Lettre IV.
p. 103-112
Texte intégral
À T.P. st. martin – servoz – chamouni – montanvert1 – mont blanc
1Hôtel de Londres2, Chamouni, 22 juillet 1816.
2Pendant que vous, mon ami, vous occupez de nous trouver un logis3, nous cherchons dans nos promenades à graver dans notre mémoire des souvenirs qui l’embelliront. Je ne me trompe pas en imaginant que vous vous intéressez aux détails de tout ce que la nature recèle de majestueux ou de beau ; mais comment vous décrire les paysages qui m’entourent à cet instant ? Si j’épuise les épithètes qui expriment la stupéfaction et l’admiration – dans leur excès même, là où l’attente ne connaissait presque aucune limite, est-ce là une façon de faire naître dans votre esprit les images qui remplissent le mien à présent, jusqu’à le faire déborder ? J’ai moi aussi lu des récits de voyageurs éblouis4 ; je vais essayer de ne pas suivre leur exemple ; je vais simplement vous détailler tout ce que je peux rapporter, ou tout ce qui, si je le rapportais, pourrait vous donner une idée de ce que nous avons fait ou vu depuis la matinée du 205, où nous quittâmes Genève.
3Nous commençâmes le voyage prévu vers Chamouni à huit heures et demie du matin. Nous traversâmes une plaine vallonnée qui s’étend du Mont Salêve jusqu’à la base des hautes Alpes. La campagne est assez fertile, couverte de champs de blé et de vergers, et interrompue subitement ici et là par des talus au sommet aplati. La journée était dégagée et excessivement chaude, et tandis que nous avancions sans jamais perdre les Alpes de vue, les montagnes qui en constituent les contreforts se refermaient sur nous. Nous franchîmes un pont au-dessus d’un cours d’eau qui se jette dans l’Arve. L’Arve elle-même, gonflée par les pluies, coule constamment à la droite de la route.
4Alors que nous approchions de Bonneville par une allée bordée d’une espèce magnifique de peuplier pleureur, nous observâmes que les champs de blé situés de part et d’autre étaient inondés. Bonneville est une petite ville très propre, sans signe distinctif sinon les tours blanches de sa prison, dont le grand bâtiment domine la ville. À Bonneville, les Alpes commencent ; l’une, revêtue de forêts, s’élève presque immédiatement depuis la rive opposée de l’Arve.
5De Bonneville à Cluses, la route passe à travers une vaste plaine fertile, entourée de tous côtés par des montagnes, couvertes comme celles de Mellerie de forêts où se mêlent les pins et les châtaigniers. À Cluses, la route oblique brusquement sur la droite, suivant l’Arve le long du précipice que la rivière semble s’être creusée pour elle- même parmi les montagnes verticales. Le paysage prend ici un caractère plus sauvage et plus colossal : la vallée devient étroite et laisse juste un espace suffisant pour la rivière et pour la route. Les pins descendent jusqu’aux rives, imitant de leurs cimes irrégulières les rocs pyramidaux qui s’élèvent bien au-dessus des régions forestières dans l’azur profond du ciel, et parmi les nuages d’un blanc étincelant. Cette vue, à une distance d’un demi-mille de Cluses, ne diffère de celle qu’offre Matlock6 que par l’immensité de ses proportions et dans sa solitude indomptable, inaccessible, habitée seulement par les chèvres que nous vîmes grignoter des arbustes sur les rochers.
6Près de Maglans7, à moins d’une lieue l’une de l’autre, nous vîmes deux chutes d’eau. Il s’agissait tout au plus de petits ruisseaux de montagne, mais la hauteur de laquelle ils tombaient, au moins douze cents pieds, leur donnait un caractère disproportionné par rapport à l’insignifiance de leur cours8. La première commençait à partir du rebord en surplomb d’un précipice noir et tombait sur un énorme rocher, qui ressemblait exactement à une colossale statue égyptienne représentant une divinité féminine9. Elle frappait la tête de cette vision et se brisait là gracieusement, pour retomber en plis d’une écume plus semblable à des nuages qu’à de l’eau, imitant un voile du tissu le plus délicat. Puis un flot unique se reformait, dissimulant la partie inférieure de la statue, et se cachait dans un méandre de son chenal, avant d’en jaillir dans une chute plus profonde et de croiser notre route alors nous cheminions vers l’Arve.
