réponses obtenues à ces questions pourront alors permettre de déterminer si l’on se trouve en face d’une pratique différente en France et en Italie du roman historique postmoderne.
3Mais afin de pouvoir examiner la question de savoir si un tel type de roman historique spécifique se développe dans ces deux pays, il faut commencer par étudier le rapport que ce genre romanesque entretient avec la postmodernité dans laquelle il se développe depuis la fin du xxe siècle et quels sont les critères qu’il met en œuvre pour s’adapter à cette dernière.
Postmodernisme et roman historique
4La notion même de postmodernisme demande tout d’abord un effort de définition et de périodisation. Le mot apparaît dès 1947, sous la plume du britannique Arnold Toynbee, et fait référence à une mutation alors en train de se produire dans les cultures occidentales. Dans le domaine littéraire, il va d’abord caractériser la littérature américaine de l’après-guerre puis s’imposer dans le champ de la critique dans les années 1960. Il définit alors un mode d’écriture qui refuse tant le roman sociologique que les expérimentations formalistes. En Europe, les premières manifestations de l’écriture postmoderne s’observent dans la décennie 1960-1970 mais leurs effets ne seront véritablement visibles dans la production romanesque qu’autour de 1980. La fin de la période, elle, ne fait pas consensus. Certains critiques estiment qu’elle n’est toujours pas advenue, alors que d’autres, comme Romano Luperini1 ou le collectif Wu Ming, pensent que les attentats du 11 septembre constituent la date de sortie de cette période.
Adaptation du roman historique au postmodernisme
5Mais si le roman historique à présent si florissant semble ainsi s’épanouir dans la postmodernité, cela peut pourtant paraître au premier abord constituer un véritable paradoxe. La pensée postmoderne se fonde en effet sur une réalité discontinue, fragmentée et où la seule temporalité est celle de l’instant présent ; elle implique souvent également une écriture de l’interruption rejetant toute continuité narrative ainsi qu’un rapport particulier au temps qui récuse toute différence entre les catégories temporelles et qui remet en question l’idée d’une Histoire avançant dans une direction déterminée, vers un progrès toujours en devenir. Le roman historique, dont la relation à l’Histoire et au passé constitue une des caractéristiques principales, se bâtit lui, sur le postulat d’une continuité verticale (ne serait-ce qu’interprétative) entre le passé et le présent qui s’oppose ainsi à une vision postmoderne rhizomique et horizontale. Mais en fait, en contestant ainsi le sens moderne de l’Histoire, les écrivains postmodernes refusent la catégorie du nouveau. Ils choisissent alors de revisiter et de revivifier les formes du passé, réintroduisant ainsi l’Histoire dans leurs textes.
6Mais la pensée postmoderne ne contient pas qu’une relation particulière au temps et à la chronologie. C’est ainsi qu’en matière littéraire, une relative unanimité se fait autour d’éléments qui reviennent de manière récurrente dans le texte postmoderne : l’autoréflexivité, l’intertextualité, l’hétérogénéité, l’ironie et la parodie, le métissage des codes et des genres, la déréalisation. À cela s’ajoute aussi la destruction de l’illusion mimétique, une pratique habituelle de la déconstruction ainsi que la destruction des grandes utopies émancipatrices, le retour de l’éthique, l’hybridation de la culture savante et de la culture de masse.
7Toutes ces pratiques et ces modalités particulières du texte postmoderne peuvent dès lors trouver un écho certain dans le roman historique envisagé sous un jour nouveau et vont se traduire dans ce genre littéraire par une écriture mêlant l es genres, dissociant les points de vue, s’intéressant à des situations ou des personnages jusqu’ici considérés comme mineurs ou périphériques, privilégiant également souvent la subjectivité, l’émotion et la mémoire et définissant ainsi un nouveau rapport à l’Histoire.
Le roman historique postmoderne : vers une redéfinition du genre littéraire classique ?
