Lettre III.
p. 91-101
Texte intégral
À T.P.1 mellterie – claren – schillon2 – vevai – lausanne
1Montalègre, près de Coligni3, Genève, Le 12 juillet.
2Cela fait près de deux semaines que je suis revenu de Vevai4. Ce voyage fut à tous points de vue agréable, mais en particulier parce que c’est alors que je connus pour la première fois la beauté divine de l’imagination de Rousseau, telle qu’elle se manifeste dans Julie. On ne peut imaginer l’enchantement que le lieu lui-même prête aux descriptions d’où naît son charme le plus touchant. Mais je vais vous donner un résumé de notre voyage, qui dura huit jours, et si vous avez une carte de la Suisse, vous pourrez me suivre.
3Nous quittâmes Montalègre à deux heures et demie le 23 juin5. Le lac était calme, et après trois heures de navigation nous arrivâmes à Hermance, ravissant petit hameau contenant une tour en ruine construite, d’après les villageois, par Jules César. Il y avait trois autres tours semblables, que les Genevois détruisirent pour établir leurs propres fortifications en 1560. Nous entrâmes dans la tour par une sorte de fenêtre. Les murs sont incroyablement massifs, et la pierre dont ils sont faits est si dure qu’elle a conservé la marque du ciseau. Notre équipage nous dit que cette tour avait autrefois été trois fois plus haute que maintenant. Il y a deux escaliers taillés dans l’épaisseur des murs, dont l’un est entièrement démoli et l’autre à moitié en ruines et accessible seulement par une échelle. La ville elle-même, qui n’est plus à présent qu’un village quelconque habité par quelques pêcheurs, fut construite par une reine de Bourgogne6 et en fut réduite à son état actuel par les habitants de Berne, qui brûlèrent et ravagèrent tout ce qu’ils purent trouver.
4Quittant Hermance, nous arrivâmes au village de Nerni7 avec le coucher du soleil. Après avoir vu nos appartements, qui étaient sombres et sales, nous allâmes nous promener près du lac. Il était magnifique de contempler la vaste étendue de ces eaux violettes et brumeuses brisée par les îlots escarpés situés près de sa « rive sablonneuse8 » et pentue. De nombreux poissons jouaient dans le lac, et ils se pressaient en grand nombre près des rochers pour attraper les mouches qui y logeaient.
5En retournant au village, nous nous assîmes sur un mur près du lac et regardâmes des enfants jouer à un jeu qui ressemblait au jeu de quilles. Les enfants d’ici paraissaient extraordinairement difformes et maladifs. La plupart d’entre eux étaient estropiés, avec un goitre9 ; mais un petit garçon révélait dans sa mine et dans ses gestes une grâce exquise que je n’avais jamais vue chez un enfant auparavant. L’expressivité dont il débordait rendait beau son visage. Il y avait un mélange de fierté et de douceur dans ses yeux et ses lèvres, marque d’une sensibilité que son éducation pervertira sans doute jusqu’à la souffrance ou poussera au crime ; mais la douceur primait sur la fierté, dont la sauvagerie initiale était semblait-il atténuée par les sentiments plus modérés qu’il éprouvait habituellement. Mon compagnon lui donna une pièce de monnaie qu’il prit sans rien dire, avec un sourire charmant et spontané de gratitude, puis sans aucun embarras il retourna à son jeu. Tout cela n’était peut-être qu’une vue de mon esprit ; mais l’imagination certainement ne pouvait s’empêcher d’insuffler aux formes les plus inanimées une image proche de ses propres visions, par une soirée si sereine et si radieuse, dans ce village isolé et romantique, près du lac paisible qui nous y avait portés.
6En rentrant à notre auberge, nous découvrîmes que la servante avait arrangé nos chambres et leur avait ôté une grande partie de leur caractère sinistre. Cela rappela la Grèce à mon compagnon10 : cela faisait cinq ans, dit-il, qu’il n’avait pas dormi dans un lit pareil. L’influence sur notre conversation des souvenirs que ce détail éveilla s’estompa peu à peu, et je me retirai non sans plaisir pour me reposer, pensant à notre voyage du lendemain et à la joie d’en raconter les petites aventures à notre retour.
