Lettre II.
p. 87-89
Texte intégral
Coligny1 – Genève – Plainpalais
1Campagne C******2, près de Coligny, 1er juin.
2Vous aurez compris en regardant la date ci-dessus que nous avons changé de résidence depuis ma dernière lettre. Nous habitons maintenant une petite maison sur la rive opposée du lac, et avons troqué la vue du Mont Blanc et de ses aiguilles enneigées pour le sombre Jura au front courroucé, derrière lequel nous voyons tous les soirs le soleil se coucher, et l’obscurité gagne notre vallée de derrière les Alpes, qui sont alors teintées de cette nuance brillante de rose que l’on voit parfois en Angleterre accompagner les nuages d’un ciel automnal quand la lumière du jour a presque disparu3. Le lac s’étend à nos pieds, et un petit port abrite notre bateau, dans lequel nous apprécions toujours nos promenades vespérales sur l’eau. Malheureusement, nous ne goûtons plus ces cieux lumineux qui nous avaient accueillis lors de notre arrivée dans ce pays. Une pluie presque incessante nous confine le plus souvent à la maison ; mais quand le soleil fait une percée, c’est avec une splendeur et une chaleur inconnues en Angleterre. Je n’ai jamais vu d’orages plus impressionnants ni plus terrifiants. Nous les regardons approcher depuis la rive opposée du lac, et observons les éclairs qui jouent parmi les nuages dans diverses parties du ciel et lancent leurs zébrures sur les hauteurs recouvertes de pins du Jura, obscurci par l’ombre du nuage qui le surplombe, tandis que peut-être le soleil nous sourit joyeusement. Un soir, nous goûtâmes la tempête la plus belle que j’aie jamais vue. Le lac en était illuminé ; on voyait les pins sur le Jura, et toute la scène s’éclaira un instant, avant que ne se fasse une obscurité totale et que le tonnerre n’arrive en coups effrayants au-dessus de nos têtes dans le noir4.
3Je m’attarde sur les environs de Genève alors que vous attendez que je vous parle de la ville elle-même ; mais elle ne possède rien qui vaille la peine de marcher sur ses pierres grossières. Les maisons sont hautes, les rues étroites, beaucoup d’entre elles sont en pente, et aucun bâtiment public n’est suffisamment beau pour attirer l’œil ou assez bien construit pour satisfaire votre goût de l’architecture. La ville est entourée par un mur, dont les trois portes sont fermées à dix heures exactement, après quoi aucun pot-de-vin (comme en France) ne peut les ouvrir. Au sud de la ville se trouve l’endroit où les Genevois vont se promener, une plaine herbue où sont plantés quelques arbres, que l’on appelle Plainpalais5. Là, un petit obélisque a été érigé à la gloire de Rousseau, et là (telle est la mutabilité de la nature humaine) les magistrats, successeurs de ceux qui l’exilèrent de son pays natal, furent exécutés par la populace durant cette révolution que ses écrits avaient largement contribué à provoquer, et qui, en dépit du bain de sang et de l’injustice qui la polluèrent un temps, a produit des bienfaits durables pour l’humanité, que toutes les chicanes des hommes d’état, ou même la grande conspiration des rois, ne peuvent rendre entièrement vains. Par respect envers la mémoire de leurs prédécesseurs, aucun des magistrats actuels ne vient jamais se promener à Plainpalais. Une autre distraction du dimanche pour les citoyens consiste en une excursion au sommet du Mont Salêve6. Cette colline est à moins d’une lieue de la ville et s’élève à la perpendiculaire depuis la plaine cultivée. On y monte par l’autre côté, et je pense qu’étant donné sa situation, la peine que l’on prend à y grimper est récompensée par une très jolie vue du cours du Rhône et de l’Arve, et des rives du lac. Nous n’y sommes pas encore allés.
4Il y a plus d’égalité entre les classes ici qu’en Angleterre7. En conséquence, les classes inférieures jouissent d’une plus grande liberté et ont de meilleures manières que ce que l’on voit dans notre pays. J’imagine que les hautaines ladies anglaises s’offusquent grandement de ce résultat dû aux institutions républicaines, car les domestiques genevois se plaignent beaucoup de leurs réprimandes, type de langage, me semble-t-il, tout à fait inconnu ici. Les paysans de Suisse ne rivalisent cependant peut-être pas en vivacité et en grâce avec les Français. Ils sont plus propres, mais ils sont lents et peu efficaces. Je connais une jeune fille de vingt ans qui, bien qu’elle ait vécu toute sa vie entourée de vignes, ne sut pas me dire à quel mois avaient lieu les vendanges, et je découvris qu’elle ignorait complètement l’ordre dans lequel les mois se succédaient. Elle n’aurait pas été surprise si je lui avais parlé du soleil brûlant et des fruits délicieux de décembre, ou des frimas de juillet. Pourtant elle n’est nullement déficiente intellectuellement.
5Les Genevois sont très enclins au puritanisme. Il est vrai que par habitude, ils dansent le dimanche8, mais dès que le gouvernement français eut été aboli dans la ville, les magistrats ordonnèrent que le théâtre soit fermé, et des mesures furent prises pour abattre le bâtiment.
6Nous avons beau temps depuis peu, et rien n’est plus agréable que d’écouter les chants du soir des vignerons, ou plutôt des vigneronnes car il n’y a que des femmes, qui pour beaucoup possèdent une voix mélodieuse quoique masculine. Leurs ballades parlent de bergers, d’amour, de troupeaux, et de fils de rois qui tombent amoureux de jolies bergères. Leurs airs sont monotones, mais il est doux de les entendre dans le calme du soir, alors que nous contemplons le spectacle du soleil couchant, depuis la colline derrière notre maison ou depuis le lac.
7Voilà quels sont nos plaisirs ici, qui seraient bien plus nombreux si le temps se montrait plus clément, car ils sont surtout de ceux que donnent le soleil et de douces brises. Nous n’avons encore fait aucune excursion dans les environs de la ville, mais nous en avons prévu plusieurs d’ici ma prochaine lettre ; et nous essaierons, par la magie des mots, de transporter cette partie de vous qui est spirituelle auprès des Alpes, et des torrents montagneux, et des forêts qui, alors qu’elles habillent les premières, assombrissent les seconds de leurs ombres immenses. Adieu !
8M.9
Notes de bas de page
1 Cologny.
2 Percy, Mary et Claire résidaient alors maison Chappuis (ou Chapuis), juste en contrebas de la villa Diodati qu’allait louer Byron.
3 Cf. NH, Quatrième Partie, Lettre XVII, n. 1 (de Rousseau), p. 580 : « Ces montagnes sont si hautes, qu’une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur les cimes blanches une belle couleur de rose qu’on aperçoit de fort loin. »
4 Cf. F, p. 49-50 ; Childe Harold III, st. XCII-XCV.
5 Un épisode célèbre de F s’y déroule : Victor y aperçoit la Créature pendant un orage (vol. I, chap. VI).
6 Salève.
7 Rousseau évoque longuement la question des domestiques en Suisse dans NH (cf. la célèbre lettre sur le Valais, Première Partie, Lettre XXIII, ainsi que la Lettre X de la Quatrième Partie, p. 521-524 en particulier). Mary Wollstonecraft consacre plusieurs passages à la situation des serviteurs en Scandinavie dans SRS, notamment p. 76-77 (en Suède). Cf. aussi F, vol. I, chap. V.
8 Pratique évoquée dans NH, p. 518-521.
9 « M. S. » dans ELA.
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