8Remarquons tout d’abord que la notion même d’appartenance du roman historique à un genre littéraire précis, codifié et aux limites fixées de manière intangible ne va pas de soi. C’est Claudie Bernard2 qui note qu’il s’agit d’un genre sans règles fixes ni archétypes incontestés qui s’ouvre à toutes sortes de spécifications complémentaires et divergentes. Toutes ces diverses caractéristiques déterminent au cours des années un positionnement différent de la notion de genre qui évolue alors, s’éloignant des canons qui pouvaient être observables lors de la naissance du roman historique, au début du xixe siècle. C’est ainsi qu’en Italie, par exemple, avec la fin de l’époque romantique et risorgimentale, ce type de roman a intégré de nouveaux critères, principalement parodiques et polémiques. Déjà en 1958, une œuvre comme Il Gattopardo3 de Giuseppe Tomasi di Lampedusa présente une nette hybridation de genres littéraires. Doit-on le caractériser comme politique, historique, psychologique, autobiographique, etc.?
9À partir de la fin des années 1980, le roman historique italien explore également une autre direction qui est celle de l’hybridation et du métissage des genres. Il Nome della rosa4 d’Umberto Eco est particulièrement exemplaire de ce type de texte historique qui mêle avec brio une pluralité de genres (policier, philosophique, etc.) et de modes d’écriture. Margherita Ganeri remarque également que ce roman historique transalpin des années 1980 connaît une autre caractéristique qui en fait toute la spécificité : il intègre un retour tout à fait remarquable aux critères dix-neuviémistes du genre, tout en subvertissant en vérité ces derniers par un recours à la nostalgie (aussi bien celle des auteurs que du public envers le modèle narratif qui s’est épanoui en Italie à la fin du xixe siècle) ainsi que par une tendance qu’elle qualifie d’« affabulation pédagogique et parfois moralisatrice5 ».
10Une volonté didactique et soucieuse d’exemplarité semble en effet se faire jour dans des œuvres comme La Storia6 d’Elsa Morante qui apparaît comme le roman historique le plus représentatif de ce nouveau filon historico-littéraire.
11En France, c’est la relation du genre à l’Histoire qui a connu une transformation assez radicale et qui crée ainsi une spécificité particulière : le roman historique ayant désormais souvent tendance à remplacer l’Histoire (envisagée d’un strict point de vue scientifique) par la mémoire, cela afin de mettre désormais plus en valeur les aspects émotionnels et individuels. La dernière partie du xxe siècle voit en effet s’opérer un renversement significatif dans le traitement des grands événements de l’Histoire par la fiction. Ceux-ci (et les grands personnages qui les accompagnent) sont désormais souvent mis à l’écart, ravalés parfois au rang de simples anecdotes alors que se trouvent placés au premier plan des histoires individuelles et privées, souvent familiales ou intéressant un nombre restreint d’individus.
12Mais les aspects observés plus haut dans l’évolution du roman historique italien sont également présents (quoique peut-être dans une moindre mesure) de ce côté-ci des Alpes. Une saga comme celle de Fortune de France composée de 13 volumes écrits par Robert Merle de 1976 à 2003 mêle plusieurs genres littéraires : les mémoires, le roman d’aventures, le roman d’apprentissage, le roman de cape et d’épée, le roman d’amour, etc. Un des fils de l’auteur, Olivier Merle, a publié en mars 2009 une suite, LAvers et le Revers7 qui appartient au cycle de Fortune de France et où il reprend les aventures de Miroul, fidèle valet de Pierre de Siorac, le héros de la saga. Il s’agit là d’un jeune garçon, représentant du petit peuple qui n’a en général pas voix au chapitre dans les romans historiques plus anciens et traditionnels. C’est ainsi une voix doublement périphérique qui s’exprime : celle d’un jeune appartenant de plus à un groupe social opprimé qui ne « fait » généralement pas l’Histoire.
13On le voit, ce problème du genre littéraire (sa définition, ses caractéristiques, son évolution) transcende bien évidement les frontières nationales, même si des spécificités apparaissent d’un pays à un autre. Pieter De Meijer observe ainsi que :
Quand il se pose un problème de type « générique », on se trouve d’une part en face d’un problème qui dépasse le milieu national […] et d’autre part, on est alors contraint de se rendre compte combien les solutions du problème, que ce soit du côté de la production ou de celui de la réception ou de la critique, font partie de situations de communication qui diffèrent d’un pays à un autre8.
