Allemagne
p. 73-76
Texte intégral
1Avant de dormir, S*** avait trouvé un bateau qui acceptait de nous emmener à Mayence, et le lendemain matin1 nous dîmes adieu à la Suisse et embarquâmes sur un navire chargé de marchandises, mais où aucun autre passager ne venait troubler notre tranquillité par sa vulgarité et sa grossièreté. Le vent était violemment contraire, mais le courant, qu’aidaient quelque peu les rameurs, nous emportait ; le soleil brillait agréablement, S*** nous lisait à voix haute les Lettres de Norvège de Mary Wollstonecraft2, et nous passions le temps de manière délicieuse.
2La soirée était d’une beauté presque inégalable ; comme le soir tombait, les rives, qui jusqu’alors avaient semblé monotones et inintéressantes, devinrent soudain excessivement belles. Soudain le fleuve se rétrécit, et le bateau se précipita avec une rapidité inconcevable autour de la base d’une colline rocheuse couverte de pins ; une tour en ruines, avec ses fenêtres détruites, se dressait sur le sommet d’une autre colline qui avançait dans le fleuve ; au-delà, le soleil couchant illuminait les montagnes et les nuages au loin, jetant le reflet de ses riches teintes pourpres sur le flot agité. La brillance et le contraste des couleurs sur les tourbillons qui se formaient dans le courant constituaient un spectacle entièrement nouveau et d’une beauté remarquable3 ; les ombres s’intensifièrent alors que le soleil descendait derrière l’horizon, et après avoir débarqué, alors que nous contournions une ravissante baie sur le chemin de notre auberge, nous vîmes la pleine lune se lever avec une splendeur divine, jetant sa lumière argentée sur les vagues auparavant empourprées.
3Le lendemain matin, nous continuâmes notre trajet avec un petit canoë, dans lequel chaque mouvement pouvait s’avérer dangereux : mais le courant avait perdu une grande partie de sa rapidité et les rochers ne gênaient plus sa progression ; les rives étaient basses et couvertes de saules. Nous dépassâmes Strasbourg, et le matin suivant il nous fut proposé de poursuivre en diligence-par-eau, car la navigation allait devenir périlleuse pour notre petit bateau.
4Il n’y avait que quatre autres passagers, dont trois étaient étudiants à l’université de Strasbourg : Schwitz, agréable jeune homme plutôt beau ; Hoff, sorte d’animal informe, avec un visage d’Allemand lourd et laid ; et Schneider, presque un idiot à qui ses compagnons jouaient sans cesse mille tours ; les derniers passagers étaient une femme et un bébé.
5La contrée était sans intérêt mais le temps agréable, et nous dormîmes à la belle étoile sur le bateau sans être en rien incommodés. Nous ne vîmes guère d’objets sur les rives qui éveillèrent notre attention, mis à part la ville de Manheim4, qui était étonnamment propre et soignée. Elle se trouvait à environ un mille du fleuve, et la route qui y menait était bordée de part et d’autre de magnifiques acacias5. La dernière partie de ce voyage se fit tout près de la rive, car le vent était si violemment contre nous que même avec toute la force d’un courant rapide en notre faveur, nous arrivions à peine à avancer. On nous dit (et non sans raison) que nous devrions nous féliciter d’avoir échangé notre canoë contre ce bateau, car le fleuve était maintenant d’une largeur considérable, et le vent y faisait naître de grandes vagues. Cette même matinée, un bateau contenant quinze personnes, qui essayait de traverser d’une rive à l’autre, avait chaviré au milieu du fleuve et tous ses passagers avaient péri. Nous vîmes le bateau retourné, qui flottait au fil de l’eau. C’était un spectacle mélancolique, qui suscita pourtant un commentaire ridicule de la part du batelier, dont presque tout le français tenait au mot seulement. Quand nous lui demandâmes ce qui s’était passé, il répondit, accentuant particulièrement ses deux syllabes préférées : C’est seulement un bateau, qui etoit seulement renversèe, et tous les peuples sont seulement noyès6.
6Mayence est l’une des villes les mieux fortifiées d’Allemagne. Le fleuve, qui est large et rapide, la protège à l’est, et les collines sur trois lieues alentour montrent des signes de fortification. La ville elle-même est vieille, avec des rues étroites et des maisons hautes ; la cathédrale et les tours de la ville portent toujours les marques du bombardement qui eut lieu pendant les guerres révolutionnaires7.
7 Nous prîmes nos places pour la diligence-par-eau à destination de Cologne, et partîmes le lendemain matin (le 4 septembre). Ce bateau ressemblait davantage à un vaisseau marchand anglais que tous ceux que nous avions vus auparavant : il avait la forme d’un bateau à vapeur, avec une cabine et un pont supérieur. La plupart de nos compagnons de voyage préféraient rester dans la cabine ; c’était une chance pour nous, puisque rien ne saurait être plus horriblement dégoûtant que les Allemands communs, fumeurs et buveurs qui voyageaient avec nous ; ils se pavanaient en parlant, et, chose hideuse pour des yeux anglais, ils s’embrassaient ; il y avait cependant deux ou trois marchands d’une classe plus élevée, qui semblaient bien informés et polis.
