Mont Blanc
Vers écrits dans la vallée de Chamouni1
p. 115-120
Texte intégral
I
L’univers éternel des choses
Coule dans l’esprit et fait rouler ses flots rapides2,
Tantôt sombres, tantôt scintillants, tantôt réfléchissant l’obscurité,
Tantôt ornant de splendeur, là où depuis des sources secrètes
L’origine de la pensée humaine apporte son tribut 5
D’eau ; avec un bruit qui ne lui appartient qu’à moitié3,
Comme celui qu’un faible ruisseau produit souvent
Dans les bois sauvages, seul parmi les montagnes,
Où les chutes d’eau s’élancent autour de lui pour toujours,
Où bois et vents s’affrontent, et une vaste rivière 10
Sur ses rochers déferle et erre sans cesse4.
II.
Ainsi toi, ravin de l’Arve – sombre, profond ravin –,
Toi vallée aux maintes couleurs, aux maintes voix,
Par-dessus les pins, et les rocs, et les cavernes de laquelle passent,
Rapides, des ombres nuageuses et des rayons de soleils : scène terrible, 15
Où le Pouvoir sous la forme de l’Arve descend
Des gouffres de glace qui ceignent son trône5 secret,
Déferlant brusquement à travers ces montagnes sombres comme la flamme
De l’éclair traverse la tempête ; tu es là,
Ta couvée géante de pins accrochée à toi, 20
Enfants de temps anciens, parmi lesquels, en amis fidèles,
Les vents sans entraves viennent toujours et depuis toujours
Boire leur parfum, et entendre leur puissant
Balancement – vieille et solennelle harmonie ;
Tes arcs-en-ciel terrestres qui se déploient par-dessus 25
La cascade éthérée, dont le voile
Revêt quelque image grossière6 ; l’étrange sommeil
Qui, quand défaillent les voix du désert,
Enveloppe tout de sa propre éternité profonde ;
Tes cavernes, qui font écho au tumulte de l’Arve, 30
Un son unique, puissant, qu’aucun autre son ne peut dompter ;
Tu es traversé de ce mouvement incessant,
Tu es le chemin de ce son qui jamais ne s’arrête :
Vertigineux Ravin ! et quand je te contemple,
Il me semble, comme dans une transe sublime et étrange, 35
Méditer sur ma propre imagination comme distincte de moi-même,
La mienne, mon esprit humain, qui passivement
Maintenant donne et reçoit des influences rapides,
Dans un échange incessant
Avec le clair univers des choses alentour ; 40
Une légion de sauvages pensées, dont les ailes vagabondes
Tantôt flottent par-dessus ton obscurité, et tantôt reposent
Là où ni elle ni toi n’êtes indésirables,
Dans la caverne silencieuse de la sorcière Poésie,
Cherchant parmi les ombres qui passent, 45
Spectres de tout ce qui est7, une ombre de toi,
Un fantôme, une pâle image ; jusqu’à ce que le sein
D’où elles sortirent les rappelle, tu es là !
III.
Certains disent que des lueurs venues d’un monde plus lointain
Visitent l’âme endormie ; que la mort est sommeil, 50
Et que ses formes dépassent en nombre les pensées affairées
De ceux qui vivent et veillent. Je regarde vers les hauteurs :
Une toute-puissance inconnue a-t-elle déployé
Le voile de la vie et de la mort ? Ou bien suis-je en train
De rêver, et le monde plus puissant du sommeil 55
Étend-il au loin, inaccessibles,
Ses cercles ? Car l’esprit même défaille,
Poussé comme un nuage errant d’un précipice à un autre,
Pour disparaître dans les vents invisibles !
Loin, loin là-haut, perçant le ciel infini, 60
Le Mont Blanc apparaît – silencieux, enneigé et serein ;
Ses féales montagnes entassent autour de lui
Leurs formes surnaturelles de glace et de roc ; entre elles, de larges vallées,
Aux flots gelés, aux profondeurs insondables,
Bleues comme le ciel qui les surmonte, qui s’étendent 65
Et serpentent parmi les amas escarpés ;
Désert peuplé par les seules tempêtes,
Sauf quand un aigle y emporte un os de chasseur,
Et que le loup le poursuit jusque-là – comme sont hideuses
Les formes qui s’entassent tout autour ! Grossières, nues, et hautes, 70
Horribles, et balafrées, et déchirées. Est-ce là la scène
Où l’ancienne Furie qui ébranlait la terre apprit à ses petits
La Ruine ? Sont-ce là leurs jouets ? Ou bien une mer
De feu enveloppa-t-elle autrefois cette neige silencieuse ?
Nul ne peut répondre ; tout semble éternel à présent. 75
Ces régions sauvages ont une langue mystérieuse
Qui enseigne un doute effrayant, ou une foi si douce,
Si solennelle, si sereine, que l’homme pourrait,
Sans cette foi8, se réconcilier avec la nature ;
Tu possèdes une voix, grande Montagne, qui abroge 80
Bien des lois de mensonge et de souffrance ; que tous
Ne comprennent pas, mais que les sages, les grands, et les bons
Interprètent, ou font sentir, ou ressentent profondément.
