France
p. 57-66
Texte intégral
1Épuisée par le mal de mer et la fatigue, je traversai la plage avec mes compagnons pour rejoindre l’hôtel. J’entendis pour la première fois le bourdonnement confus de voix qui s’exprimaient dans une langue différente de celle à laquelle j’avais été habituée ; et je vis un costume fort différent de celui en usage de l’autre côté de la Manche : les femmes portent un bonnet haut et une veste courte, les hommes des boucles d’oreille ; les dames se promènent avec des chapeaux hauts ou coiffures perchés au-dessus de la tête, sous lesquels leurs cheveux sont relevés, sans qu’aucune boucle ne vienne jouer sur les tempes ou sur les joues. Il y a cependant quelque chose de très plaisant dans les manières et dans l’apparence des gens de Calais qui vous prédispose en leur faveur. Un Anglais pourrait se dire que lorsqu’Édouard III prit Calais, il en chassa les vieux habitants et peupla la ville presque entièrement de ses propres compatriotes ; mais hélas leurs manières n’ont rien d’anglais.
2Nous restâmes à Calais ce jour-là et la plus grande partie du jour suivant : nous avions été contraints de laisser nos bagages la veille à la douane anglaise, et il était convenu qu’ils arriveraient par le paquebot du lendemain, qui, retenu par un vent contraire, n’atteignit pas Calais avant la nuit. S*** et moi fîmes une promenade dans les fortifications qui se trouvent à l’extérieur de la ville ; le paysage se composait de champs où l’on faisait les foins. La contrée avait un plaisant aspect rural.
3Le 30 juillet, à environ trois heures de l’après-midi, nous quittâmes Calais, dans un cabriolet tiré par trois chevaux. Pour des personnes qui ne connaissaient que les pimpants cabs anglais avec cocher, il y avait quelque chose d’irrésistiblement ridicule dans notre équipage. Un cabriolet a à peu près la forme d’une chaise de poste, sauf qu’il n’a que deux roues, et par conséquent il n’y a pas de portes sur les côtés : l’avant est abaissé pour faire entrer les passagers. Les trois chevaux étaient placés de front, le plus grand au milieu, rendu plus impressionnant encore par l’ajout d’une mystérieuse pièce d’harnachement qui ressemblait à une paire d’ailes en bois accrochées aux épaules de l’animal ; les harnais étaient en corde ; et le postillon, étrange petit personnage qui se tenait bien droit et portait une longue queue de cheval, faisait craquer1 son fouet tandis qu’un pauvre vieux berger avec un chapeau à cornes nous regardait passer bruyamment2.
4Les routes sont excellentes mais la chaleur était intense, et j’en souffrais terriblement. La première nuit, nous dormîmes à Boulogne, où il y avait une femme de chambre laide mais remarquablement aimable. Cela nous amena pour la première fois à constater la différence qui existe entre cette classe de personnes en France et en Angleterre. Dans ce dernier pays, elles sont prudes, et si elles se permettent la moindre familiarité, elles sont impudentes. Les classes inférieures en France possèdent l’aisance et la politesse des Anglais les mieux élevés ; ils vous traitent sans affectation comme leur égal, et par conséquent il n’y a pas de place pour l’insolence.
5Nous avions commandé que des chevaux fussent prêts à partir dans la nuit, mais nous étions trop fatigués pour en faire usage. L’homme insista pour être payé pour tout le trajet. Ah ! Madame, dit la femme-de-chambre, pensez-y ; c’est pour dedommager les pauvres chevaux d’avoir perdues leur douce sommeil3. Une plaisanterie faite par une domestique anglaise aurait produit un effet bien différent.
6Ce qui, au premier abord, frappa le plus nos yeux anglais fut l’absence de clôtures ; mais les champs promettaient une récolte abondante. Nous ne vîmes pas de vigne de ce côté-ci de Paris.
7Le temps continuait à être très chaud et le voyage affectait beaucoup ma santé ; pour cette raison, mes compagnons décidèrent de hâter notre progression autant que possible et nous ne nous arrêtâmes donc pas la nuit suivante avant d’arriver à Paris, aux environs de deux heures.