7L’autre chute d’eau était plus continue et plus grande. La violence avec laquelle elle tombait la faisait ressembler à une forme qu’aurait prise de la fumée plutôt qu’à de l’eau, car elle coulait au-delà de la montagne, qui apparaissait, sombre, derrière elle, comme elle serait apparue derrière un nuage évanescent.
8Le caractère du paysage resta le même jusqu’à notre arrivée à St Martin (appelé Sallanches sur les cartes10) ; les montagnes devenaient constamment plus hautes, révélant à chaque tournant de la route davantage de sommets escarpés, des étendues de forêts plus vastes et plus élevées, des recoins plus sombres et plus profonds.
9Le lendemain matin, nous nous rendîmes de St Martin à Chamouni sur des mulets, accompagnés par deux guides. Nous voyageâmes, comme nous l’avions fait la veille, le long de la vallée de l’Arve, vallée entourée de tous côtés par d’immenses montagnes dont les précipices accidentés s’entremêlent en hauteur avec de la neige étincelante. Leurs bases étaient toujours couvertes des forêts éternelles, qui constamment s’assombrissaient et devenaient plus profondes à mesure que nous gagnions l’intérieur de la région montagneuse.
10En arrivant à un petit village, à une distance d’une lieue de St Martin, nous mîmes pied à terre et fûmes amenés par nos guides jusqu’à une cascade11. Nous contemplâmes une immense masse d’eau qui tombait de deux cent cinquante pieds, rebondissant de roc en roc et projetant de fines gouttelettes qui formaient une brume autour d’elle, au centre de laquelle était suspendue une multitude d’arcs-en-ciel, qui disparaissaient ou prenaient des teintes incroyablement vives si les rayons capricieux du soleil traversaient les nuages. Quand nous en approchâmes, l’humidité de la brume nous atteignit et nos vêtements furent mouillés par les particules d’eau nombreuses mais minuscules. La cataracte tombait d’en haut dans un profond abîme escarpé à nos pieds, où, troquant sa nature de torrent contre celle d’un ruisseau montagneux, elle poursuivait sa course vers l’Arve, rugissant sur les rochers qui contrariaient son parcours.
11Comme nous avancions, notre route passait toujours par la vallée, ou plutôt le vaste ravin qu’elle était alors devenue, qui est à la fois le lit et l’origine de la terrible Arve. Nous montions, serpentant entre des montagnes dont l’immensité ébranle l’imagination12. Nous croisâmes le chemin d’un torrent, qui trois jours auparavant était né de la fonte des neiges et avait arraché la route.
12Nous déjeunâmes à Servoz, petit village où se trouvent des mines de plomb et de cuivre, et où nous vîmes un cabinet de curiosités naturelles comme ceux de Keswick13 et de Bethgelert14. Dans ce cabinet, nous vîmes des cornes de chamois et les cornes d’un animal excessivement rare appelé le bouquetin, qui habite les déserts de neige au sud du Mont Blanc. C’est un animal de la famille du cerf ; sa corne pèse au moins vingt-sept livres anglaises. Il est inimaginable qu’un animal si petit puisse supporter un poids aussi démesuré. Les cornes sont d’une forme très particulière, larges, massives, et pointues aux extrémités, et elles sont entourées d’un certain nombre d’anneaux qui sont censés indiquer l’âge de l’animal ; il y avait dix-sept anneaux sur les plus grandes de ces cornes.
