Lettre I.
p. 83-86
Texte intégral
1Hôtel de Secheron1, Genève, 17 mai 1816.
2Nous arrivâmes le 8 de ce mois à Paris, où nous fûmes retenus deux jours dans le but d’obtenir les différentes signatures nécessaires à nos passeports, le gouvernement français étant devenu beaucoup plus circonspect depuis l’évasion de Lavalette2. Nous n’avions ni lettres d’introduction, ni amis dans cette ville, et fûmes donc confinés à notre hôtel, où nous dûmes louer des appartements pour une semaine, bien qu’à notre arrivée nous nous attendissions à n’y rester qu’une seule nuit ; car à Paris, il n’existe pas d’endroit où l’on puisse se loger à la journée3.
3Les manières des Français sont intéressantes, bien que moins séduisantes, aux yeux des Anglais tout au moins, qu’avant la dernière invasion des Alliés : leur mécontentement et leur caractère maussade se manifestent constamment. Il n’est pas non plus étonnant qu’ils considèrent les sujets d’un gouvernement qui remplit leur pays de garnisons hostiles, et qui soutient une dynastie détestée sur le trône, avec une acrimonie et une indignation dont ce gouvernement seul devrait faire l’objet. Ce sentiment honore les Français et encourage ceux qui, dans chaque nation d’Europe, éprouvent de la sympathie pour les opprimés et chérissent l’espoir invincible que la cause de la liberté triomphera un jour.
4Après Paris, notre route jusqu’à Troyes passait par la même contrée inintéressante que celle que nous avions traversée à pied presque deux années plus tôt, mais en quittant Troyes, nous laissâmes la route qui menait à Neufchâtel pour suivre celle qui devait nous conduire à Genève. Nous entrâmes à Dijon le soir du troisième jour après notre départ de Paris, et en passant par Dôle, nous arrivâmes à Poligny. Cette ville est construite au pied du Jura, qui s’élève de façon abrupte depuis une plaine de vaste étendue. Les rochers de la montagne surplombaient les maisons. Nous eûmes du mal à nous procurer des chevaux, ce qui nous retint jusqu’à la tombée du jour dans cet endroit ; après quoi nous nous mîmes en route, à la lumière d’une lune orageuse, vers Champagnolles4, petit village situé dans les profondeurs des montagnes. La route, excessivement raide, était sinueuse et surplombée d’un côté par des parois à pic à moitié distinctes tandis que de l’autre côté elle longeait un gouffre, rempli par l’obscurité d’épais nuages. Le fracas d’invisibles torrents montagneux nous annonça que nous avions quitté les plaines de France, alors que nous montions lentement, dans une violente tempête de vent et de pluie, jusqu’à Champagnolles, où nous arrivâmes à minuit, quatre jours après notre départ de Paris.
5Le lendemain matin, nous continuâmes notre ascension parmi les ravins et les vallées de la montagne. Le paysage devient à chaque instant plus magnifique et plus sublime : d’impénétrables forêts de pins et des espaces inexplorés, voire inaccessibles, s’étendent de tous côtés. Parfois les bois sombres suivent la route dans sa descente vers les vallées, leurs arbres déformés plantant difficilement leurs racines noueuses entre les fissures les plus inhospitalières ; parfois les lacets de la route mènent jusqu’aux hauteurs gelées, et alors les forêts se raréfient et les branches des arbres sont couvertes de neige5, et les énormes pins se retrouvent à moitié cachés dans les plis ondoyants. Le printemps, d’après ce que nous dirent les habitants, était inhabituellement tardif6, et en vérité le froid était excessif ; comme nous montions dans la montagne, les mêmes nuages qui nous avaient arrosés de pluie dans les vallées laissaient s’échapper de gros flocons de neige qui tombaient dru. Le soleil brillait parfois au milieu de ces averses et illuminait les superbes ravins des montagnes, dont les pins gigantesques étaient pour certains chargés de neige, pour d’autres ceints de filaments vaporeux dispersés et tenaces ; d’autres encore lançaient leur cime sombre vers l’azur éclatant d’un ciel limpide et ensoleillé.
6 Alors que l’après-midi avançait et que nous poursuivions notre ascension, la neige, qui jusqu’alors recouvrait de sa blancheur les rochers en surplomb, s’invitait maintenant sur notre route, et il neigeait fort à notre entrée dans le village des Rousses, où nous craignîmes de devoir passer la nuit dans une mauvaise auberge et entre des draps sales. Car il existe deux chemins pour rejoindre Genève depuis cet endroit. Le premier passe par Nion7, en territoire suisse ; la partie montagneuse de cet itinéraire est plus courte et relativement praticable à cette période de l’année, où la route est sur plusieurs lieues couverte d’une neige très épaisse ; l’autre traversait Gex, et il faisait trop de détours et était trop dangereux pour que nous puissions nous y aventurer à une heure aussi tardive. Mais nos passeports étaient pour Gex, et on nous informa qu’il était impossible de changer de destination ; mais toutes ces lois policières, si sévères en elles-mêmes, peuvent être assouplies par quelques dessous-de-table, et cette difficulté fut finalement surmontée. Nous louâmes quatre chevaux et dix hommes pour s’occuper de la voiture, et nous quittâmes Les Rousses à six heures du soir, alors que le soleil était déjà bien descendu et que la neige, cognant contre les vitres de notre véhicule, aidait l’obscurité approchante à nous priver de la vue du lac Léman et des Alpes lointaines.