8Dans cette ville, il n’y a pas d’hôtel où l’on puisse résider pour une période de son choix, longue ou courte, et nous fûmes contraints de prendre des appartements dans un hôtel pour une semaine4. Ils étaient chers et peu agréables. Comme d’habitude en France, la pièce principale était une chambre ; il y avait un autre cabinet avec un lit et une antichambre, que nous utilisions comme salon.
9La chaleur était excessive, si bien que nous ne pouvions nous promener qu’en fin d’après-midi. Le premier soir, nous allâmes au jardin des Tuileries : c’est un jardin à la française, très formel, avec des arbres taillés en topiaires et dépourvu d’herbe. Je trouve que les Boulevards sont infiniment plus agréables. Cette voie entoure presque Paris, et fait huit milles de long ; elle est très large, et bordée d’arbres de chaque côté. À une extrémité, il y a une superbe cascade qui rafraîchit les sens par son clapotis continuel ; près d’elle se dresse la porte de St Denis, magnifiquement sculptée. J’ignore si elle n’a pas été défigurée par le barbarie gothique des conquérants de la France, qui, non contents d’avoir repris le butin de Napoléon, détruisirent dans leur méchanceté impuissante les monuments de leur propre défaite5. Quand je vis cette porte, elle se tenait dans toute sa splendeur et donnait l’impression que les jours de la grandeur romaine revivaient à Paris.
10Après être restés une semaine à Paris, nous reçûmes une petite somme d’argent ; cela nous libéra d’une sorte d’emprisonnement que nous trouvions très pénible. Mais comment allions-nous voyager ? Après avoir évoqué et rejeté de nombreuses idées, nous nous décidâmes pour un mode de déplacement fort excentrique, mais qui, par son côté romantique, nous plaisait beaucoup. En Angleterre, nous n’aurions pu le mettre à exécution sans endurer constamment des insultes et des remarques impertinentes ; mais les Français font preuve d’une tolérance bien plus grande pour les lubies de leurs voisins. Nous choisîmes de traverser la France à pied ; mais comme j’étais trop faible pour parcourir de longues distances, et qu’il était inconcevable que ma sœur marchât chaque jour autant que S***, nous résolûmes d’acheter un âne qui porterait nos bagages et l’un de nous à tour de rôle.
11C’est donc de bonne heure, le lundi 8 août, que S*** et C*** se rendirent au marché aux ânes pour acheter un âne. Le reste de la journée, jusqu’à quatre heures de l’après-midi, fut consacré aux préparatifs pour notre départ, pendant lesquels Madame L’Hôte nous rendit visite et tenta de nous faire changer d’avis. Elle nous expliqua qu’une grande armée venait d’être démobilisée, que le pays grouillait de soldats et d’officiers désœuvrés, et que les Dames seroient certainement enlevèes6. Mais ses arguments n’eurent aucun effet sur nous, et en emportant le strict nécessaire (le reste allait nous suivre en diligence), nous partîmes en fiacre de la porte de notre hôtel, notre petit âne derrière nous.
12Nous quittâmes la voiture à la barrière. La nuit tombait, et l’âne semblait totalement incapable de porter l’un d’entre nous ; il paraissait déjà ployer sous le poids de notre sac de voyage, qui était pourtant petit et léger. Mais nous étions fort joyeux et les lieues nous semblèrent courtes. Nous arrivâmes à Charenton vers dix heures.
13 Charenton est joliment située dans une vallée où coule la Seine, dont le flot sinueux est bordé de rives ornées d’arbres divers. En regardant ce paysage, C*** s’exclama : « Oh ! C’est beau ; installons-nous ici. » C’était là son exclamation devant chaque nouveau paysage, et comme chacun surpassait le précédent, elle s’écriait : « Je suis heureuse que nous ne soyons pas restés à Charenton ; mais installons-nous ici. »
14Trouvant notre âne inutile, nous le vendîmes avant de poursuivre notre voyage et nous achetâmes une mule pour dix napoléons. Nous partîmes vers neuf heures. Nous étions vêtues de soie noire. J’étais sur la mule, qui transportait aussi notre bagage ; S*** et C*** suivaient avec un petit panier de provisions. Vers une heure, nous arrivâmes à Gros Bois où, à l’ombre des arbres, nous mangeâmes notre pain et nos fruits et bûmes notre vin en pensant à Don Quichotte et à Sancho.