13Depuis Servoz, il reste trois lieues à parcourir pour rejoindre Chamouni15. Le Mont Blanc était devant nous – les Alpes, avec leurs innombrables glaciers dans les hauteurs tout autour, qui se refermaient sur les lacets tortueux de cette seule vallée – des forêts à la beauté indicible, mais majestueuse, hêtres et pins et chênes entremêlés, projetaient leur ombre sur notre route ou reculaient, tandis que des pelouses d’un vert que je n’ai jamais vu auparavant occupaient ces espaces, et s’assombrissaient peu à peu en s’éloignant. Le Mont Blanc était devant nous, mais il était recouvert de nuages ; sa base, sillonnée de fossés effrayants, était visible en hauteur. Des pitons enneigés d’une blancheur insoutenable, qui appartenaient à la chaîne du Mont Blanc, brillaient à intervalles entre les nuages au-dessus de nous. Je ne savais pas – je n’imaginais pas ce qu’était une montagne avant cet instant. L’immensité de ces sommets aériens suscitait, quand ils s’offraient soudain à la vue, un sentiment d’émerveillement extatique non loin de la folie. Et souvenez-vous que tout cela ne constituait qu’une seule scène16, qui s’imposait à notre regard et à notre imagination. Bien qu’elle occupât un espace immense, les pyramides enneigées qui s’élançaient dans le ciel d’un bleu lumineux semblaient surplomber notre chemin ; le ravin couvert de pins gigantesques, aux noires profondeurs en-dessous, si profond que le rugissement même de l’indomptable Arve, qui le traversait, ne pouvait être entendu de là où nous étions – tout cela nous appartenait autant que si nous avions créé dans l’esprit d’autrui des impressions semblables à celles qui occupaient maintenant le nôtre. La nature était le poète qui nous étourdissait par l’harmonie la plus divine.
14Comme nous entrions dans la vallée de Chamouni (il s’agit plutôt de la continuation de celles que nous avons suivies depuis Bonneville et Cluses), des nuages s’accrochaient sur les montagnes à une distance de peut-être 6 000 pieds du sol, de manière à dissimuler entièrement non seulement le Mont Blanc, mais les autres aiguilles, comme on les appelle ici, appartenant au massif qu’il domine. Nous avancions dans la vallée quand tout à coup, nous entendîmes un bruit comme un coup de tonnerre étouffé retentissant dans le ciel ; pourtant il y avait quelque chose de terrestre dans ce son qui nous indiquait que cela ne pouvait pas être le tonnerre. Notre guide nous montra rapidement du doigt une partie de la montagne en face de nous, d’où provenait le bruit. C’était une avalanche. Nous vîmes la fumée qui s’élevait du chemin qu’elle suivait dans les rochers, et continuâmes à entendre de temps en temps les bruits d’explosion causé par sa chute. Elle s’abattit sur le trajet d’un torrent qu’elle délogea, et bientôt nous vîmes ses eaux ambrées se répandre dans tout le ravin qui en était d’ordinaire le lit.
15Contrairement à ce qui était prévu, nous n’allâmes pas visiter le Glacier de Boisson17 ce jour-là, bien qu’il ne se trouve qu’à quelques minutes de la route, car nous souhaitions le voir au moins quand nous ne serions pas fatigués. En passant, nous vîmes ce glacier, qui se trouve tout près de la plaine fertile ; sa surface était brisée en mille figures étranges : des cristallisations en forme de cônes et de pyramides, de plus de cinquante pieds de haut, s’élèvent de sa surface, et des précipices de glace, d’une splendeur éblouissante, dominent les bois et les prés de la vallée. Ce glacier monte en lacets depuis la vallée, jusqu’à ce qu’il rejoigne les masses gelées dont il naquit dans les hauteurs, serpentant dans son propre ravin comme une ceinture brillante jetée sur la noire région des pins. Il y a plus dans tout ce spectacle que ses proportions gigantesques : il y a une majesté dans ses contours ; il y a une grâce terrible dans les couleurs mêmes qui revêtent ces formes prodigieuses, un charme qui leur est propre, et même tout à fait distinct de la réalité de leur grandeur inexprimable.
16Le 24 juillet
Hier matin, nous nous rendîmes à la source de l’Arveyron. Elle se trouve à une lieue environ de ce village ; la rivière jaillit impétueusement d’une arche de glace et se répand en nombreux ruisseaux dans une grande partie de la plaine, ravagée et désolée par ses inondations. Le glacier par lequel ses eaux sont alimentées dresse de terribles parois de glace solide qui dominent cette caverne et la plaine, ainsi que les forêts de pins qui l’entourent. De l’autre côté s’élève l’immense glacier du Montanvert, large de cinquante milles, occupant un gouffre entre des montagnes d’une hauteur inconcevable, et aux formes si pointues et si abruptes qu’elles semblent transpercer le ciel. Assis sur un rocher, près de l’un des ruisseaux de l’Arveyron, nous vîmes se détacher depuis les hauteurs de ce glacier des masses de glace, qui dégringolèrent dans la vallée avec un grand bruit sourd. La violence de leur chute les transforma en poudre, qui se répandit sur les rochers en imitant les chutes d’eau dont elle prenait la place dans les ravins.