7Le matin suivant, nous passâmes près du village d’Yvoire, doté d’un château ancien, dont les maisons dispersées se perdent dans les arbres ; il est situé à une petite distance de Nerni, sur le promontoire qui marque l’entrée d’une baie profonde, large de quelques milles. Dès que nous fûmes arrivés à ce promontoire, le lac commença à se revêtir d’une splendeur sauvage. Les montagnes de Savoie, dont le sommet était couvert de neige éclatante, descendaient vers le lac en pentes irrégulières : en hauteur, les rochers étaient assombris par des forêts de pins, qui deviennent plus profondes et plus immenses jusqu’à ce que la glace et la neige se mêlent aux pointes des rocs nus qui percent l’air bleu ; mais en dessous, des bois de noyers, de châtaigniers et de chênes, qui s’ouvraient ici et là sur des champs en herbe, indiquaient que le climat était plus clément.
8Dès que nous eûmes dépassé le promontoire d’en face, nous vîmes la Drance11, qui descend d’un gouffre dans les montagnes et donne naissance à une plaine12 près du lac, où elle se divise en petits cours d’eau qui s’entrecroisent. Des milliers de besolets13, magnifiques oiseaux aquatiques ressemblant à des mouettes mais en plus petit, avec du violet sur le dos, s’installent sur la partie peu profonde où ses eaux se mêlent à celles du lac. Comme nous approchions d’Évian, les montagnes descendirent plus abruptement vers le lac et des masses de rochers et de bois entremêlés surplombaient le clocher brillant de la ville.
9Nous arrivâmes à Évian vers sept heures, après une journée où les changements d’atmosphère s’étaient succédé à une vitesse effarante. La matinée avait été froide et humide ; puis avec un vent d’est, les nuages s’étaient accumulés en hauteur ; puis étaient survenues des averses orageuses, avec un vent changeant constamment ; puis une brise chaude en provenance du sud s’était mise à souffler, accompagnée de nuages d’été suspendus au-dessus des pics, entre lesquels on voyait un beau ciel bleu. Une demi-heure environ après notre arrivée à Évian, quelques éclairs sortirent d’un nuage sombre, directement au-dessus de nos têtes, et continuèrent après la disparition du nuage. « Diespiter, per pura tonantes egit equos14 » : ce phénomène n’eut sans doute pas sur moi la même influence que celle produite sur Horace. Je n’ai jamais vu aspect physique plus misérable, plus maladif et plus pauvre que celui des habitants d’Évian. Le contraste entre les sujets du roi de Sardaigne15 et ceux des républiques indépendantes de Suisse, à quelques milles de distance, offre une puissante illustration des méfaits terribles du despotisme16. Ils ont de l’eau minérale ici, qu’ils appellent eaux savonneuses. Le soir, nous connûmes quelques difficultés avec nos passeports, mais dès que le syndic17 apprit le rang et le nom de mon compagnon, il s’excusa de la gêne occasionnée. L’auberge était bonne. Pendant notre voyage, sur les hauteurs d’une colline lointaine, couverte de pins, nous vîmes un château en ruine qui me rappela ceux qui longent le Rhin.
10Nous quittâmes Évian le lendemain matin, par un vent d’une telle violence qu’il ne fut possible de hisser qu’une seule voile. Les vagues étaient aussi excessivement hautes, et notre bateau chargé si lourdement que la situation ne semblait pas exempte de danger. Nous arrivâmes cependant sains et saufs à Mellerie, après avoir dépassé à vive allure de grandes forêts qui surplombaient le lac, des pelouses à la verdure exquise et des montagnes aux pointes nues et glacées, qui s’élevaient à pic depuis le sommet des rochers dont la base résonnait du bruit des vagues.