8La partie du Rhin sur laquelle nous glissions à présent est celle décrite si magnifiquement par lord Byron dans le troisième canto de son Childe Harold8. Nous lûmes avec plaisir ces vers qui faisaient naître sous nos yeux ces si jolies scènes avec la vérité et la précision de la peinture, auxquelles s’ajoute l’enchantement d’une langue étincelante et d’une vive imagination. Emportés par un courant dangereusement rapide, nous voyions de part et d’autre des collines couvertes de vignes et d’arbres, des falaises escarpées surmontées de tours détruites, et des îles boisées, où des ruines pittoresques apparaissaient derrière le feuillage et projetaient l’ombre de leurs silhouettes sur les eaux troublées, qui les déformaient sans les rendre méconnaissables. Nous entendions les chants des vendangeurs ; comme nous étions entourés d’Allemands répugnants, ce spectacle ne fut sans doute pas aussi plaisant que dans le souvenir que j’en ai gardé ; mais la mémoire, en gommant toutes les ombres du tableau, présente cette partie du Rhin à mon esprit comme le plus ravissant des paradis terrestres9.
9Nous avions tout loisir pour profiter de ces paysages car l’équipage, qui ne ramait pas ni ne barrait, laissait le bateau avancer au gré du courant, et celui-ci tournait continuellement sur lui-même en descendant le fleuve.
10Si je parle avec dégoût des Allemands qui voyageaient avec nous, il me faut faire justice à ces riverains en notant qu’à l’une de leurs auberges, nous vîmes la seule jolie femme que nous rencontrâmes pendant tout notre périple10. C’était ce que je crois être une vraie beauté allemande : des yeux gris, légèrement teintés de marron, et exprimant une douceur et une franchise hors du commun. Elle était en convalescence, et cela ajoutait de l’intérêt à son visage en lui donnant une apparence d’extrême délicatesse.
11Le lendemain, nous quittâmes les collines du Rhin et nous découvrîmes que pour le reste de notre voyage, nous allions devoir nous traîner dans les plaines hollandaises ; le fleuve y fait aussi de nombreux méandres, si bien qu’après avoir fait nos comptes, nous décidâmes de terminer notre trajet par voie terrestre. Notre bateau faisait escale cette nuit-là à Bonn, et afin de ne pas perdre de temps, nous nous rendîmes en poste le soir même à Cologne, où nous arrivâmes tard ; car la vitesse en Allemagne dépasse rarement un mille et demi par heure.
12Cologne nous parut être une ville immense alors que nous parcourions ses rues pour parvenir à notre auberge. Avant de dormir, nous réservâmes des places dans la diligence qui devait partir le matin suivant pour Clêves11.
13Rien au monde ne peut être plus pénible qu’un voyage dans cette diligence allemande : la voiture est mal faite et inconfortable, et nous avancions si lentement, en nous arrêtant si fréquemment, qu’il nous semblait que nous n’arriverions jamais au terme de notre itinéraire. On nous laissa deux heures pour dîner, et deux autres heures furent gaspillées le soir pendant que l’on changeait de voiture. On nous demanda alors, puisqu’il y avait plus de passagers souhaitant embarquer que la diligence n’avait de places, de poursuivre dans un cabriolet qui fut préparé pour nous. Nous y consentîmes volontiers, espérant voyager plus rapidement ainsi que dans la lourde diligence ; mais cela ne nous fut pas permis, et nous trottinâmes toute la nuit derrière cette machine encombrante. Au matin nous nous arrêtâmes, et nous nous prîmes à espérer un instant que nous étions arrivés à Clêves, qui était à cinq lieues de l’endroit où nous avions fait étape la nuit précédente ; mais nous n’avions avancé que de trois lieues en sept ou huit heures et avions encore huit milles à parcourir. Pourtant, nous commençâmes par demeurer environ trois heures dans cet endroit, où il était impossible d’obtenir ni petit déjeuner ni la moindre commodité, et nous nous remîmes en route vers huit heures ; à une allure lente, mais bien loin d’être agréable, épuisés de faim et de fatigue, nous arrivâmes à Clêves vers midi.
Notes de bas de page
1 Le 30 août, jour anniversaire de Mary qui fêtait ses 17 ans.
2 Ce détail figure dans le journal de Claire Clairmont (CCJ, p. 33) mais non dans celui des Shelley.
3 Le passage commençant à « Soudain le fleuve se rétrécit » et se terminant ici est tiré presque verbatim de l’entrée du 30 août, de la main de Percy (MSJ, p. 21-22).
4 Mannheim.
5 Autre détail qui se trouve dans le journal de Claire Clairmont (CCJ, p. 35) mais non dans celui des Shelley.
6 Corrigé en « C’est seulement un bateau, qui etait seulement renversè, et tous les peuples sont seulement noyès [sic] » dans ELA.
7 La ville fut assiégée en 1793 par les Prussiens et les Autrichiens.
8 Cf. Préface. Ce canto III fut publié en 1816. La lecture qu’évoque Mary Shelley dans la phrase suivante eut donc lieu après le voyage décrit dans ces paragraphes, ce qui n’apparaît pas clairement ici.
9 Clerval exprime son enthousiasme pour les bords du Rhin en des termes très proches (F, p. 111 ; le voyage sur le Rhin de Victor et de Clerval se déroule pendant les vendanges).
10 Cette hostilité de Mary Shelley à l’égard des Allemands perdurera, comme en témoigne une lettre de 1842 à Claire Clairmont : « Je n’aime vraiment pas les Allemands – et j’espère ne jamais retourner en Allemagne – mais je ne souhaite pas que cela soit imprimé – car je n’en connais que la surface » (MWSL, t. III, p. 42). Quant à l’intérêt pour la beauté féminine, il est également fréquent chez Mary Wollstonecraft (cf. par exemple SRS, p. 113).
11 Clèves, où ils arrivèrent le 7 septembre.
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