17En fin d’après-midi, j’allai visiter le glacier de Boisson avec Ducrée18, mon guide, la seule personne supportable que j’aie rencontrée dans ce pays. Ce glacier, comme celui de Montanvert, est proche de la vallée, surplombant les prés verts et les bois sombres de la blancheur étincelante de ses parois et de ses pics, qui ressemblent à des flèches d’un cristal lumineux, couvertes d’un lacis d’argent givré. Ces glaciers avancent constamment dans la vallée, ravageant dans leur lente mais irrésistible progression les pâturages et les forêts qui les entourent. Ils accomplissent en des siècles une œuvre de désolation qu’un flot de lave pourrait exécuter en une heure, mais avec des conséquences bien plus irrémédiables ; car là où la glace est descendue, les plantes les plus résistantes refusent de pousser ; même si, comme cela s’est produit dans des cas exceptionnels, elle devait reculer après avoir commencé sa progression. Les glaciers avancent perpétuellement, au rythme d’un pied chaque jour, avec un mouvement qui commence à l’endroit où, à la limite des régions toujours gelées, ils sont produits par la congélation des eaux qui naissent de la fonte partielle des neiges éternelles. Depuis les régions d’où ils sont originaires, ils entraînent avec eux tous les débris des montagnes, d’énormes rochers, et d’immenses accumulations de sable et de pierres. Ces débris avancent avec le flot irrésistible de la glace solide ; et quand ils arrivent sur une pente plus marquée, ils atteignent une vitesse suffisante pour se détacher et tomber, répandant la ruine sur leur passage. Je vis l’un des rochers qui étaient descendus au printemps (l’hiver ici est la saison du silence et de la sécurité) ; il mesurait quarante pieds dans toutes les directions.
18Les abords d’un glacier comme celui de Boisson présentent une image de désolation telle qu’il est impossible d’imaginer quelque chose de plus terrible. Nul n’ose s’en approcher, car les énormes pics de glace qui en tombent perpétuellement sont perpétuellement recréés. Les pins de la forêt qui le longe à une extrémité sont renversés et détruits sur une vaste étendue à sa base. Il y a quelque chose d’incroyablement sinistre dans l’aspect des quelques troncs dépourvus de branches, qui, au plus près des crevasses de glace, se dressent toujours dans la terre retournée19. Les prés périssent, envahis de sable et de pierres. Depuis l’année dernière, ces glaciers ont avancé de trois cents pieds dans la vallée. Saussure, le naturaliste20, pense qu’ils croissent et décroissent par périodes ; les habitants du pays ont une opinion entièrement différente21 ; mais, d’après ce que j’en ai vu, plus probable. Tous s’accordent à reconnaître que la neige sur le sommet du Mont Blanc et des montagnes voisines augmente sans cesse, et que la glace, sous la forme de glaciers, subsiste sans fondre dans la vallée de Chamouni au cours de son été éphémère et changeant. Si la neige qui produit ce glacier doit s’accroître, et que la chaleur de la vallée ne représente pas un obstacle à l’existence perpétuelle de masses de glace comme celles qui y sont déjà descendues, la conséquence est évidente : les glaciers ne peuvent que croître, et ils perdureront, au moins jusqu’à ce qu’ils aient envahi la vallée.
19Je ne me rangerai pas à la théorie sublime mais sombre de Buffon, selon laquelle ce globe que nous habitons sera à une période future transformé en une masse de gel, envahi par la glace polaire et par celle produite sur les points les plus élevés de la terre. Vous-même, qui affirmez la suprématie d’Ahriman22, l’imaginez-vous assis sur son trône au milieu de ces neiges destructrices, parmi ces palais de mort et de gel, à qui la main adamantine de la nécessité a donné ces formes magnificentes et terribles ? Le voyez-vous jeter autour de lui, premiers essais de son usurpation finale, avalanches, torrents, rochers, coups de tonnerre, et par-dessus tout ces glaciers mortels, tout ensemble preuves et symboles de son règne ? Ajoutez-y la dégradation de l’espère humaine, qui dans ces régions est à moitié difforme ou idiote, et dont la plupart des représentants sont dénués de tout ce qui serait susceptible d’éveiller l’intérêt ou l’admiration. Voilà un sujet plus triste et moins sublime, mais non moins digne d’être considéré par le poète ou le philosophe.