11Nous apprîmes que l’impératrice Marie-Louise avait dormi à Mellerie, avant que l’auberge actuelle ne fût construite, à une époque où les logements étaient dignes du plus misérable des villages, et ce en souvenir de St. Preux18. Qu’il est beau de trouver que les sentiments communs à la nature humaine peuvent toucher ceux qui sont le plus éloignés de ses devoirs et de ses plaisirs, quand le Génie plaide pour qu’ils soient admis à la porte du Pouvoir. Il était bien de la part de l’impératrice de les reconnaître, et cela justifie l’affection élogieuse contenue dans les regrets d’une grande nation éclairée. Un Bourbon n’aurait même pas osé évoquer le souvenir de Rousseau. Elle devait ce pouvoir à la démocratie que son mari et sa dynastie avaient outragée, et dont ils furent cependant en quelque sorte les représentants parmi les nations de la terre. Ce petit incident montre tout de suite à quel point il est impossible et peu souhaitable que l’ancien système d’opinions, ou n’importe quel pouvoir fondé sur une conspiration visant à le rétablir, puisse survivre de manière permanente. Nous y dînâmes, et mangeâmes le meilleur miel que j’eusse jamais goûté, fait de l’essence même des fleurs de montagne et tout aussi parfumé. Il est probable que le village tire son nom de cette production. Mellerie est le lieu bien connu de l’exil visionnaire de St. Preux ; mais Mellerie est en vérité une terre enchantée, même si Rousseau n’était pas magicien. Des bosquets de pins, de châtaigniers et de noyers l’ombragent, forêts magnifiques et illimitées qui ne trouvent pas leur égale en Angleterre. Au milieu de ces bois, il y a des vallons aux étendues herbeuses, incroyablement vertes, ornées de mille fleurs des plus rares et embaumant le thym.
12Le lac paraissait s’être calmé alors que nous quittions Mellerie, en navigant près des rives dont la splendeur augmentait à chaque promontoire que nous dépassions. Mais notre soulagement fut de courte durée : la force du vent augmenta peu à peu jusqu’à ce qu’il devînt excessivement violent ; et comme il venait de l’extrémité la plus éloignée du lac, il produisait des vagues d’une hauteur effrayante et recouvrait toute la surface d’un chaos écumeux. L’un de nos hommes d’équipage, qui était affreusement stupide, persistait à tenir la voile alors que le bateau était sur le point d’être entraîné sous l’eau par l’ouragan. En se rendant compte de son erreur, il la lâcha complètement, et pendant un instant le bateau refusa d’obéir au gouvernail ; en outre, celui-ci était si abîmé qu’il était extrêmement difficile de barrer ; une vague s’abattit sur nous, puis une autre. Mon compagnon, qui était excellent nageur, enleva son manteau. Je fis de même, et nous restâmes assis bras croisés, nous attendant à être submergés à chaque seconde. Mais la voile fut finalement récupérée, le bateau obéit au gouvernail, et toujours sous la menace des vagues immenses, nous arrivâmes en quelques minutes à un port abrité, dans le village de St Gingoux19.
13Face à la perspective d’une mort prochaine, j’éprouvai un mélange de sensations, parmi lesquelles il entrait de la terreur, bien qu’elle ne fût que secondaire. Mes sentiments auraient été moins douloureux si j’avais été seul ; mais je sais que mon compagnon aurait essayé de me sauver20, et je me sentais profondément humilié à l’idée qu’il aurait pu risquer sa vie pour préserver la mienne. Quand nous arrivâmes à St Gingoux, les habitants, qui se tenaient sur la rive, peu accoutumés à voir un vaisseau aussi frêle que le nôtre, et craignant de prendre la mer par un temps pareil, échangèrent des regards d’étonnement et de congratulation avec nos hommes d’équipage qui, tout comme nous, étaient très heureux de poser le pied sur la terre ferme.
14St Gingoux est encore plus beau que Mellerie : les montagnes sont plus hautes, et les pointes les plus élevées descendent vers le lac de façon plus abrupte. En hauteur, les sommets aériens abritent toujours de grandes profondeurs de neige dans leurs ravins et dans les cours de leurs torrents invisibles. Parmi ces montagnes, l’une des plus hautes s’appelle la Roche de St Julien21, sous les pics de laquelle les forêts deviennent plus profondes et plus étendues ; les châtaigniers donnent un aspect particulier à ce magnifique paysage, qui gardera une place privilégiée dans mon souvenir, distincte de tous les paysages de montagnes que j’ai vus auparavant.