15La contrée que nous traversâmes était très cultivée mais manquait d’intérêt ; l’horizon s’étendait rarement au-delà de la périphérie de quelques champs, dont la récolte dorée brillait et oscillait dans le vent. Nous rencontrâmes plusieurs voyageurs, mais notre mode de déplacement, quoiqu’original, ne parut pas exciter leur curiosité ou éveiller leurs remarques. Cette nuit-là, nous dormîmes à Guignes, dans la pièce et les lits mêmes où Napoléon et certains de ses généraux s’étaient arrêtés pendant la dernière guerre. La petite femme âgée qui tenait l’endroit était ravie d’avoir cette petite histoire à raconter, et parlait en termes très élogieux des impératrices Joséphine et Marie-Louise, qui avaient suivi cette route en des occasions différentes.
16Sur notre chemin, Provins fut le premier endroit à attirer notre attention. C’est là que nous devions faire étape ; nous nous en approchâmes avec le coucher du soleil. Après être montés au sommet d’une colline, nous découvrîmes la ville qui s’étendait devant nous dans la vallée en-dessous ; une colline rocheuse s’élevait abruptement d’un côté, en haut de laquelle se trouvait une citadelle en ruines dont il restait encore une grande partie des murs et des tours ; en contrebas, mais plus loin, il y avait la cathédrale, et l’ensemble formait un tableau digne d’un peintre. Après avoir voyagé pendant deux jours dans un pays totalement dénué d’intérêt, c’était pour l’œil un soulagement délicieux de se poser de nouveau sur un paysage irrégulier et magnifique. Notre repas à Provins fut frugal et nos lits inconfortables, mais le souvenir de cette vue suffisait à nous rendre heureux.
17Nous approchions maintenant de paysages qui nous rappelaient ce que nous avions presque oublié : la France venait d’être le théâtre d’événements tout à fait extraordinaires. La ville de Nogent7, où nous pénétrâmes vers midi le lendemain, avait été entièrement dévastée par les Cosaques. Rien ne saurait égaler la désolation que ces barbares avaient répandue sur leur passage ; peut-être se souvenaient-ils de Moscou et de la destruction des villages russes ; mais nous étions maintenant en France, et la détresse des habitants, dont les maisons avaient été brûlées, le bétail abattu, et la richesse anéantie, a rendu particulièrement aiguë mon horreur de la guerre, que nul ne peut ressentir s’il n’a pas voyagé dans une contrée pillée et désolée par ce fléau que, dans son orgueil, l’homme inflige à son semblable8.
18Nous quittâmes la grand-route après être sortis de Nogent pour rejoindre Troyes en passant par la campagne. Vers six heures du soir, nous arrivâmes à St Aubin, ravissant hameau environné d’arbres ; mais en nous approchant, nous vîmes que les chaumières étaient dépourvues de toit, les poutres noircies, et les murs décrépis. Il restait quelques habitants. Nous demandâmes du lait ; ils n’en avaient pas, toutes leurs vaches avaient été emmenées par les Cosaques. Nous avions encore quelques lieues à parcourir ce soir-là, mais nous découvrîmes qu’il ne s’agissait pas de lieues de poste, mais de lieues de pays, qui sont presque deux fois plus longues. La route passait par une plaine déserte, et comme la nuit avançait, nous courions souvent le risque de perdre de vue les ornières qui étaient notre seul guide. La nuit se fit et nous perdîmes soudain toute trace de la route ; mais quelques arbres, que nous distinguions à peine, semblaient indiquer l’emplacement d’un village. Vers dix heures, nous arrivâmes à Trois Maisons où, après avoir dîné de lait et de pain rassis, nous allâmes nous coucher sur de méchants lits ; mais le sommeil se refuse rarement, sauf aux indolents, et après les fatigues du jour, bien que ma couche ne fût rien d’autre qu’un drap étendu sur de la paille, je dormis profondément jusqu’à ce que le matin fût bien avancé.