20Ce matin-là, comme on nous promettait que la journée serait belle, nous partîmes visiter le glacier de Montanvert. À l’endroit où il remplit une vallée en pente, on l’appelle la Mer de Glace. Cette vallée est à 950 toises, ou 7 600 pieds, au-dessus du niveau de la mer. Nous n’avions pas beaucoup avancé quand la pluie se mit à tomber, mais nous persistâmes jusqu’à avoir parcouru plus de la moitié du chemin avant de retourner sur nos pas, complètement trempés.
21Chamouni, le 25 juillet
Nous sommes revenus de notre visite au glacier de Montanvert ou, comme on l’appelle, de la Mer de Glace, spectacle en vérité saisissant et vertigineux. Le chemin sinueux qui y mène le long de la montagne, tantôt couverte de pins, tantôt traversée de creux enneigés, est large et abrupt. Le refuge de Montanvert est à trois lieues de Chamouni ; la moitié de cette distance fut parcourue à dos de mulets ; malgré la sûreté réputée de leur pied, celle sur laquelle j’étais tomba le premier jour dans ce que les guides appellent un mauvais pas, si bien que j’évitais de peu d’être précipité dans le vide. Nous passâmes par-dessus un creux couvert de neige, au fond duquel de grandes pierres roulent souvent. L’une y était tombée la veille, peu après notre retour ; nos guides nous firent traverser rapidement, car il est dit que parfois le bruit le plus léger accélère leur descente. Nous arrivâmes cependant sains et saufs au Montanvert.
22De tous côtés, des montagnes abruptes, demeures du gel implacable, entourent ce vallon : leurs flancs, remblayés par de la glace et de la neige, sont brisés en morceaux entassés sur une grande hauteur, et laissent apparaître des gouffres terribles. Les sommets sont des pics aigus et nus, dont l’escarpement ne permet même pas à la neige de les recouvrir. Des lignes de glace éblouissante occupent ici ou là leurs failles verticales et brillent à travers les brumes errantes d’un éclat indicible ; elles transpercent les nuages comme des choses qui n’appartiendraient pas à cette terre. La vallée elle-même est remplie d’une masse de glace ondoyante et mène jusqu’aux abîmes les plus lointains de ces horribles déserts par une pente graduelle. Elle ne fait qu’une demi-lieue (environ deux milles) de largeur et paraît bien plus étroite. On croirait à la voir que les vagues et les tourbillons d’un torrent impétueux viennent brusquement d’être saisis par le gel. Nous marchâmes un peu sur sa surface. Les vagues ont une hauteur d’environ 12 ou 15 pieds au-dessus de la surface de la masse, qui est interrompue par de longs gouffres d’une profondeur insondable, dont la glace de chaque côté est d’un azur plus magnifique que celui du ciel23. Dans ces régions, chaque chose change et se meut constamment. Cette vaste masse de glace est animée d’un grand mouvement qu’elle n’interrompt jamais, de nuit comme de jour ; elle ne cesse de se briser et d’éclater ; certaines ondulations s’abaissent alors que d’autres s’élèvent ; elle n’est jamais la même. Le bruit des rochers ou de la glace et de la neige qui tombent de leurs parois en surplomb, ou roulent de leurs sommets aériens, cesse rarement de se faire entendre, même un seul instant. On dirait que le Mont Blanc, comme le dieu des Stoïques, est un grand animal, et qu’un sang gelé circule pour toujours dans ses veines rocailleuses.
23Nous dinâmes (M***, C***, et moi) sur l’herbe, en plein air, au milieu de ce paysage. L’air est perçant et clair. Nous nous en retournâmes le long de la montagne, tantôt environnés par les brumes flottantes, tantôt réconfortés par les rayons du soleil, et nous arrivâmes à notre auberge vers sept heures.
24Montalègre, le 28 juillet.