7Le paysage autour de nous, cependant, était suffisamment sublime pour attirer notre attention : jamais scène ne fut d’une désolation plus terrible. Les arbres de ces régions sont incroyablement hauts et se dressent en bosquets épars sur toute la blanche étendue sauvage ; l’immensité enneigée n’était interrompue que par ces pins gigantesques et par les poteaux qui indiquaient notre route ; nulle rivière, nulle pelouse entourée de rochers ne soulageait l’œil en ajoutant le pittoresque au sublime. Le silence naturel de ce désert inhabité contrastait étrangement avec les voix des hommes qui nous conduisaient8 et qui, avec des accents et des gestes animés, se lançaient des appels dans un patois composé de français et d’italien, troublant un calme qui sans eux aurait été parfait.
8Quel spectacle différent s’offre à notre arrivée ! Celui d’un chaud soleil et du bourdonnement des insectes qui se prélassent dans ses rayons. Depuis les fenêtres de notre hôtel, nous avons une vue ravissante du lac, aussi bleu que les cieux qu’il reflète, et étincelant de rayons dorés. La rive opposée est en pente et couverte de vignes, qui ne contribuent cependant pas encore à la beauté du paysage, la saison n’étant pas assez avancée. Des propriétés apparaissent çà et là sur ces rives, derrière lesquelles s’élèvent les différentes chaînes de monts noirs, et les dominant de loin, au milieu de ses Alpes enneigées, le majestueux Mont Blanc ; la plus haute montagne de toutes, leur reine. Telle est la vue que réfléchit le lac ; c’est un beau paysage d’été, sans la moindre trace de cette solitude sacrée et de ce profond isolement9 qui nous avait ravis à Lucerne.
9Nous n’avons pas encore trouvé de chemin très agréable pour nous y promener, mais vous connaissez notre goût pour les excursions nautiques. Nous avons loué un bateau, et chaque soir vers six heures nous faisons un tour sur le lac, ce qui est très plaisant, que nous glissions sur sa surface vitreuse ou que nous soyons poussés à vive allure par un vent fort. Les vagues de ce lac ne provoquent jamais chez moi cette nausée qui me prive de tout plaisir lors d’un voyage en mer ; au contraire, le roulis du bateau me met de bonne humeur et m’inspire une hilarité inhabituelle. Le crépuscule est ici de courte durée, mais nous jouissons à présent d’une lune croissante, et nous rentrons rarement avant dix heures du soir, heure à laquelle, quand nous approchons de la rive, nous sommes accueillis par le délicieux parfum des fleurs et de l’herbe fraîchement coupée, ainsi que par le crissement des sauterelles et le chant des oiseaux du soir.
10Nous ne fréquentons personne ici, mais notre temps s’écoule rapidement et délicieusement. Nous lisons des auteurs latins et italiens pendant les heures chaudes de midi, et quand le soleil décline, nous nous promenons dans le jardin de notre hôtel à regarder les lapins, à aider les hannetons tombés, et à observer les mouvements d’une myriade de lézards qui habitent dans un mur au sud du jardin. Vous savez que nous venons juste d’échapper à la tristesse hivernale de Londres ; et en arrivant dans cet endroit ravissant, avec ce temps divin, je me sens heureuse comme un oiseau qui vient d’apprendre à voler, et me moque quelque peu de la branche où je me pose, du moment que je puis essayer les ailes que je me suis découvertes. Un oiseau plus expérimenté serait peut-être plus difficile quant au choix de son écrin de verdure ; mais dans mon état d’esprit actuel, les fleurs en boutons, le brin d’herbe tout juste éclos, et les heureuses créatures qui m’entourent, et vivent, et goûtent ces plaisirs, suffisent amplement à me donner un bonheur exquis, même si des nuages devaient me priver de la vue du Mont Blanc. Adieu !
11M.10
Notes de bas de page
1 Sécheron.
2 Directeur général des Postes sous le Premier Empire et pendant les Cent-Jours, Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, fut condamné à mort en 1815 et parvint à s’évader avec la complicité de sa femme Émilie, qui prit sa place en prison tandis qu’il sortait sous des habits féminins. Il est probable que cette histoire a inspiré la nouvelle « The False Rhyme » publiée par Mary Shelley en 1829, dans laquelle Émilie de Lagny permet à son mari de s’enfuir de prison de la même manière.
3 La première partie contient une remarque similaire.
4 Champagnole.
5 Le passage commençant à « d’impénétrables forêts de pins » et se terminant ici est tiré presque littéralement de la lettre envoyée de Genève le 15 mai 1816 par Percy Shelley à Peacock (PBSL, p. 475).
6 Cf. l’Introduction pour l’explication de ce phénomène.
7 Nyon.
8 Jusqu’à cet endroit, le paragraphe reprend presque verbatim plusieurs phrases de la lettre du 15 mai de Percy Shelley à Peacock en en modifiant légèrement l’ordre et avec des ajouts (PBSL, p. 475-476).
9 Il s’agit peut-être ici d’un écho de Wordsworth : la même expression, « deep seclusion », apparaît dans « Tintern Abbey », v. 7. « Tintern Abbey », que Mary Shelley connaissait très bien, est en outre cité dans F, p. 112. Ce poème est aussi une source d’inspiration importante pour Percy Shelley, notamment pour « Mont Blanc » (cf. les notes à « Mont Blanc »).
10 « M. S. » dans ELA.
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