Suisse
p. 67-72
Texte intégral
1Après avoir franchi la frontière, on observe une différence surprenante entre les deux nations qui habitent de part et d’autre1. Les chaumières suisses sont bien plus propres et mieux tenues, et les habitants font preuve du même contraste. Les Suissesses portent beaucoup de linge blanc, et tout leur habit est toujours parfaitement propre. Cette très grande propreté est due principalement à la différence de religion : les voyageurs qui parcourent l’Allemagne remarquent le même contraste entre les villes protestantes et catholiques, même séparées de quelques lieues à peine.
2Le paysage que nous vîmes sur notre itinéraire ce jour-là était divin, avec des montagnes recouvertes de pins, des rochers arides, et des coins de verdure dépassant l’imagination2. Après une descente d’environ une lieue entre de hauts rochers, couverts de pins et parsemés de vertes clairières, où l’herbe est courte, et douce, et d’un vert magnifique, nous arrivâmes au village de St Sulpice.
3La mule s’était mise à boiter bas depuis quelque temps, et l’homme était devenu si désobligeant que nous décidâmes de prendre un cheval pour la suite du trajet. Notre voiturier nous avait devancés, et ce sans nous en toucher le moindre mot ; il avait résolu de nous laisser à ce village et avait pris des mesures à cet effet3. L’homme que nous engageâmes ensuite était un Suisse, un villageois très convenable, qui était fier de ses montagnes et de son pays. En nous indiquant les clairières qui apparaissaient çà et là dans les bois, il nous informa qu’elles étaient très belles et offraient une herbe d’excellente qualité ; que les vaches s’y plaisaient tout particulièrement et qu’en conséquence elles produisaient un lait excellent, à partir duquel étaient faits les meilleurs fromages et le meilleur beurre au monde4.
4 Après St Sulpice, les montagnes devinrent plus majestueuses et plus belles. Nous suivîmes une vallée encaissée entre deux rangées de montagnes boisées, au bas de laquelle coulait une rivière au lit étroit à partir duquel les bords de la vallée s’élevaient à pic de chaque côté. La route se trouvait à mi-hauteur de la montagne qui formait l’un des côtés, et nous voyions les rocs en surplomb au-dessus de nous et en dessous des pins énormes, et beaucoup plus bas la rivière, que nous n’aurions pu percevoir sans le reflet qu’elle renvoyait de la lumière des cieux. Les montagnes de ce magnifique ravin sont si peu éloignées l’une de l’autre qu’en temps de guerre avec la France, une chaîne de fer est jetée à travers5. À deux lieues de Neufchâtel, nous vîmes les Alpes : chaîne après chaîne de montagnes noires s’étendent les unes derrière les autres, et loin derrière elles, dominant toute la scène, les Alpes enneigées. Elles étaient éloignées d’une centaine de milles, mais elles s’élèvent à une telle hauteur dans le ciel qu’elles ressemblent à ce banc de nuages d’un blanc étincelant qui l’été s’amoncelle à l’horizon. Leur immensité ébranle l’imagination et dépasse tellement toute idée que l’on peut s’en faire qu’il faut un effort de la raison pour croire qu’elles font véritablement partie de la terre6.
5De cet endroit, nous descendîmes à Neufchâtel, qui se trouve dans une plaine étroite, entre les montagnes et son lac immense, et ne présente pas d’autre intérêt particulier.
6Nous passâmes la journée suivante dans cette ville à nous demander quelle mesure il serait maintenant souhaitable de prendre. La somme d’argent que nous avions emportée avec nous de Paris était presque épuisée, mais nous obtînmes un prêt d’environ 38 livres en argent auprès d’une des banques de la ville, et avec cela nous décidâmes de nous diriger vers le lac d’Uri et de chercher dans cette contrée attachante et romantique une chaumière où nous pourrions habiter dans la paix et la solitude. Tels étaient nos rêves, que nous aurions sans doute réalisés si le manque de cet article indispensable, l’argent, ne nous avait obligés à revenir en Angleterre.