Le lendemain matin, nous revînmes à St Martin sous la pluie. Le paysage avait perdu une partie de son immensité car d’épais nuages étaient accrochés aux montagnes les plus hautes ; mais le soleil se montrait par intervalles entre les averses, et le ciel bleu brillait entre les amoncellements de nuages à la blancheur de neige qui les amenaient ; les montagnes éblouissantes scintillaient parfois à travers une ouverture dans les nuages au-dessus de nos têtes, et tout le charme de sa grandeur demeurait. Nous retraversâmes le Pont Pellissier24, un pont de bois au-dessus de l’Arve, et suivîmes de nouveau le ravin de l’Arve. Nous repassâmes devant les forêts de pins qui dominent le défilé et devant le château de St Michel, ruine hantée dans l’ombre de la forêt éternelle, construite au bord d’un précipice. Nous repassâmes par la vallée de Servoz, vallée plus belle, parce que plus luxuriante, que celle de Chamouni. Le Mont Blanc forme aussi l’une des extrémités de cette vallée, et l’autre est entourée d’un amphithéâtre irrégulier d’énormes montagnes, dont l’une est en morceaux et tomba il y a cinquante ans dans la partie supérieure de la vallée : la fumée causée par sa chute était visible depuis le Piémont, et des gens vinrent de Turin pour savoir si un volcan était entré en éruption dans les Alpes. Elle continua à se désagréger pendant plusieurs jours, répandant, avec le choc et le tonnerre de son écroulement, la consternation dans les vallées voisines. Le soir, nous arrivâmes à St Martin. Le lendemain, nous suivîmes dans la vallée le chemin sinueux que j’ai déjà décrit, et nous arrivâmes chez nous dans la soirée.
25Nous avons acheté quelques spécimens de minéraux et de plantes et deux ou trois cristaux, au Mont Blanc, pour préserver le souvenir de l’avoir approché. Il y a un cabinet d’Histoire Naturelle à Chamouni, tout comme à Keswick, Matlock et Clifton25, dont le propriétaire est le spécimen le plus vil de cette vile espèce de charlatans qui, avec toute la brigade d’aubergistes et de guides, et en vérité l’intégralité de la population, vit de la faiblesse et de la crédulité des voyageurs comme les sangsues vivent sur les malades. Le plus intéressant de mes achats est une grande collection de toutes les graines de plantes alpines rares, avec le nom écrit sur l’extérieur des papiers qui les contiennent. J’ai l’intention d’en coloniser mon jardin en Angleterre et de vous permettre d’y choisir celles qu’il vous plaira. Ce sont des compagnes dont la ficaire, notre classique ficaire, n’a pas à rougir ; elles sont aussi sauvages et plus hardies qu’elle, et lui raconteront des histoires de choses tout aussi touchantes et sublimes que le regard d’un poète printanier26.
26Vous ai-je dit qu’il y a des meutes de loups dans ces montagnes ? L’hiver, ils descendent dans les vallées, que la neige occupe six mois par an, et dévorent tout ce qui n’a pas été mis à l’abri. Un loup est plus puissant que le chien le plus féroce et le plus fort. Il n’y a pas d’ours dans ces régions. Nous entendîmes, quand nous étions à Lucerne, qu’on en trouvait occasionnellement dans les forêts qui entourent ce lac. Adieu.
27S.
Notes de bas de page
1 Le Montenvers (point de vue sur la Mer de Glace) était orthographié ainsi aux xviiie et xixe siècles. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un glacier, contrairement à ce qu’écrit Percy Shelley plus bas ; il désigne sous ce nom la Mer de Glace.
2 Hôtel rendu célèbre par la signature que Percy Shelley apposa en grec sur son registre : « un amoureux de l’humanité, démocrate et athée ».
3 Cette remarque se trouve en fait dans la lettre à Peacock du 17 juillet, dont le contenu a donc été réparti dans la Lettre III et la Lettre IV ; Percy Shelley projetait de retourner en Angleterre avant le tour du lac Léman avec Byron rapporté dans la lettre précédente, contrairement à l’impression ici donnée.
4 Claire-Éliane Engel fait remarquer le caractère conventionnel et répétitif des descriptions alpestres dans les récits des voyageurs anglais entre 1770 et 1816 (op. cit., p. 145-146).