IV.
Les champs, les lacs, les forêts et les ruisseaux,
L’océan, et toutes les choses vivantes qui demeurent 85
Dans les créations complexes de la terre ; la foudre, et la pluie,
Le tremblement de terre, et le flot tumultueux, et l’ouragan,
La torpeur de l’année quand de légers rêves
Visitent les bourgeons cachés, ou qu’un sommeil sans rêve
Retient toutes les feuilles et les fleurs à venir ; l’élan 90
Avec lequel elles se dégagent de cette transe haïe,
Les actions et les façons de l’homme, leur mort et leur naissance,
Et les siennes, et celles de tout ce qui est à lui ;
Toutes les choses qui bougent et respirent avec peine et bruit
Naissent et meurent ; tournent, reposent et enflent. 95
Le pouvoir demeure à l’écart, dans une tranquillité
Distante, sereine et inaccessible :
Et cela, le visage nu de la terre,
Que je contemple, ces montagnes primitives mêmes
L’enseignent à qui leur prête attention. Les glaciers rampent 100
Comme des serpents qui guettent leur proie, depuis leurs sources lointaines,
Dans une lente progression ; là, bien des précipices,
Le Gel et le Soleil, narguant le pouvoir mortel,
Ont empilé : dôme, pyramide, et pic,
Cité de mort, ornée de nombreuses tours 105
Et murailles imprenables de glace éclatante.
Pourtant ce n’est pas là une ville, mais un flot de ruine
Qui depuis les limites du ciel
Fait rouler son cours éternel ; d’immenses pins jonchent
Son chemin inéluctable, ou dans le sol mutilé, 110
Se dressent, sans branches, détruits9 ; les rochers, descendus
Des mornes hauteurs lointaines, ont abattu
Les frontières du monde des vivants et des morts,
Qui jamais ne seront rétablies. Les demeures
Des insectes, des bêtes et des oiseaux sont anéanties ; 115
Leur nourriture, leur asile disparus pour toujours,
Tant de vie et de joie perdues. La race
Humaine, elle, fuit au loin, apeurée ; ses œuvres, ses demeures
Disparaissent, comme de la fumée devant le cours de la tempête,
Et on ne sait plus où elles sont. Dessous, de vastes cavernes 120
Brillent dans l’éclat incessant des torrents impétueux,
Qui de ces gouffres secrets jaillissant, tumultueux10,
Se rejoignent dans la vallée, et un Fleuve majestueux,
Air et sang de pays lointains, pour toujours
Fait rouler ses eaux bruyantes jusqu’aux vagues marines11, 125
Expire vivement ses brumes dans l’air qui l’entoure.
V.
Le Mont Blanc toujours brille dans les hauteurs ; là est le pouvoir,
Le pouvoir silencieux et solennel de bien des visions,
Et de bien des bruits, et d’une grande partie de la vie et de la mort.
Dans la calme obscurité des nuits sans lune, 130
Dans l’éclat aveuglant et solitaire du jour, les neiges descendent
Sur cette Montagne ; nul ne peut les y contempler,
Ni quand les flocons brûlent dans le soleil couchant,
Ni quand les rayons des étoiles les transpercent ; les vents luttent
En silence ici, et amassent la neige d’un souffle 135
Rapide et puissant, mais en silence12 !
La foudre inaudible dans ces lieux solitaires
Réside innocemment, et comme une vapeur, médite
Sur la neige. La force secrète des choses
Qui gouverne la pensée, et qui au dôme infini 140
Des cieux est comme une loi, t’habite !
Et que serais-tu, que seraient la terre, les étoiles, la mer,
Si dans les pensées de l’esprit humain,
Le silence et la solitude représentaient le vide ?
23 juin 181613.
Notes de bas de page
1 Le sous-titre du poème, « Lines Written in the Vale of Chamouni », rappelle à la fois le titre complet donné par Wordsworth à « Tintern Abbey » (« Lines Composed a Few Miles above Tintern Abbey », « Vers composés à quelques miles de l’abbaye de Tintern », 1798) et le titre du poème de Coleridge, « Hymn before Sunrise, in the Vale of Chamouni » (« Hymne avant le lever du soleil, dans la vallée de Chamouni », 1802), que Shelley connaissait certainement (cf. Charles E. Robinson, Shelley and Byron : The Snake and Eagle Wreathed in Flight, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1976, p. 36). La scénographie créée par ce sous-titre ainsi que par la date apposée à la fin de « Mont Blanc » évoque aussi « Tintern Abbey », dont le sous-titre précise : « On revisiting the banks of the Wye during a tour. July 13, 1798 » (« En revenant sur les rives de la Wye au cours d’une excursion. 13 juillet 1798 »).
