Hollande
p. 77-79
Texte intégral
1Fatigués de la lenteur de la diligence, nous décidâmes de voyager en poste pour le reste du trajet. Cependant, nous avions maintenant quitté l’Allemagne et avancions presque aussi rapidement qu’avec une chaise de poste anglaise. Le pays était entièrement plat et les routes si sablonneuses que les chevaux progressaient avec difficulté. Les seuls ornements de cette contrée sont les fortifications couvertes de gazon qui entourent les villes. À Nimègue, nous dépassâmes le pont volant mentionné dans les lettres de lady Mary Montague1. Nous avions eu l’intention de voyager toute la nuit, mais à Triel2, où nous arrivâmes vers dix heures, on nous assura qu’aucun garçon de poste n’accepterait de partir à une heure si tardive de crainte des voleurs qui infestaient les routes. C’était manifestement un mensonge ; mais comme nous ne pouvions nous procurer ni chevaux, ni conducteur, nous fûmes obligés de dormir sur place3.
2Durant toute la journée du lendemain, notre route passa entre des canaux qui s’entrecroisent partout dans ce pays. Les routes étaient excellentes, mais les Hollandais sont parvenus à rendre le voyage aussi désagréable que possible. Au cours de notre trajet de la veille, nous nous étions approchés tout près d’un moulin, situé de telle sorte par rapport à la route que nous ne pûmes éviter d’être balayés par ses ailes qu’en restant près de l’autre côté et en avançant rapidement.
3Les routes entre les canaux étaient juste assez larges pour une voiture, si bien que quand nous en rencontrions une autre, nous étions parfois obligés de reculer sur un demi-mille jusqu’à ce que nous arrivions à l’un des ponts-levis qui menaient dans les champs, sur lequel l’un des cabriolets était poussé pendant que l’autre passait. Mais ils ont une autre pratique qui est plus agaçante encore : ils font tremper le lin une fois coupé dans les canaux boueux, avant de le mettre à sécher sur les arbres qui sont plantés de chaque côté de la route ; la puanteur qu’il exhale quand les rayons du soleil en extraient l’humidité est à peine tolérable4. Nous vîmes beaucoup de grenouilles et de crapauds énormes dans les canaux ; et la seule vue qui reposait l’œil par sa beauté était la délicieuse verdure des champs, où l’herbe était aussi grasse et verte qu’en Angleterre, chose peu commune sur le continent5.
4Rotterdam est remarquablement propre : les Hollandais lavent même la façade en briques de leur maison. Nous y restâmes une journée et rencontrâmes un homme bien malheureux : né en Hollande, il avait passé une si grande partie de sa vie entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne qu’il avait acquis une connaissance superficielle des langues de chacun de ces pays et les parlait toutes très imparfaitement. Il disait que c’était l’anglais qu’il comprenait le mieux, mais il était presque incapable de s’exprimer dans cette langue.
5Le soir du 8 août, nous quittâmes Rotterdam en bateau, mais des vents contraires nous obligèrent à rester presque deux jours dans la ville de Marsluys6, à environ deux lieues de Rotterdam. C’est là que nous dépensâmes notre dernière guinée, et nous nous émerveillâmes d’avoir parcouru huit cents milles pour moins de trente livres, en traversant des paysages ravissants, et en profitant du magnifique Rhin et de tous les spectacles que peuvent offrir la terre et le ciel, peut-être davantage en voyageant comme nous l’avions fait, sur un bateau ouvert, que si nous avions été confinés dans une voiture et que nous eussions suivi la route sous les collines.
6Le capitaine de notre vaisseau était un Anglais qui avait servi comme pilote dans la marine royale. La barre à l’embouchure du Rhin un peu au sud de Marsluys est si dangereuse que sans un vent très favorable, aucun vaisseau hollandais ne se risquerait à tenter le passage ; mais bien que le vent fût à peine en notre faveur, notre capitaine décida de prendre la mer, et même s’il se repentit plusieurs fois de sa décision avant d’avoir réussi son entreprise, il était heureux et fier quand, triomphant des Hollandais timorés, la barre fut franchie et le vaisseau se retrouva au large en sécurité7. C’était en vérité une entreprise quelque peu périlleuse : une forte houle avait agité la mer pendant la nuit, et bien qu’elle se fût calmée depuis le matin, les déferlantes à la barre étaient toujours excessivement hautes. En raison d’un retard dû au fait que le navire s’était échoué dans le port, nous arrivâmes une demi- heure après l’horaire prévu. Les déferlantes étaient énormes, et on nous informa qu’il n’y avait qu’un espace de deux pieds entre le fond du vaisseau et le sable. Les vagues, qui se brisaient contre les flancs du bateau dans un choc terrible, étaient presque perpendiculaires et surplombaient même quelquefois le vaisseau de leur paroi lisse et abrupte. Des bancs d’énormes marsouins jouaient avec une parfaite désinvolture dans les eaux agitées.
7Nous dépassâmes cette zone de danger pour retrouver la sécurité et au terme d’un trajet étonnamment court, nous arrivâmes à Gravesend8 le matin du 13 septembre, trois jours après notre départ de Marsluys.
8M.9
Notes de bas de page
1 Les lettres de la célèbre voyageuse et auteure lady Mary Wortley Montagu (1689-1762) furent publiées en 1763 et font régulièrement l’objet de rééditions. La rapide description du pont de Nimègue apparaît dans la lettre à Sarah Chiswell du 13 août 1716 (The Complete Letters of Lady Mary Wortley Montagu, Vol. I : 1708-1720, éd. Robert Halsband, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 252).
2 Tiel.
3 Mary Wollstonecraft fut victime d’une semblable escroquerie en Suède (SRS, p. 155).
4 Mary Wollstonecraft se plaint elle de l’odeur pestilentielle dégagée par les harengs utilisés comme engrais par les Suédois (SRS, p. 87).
5 Ce paragraphe et le précèdent s’inspirent largement des carnets rédigés par Mary Shelley pour F entre décembre 1816 et avril 1817 ; certaines expressions sont reprises verbatim (Bodleian Library, Notebook B, MS. Abinger c. 57, 46r). Ces carnets sont disponibles sous forme numérique sur le site « The Shelley-Godwin Archive » (http://shelleygodwinarchive.org).
6 Maassluis.
7 Ces détails sont rapportés sous une autre forme par Claire Clairmont dans son journal (CCJ, p. 41) mais pas par les Shelley.
8 Ville du Kent sur le bord de la Tamise où se situe un port très utilisé aux xviiie et xixe siècles.
9 « M. S. » dans ELA.
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