Quoi qu’il en soit, depuis Les genres du discours de Todorov, il est d’usage d’aborder le problème plus sous un angle empirico-historique que logiconormatif. Désormais, (et également à la suite des travaux de Hans Robert Jauss ou, en Italie, de Cesare Segre), la notion de genre doit être mise en relation avec une approche historique et sociologique qui envisage ce concept comme un modèle rhétorique à relier aux compétences linguistiques et culturelles de ses producteurs comme de ses destinataires.
14Une autre question centrale se pose également alors, entraînant des répercussions possibles sur la définition ou non d’un type particulier de roman historique : c’est le rapport que ce dernier entretient à l’historiographie.
Le roman historique et l’historiographie : des écritures de plus en plus convergentes
15Les liens entre la littérature et l’Histoire, le rapport qui existe entre elles fait de ressemblance et de différence a déjà été mis en lumière par Aristote, au chapitre 9 de La Poétique9. Chez le philosophe grec, c’est la philosophie qui constitue la connaissance la plus élevée et la plus parfaite ; la poésie, représentant la réalité suivant des critères de vraisemblance et de nécessité et tendant à l’universalité, se montre pour cette raison plus proche d’elle que l’historiographie qui s’intéresse plutôt au particulier. Mais avec l’époque moderne, la philosophie a perdu la position suprême qui était la sienne dans l’antiquité grecque et l’Histoire s’est dégagée de la fonction qu’elle avait alors et qui la cantonnait à un rôle de collectrice d’anecdotes ou de simple chroniqueuse. En s’affirmant comme matière scientifique, au xixe siècle, l’Histoire va alors inverser la position de subordination qui avait été la sienne par rapport à la littérature.
16Si les rapports entre Histoire et littérature semblent à présent entrés dans une phase différente (ainsi qu’on le verra par la suite), ils ont cependant fait l’objet d’examens approfondis, tant en Italie qu’en France, tout au long du xxe siècle. Les réflexions qui s’en emparent se fondent sur une hiérarchisation entre Histoire et roman historique qui trouverait sa justification dans le caractère avant tout scientifique de l’Histoire, une affirmation développée avec toujours plus de force au xixe siècle et dans la première moitié du xxe.
17Cette volonté de mettre en avant de manière de plus en plus importante le côté scientifique de l’Histoire a alors pour corollaire une certaine dévalorisation de la nature littéraire du roman historique et c’est le lien entre les deux disciplines, abordé sous cet éclairage, qui va constituer le principal sujet de discussion avant l’apparition et le développement du postmodernisme.
18À cet égard les réflexions d’historiens et de philosophes comme Marc Bloch ou Benedetto Croce10, bien que quelque peu divergentes, sont très éclairantes. Tout en commençant par affirmer le caractère scientifique de l’Histoire, Marc Bloch, indique ensuite dans son ouvrage Comment et pourquoi travaille un historien que « l’Histoire romancée est toujours anachronique11 ». Ce type d’histoire qui intègre les schémas littéraires a en effet pour lui le tort de se référer au passé avec des jugements venus du présent. Bloch indique ici sans ambigüité les enjeux souvent idéologiques de la représentation historique qui sont particulièrement apparents, selon lui, quand les deux domaines se rapprochent. Cependant, pour M. Bloch, l’historien et le romancier pratiquent deux types d’activités qui ne s’opposent pas mais au contraire se recoupent souvent. C’est que leur matière commune est l’humain et, ainsi qu’il l’écrit plus loin : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier12 ». L’historien est ainsi réintégré dans la littérature et devient lui-même un personnage littéraire (« l’ogre de la légende »). Histoire et littérature sont définitivement et consubstantiellement liées, même si ce lien peut parfois s’avérer problématique et périlleux.