7Un Suisse, que S*** rencontra à la poste, eut la gentillesse de s’intéresser à nos affaires et nous aida à louer une voiture pour nous emmener à Lucerne, la ville principale sur le lac du même nom, qui est relié au lac d’Uri. Il nous fallut un peu plus de deux jours pour nous y rendre. Le pays est plat et ennuyeux, et hormis les moments où nous pouvions apercevoir les divines Alpes, il ne présentait aucun intérêt. Lucerne semblait plus prometteuse, et dès que nous fûmes arrivés (le 23 août), nous louâmes un bateau, avec lequel nous nous proposions de faire le tour du lac jusqu’à ce que nous trouvions un lieu d’habitation agréable, ou peut-être, si nous allions jusqu’à Altorf7, de franchir le Mont St Gothard et de chercher dans le climat chaud du sud des Alpes un air plus salubre et une température qui convînt mieux à la santé précaire de S*** que les mornes régions du nord. Le lac de Lucerne8 est entouré de toutes parts par de hautes montagnes qui s’élèvent abruptement depuis l’eau : parfois leurs parois nues descendent perpendiculairement et jettent une ombre noire sur les vagues ; parfois elles sont recouvertes d’une épaisse forêt, dont le feuillage sombre est parsemé de rochers bruns et arides sur lesquels les arbres ont pris racine. Partout où une clairière apparaît dans la forêt, elle semble cultivée, et l’on aperçoit des chaumières à travers les arbres. Les plus luxuriantes des îles, rocheuses et couvertes de mousse et d’arbres penchés, apparaissent ici et là sur le lac. La plupart sont décorées par la pauvre statue en cire d’un saint.
8Ce lac s’étend tout d’abord d’est en ouest, puis, tournant à angle droit, du nord au sud ; cette partie reçoit un nom distinct de l’autre et s’appelle le lac d’Uri. La première partie aussi est presque coupée en deux, là où deux bandes de terre se rejoignent presque, et leurs bords rocailleux jettent une ombre profonde sur le petit détroit par lequel on passe. Le sommet de plusieurs des montagnes qui entourent le lac au sud est couvert de glaciers éternels ; à propos de l’un d’eux, en face de Brunen9, on raconte l’histoire d’un prêtre et de sa maîtresse qui, fuyant les persécutions, habitèrent une chaumière au pied des neiges. Par une nuit d’hiver, une avalanche les ensevelit, mais on entend toujours leurs voix plaintives par les nuits de tempête, appelant les paysans à leur secours10.
9Brunen est située sur le côté nord de l’angle fait par le lac, formant l’extrémité du lac de Lucerne. Nous nous y arrêtâmes pour la nuit et renvoyâmes notre équipage. Rien ne saurait égaler la splendeur de la vue qu’offre cet endroit. Les hautes montagnes nous entouraient, assombrissant les eaux ; au loin sur les rives d’Uri11, on apercevait la chapelle de Tell, et là se trouvait le village où il organisa la conspiration qui devait renverser le tyran de son pays ; et en effet, ce lac ravissant, ces montagnes sublimes et ces forêts sauvages semblaient constituer le lieu idéal pour bercer un esprit qui aspire à de hauts faits et à des actes d’héroïsme. Pourtant nous ne vîmes aucune trace de cet esprit chez ses compatriotes d’aujourd’hui. Les Suisses nous apparurent alors, et l’expérience a confirmé cette opinion, comme un peuple lent à la compréhension et à l’action ; mais l’habitude les a rendus incapables de tolérer l’esclavage, et je ne doute pas qu’ils ne se défendent bravement contre quiconque voudrait empiéter sur leur liberté12.
10Telles étaient nos réflexions, et nous restâmes à converser sur la rive du lac jusqu’à ce que la soirée fût bien avancée, à goûter la brise naissante et à contempler avec des sentiments de bonheur exquis les objets divins qui nous entouraient.
11Le lendemain fut consacré à examiner notre situation et à contempler le paysage qui s’offrait à nous. Un furieux vent d’Italie (vent du sud) déchirait le lac, provoquant des vagues immenses et emportant l’eau en tourbillon à une grande hauteur, d’où elle retombait dans le lac comme une pluie abondante. Les vagues se brisaient dans un fracas assourdissant sur les rives rocailleuses. Cette tempête continua toute la journée, mais le temps se calma vers le soir. S*** et moi nous promenâmes sur la rive, et assis sur une jetée grossière, S*** lut à haute voix le récit par Tacite du Siège de Jérusalem.