15Comme nous y arrivâmes tôt, nous prîmes une voiture pour visiter l’embouchure du Rhône. Notre chemin passait entre les montagnes et le lac, sous des bosquets de majestueux châtaigniers, près de torrents perpétuels, qui sont alimentés par les neiges des hauteurs et forment des stalactites sur les rochers par-dessus lesquels ils tombent. Nous vîmes un immense châtaigner qui avait été renversé par l’ouragan du matin. L’endroit où le Rhône rejoint le lac est marqué par une série de déferlantes impressionnantes ; le fleuve a toujours la même vitesse en quittant le lac, mais il est bourbeux et sombre. Nous suivîmes encore la route de La Valais22 sur une lieue environ, et nous arrêtâmes à un château nommé La Tour de Bouverie23, qui semble constituer la frontière entre la Suisse et la Savoie, car on nous y demanda nos passeports, présumant que nous souhaitions passer en Italie.
16D’un côté de la route, il y avait l’immense Roche de St Julien, qui la dominait ; à travers les grilles du château, nous vîmes les monts enneigés de La Valais, entourés de nuages, et de l’autre côté se trouvait la plaine du Rhône, couverte de saules, en contraste frappant avec le reste du paysage, bordé par les montagnes noires qui s’élèvent au-dessus de Clarens, de Vevai et du lac qui s’étend entre tout cela. Au milieu de la plaine se dresse une petite colline isolée, sur laquelle la flèche blanche d’une église dépasse des cimes touffues des châtaigniers. Nous revînmes à St Gingoux avant le coucher du soleil, et je passai la soirée à lire Julie.
17Comme mon compagnon se lève tard, j’eus le loisir le lendemain matin, avant le petit déjeuner, d’aller voir les chutes d’eau de la rivière24 qui tombent dans le lac à St Gingoux. En effet, en raison de la déclivité que suit le cours d’eau, il n’est plus qu’une suite de cascades, qui rugissent sur les rochers dans un bruit continuel et enveloppent en permanence de gouttelettes en suspension les feuilles et les fleurs qui dominent et ornent ses rives sauvages. Tantôt le sentier qui longeait cette rivière évitait les précipices de ses berges en passant par des prés, tantôt il traversait la base d’arches rocheuses qui s’élevaient à la verticale. Je ramassai dans ces prés un petit bouquet de fleurs que je n’avais jamais vues en Angleterre, et dont je trouvais que cette rareté accentuait la beauté.
18À mon retour, après le petit déjeuner, nous partîmes en bateau pour Clarens, décidés à voir tout d’abord les trois embouchures du Rhône, puis le château de Chillon ; la journée était belle et l’eau calme. Nous passâmes des eaux bleues du lac au courant du Rhône, qui reste rapide malgré la grande distance à laquelle nous étions de sa confluence avec le lac : les eaux troubles du fleuve se mêlaient à celles du lac, mais s’y mêlaient comme malgré elles. (Voir La Nouvelle Héloïse, Lettre 17, 4e partie.) Je lus Julie toute la journée ; ce livre déborde, comme il m’en semble maintenant, entouré comme je le suis par les paysages qu’il a si merveilleusement peuplés, du génie le plus sublime, et d’une sensibilité plus qu’humaine. Mellerie, le château de Chillon, Clarens, les montagnes de La Valais et de Savoie, se présentent à l’imagination comme des monuments élevés en mémoire de choses qui lui furent autrefois familières, et d’êtres qui lui furent autrefois chers. Elles furent en vérité créées par l’esprit d’un homme, mais un esprit d’un éclat si puissant qu’il jetait l’ombre du mensonge sur les registres de ce que l’on nomme réalité25.