19Pour Benedetto Croce, philosophe libéral qui publie en 1938 en Italie La Storia come pensiero e come azione, l’Histoire et la littérature sont liées entre elles de manière organique et non hiérarchique. Cependant, la forme littéraire que prend l’historiographie confère à cette dernière un élément illogique et non scientifique qui transparaît et se répercute dans sa forme même. Le lien entre elle deux s’avère alors problématique, dans certaines situations, à cause des « dérapages » auxquels il peut donner lieu. Croce pense ici plus précisément à l’époque fasciste dans laquelle, explique-t-il, certains livres d’Histoire se construisent non pas d’une manière scientifique autour de l’examen objectif d’un problème mais sont composés à partir d’une seule image, ou d’une seule idée (comme celle d’une essence « nationale ») avec toute la part fallacieuse de fantaisie et de représentation erronée que celle-ci peut assumer. Ce que Croce pointe là du doigt, c’est la dangereuse capacité de la littérature à idéologiser l’Histoire. Par l’utilisation de l’imagination qui lui permet d’inventer aux nations auxquelles elle s’intéresse une soi-disant essence éternelle, elle peut ainsi transformer l’Histoire en une histoire nationaliste et idéologique qui a perdu tout caractère scientifique. Cependant Croce prend cependant bien soin de discerner entre « imagination poétique » et « imagination combinatoire ». L’imagination « poétique » qui est plutôt du domaine du songe et de la fantaisie est en effet différente de l’imagination « combinatoire », à l’œuvre dans les textes historiques, romancées ou non et qui intervient, signale Croce, pour « surmonter la discontinuité des informations et pour tisser un récit dont le fil puisse courir sans interruption ».
20On peut cependant noter que cette imagination combinatoire, distincte de l’imagination poétique, est précisément celle que l’on retrouve à l’œuvre dans le récit historique : c’est en effet elle qui autorise l’écriture romanesque et l’élaboration d’un texte cohérent et logique. Elle permet en effet, ainsi que le signale Croce, de combler les vides documentaires, d’inventer un destin aux personnages sur lesquels on connaît trop peu de choses ou de restituer aux événements relatés une logique apparemment absente de leur déroulement.
21Croce se montre d’accord avec Bloch en ce qui concerne la nécessité de préserver le côté scientifique de l’Histoire ; mais il dévalorise plus que lui le roman historique qui, pour l’historien français, constitue une première étape sur la voie de l’appréciation de l’Histoire dans ce qu’elle a de plus scientifique. Pour Croce, au contraire, le roman historique est à envoyer dans les mêmes oubliettes qu’un certain type d’histoire, celle qui confine à la vulgarisation et qui peut même, parvenue à certaines extrémités, constituer un dévoiement complet de la notion même d’Histoire. C’est sur cette base d’une méfiance tant italienne que française vis-à-vis du roman historique de la part de l’Histoire, que va se développer la réflexion postmoderne sur le sujet, une réflexion qui emprunte des chemins très différents et qui va réévaluer de manière importante les rapports entre Histoire et littérature, accordant à cette dernière un rôle de plus en plus marquant.
Les rapports entre Histoire et littérature dans la réflexion critique postmoderne française et italienne
22La volonté de « re-narrativisation » observée dans l’écriture postmoderne, ce retour à la linéarité suivant le modèle traditionnel de la fiction mais également d’après des pratiques scripturales du champ de l’historiographie doit d’ailleurs être mis en parallèle avec l’évolution la plus actuelle de l’historiographie qui se dirige à présent (en France en particulier) vers une volonté affirmée d’utilisation des modèles littéraires. Il est en effet frappant de constater une proximité nouvelle et de plus en plus étroite entre l’« écriture de l’Histoire » et l’« écriture littéraire », ainsi qu’a pu le constater le récent colloque de l’EHESS Littérature et Histoire en débats qui a eu lieu à Paris du 10 au 12 janvier 2013. Bien que sur le plan institutionnel les disciplines demeurent toujours très fortement cloisonnées, l’idée semble en effet à présent de plus en plus s’imposer d’un rapprochement entre les deux champs d’activités.