5 Ils partirent en fait de Genève le 21 juillet.
6 Matlock, sur la Derwent, au sud-est du parc national du Peak District, est le chef-lieu du Derbyshire en Angleterre.
7 Magland.
8 La description de ces cascades (la première est la cascade du Nant d’Arpenaz) provient en fait presque mot pour mot de l’entrée du 21 juillet dans le journal des Shelley, écrite par Percy.
9 Cf. « Mont Blanc », v. 25-27, qui évoque aussi les arcs-en-ciel décrits plus bas.
10 Cette précision a été apportée par Mary.
11 La cascade de Chède.
12 La même expression est utilisée dans la première partie de l’œuvre (p. 68).
13 Dans le Lake District, que Percy Shelley avait visité en 1811. Keswick était le lieu de résidence du poète Robert Southey, que Shelley rencontra.
14 Beddgelert, au Pays de Galles.
15 Dans le journal, Mary mentionne après avoir quitté Servoz un pont sur l’Arve offrant un magnifique point de vue (MSJ, p. 114) ; il s’agit du pont Pélissier, évoqué dans le titre original de « Mont Blanc », « Scene at Pont Pellisier ».
16 Cf. « Mont Blanc », v. 15.
17 Glacier des Bossons.
18 Ou plutôt Ducroz, selon Charles I. Elton (An Account of Shelley’s Visits to France, Switzerland and Savoy, 1814-1816, Londres, 1894, p. 88) et W. A. B. Coolidge (Swiss Travel and Swiss Guide-Books, Londres, 1889, p. 61).
19 Cf. « Mont Blanc », v. 109-110 ; F, p. 66.
20 Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), naturaliste et géologue suisse, est l’auteur de célèbres Voyages dans les Alpes publiés en 1779 et 1796. Il fit l’ascension du mont Blanc en 1787, au cours de laquelle il put utiliser de nombreux instruments de mesure de son invention.
21 Cf. NH, Quatrième Partie, Lettre XVII, p. 580 : « cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacières [s’appelle ainsi] parce que d’énormes sommets de glaces qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. »
22 Divinité démoniaque dans la religion zoroastrienne. Les fragments en prose et en vers écrits par Peacock alors qu’il envisageait de consacrer un poème épique à Ahriman ont influencé Laon and Cythna de Shelley (composé en 1817). Ahriman apparaît aussi sous le nom d’Arimanes dans Manfred de Byron (1816-17).
23 Cf. « Mont Blanc », v. 63-71 ; F, p. 67.
24 Le pont Pélissier, aux Houches (cf. n. 14 de cette lettre).
25 Clifton, aujourd’hui un quartier de Bristol, était encore une ville indépendante au début du xixe siècle (jusqu’en 1835). Pour Keswick et Matlock, cf. les notes précédentes.
26 Percy Shelley fait ici une allusion directe à Wordsworth, auteur de trois poèmes sur la ficaire : « The Small Celandine » (« Pansies, Lilies, Kingcups, Daisies »), « To the Same Flower » et « The Small Celandine » (« There is a Flower, the Lesser Celandine »). Pour Michael O’Neill, c’est Wordsworth qui est visé par l’expression « poète printanier » (CPPBS, p. 534-536). Shelley reçut une ficaire desséchée dans une lettre de Peacock du 2 août, à la suite de quoi il écrivit lui-même un poème (non publié) sur la ficaire, « Verses Written on Receiving a Celandine in a Letter from England ». Il y compare la fleur à un célèbre poète dans sa jeunesse sereine, avant qu’il ne se fane et ne perde son cœur, et regrette que ce poète ne soit pas mort avant d’avoir connu pareille déchéance ; il s’agit bien sûr de Wordsworth (cf. CPPBS, p. 100). Malgré des sentiments conflictuels dus à l’évolution politique de Wordsworth, Shelley lui devait beaucoup (c’est évident dans « Mont Blanc », cf. pages suivantes) et faisait inlassablement son éloge à Byron pendant le séjour genevois. Tout ce passage peut se lire métaphoriquement : les plantes rapportées en Angleterre par Shelley sont les lettres elles-mêmes, qui seront aussi touchantes et influentes que les œuvres de Wordsworth (c’est la lecture qu’en propose entre autres Martin Garrett dans The Palgrave Literary Dictionary of Shelley, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 129).
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