19S*** s’était blessé à la cheville si sérieusement la veille qu’il fut obligé, durant tout le trajet du lendemain, de voyager sur notre mule. Rien ne saurait être plus stérile et misérable que les contrées que nous traversâmes alors ; le sol, où même l’herbe ne poussait pas, était crayeux, et là où il y avait eu des tentatives de culture, les quelques épis de blé épars révélaient plus visiblement encore la stérilité de la terre. Des milliers d’insectes, qui étaient de la même couleur blanche que la route, infestaient notre chemin ; le ciel était sans nuages et le soleil dardait sur nous ses rayons, réfléchis par le sol, si bien que je faillis m’évanouir sous l’effet de la chaleur. L’apparition d’un village au loin nous réconforta ; nous pensions pouvoir nous y reposer. Cela nous redonna des forces pour continuer ; mais c’était un endroit dévasté où nous ne trouvâmes guère de soulagement. Il avait autrefois été grand et populeux, mais maintenant les maisons n’avaient plus de toit, et les ruines qui gisaient dispersées çà et là, les jardins recouverts de la poussière blanche des chaumières détruites, les poutres noircies par la fumée et l’aspect sordide des habitants, tout autour de nous avait le même air mélancolique de désolation. Seule restait une maison, un cabarêt ; on nous y proposa beaucoup de lait, du lard puant, du pain rassis, et quelques légumes à accommoder nous-mêmes.
20Alors que nous préparions notre dîner dans un endroit si sale que sa vue seule aurait suffi à nous couper l’appétit, les gens du village se rassemblèrent autour de nous, couverts de poussière, le visage n’exprimant que l’abjection et la brutalité. Ils semblaient en effet entièrement détachés du reste du monde et ignorants de tout ce qui s’y passait. Il y a bien moins de communications entre les différentes villes de France qu’en Angleterre. L’utilisation de passeports peut aisément expliquer cela : ces gens ne savaient pas que Napoléon avait été déposé, et quand nous leur demandâmes pourquoi ils ne reconstruisaient pas leurs chaumières, ils répondirent que les Cosaques les détruiraient de nouveau sur le chemin du retour. Echemine9 (c’est le nom de ce village) est à tous égards l’endroit le plus répugnant que j’aie jamais vu10.
21Deux lieues plus loin, sur la même route, nous arrivâmes au village de Pavillon11, si différent d’Echemine que nous aurions pu nous croire dans une autre partie du monde : là, tout marquait la propreté et l’hospitalité ; de nombreuses chaumières avaient été détruites mais les habitants s’employaient à les reconstruire. Qu’est-ce qui pouvait expliquer une telle différence ?
22Notre route nous menait toujours à travers cette portion de campagne non cultivée, et nos yeux étaient fatigués de n’observer qu’une blanche étendue de terre, dont nulle ronce, nul arbuste rabougri ne venait orner l’aridité. Vers le soir, nous atteignîmes une petite vigne ; elle ressemblait à l’un de ces îlots de verdure que l’on rencontre au milieu des sables de Lybie, mais les raisins n’étaient pas encore mûrs. S*** était totalement incapable de marcher, et C*** et moi étions très fatiguées avant d’arriver à Troyes.
23Nous y passâmes la nuit et consacrâmes la journée suivante à réfléchir à la manière dont nous devrions continuer. Lentorse de S*** nous empêchait de poursuivre à pied. En conséquence, nous vendîmes notre mule et achetâmes une voiture ouverte à quatre roues, pour cinq napoléons, et nous engageâmes un homme avec une mule pour huit autres, pour nous emmener à Neufchâtel12 en six jours.