23Du côté des historiens, on parle désormais des procédés littéraires de l’historiographie. En assurant que « l’Histoire est un roman », un historien comme Paul Veyne replace lui aussi le fait littéraire au cœur de l’Histoire en rappelant aux historiens la dimension littéraire toujours présente dans le texte historique. Avec le développement actuel d’une « nouvelle philologie » influencée par la linguistique structurale selon laquelle les textes ne constituent plus des sources mais des témoins ou des monuments, on peut observer un renouvellement historiographique certain.
24Dans le domaine littéraire, on assiste également, à présent, à un intérêt de plus en plus important pour les notions d’archives, de documents, de témoignages. Certains des romans historiques les plus actuels intègrent dans leur texte même des éléments documentaires comme des lettres authentiques, des listes, des archives, etc. La littérature de fiction semble de cette façon vouloir exercer un « retour au réel » qui se révèle en fait un « retour à l’Histoire ». En France, un roman comme Les Bienveillantes13 de Jonathan Littell, paru en 2006, intègre ainsi des éléments tirés des archives écrites, sonores ou filmées de la Seconde Guerre mondiale. Patrick Boucheron14 rappelle également à ce sujet le roman de Yannick Haenel (Jan Karski, paru en 2009) dans lequel « le dispositif narratif installé par Haenel distinguait nettement ce qui relevait du documentaire de ce qui relevait de la fiction intuitive ». Il indique alors que cette contradiction entre la fiction et l’éthique du récit historique est devenue obsédante en France et qu’il y aurait donc un rapport national contemporain particulier du texte romanesque à l’Histoire, dû sans doute à la spécificité du paysage culturel hexagonal marqué par une relation particulière de la nation à son histoire récente mais également au fait qu’en France, les liens entre littérature et Histoire suscitent des interrogations épistémologiques et politiques nouvelles.
25C’est que le concept moderne d’Histoire devient en effet de plus en plus problématique quand on s’interroge de manière toujours plus approfondie sur les notions mêmes de « documents », de « témoignage » ou d’« archives » qui peuvent désormais assumer n’importe quelle forme, y compris non documentaire et non « scientifique ».
26Cette remise en question de l’Histoire s’accompagne d’une dilatation, d’une expansion du champ littéraire déjà critiqué en Italie par Carlo Ginsburg qui, dans les années 1990, s’élevait contre le relativisme rhétorique marquant une sorte d’envahissement par la littérature de nombreux autres domaines. Sa critique d’Hayden White à propos de la Shoah portait sur le fait qu’il réfutait l’affirmation de l’historien américain assurant qu’il est impossible de tracer une distinction rigoureuse entre narrations fictives et narrations historiques, ignorant ainsi les recherches préalables (le travail d’enquête ou l’analyse philologique) qui ont rendu possible ces dernières. Carlo Ginsburg notait également : « Il me semble que le récit historique peut se prêter aux expériences narratives15 », ce que corroborait l’action d’un certain nombre d’écrivains italiens. C’est ainsi que les rapports entre Histoire et littérature se trouvent au centre de la réflexion et de la pratique d’un collectif d’auteurs italiens de romans historiques postmodernes : Luther Blissett et Wu Ming.