19Nous continuâmes notre voyage avec le château de Chillon26 et la visite de ses cachots et de ses tours. Ces prisons sont creusées sous le lac ; le cachot le plus grand est soutenu par sept colonnes, dont les chapiteaux évasés portent le toit. Près des murs mêmes, la profondeur du lac est de 800 pieds ; des anneaux en fer sont attachés à ces colonnes, sur lesquelles était gravée une multitude de noms, en partie ceux de visiteurs et en partie sans nul doute ceux des prisonniers, dont ne demeure aujourd’hui aucun souvenir, et qui trompaient ainsi l’ennui d’une solitude qu’ils ont cessé de ressentir depuis bien longtemps. Une date remontait à 1670. Au commencement de la Réforme, et en fait bien après cette période, ce cachot reçut ceux qui ébranlaient et rejetaient le système d’idolâtrie des effets desquels l’humanité émerge lentement aujourd’hui.
20Près de ce long cachot au plafond élevé, il y avait une cellule étroite, et plus loin une autre plus grande et beaucoup plus sombre et plus haute soutenue par deux arches non décorées. En travers de l’une de ces arches, il y avait une poutre, aujourd’hui noire et pourrissante, sur laquelle les prisonniers étaient pendus en secret. Jamais je ne vis témoignage plus terrible de cette tyrannie froide et inhumaine que l’homme s’est toujours plu à exercer sur l’homme. C’était en vérité l’un des nombreux accomplissements épouvantables de cette prophétie du grand Tacite, « pernicies humani generis27 », qui la rendent si solennelle et si irréfutable. Le gendarme qui nous guidait dans le château nous dit qu’il y avait une ouverture dans le lac qui pouvait être actionnée au moyen d’un mécanisme secret relié au cachot ; celui-ci pouvait être entièrement rempli d’eau avant que les prisonniers ne puissent s’enfuir !
21Nous reprîmes le bateau vers Clarens, avec un vent contraire et une forte houle. Jamais je n’avais ressenti plus nettement qu’en débarquant à Clarens que l’esprit des temps anciens avait abandonné ces lieux qu’il avait autrement tant aimé habiter. Mille fois, pensai-je, Julie et St Preux avaient parcouru cette route qui grimpait en paliers successifs, en regardant ces montagnes que je contemple à présent ; ils avaient foulé le sol même que je foule à présent. Depuis la fenêtre de nos appartements, notre hôtesse nous indiqua « le bosquet de Julie ». Au moins les habitants de ce village entretiennent-ils l’idée que les personnes de ce roman ont réellement existé. Le soir, nous allâmes nous y promener. C’est bien en vérité le bois de Julie28. On faisait le foin sous les arbres ; ceux-ci étaient âgés, mais vigoureux, et parmi eux poussaient des arbres plus jeunes, destinés à être leurs successeurs et, dans les années à venir, quand nous serons morts, à apporter leur ombre aux futurs adorateurs de la nature, qui aiment le souvenir de la tendresse et de la paix dont ce lieu fut l’abri imaginaire. Nous allâmes jusqu’aux vignes, dont les terrasses étroites surplombent cette scène touchante. Pourquoi les froids préceptes du monde m’obligèrent-ils alors à réprimer les larmes de transport mélancolique qu’il aurait été si doux de verser, incommensurablement, jusqu’à ce que l’obscurité de la nuit eût avalé les objets qui les avaient fait naître ?
22J’oubliais d’indiquer un détail que mon compagnon me fit remarquer : le danger auquel la tempête nous avait exposés eut lieu exactement à l’endroit où Julie et son amant furent près de chavirer et où St. Preux fut tenté de plonger avec elle dans le lac29.
23Le lendemain, nous allâmes voir le château de Clarens, une maison forte carrée, avec très peu de fenêtres, entourée d’une double terrasse qui domine la vallée, ou plutôt la plaine de Clarens. La route escarpée qui y conduisait serpentait en montant à travers des bois de noyers et de châtaigniers. Nous cueillîmes des roses sur la terrasse, avec le sentiment que leurs ancêtres avaient peut-être été plantées par la main de Julie. Nous envoyâmes leurs pétales morts et fanés aux absents.