24Les environs de Troyes avaient été détruits, et la ville elle-même était sale et peu accueillante. Je restai à l’auberge pour écrire tandis que S*** et C*** concluaient ce marché et visitaient la cathédrale de la ville ; et le lendemain matin, nous partîmes dans notre voiture en direction de Neufchâtel. En quittant cette ville, nous eûmes un exemple curieux de la vanité française. Notre voiturier nous indiqua la plaine alentour et expliqua qu’elle avait été le théâtre d’une bataille opposant les Russes et les Français. « Dans laquelle les Russes remportèrent la victoire ? »« Ah non, Madame, répondit notre homme, les Français ne sont jamais battus. » Nous lui demandâmes : « Mais alors comment se fait-il que les Russes entrèrent dans Troyes peu après ? »« Oh, après avoir été défaits, ils firent un détour et pénétrèrent ainsi dans la ville. »
25Vandeuvres13 est une ville agréable, dans laquelle nous fîmes halte pendant l’après-midi. Nous nous promenâmes sur les terres d’un noble, arrangées selon le goût anglais et terminées par un joli bois ; c’était un lieu qui nous rappelait notre pays natal. Quand nous eûmes quitté Vandeuvres, le pays changea soudainement d’aspect : des collines abruptes, couvertes de vignes et parsemées d’arbres, entouraient une étroite vallée, le chenal de l’Aube. Ici et là s’offraient à la vue des prés verdoyants, des bosquets de saules blancs et de peupliers et des flèches de clochers de village que les Cosaques avaient épargnés. De nombreux hameaux, dévastés par la guerre, occupaient les emplacements les plus romantiques.
26Le soir, nous arrivâmes à Bar-sur-Aube, belle ville située à l’ouverture de la vallée, là où les collines se terminent de façon abrupte. Nous grimpâmes sur la plus haute d’entre elles, mais à peine avions- nous atteint le sommet que le brouillard recouvrit tout et que la pluie se mit à tomber ; nous étions complètement trempés avant de pouvoir atteindre notre auberge. C’était le soir, et les nuages chargés rendaient l’obscurité presque aussi profonde que s’il était minuit ; mais à l’ouest, un rougeoiement à l’incandescence inhabituelle occupait une trouée dans la brume et ajoutait à l’intérêt de notre petite expédition : la lumière des chaumières se reflétait dans la rivière tranquille et, en arrière-plan, les sombres collines, presque indistinctes, ressemblaient à de vastes montagnes courroucées14.
27 En quittant Bar-sur Aube, nous prîmes provisoirement congé des collines. En passant par les villes de Chaumont, de Langres (située sur une colline, et entourée d’anciennes fortifications), de Champlitte et de Gray, nous voyageâmes presque trois jours dans des plaines où la campagne ondulait doucement et évitait à l’œil la monotonie d’un paysage parfaitement plat, sans éveiller d’intérêt particulier. De charmantes rivières, aux berges ornées de quelques arbres, se faufilaient dans ces plaines, et mille magnifiques insectes estivaux effleuraient la surface des cours d’eau. Il plut constamment le troisième jour, pour la première fois depuis que nous avions commencé notre voyage. Nous fûmes bientôt trempés et nous réjouîmes de trouver une petite auberge pour nous sécher. L’accueil que l’on nous y réserva ne fut guère avenant : les gens gardèrent leur siège autour du feu et semblaient fort peu disposés à faire de la place pour des hôtes dégoulinant de pluie. En fin d’après-midi cependant le temps se leva, et vers six heures du soir nous entrâmes dans Besançon.
28Nous avions vu des collines au loin pendant toute la journée et nous avions peu à peu avancé dans leur direction, mais nous n’étions pas préparés au spectacle qui s’offrit à nous quand nous eûmes franchi les portes de cette cité. En quittant les murailles, la route serpentait sous un haut précipice ; de l’autre côté, les collines s’élevaient de façon plus progressive, et la vallée verte qui les séparait était irriguée par une jolie rivière ; devant nous s’élevait un amphithéâtre de collines recouvert de vignes, mais irrégulier et rocheux. La dernière porte de la ville était taillée dans la roche escarpée qui s’élevait sur un côté et avançait sur la route à cet endroit.