2 Cf. Wordsworth, « Tintern Abbey », v. 94-103 : « … Et j’ai ressenti /… le sentiment sublime, / De quelque chose… / Dont la demeure est la lumière des soleils couchants, / Et la courbe de l’océan, et l’air vivant, / Et le ciel bleu, et dans l’esprit de l’homme, / Un mouvement et un esprit, qui anime / Toutes choses pensantes, tous les objets de toute pensée, / Et qui roule à travers toutes choses. » D’autre part, les premiers vers de « Mont Blanc » rappellent aussi l’ouverture de « Tintern Abbey » : « … et j’entends de nouveau / Ces eaux qui roulent depuis leurs sources montagneuses / Avec un doux murmure terrestre » (v. 2-4, notre traduction, ici et ailleurs).
3 Cf. Wordsworth, « Tintern Abbey », v. 106-108 : « … tout ce vaste monde / De l’œil et de l’oreille, à la fois ce qu’ils créent à moitié, / Et ce qu’ils perçoivent. »
4 Cf. Coleridge, « Hymn before Sunrise », v. 4-5 : « L’Arve et l’Arveiron à ta base [du Mont Blanc] / Errent sans cesse » (notre traduction, ici et ailleurs). Les deux poètes utilisent le verbe « rave » et l’adverbe « ceaselessly », antéposé chez Shelley, postposé chez Coleridge.
5 Peut-être un écho de Byron, Childe Harold III, st. CIV : « … les Alpes ont élevé un trône » (notre traduction). Cf. aussi la référence au trône d’Ahriman dans la Lettre IV (entrée du 24 juillet).
6 Cf. la description de la cascade dans la Lettre IV.
7 Cette caverne et les ombres qui la peuplent rappellent fortement Platon et l’allégorie de la caverne dans le Livre VII de La République.
8 Le début de ce vers, « But for such faith », est particulièrement délicat et a suscité de nombreux commentaires (cf. CPPBS, p. 517). S’appuyant sur la version originale du poème, « Scène au Pont Pélissier », qui donne « In such a faith » à cet endroit, et suivant des critiques comme Michael Rossetti (The Poetical Works of Percy Bysshe Shelley¸ Vol. II, Londres, 1870, p. 559) ou Geoffrey Matthews et Kelvin Everest (The Poems of Shelley, Londres, Longman, 1989, p. 546), les traducteurs français ont choisi de voir en « but » une forme d’emphase : « Par cette foi seule » pour M. L. Cazamian (Shelley, Poèmes, Paris, Aubier, 1960) ; « Par la grâce de cette seule foi » pour Yves Abrioux (Percy Bysshe Shelley, Paris, Textuel, 1998) ; « une foi… [qui] réconcilie l’homme avec la nature » pour Robert Ellrodt (Shelley, Poèmes, Paris, Imprimerie Nationale éditions, 2006). Or d’autres critiques voient au contraire dans ce « but for » la trace d’une contradiction fondamentale (cf. par exemple John Kinnaird, « ‘But for Such Faith’ : A Controversial Phrase in Shelley’s ‘Mont Blanc’ », Notes and Queries 15 [1968], p. 332-334), et il est indéniable que Percy Shelley a délibérément choisi de remplacer « In such a » par « But for such », rendant le sens de ce vers beaucoup plus difficile à percevoir (cf. Michael Erkelenz, « Shelley’s Draft of ‘Mont Blanc’ and the conflict of ‘Faith’ », Review of English Studies 40 [1989], p. 101-103). Dans ces conditions, et sans prétendre proposer une version plus juste que les autres, il nous a semblé intéressant d’opter pour une expression paradoxale qui, si elle ne possède hélas pas la puissance ambiguë de ce passage shelleyen, peut néanmoins amener le lecteur à s’interroger sur son sens exact.
9 Cf. Lettre IV, entrée du 24 juillet.
10 Il est très possible que les vers 120-125 contiennent des échos de Kubla Khan de Coleridge. Si l’on sait avec certitude que Shelley reçut un exemplaire du poème fin août 1816, il en avait très probablement eu connaissance plus tôt grâce à Byron, qui persuada Coleridge de publier le poème en avril 1816 (cf. Charles E. Robinson, op. cit., p. 36-37). La première partie de Kubla Khan évoque un « profond gouffre romantique » (v. 12) ainsi qu’un « fleuve sacré » (v. 3) qui traverse des « cavernes incommensurables » (v. 4), des « cavernes de glace » (v. 36), avant de se jeter « tumultueusement dans un océan sans vie » (v. 28). (Notre traduction).
11 À Genève, l’Arve se jette dans le Rhône, qui coule ensuite jusqu’à la Méditerranée.
12 Écho probable de Coleridge, « Hymn before Sunrise », v. 5-7 : « … mais toi, terrible Forme ! / Tu te lèves au-dessus de ta mer de pins silencieux, / Dans quel silence ! ».
13 Pour l’erreur manifeste sur la date, cf. l’Introduction.
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