24Nous retournâmes au « bosquet de Julie » et découvrîmes que l’endroit précis était à présent complètement détruit et qu’un tas de pierres marquait l’emplacement où la petite chapelle s’était autrefois dressée. Tandis que nous maudissions l’auteur de cette brutale folie, notre guide nous apprit que le terrain appartenait au couvent de St. Bernard, et que cet outrage avait été perpétré sur leur ordre. Je savais déjà que si l’avarice peut endurcir le cœur humain, un système religieux dogmatique a une influence bien plus néfaste sur la sensibilité naturelle30. Je sais qu’un homme isolé est parfois retenu par la honte d’outrager les sentiments vénérables que suscite le souvenir du génie, qui un jour rendit la nature encore plus belle qu’en elle-même ; mais en groupe, l’homme considère que le fondement sacré de ce lien qui l’attache à autrui consiste à abjurer toute délicatesse, toute bienveillance, tout remords, tout ce qui est vrai, ou tendre, ou sublime.
25Nous nous rendîmes en bateau de Clarens à Vevai. Je n’ai jamais vu de ville plus belle par sa simplicité. Son marché, une grande place parsemée d’arbres, donne directement sur les montagnes de Savoie et de La Valais, sur le lac, et sur la vallée du Rhône. C’est à Vevai que Rousseau conçut le projet de Julie.
26De Vevai nous allâmes à Ouchy, un village situé près de Lausanne. Les côtes du Pays de Vaud, s’il s’y trouve des hameaux et des vignes en grand nombre, se caractérisent pourtant par une tranquillité et une beauté bien à elles qui compensent largement l’absence de cette solitude qui m’est d’habitude si chère. Les collines sont très hautes et rocailleuses, couronnées et parsemées de bois. Le son de chutes d’eau résonne depuis les falaises, et leur éclat brille de loin. À un endroit, nous vîmes les traces de deux rochers de taille immense, qui étaient tombés de la montagne derrière. L’un d’entre eux arrêta sa course dans une pièce où dormait une jeune femme, sans la blesser. Les vignes furent entièrement détruites sur son passage et la terre retournée.
27La pluie nous retint deux jours à Ouchy. Nous visitâmes cependant Lausanne et vîmes la maison de Gibbon. On nous montra le pavillon d’été délabré où il termina son Histoire, et les vieux acacias sur la terrasse d’où il regarda le Mont Blanc, après avoir écrit la dernière phrase31. Il y a quelque chose d’impressionnant et même de touchant dans le regret qu’il exprime d’avoir achevé sa tâche. Elle fut conçue parmi les ruines du Capitole. La fin subite de son labeur quotidien et tant aimé le laissa sans doute, comme la mort d’un ami cher, triste et solitaire.
28Mon compagnon ramassa quelques feuilles d’acacia afin de les conserver en mémoire de lui32. Je me retins de faire de même, craignant d’outrager le nom plus grand et plus sacré de Rousseau ; la contemplation de ses créations impérissables n’avait laissé dans mon cœur nulle place pour des choses mortelles. Gibbon avait l’esprit froid et dénué de passion. Je ne sentis jamais davantage l’envie de me moquer des préjugés qui s’attachent à une telle chose que maintenant que Julie et Clarens, Lausanne et l’Empire romain, m’obligeaient à comparer Rousseau et Gibbon33.
29À notre retour, au cours du seul intervalle ensoleillé de la journée, je me promenai sur la jetée que le lac assaillait de ses vagues. Un arc-en-ciel enjambait tout le lac, ou plutôt avait posé l’une de ses extrémités sur l’eau et l’autre au pied des montagnes de Savoie. Quelques maisons blanches, je ne sais si c’était celles de Mellerie, brillaient dans le feu jaune.
30Le samedi 30 juin34, nous quittâmes Ouchy, et après deux jours d’une navigation agréable, nous arrivâmes le dimanche soir à Montalègre.
31S.
Notes de bas de page
1 Thomas Peacock. La lettre originale en grande partie reprise ici datait en fait du 17 juillet, comme le montre la transcription publiée dans Shelley and his Circle, Vol. VII, op. cit., p. 25.