29Nous étions ravis d’arriver dans un paysage de montagnes ; ce n’était pas le cas de notre voiturier : il venait des plaines de Troyes et ces collines l’effrayaient tellement qu’il en perdit quelque peu la raison. Après avoir traversé la vallée sinueuse, nous commençâmes l’ascension des montagnes qui la bordaient ; nous quittâmes notre voiture et poursuivîmes notre chemin à pied, heureux de chaque nouvelle perspective qui se présentait à nos yeux.
30Quand nous eûmes gravi les collines sur un mille et demi, nous trouvâmes notre voiturier à la porte d’une méchante auberge ; il avait dételé la mule de la voiture et tenait absolument à passer la nuit dans ce village misérable de Mort15. Nous ne pûmes que nous soumettre, car il restait sourd à tous nos arguments. À nos remontrances il ne faisait que répondre : Je ne puis pas16.
31 Nos lits étaient trop inconfortables pour que nous pussions penser y dormir ; nous ne pûmes nous procurer qu’une seule chambre, et notre hôtesse nous fit comprendre que notre voiturier devait occuper le même appartement. Cela n’avait guère d’importance car nous avions auparavant décidé de ne pas entrer dans ces lits. La soirée était belle, et après la pluie, l’air embaumait de maints parfums délicieux. Nous grimpâmes jusqu’à un siège rocheux sur la colline qui dominait le village, où nous demeurâmes jusqu’au coucher du soleil. La nuit fut passée misérablement autour du feu de la cuisine, à essayer de goûter quelques instants d’un sommeil qui se refusait à nous. À trois heures du matin, nous reprîmes notre voyage.
32Notre route menait au sommet des collines qui entourent Besançon. Du haut de l’une d’entre elles, nous vîmes toute la vallée remplie d’un brouillard blanc et ondoyant, percé comme par des îles par les montagnes couvertes de pins. Le soleil venait de se lever et un rayon de lumière rouge jouait sur les vagues de cette brume fluctuante. À l’ouest, en face du soleil, elle semblait poussée par la lumière contre les rochers en immenses masses de nuages écumants, avant de se perdre au loin, mêlant ses teintes au ciel moutonneux17.
33Notre voiturier insista pour rester deux heures au village de Noè18, bien que nous ne puissions pas nous y procurer de la nourriture et que nous souhaitions poursuivre jusqu’à l’étape suivante. J’ai déjà dit que les collines lui faisaient perdre la tête, et il était devenu désobligeant, maussade et stupide. Tandis qu’il attendait, nous allâmes nous promener vers le bois tout proche : c’était une jolie forêt avec un magnifique tapis de mousse, surplombée à plusieurs endroits de rochers, dans les crevasses desquels de jeunes pins avaient pris racine et étendaient leurs branches pour offrir leur ombrage à qui se trouvait en-dessous ; la chaleur de midi était intense, et nous fûmes heureux de nous en protéger dans les retraites ombreuses de cette charmante forêt.
34À notre retour au village, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir que le voiturier était parti près d’une heure auparavant, en indiquant qu’il pensait nous trouver sur la route. La foulure de S*** le rendait incapable d’un effort prolongé ; mais il n’y avait pas d’autre solution, et nous nous rendîmes à pied à Maison Neuve, une auberge, à quatre milles et demi de là.
35À Maison Neuve, l’homme nous avait fait dire qu’il continuerait jusqu’à Pontarlier, ville frontière de France, à six lieues de là, et que si nous n’arrivions pas ce soir-là, il laisserait le matin suivant la voiture à une auberge et il rentrerait à Troyes avec la mule. Nous fûmes abasourdis devant l’impudence de ce message, mais le garçon de l’auberge nous réconforta en nous disant qu’en allant à cheval par une route transversale, où la voiture ne pourrait s’aventurer, il pourrait facilement dépasser et intercepter le voiturier, et donc nous l’envoyâmes devant nous, marchant lentement à sa suite. Nous nous arrêtâmes à l’auberge suivante pour le dîner, et après environ deux heures le garçon revint. L’homme avait promis de nous attendre à une auberge à deux lieues de là. La cheville de S***était devenue très douloureuse, mais nous ne pûmes nous procurer aucun moyen de transport, et puisque le soleil était sur le point de se coucher, nous dûmes nous hâter.