Le cas de Wu Ming : de nouveaux rapports entre l’Histoire et le mythe
27En 1999, les membres du collectif d’écriture Luther Blissett (qui deviendra ensuite Wu Ming) se font connaître du grand public en faisant paraître Q, un roman historique se déroulant au xvie siècle et qui sera traduit ensuite en français avec le titre de L’œil de Carafa16. L’inspiration historique est très présente dans les œuvres du collectif : sur 53 écrits divers produits par lui, onze sont de véritables romans historiques, les autres récits contenant souvent à un moindre degré des éléments ressortant de ce genre. Dans ces œuvres (comme dans le manifeste littéraire New Italian Epic qu’il rédige en 2008), Wu Ming a alors l’occasion de proposer une redéfinition des rapports entre l’Histoire et l’écriture fictionnelle et de composer un type particulier de roman historique. Il s’agit d’une Histoire racontée avant tout d’un autre point de vue : celui des vaincus, des humiliés et des sans-grades. Cette Histoire, qui, ainsi que le dit Wu Ming, se trouve désormais « une histoire du mauvais côté de l’Histoire17 », emprunte ses références au concept de « micro-histoire » développé par Carlo Ginsburg dans les années 1970. Il s’agit là de la vision « hypocalyptique18 » d’une Histoire envisagée dans sa dimension la plus quotidienne et prosaïque que le critique Andrea Cortellessa qualifie de postmarxiste et de postfreudienne. Dans les textes qui s’inspirent de cette vision historique particulière, le continuum historique est par ailleurs constamment remis en question. Le roman déconstruit la trame chronologique, mêle les temps du récit, inverse même parfois le flux temporel et donne l’illusion constante d’un présent où tout est possible, y compris quand l’histoire narre des faits déjà réellement advenus et connus du lecteur.
28On assiste ainsi à une évacuation de la dimension historique du roman et même à une inversion pure et simple : c’est désormais le récit qui fait l’Histoire. Ce processus s’inscrit clairement dans la dilatation et l’expansion du littéraire aux dépens de l’Histoire auxquelles on assiste actuellement, tant en France qu’en Italie. Mais on peut tout de même remarquer qu’en Italie, le processus est plus radical encore et confine chez Wu Ming à la disparition pure et simple de l’Histoire (comprise d’une manière traditionnelle) dans le récit.
29Stella del mattino, roman historique écrit par Wu Ming et publié en 2008 chez Einaudi se déroule dans les années 1919-1920 et évoque l’histoire de la colonisation et de l’action britannique au Moyen-Orient. Mais le récit revisite également le mythe en proposant une interprétation de l’histoire de Lawrence d’Arabie, présenté comme une figure archétypique du chevalier des romans arthuriens, élément de la mémoire collective britannique. Le personnage de Lawrence est également envisagé comme un héros homérique : son ami Robert le surnommant « l’Achille de Grande-Bretagne ». Ce recours au mythe est d’ailleurs constitutif de l’écriture du collectif qui a théorisé son utilisation à travers le concept de mythopoïèse. Ce concept, précédemment développé par Tolkien dans les années 1930, constitue un genre narratif dans lequel l’auteur recrée tous les éléments de son texte de toutes pièces et va exprimer une vision du monde ainsi qu’un combat politique particulier. La puissance de la fiction est alors mise au service d’une volonté de transformation sociale. Le mythe (mais il en va de même pour l’Histoire mythifiée) devient un élément de transformation du réel et une arme non négligeable dans la volonté de redéfinition de la société qui est celle de Wu Ming.
30Cette importance conférée au mythe dans l’œuvre de Wu Ming est certainement à mettre en rapport avec le développement remarquable particulièrement observable en Italie de l’Histoire orale ainsi qu’avec la nouvelle attention que cette dernière porte au mythe et à la relation avec la fiction.
L’importance de l’Histoire orale
31L’Histoire orale (oral history), bien que née aux États-Unis dans les années 1960, s’est particulièrement développée à partir des années 1980 en Italie et dans l’Europe du Nord. Revêtant l’aspect d’une contre-histoire, elle opère un renversement historiographique radical tant du point de vue de ses objets que de ses méthodes. S’intéressant désormais à la parole des humbles, des obscurs et des discriminés, dans sa recherche de sources, elle invoque par ailleurs Hérodote contre la tradition positiviste et redonne ainsi au littéraire, au récit du mythe, une place prépondérante. En conférant à l’Histoire le rôle de conserver, à l’instar du poème épique, la mémoire des héros morts au combat, Hérodote posait déjà la science en rivale du mythe et opposait le réel à la fiction. L’Histoire orale, en confrontant ainsi le mythe et les sources liées à l’oralité au dogme de l’unique valeur accordée aux sources écrites par une Histoire positive, trace une nouvelle frontière entre la littérature et l’Histoire.