2 Meillerie (c’est la seule fois que le nom est orthographié avec ce « t », qui n’apparaît pas non plus dans la lettre du 17 juillet à Peacock), Clarens, et Chillon (qui est orthographié correctement dans la lettre).
3 Cologny. Montalègre était le nom d’un grand domaine construit à la fin du xviiie siècle en dessous de Cologny, dans lequel était situé la maison Chappuis louée par les Shelley. Il comprenait un petit port.
4 Pour une présentation détaillée de cette excursion (dates, lieux), cf. Gavin de Beer, « Shelley’s Journeys : Around Lake Geneva (with Byron) and from Geneva to England », Shelley and his Circle, Vol. IV, op. cit., p. 690-701.
5 En fait le 22.
6 Fondée au xiiie siècle, Hermance fut embellie par Béatrix de Thoire-Villars (v. 1210-1276) et par Béatrix de Faucigny (1234-1310). Elles ne portèrent ni l’une ni l’autre le titre de reine de Bourgogne.
7 Nernier.
8 Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, II, 1, v. 85. La citation fait référence à la mer, ce qui prépare l’assimilation du lac Léman à une mer dans les pages suivantes.
9 Maladie endémique en Suisse jusqu’au début du xxe siècle, comme le crétinisme dont Shelley décrit ici certains effets physiques. Le journal de Claire Clairmont présente des passages semblables, tout comme de nombreux récits de voyages alpestres.
10 Byron visita une partie de la Grèce et passa beaucoup de temps à Athènes entre 1809 et 1811.
11 Dranse.
12 Il s’agit plus exactement d’un delta.
13 Décrits par Rousseau dans NH, p. 576.
14 Citation légèrement erronée d’Horace, Ode 1 : 34, v. 5-8 : « namque Diespiter/ igni corusco nubila dividens. / plerumque, per purum tonantis / egit equos » (« Car Diespiter [Jupiter] qui, de sa flamme fulgurante, sillonne, le plus souvent, les nuées, a poussé au milieu d’un ciel serein ses chevaux tonnants », traduction F. Villeneuve, dans Horace, Tome I : Odes et épodes, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 46). Le poète, qui commence l’ode en reconnaissant son impiété, s’avoue ébranlé par un orage particulièrement violent et semble éprouver de la crainte, voire du respect envers le dieu et la Fortune. Shelley indique dans la fin de la phrase que les phénomènes naturels ne le conduisent pas à remettre en cause son athéisme, qu’il exprimera aussi de manière indirecte un peu plus loin (cf. n. 27 et 30 de cette lettre) ainsi que dans « Mont Blanc ».
15 La Savoie, française de 1792 à 1815, passa sous l’autorité de Victor-Emmanuel 1er, roi de Sardaigne, à la suite du traité de Paris.
16 Ce contraste est également développé par Rousseau dans NH, Lettre XVII de la Quatrième Partie, p. 577.
17 Magistrat local.
18 Le héros de Rousseau trouve asile à Meillerie dans la Première Partie de NH, d’où il écrit à Julie une lettre qui figure parmi les passages les plus célèbres du roman (lettre XXVI).
19 Saint-Gingolph.
20 Percy Shelley ne savait pas nager. Byron, excellent nageur (il avait traversé l’Hellespont à la nage le 3 mai 1810), dit à Shelley qu’il pensait pouvoir le sauver s’il restait tranquille. Le refus de Shelley fut catégorique, et Byron s’en souvenait parfaitement trois ans plus tard en rapportant cet incident dans une lettre à John Murray du 15 mai 1819 (Byron’s Letters and Journals, Vol. VI, 1818-1819, éd. Leslie A. Marchand, Londres, J. Murray, 1976, p. 126).