36La soirée était magnifique, et le paysage si beau qu’il nous en faisait oublier notre fatigue ; un croissant de lune était suspendu dans la lumière du crépuscule, qui jetait un éclat d’un rouge étonnamment profond sur les montagnes couvertes de pins et les vallées sombres et profondes qu’elles renfermaient19 ; à intervalles dans les bois, il y avait de belles pelouses parsemées de bosquets pittoresques, et des pins sombres projetaient leur ombre sur notre route.
37En deux heures environ nous parvînmes à ce qui devait être la fin de notre voyage, mais le voiturier n’était pas là ; après le départ du garçon, il avait repris la route vers Pontarlier. Nous pûmes cependant nous procurer une sorte de carriole grossière, et nous arrivâmes ainsi tardivement à Pontarlier, où nous trouvâmes notre conducteur, qui se lança dans toute une série de mensonges pour se faire pardonner ; et ainsi s’achevèrent les aventures de cette journée.
Notes de bas de page
1 Mary conjugue ici au prétérit un verbe de son invention, formé d’après le français : « craquèed ».
2 Mary Wollstonecraft évoque un équipage tout aussi ridicule en Norvège dans SRS, p. 97-98.
3 Corrigé en « pensez-y ; c’est pour dédommager les pauvres chevaux d’avoir perdu leur doux sommeil » dans ELA.
4 L’hôtel de Vienne, près de la place Vendôme.
5 Cette crainte s’est révélée infondée.
6 Corrigé en « les dames seroient certainement enlevées » dans ELA. La menace du viol, évoquée également de manière indirecte dans SRS (p. 66), n’effraye pas davantage Mary Wollstonecraft que sa fille.
7 Nogent-sur-Seine.
8 Ces sentiments sont récurrents dans l’œuvre de Mary Shelley, particulièrement dans ses romans historiques Valperga (1823) et Perkin Warbeck (1830), tous deux situés lors de périodes troublées.
9 Échemines.
10 Il est très probable que Percy Shelley fasse référence à ces souvenirs dans la préface de The Revolt of Islam (1818), dans laquelle, après avoir évoqué les Alpes, le mont Blanc et son voyage sur un « fleuve puissant » (le Rhin), il écrit : « J’ai vu le théâtre des ravages les plus visibles causés par la tyrannie et par la guerre, villes et villages réduits à quelques maisons noires et sans toit, leurs habitants assis affamés et nus sur leur seuil dévasté. »
11 Pavillon Ste-Julie.
12 Neuchâtel.
13 Vendeuvre-sur-Barse.
14 Le passage commençant par « Quand nous eûmes quitté Vandeuvres » dans le paragraphe précédent et s’arrêtant ici figure presque verbatim dans le journal des Shelley, de la main de Percy.
15 Morre. André Koszul fait remarquer que l’itinéraire choisi pour se rendre en Suisse, quoique rapide et pittoresque, était aussi le plus dangereux, ce qui explique sans doute les réticences du voiturier (art. cit., p. 62).
16 Mary Wollstonecraft doit elle aussi faire face à un postillon récalcitrant (SRS, p. 156).
17 Le passage commençant à « Du haut de l’une d’entre elles » jusqu’à la fin de ce paragraphe s’inspire très largement de l’entrée du journal pour le 18 août, de la main de Percy (MSJ, p. 15-16).
18 Nods.
19 Le passage commençant à « La soirée était magnifique » et se terminant ici provient en grande partie (avec un ajout) de l’entrée du journal pour le 18 août, de la main de Percy (MSJ, p. 16).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015