12Entretemps, nous essayâmes de trouver un logement mais ne pûmes nous procurer que deux pièces non meublées dans une maison grande et laide qu’on appelait le Château. Nous les louâmes pour une guinée par mois, y fîmes apporter des lits et en prîmes possession le lendemain. Mais c’était un endroit sordide, sans confort ni commodités. C’est avec difficulté que nous parvenions à nous préparer quelque chose à manger ; comme il faisait froid et qu’il pleuvait, nous demandâmes un feu – ils allumèrent un immense poêle qui prenait tout un coin de la pièce ; il mit longtemps à chauffer, et quand il y parvint, la chaleur était si insalubre que nous fûmes obligés d’ouvrir grand les fenêtres pour ne pas étouffer ; en outre, il n’y avait qu’une personne à Brunen qui connaissait le français, la langue parlée dans cette partie de la Suisse étant une version barbare de l’allemand. C’est donc avec peine que nous parvenions à subvenir à nos besoins les plus élémentaires.
13Ces problèmes pratiques nous amenèrent à examiner plus sérieusement notre situation. Les 28 livres que nous possédions représentaient tout l’argent sur lequel nous pouvions compter avec certitude jusqu’au mois de décembre. La présence de S*** à Londres était absolument nécessaire pour en obtenir davantage. Que faire ? Nous allions bientôt être réduits à l’indigence. Ainsi donc, après avoir pesé les différents arguments que la discussion souleva, nous décidâmes de rentrer en Angleterre13.
14Cette résolution prise, nous n’avions pas un instant à perdre : nos petites économies diminuaient rapidement, et la somme de 28 livres pouvait sembler insuffisante pour un voyage aussi long. Il nous en avait coûté soixante pour traverser la France de Paris à Neufchâtel ; mais nous décidâmes d’employer à présent un mode de déplacement plus économique. Le transport par eau est toujours le moins cher, et par chance nous étions situés de telle sorte qu’en profitant de la Reuss et du Rhin, nous pouvions rejoindre l’Angleterre sans devoir voyager une lieue sur la terre ferme. Voilà notre projet ; nous devions parcourir huit cents milles, et cela était-il possible avec une si petite somme ? Mais nous n’avions pas d’autre solution, et en réalité seul S*** savait exactement à combien s’élevait le peu qui nous restait.
15Nous débarquâmes à Lucerne et restâmes dans cette ville la nuit suivante, et le lendemain matin (le 28 août) nous partîmes en diligence- par-eau pour la ville de Loffenburgh14, sur le Rhin, où les chutes du fleuve empêchaient ce vaisseau de passer. Nos compagnons de voyage appartenaient à la classe la plus vile, fumaient énormément15, et étaient excessivement répugnants. Après avoir débarqué en milieu de journée pour quelques rafraîchissements, nous trouvâmes nos sièges occupés en revenant au bateau ; nous en prîmes d’autres ; ceux qui les occupaient précédemment réclamèrent avec colère, et presque violemment, que nous les leur rendions. Leur brutale grossièreté envers nous, qui ne comprenions pas leur langue, incita S*** à donner un coup de poing à l’un des plus véhéments, ce qui le fit tomber à terre ; il ne retourna pas le coup, mais continua ses vociférations jusqu’à l’intervention de l’équipage, qui nous proposa d’autres sièges.
16Le cours de la Reuss est excessivement rapide, et nous descendîmes plusieurs chutes, dont l’une de plus de huit pieds de haut. Il y a quelque chose de tout à fait délicieux dans la sensation qu’à un moment on est en haut d’une chute d’eau, et qu’avant qu’une seconde ne se soit écoulée, on est en bas, tout rempli encore de l’élan donné par la descente. Les eaux du Rhône16 sont bleues, celles de la Reuss d’un vert profond. Cela doit être dû, à mon avis, à quelque chose qui se trouve dans le lit de ces cours d’eau ; le caractère changeant des rives et du ciel ne saurait seul expliquer cette différence.
17Après avoir dormi à Dettingen17, nous arrivâmes le lendemain matin à Loffenburg, où nous louâmes un petit canoë pour nous emmener à Mumph18. Je donne ce nom indien à ces embarcations car elles étaient de construction très grossière – longues, étroites, avec un fond plat. Elles se composaient simplement de morceaux de planches de bois brut droites et clouées les unes aux autres avec si peu de soin que l’eau s’infiltrait constamment par les crevasses et qu’il fallait écoper en permanence. Le cours du fleuve était rapide et nous portait à vive allure, se brisant quand il passait sur de nombreux rochers juste recouverts par l’eau ; il était quelque peu effrayant de voir notre frêle esquif se frayer un chemin parmi les tourbillons des rochers qu’il aurait été mortel de toucher, alors que la moindre inclinaison d’un côté ou de l’autre l’aurait immédiatement renversé.