21 Les Cornettes de Bise.
22 Du Valais. Mary Shelley commet la même erreur dans F, p. 111.
23 Du Bouveret.
24 La Morge.
25 La note que Byron ajouta à la strophe XCIX de Childe Harold III, consacrée à Clarens, répond à ces phrases de Shelley et à d’autres sur le génie de Rousseau. Tout en reconnaissant qu’il serait difficile de voir Clarens ou Vevey sans penser à Rousseau, Byron explique que ces lieux « ont fait pour lui ce que nul être humain n’aurait fait pour eux ». Il trouve davantage de puissance dans le paysage que dans le roman, alors que Percy Shelley est frappé avant tout par la puissance de l’imagination de Rousseau.
26 À la suite de cette visite, Byron composa « Le Prisonnier de Chillon » (1816), qui s’inspire de l’histoire de François Bonivard et évoque notamment les « sept piliers gothiques » décrits par Percy Shelley dans la phrase suivante.
27 La citation signifie « la destruction du genre humain ». Sans doute une erreur pour « odio humani generis » (« la haine du genre humain »), Annales, XV, 44. Dans ce passage, Tacite explique que de nombreux chrétiens furent mis à mort à la suite de l’incendie de Rome parce qu’on les pensait animés par cette « haine du genre humain ». La lettre originale de Percy Shelley à Peacok, qui évoque à cet endroit la « répugnante superstition » (« loathsome superstition ») du christianisme, rend explicite le lien avec la religion chrétienne, qui reste ici quelque peu obscur dans la mesure où Shelley semble faire allusion à la nature humaine en général (la « tyrannie… que l’homme s’est toujours plu à exercer sur l’homme »).
28 Endroit édénique décrit dans la Lettre XI, Quatrième Partie de NH.
29 Cf. NH, Quatrième Partie, Lettre XVII, p. 582-583.
30 Ce détail ne figure pas dans la lettre à Peacock du 17 juillet. Ce passage anticlérical représenterait-il une façon détournée de revenir sur l’antichristianisme qui avait été atténué dans le passage consacré à Tacite plus haut (cf. n. 27) ?
31 Edward Gibbon (1737-1794) termina sa célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1788) à Lausanne dans la nuit du 27 juin 1787, « entre onze heures et minuit » (The Autobiographies of Edward Gibbon. Second Edition, éd. John Murray, Londres, John Murray, 1897, p. 333). Dans ce passage, Gibbon ne parle pas du mont Blanc, qu’il lui aurait été de toute façon difficile de distinguer dans la nuit ; d’autre part, « Gibbon, qui résida si longtemps à Lausanne, n’eut jamais la curiosité d’aller à Chamonix », relève Claire-Éliane Engel (La Littérature alpestre en France et en Angleterre aux xviiie et xixe siècles, Chambéry, Dardel, 1930, p. 45), ce qui montre de sa part pour le moins un certain manque d’intérêt. La mention du mont Blanc ne figure pas dans le passage consacré à Gibbon dans la lettre du 17 juillet à Peacock ; en revanche, elle est bien présente dans le fragment de journal composé avant la lettre (cf. l’Introduction pour une chronologie de la composition de cette Lettre III). Selon l’analyse convaincante de Robert Brinkley (art. cit., p. 78), la référence au mont Blanc a été délibérément réintroduite par Percy Shelley (ou par Mary Shelley) pour préparer « Mont Blanc ».
32 Byron en envoya un rameau à son éditeur John Murray, ainsi que quelques pétales de roses provenant du jardin de Gibbon (Byron’s Letters and Journals, Vol. V, 1816-1817, éd. Leslie A. Marchand, Londres, J. Murray, 1976, p. 81).
33 La comparaison qu’établit Byron entre Gibbon et Rousseau dans le Canto III de Childe Harold tourne elle à l’avantage de Gibbon, Rousseau étant présenté comme un « sophiste bourreau de lui-même » (« self-torturing sophist » st. LXXVII), « en délire » (« phrensied » st. LXXX), et Gibbon comme un sceptique prométhéen (st. CV et CVII), et donc, comme le souligne Robert Brinkley (art. cit., p. 76), comme un héros byronien, dont l’exemple inspirera l’étape suivante dans le pèlerinage d’Harold : l’Italie.
34 En fait le samedi 29.
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Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015