32En Italie, l’Histoire orale connaît un succès certain en affrontant les pesanteurs du criticisme historique de Croce et prend très rapidement un aspect engagé. Ernesto De Martino conçoit une critique anthropologique de la culture des élites et renoue avec le monde de la magie et du mythe ; dans les années 1970-1980, l’Histoire orale connaît un second souffle avec les travaux de Sandro Portelli et de Luisa Passerini19 mais elle continue d’affirmer son opposition au positivisme et au fétichisme de la source écrite ainsi que son aspect militant et sa volonté de réforme sociale.
33En France, l’Histoire orale a connu un développement et un succès moindres qu’en Italie. Michel Trebitsch, dans un article consacré au développement de l’Histoire orale en Europe pointe le particularisme français en la matière et émet l’hypothèse que la méfiance française pour cette forme d’Histoire tient à la fois au fétichisme de la source écrite, au poids de la centralisation étatique ainsi qu’« à l’étonnante persistance de la fiction de l’objectivité chez les historiens français » qui a mené les historiens des Annales à privilégier l’approche quantitative et structurale. Il évoque également les effets d’une situation sociale particulière (l’empreinte des guerres « franco-françaises » sur les mécanismes de mobilisation et de refoulement de la mémoire orale collective) qui instituent un blocage quant à l’acceptation et l’utilisation des thématiques de l’Histoire orale par les milieux culturels français.
34Toutes ces raisons expliquent peut-être la différence que l’on peut observer, en particulier en ce qui concerne les thématiques, dans le roman historique français par rapport au roman italien. On ne trouve pas dans l’hexagone de tentatives semblables à celle de Wu Ming dans le domaine de l’écriture de récits historiques et dans l’importance accordée au mythe dans l’élaboration de ces textes. Même si les romanciers postmodernes français adoptent dans leurs textes certaines des caractéristiques de l’Histoire orale, ils semblent en retrait en ce qui concerne la relation entre le fictionnel et le mythe telle qu’elle apparaît en revanche au cœur du travail d’auteurs transalpins.
Conclusion
35Tant en France qu’en Italie, il apparaît que le roman historique connaît, dans la période postmoderne, d’intenses mutations. Que ce soit du point de vue de l’évolution du genre, grâce à une redéfinition de ses limites ou même à l’introduction en son sein de types narratifs différents (autobiographie, roman d’aventure, roman d’apprentissage, etc.) ou bien encore à travers une nouvelle relation nouée avec l’historiographe, il semble bien que le roman historique soit en train de vivre un moment de bouleversement.
36La postmodernité dans laquelle il se développe et se modifie marque une crise de la rationalité et un divorce d’avec les Lumières qui trouvent leur origine dans l’effondrement des grandes idéologies. Le roman historique épouse quant à lui les grandes lignes de développement de la postmodernité et en reprend tant les différents thèmes que les principales modalités. Bien que connaissant des variations nationales dues aux situations culturelles et sociales différentes en Italie et en France (prévalence en France du thème de la mémoire et importance de la période de référence qu’est souvent la Seconde Guerre mondiale, retour plus marqué en Italie des cadres narratifs traditionnels mais également volonté transalpine d’expérimentations littéraires comme celle de Wu Ming), il se développe des deux côtés de la frontière suivant une matrice commune et dans une direction semblable. Parler dans ces conditions de l’existence de deux modèles nationaux devient dès lors abusif. Tout au plus peut-on remarquer certaines orientations plus spécifiques d’un côté des Alpes comme de l’autre.