18Nous ne pûmes obtenir de bateau à Mumph, et nous crûmes avoir de la chance en tombant sur un cabriolet qui s’en retournait à Rheinfelden ; mais notre bonne fortune fut de courte durée : à environ une lieue de Mumph, l’essieu du cabriolet se brisa et nous fûmes obligés de poursuivre à pied. Heureusement, nous fûmes rattrapés par des soldats suisses, qui avaient été démobilisés et rentraient chez eux. Ils portèrent notre bagage jusqu’à Rheinfelden, où l’on nous indiqua d’aller à une lieue de là dans un village où l’on pouvait facilement louer un bateau. Là, non sans difficultés cependant, nous trouvâmes un bateau pour Bâle et descendîmes rapidement le fleuve alors que le soir arrivait et que l’air était froid et désagréable. Mais notre voyage fut court et nous arrivâmes à notre lieu de destination vers six heures du soir.
Notes de bas de page
1 Percy, Mary et Claire arrivèrent en Suisse le 19 août.
2 La fin de cette phrase (à partir de « avec des montagnes ») se trouve presque verbatim dans le journal, entrée du 19 août, de la main de Percy (MSJ, p. 16).
3 Cette phrase ainsi que la première phrase du paragraphe suivant figurent presque verbatim dans le journal, entrée du 19 août, de la main de Percy (MSJ, p. 17).
4 Une description de ce nouveau voiturier et de son enthousiasme pour les laitages locaux figure non pas dans le journal des Shelley mais dans celui de Claire Clairmont (CCJ, p. 27). Une comparaison entre la France et la Suisse semblable à celle qui ouvre cette partie se trouve également dans le journal de Claire (ibid.).
5 Ce détail figure dans la version remaniée du journal de Claire Clairmont mais non dans celui des Shelley.
6 Le passage commençant à « À deux lieues de Neufchâtel » jusqu’à la fin du paragraphe reproduit souvent verbatim (la dernière phrase par exemple) l’entrée du 19 août, de la main de Percy (MSJ, p. 17).
7 Altdorf.
8 Le lac des Quatre-Cantons, auquel appartient aussi ce qui est désigné plus bas sous le nom de « lac d’Uri ».
9 Brunnen.
10 Cette légende est aussi rapportée par Clerval dans F, p. 111.
11 Uri est un canton et non une ville, ce qui n’apparaît pas clairement ici.
12 À son retour en Suisse, St Preux note parmi ses motifs de ravissement « l’aspect d’un peuple heureux et libre » (NH, p. 482). La liberté helvétique représente un thème récurrent dans la littérature de voyage alpestre depuis le xviiie siècle (cf. Claude Reichler, « Introduction » du Livre I, dans Le Voyage en Suisse, op. cit., p. 7-9). Addison (A Letter from Italy, 1705) et Wordsworth (Descriptive Sketches taken during a Pedestrian Tour among the Alps, 1793) l’ont ainsi évoquée. Plus près des Shelley, la figure de Guillaume Tell est devenue un héros romantique après notamment le Guillaume Tell de Schiller (1804) : « La lutte pour la démocratie et la liberté nationale, moteur de l’histoire européenne au xixe siècle, trouve là un symbole efficace », souligne Claude Reichler (op. cit., p. 9).
13 Décision prise le 26 août.
14 Laufenburg.
15 Mary Shelley partage ici le dégoût de sa mère envers les fumeurs (cf. SRS, p. 132 par exemple).
16 Le texte anglais donne « Rhone », corrigé en « Rhône » dans ELA, ce qui semble corroborer la thèse de Jeanne Moskal (The Novels and Selected Works of Mary Shelley. Vol. VIII : Travel Writing, Londres, Pickering and Chatto, 1996, p. 33, n. a), pour qui il ne s’agit pas d’une coquille : Mary Shelley quitterait ici son récit pour prendre du recul et faire appel au souvenir du second voyage de 1816, où elle vit effectivement le Rhône. Pourtant, dans la mesure où cela serait la seule occurrence d’un tel mélange dans la première partie et qu’aucune référence n’est faite ici ou ailleurs au second voyage (en tout cas de manière directe, voir n. 8 de la partie suivante), il paraît également possible qu’il faille lire « Rhin » au lieu de « Rhone », comme le suggère E. B. Murray (The Prose Works of Percy Bysshe Shelley, Vol. I, op. cit., p. 438).
17 Döttingen.
18 Mumpf.
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