37Quoi qu’il en soit, les thématiques postmodernes qui se développent à présent largement dans le domaine historique (recherche et exploitation privilégiée de sources non scientifiques, montée en puissance de la mémoire et de la subjectivité, etc.) affectent de manière notable l’écriture du roman historique dans son ensemble qui trouve là une série de nouveaux thèmes particulièrement en phase avec le goût actuel du public. Tenu d’autre part par son lien évident à l’Histoire, à une évolution qui suit celle de l’historiographie, il semble à présent accompagner et traduire une dilatation de la sphère littéraire qui se fait jour à l’époque postmoderne et qui affecte notablement les écrits historiques. C’est désormais la frontière en historiographie et production romanesque qui semble plus floue et cette évolution ouvre un champ d’action bien plus large au roman historique et à son exploration de la réalité historique. Car le roman historique, par sa quête incessante des causes, des zones demeurées dans l’ombre, des événements passés restés plus ou moins inconnus constitue un élément particulièrement important dans le dispositif de connaissance et d’interprétation de l’Histoire. Mais également de celles de la contemporanéité dans la mesure où cette dernière est conditionnée et rendue possible par la connaissance en amont des faits du passé. Nul doute qu’il ait ainsi de beaux jours devant lui et que, tant français qu’italien, il participe de manière active à l’émergence d’une condition littéraire et culturelle nouvelle.
Notes de bas de page
1 Luperini Romano, La fine del postmoderno, Napoli, Guida, 2008.
2 Bernard Claudie, Si l’histoire m’était contée, In Problèmes du roman historique, Présentation Tassel Alain et Déruelle Aude, Narratologie, Paris, L’Harmattan, 2005.
3 Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo, Milano, Feltrinelli, 2008. Traduction française : Le Guépard, Seuil, Paris 1980.
4 Umberto Eco, Il Nome della rosa, Milano, Bompiani, 2004. Traduit en français par Jean Noël Schifano : Le Nom de la rose, Paris, Grasset, 1987.
5 Margherita Ganeri, Il romanzo storico in Italia. Il dibattito critico dalle origini al postmoderno, Lecce, Piero Manni, 1999, p. 101.
6 Elsa Morante, La Storia, Torino, Einaudi 2001. Traduit en français : La Storia, Paris, Gallimard, 1980.
7 Merle Olivier, L’avers et le revers, Paris, Éd. de Fallois, 2009.
8 Pieter De Meijer, La questione del generi, in Letteratura italiana, diretta da Alberto Asor Rosa, Torino, Einaudi, vol IV, p. 247 ; « Quando ci si pone un problema di tipo “generico”, ci si trova da una parte di fronte ad un problema che trascende l’ambiente nazionale […] e dall’altra si è costretti a rendersi conto di come le soluzioni del problema, sia sul versante della produzione sia su quello della ricezione e della sistemazione critica, fanno parte di situazioni comunicative che differiscono da un paese all’altro. »
9 Aristote, La Poétique, Paris, Les Belles Lettres, 1969.
10 Croce Benedetto, La storia come pensiero e come azione, A cura di Maria Conforti, con una nota al testo di Gennaro Sasso, Napoli, Bibliopolis, 2002.
11 Marc Bloch, Comment et pourquoi travaille un historien (octobre 1940), dans L’Histoire, la Guerre, la Résistance, édition établie par Annette Becher et Etienne Bloch, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 841.
12 Marc Bloch, Apologie pour l’Histoire ou métier d’historien, in L’Histoire, la Guerre, la résistance, op. cit., p. 854.
13 Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
14 Boucheron Patrick, Ce que la littérature comprend de l’Histoire, Le cercle Psy, Éditions sciences humaine, Paris, 2011.
15 Carlo Ginsburg, Les anomalies sont plus riches que les cas soi-disant normaux, article publié dans Le Point.fr, 08/03/2011.
16 Luther Blissett, Q., Torino, Einaudi, 1999. Traduit de l’italien par Nathalie BAUER : L’œil de Carafa, Paris, Seuil 2001.
17 Wu Ming, Manituana, Torino, Einaudi, 2007 (Quatrième de couverture). Roman traduit de l’italien par Serge Quadruppani : Manituana, Paris, Métailié, 2009 (« Dalla parte sbagliata della storia »).
18 Luigi Salsi, Quête identitaire et lecture historique-Luther Blisset [sic], Q et Wu Ming 54 in Cahiers d’études romanes, (« Roman policier et Histoire »), Université de Provence, 2006, p. 71-84.
19 Passerini Luisa, Storia e soggettività. Le fonti orali e la memoria, Firenze, La Nuova Italia, 1988.
Auteur
Université de Nantes
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