Du navigateur à l’écrivain
p. 215-225
Texte intégral
1Les journaux de voyage que Cook rédige entre août 1768 et février 1779 transforment l’aventure de l’exploration des Mers du Sud en une aventure littéraire qui va permettre peu à peu à l’écrivain de prendre place à côté du navigateur. En dix ans, l’écriture de Cook connait une évolution considérable. La mise en regard des journaux du premier et du troisième voyage fait ressortir entre les deux textes de nombreuses différences liées au style ou à la mise en forme générale, mais également au contenu propre du récit. L’écriture hésitante des premières entrées laisse place au troisième voyage à une maîtrise de l’exercice de la description et de la narration que les années d’expérience et le contact de ses compagnons de voyage ont forgée peu à peu. L’orthographe et la ponctuation approximatives qui caractérisent en grande partie le récit du premier voyage disparaissent au troisième et laissent entrevoir une connaissance de la langue, jusque-là insoupçonnée. Les timides remarques naturalistes ou ethnographiques que Cook ose formuler lors de sa première expédition prennent une consistance considérable au fil du temps et rivalisent avec celles de savants plus expérimentés, au point par exemple que Thomas Pennant, voyageur naturaliste que Cook mentionne à plusieurs reprises dans son journal du troisième voyage et qui collabore avec John Douglas à la préparation de ce texte pour la publication, emprunte certaines des observations du capitaine sur la faune arctique afin de les insérer dans son ouvrage à venir Arctic Zoology1.
2En somme, ce qui se présentait au retour du premier voyage comme un simple rapport à remettre aux Lords de l’Amirauté devient, au moment de la disparition de Cook, un texte quasi-définitif qui n’aurait exigé qu’un minimum de préparation avant d’être publié. Les nombreuses traces de travail, de remaniement, de réécriture, que le texte comporte, l’existence concomitante de plusieurs états du récit, attestent également la volonté de produire le texte le plus achevé possible. En dix ans, le navigateur s’est progressivement transformé en écrivain.
Naissance d’un auteur
3Il est bien évidemment délicat de dater précisément le début de ce processus, mais on peut sans trop de risques en situer l’origine à l’arrivée de l’Endeavour à Tahiti en avril 1769. Les premiers mois du voyage ne présentent dans ce domaine qu’un intérêt limité. La plupart des lieux où l’expédition fait escale ayant déjà été maintes fois visités, et étant parfaitement connus des Européens, Cook n’a finalement pas grand-chose à rajouter aux commentaires déjà existants sur le Brésil, la Terre de Feu ou encore le Cap Horn, et se contente, à de rares exceptions près, de tenir un carnet de bord similaire à ceux qu’il avait tenu lors de ses différents séjours sur la côte canadienne à bord du Pembroke, du Northumberland ou encore du Grenville.
4Séparée en deux colonnes, la page du carnet de bord enregistre sur sa partie gauche l’ensemble des observations d’ordre technique liées à la navigation (longitude, latitude, vitesse, position, vent, distance parcourue, etc.), et dans la colonne de droite, les événements remarquables du voyage (« remarkable occurences »), partie qui n’est alors que très peu exploitée par Cook en dehors de ce qui concerne la vie à bord du navire et la gestion de son équipage. Lorsque, par exemple, Cook fait la connaissance de Samuel Holland le 27 juillet 1758, au lendemain de la chute de Louisbourg, aucune mention n’est faite de cette rencontre qui va pourtant s’avérer capitale pour son avenir de navigateur-explorateur2. Comme nous l’avons signalé plus haut, rien de personnel ne vient s’immiscer dans le texte. J. C. Beaglehole écrit à propos des informations contenues dans le journal du Grenville :
Elles nous apprennent où il est allé. Elles nous informent, brièvement de l’explosion d’une corne à poudre, et que son navire a percuté un rocher. Mais, en ce qui concerne les impressions, le reflet d’une personnalité, elles ne représentent pas grand-chose. Il faut lire entre les lignes, faire preuve d’imagination et observer les cartes. On arrive ainsi à obtenir quelque chose, mais on ne l’obtient pas de manière explicite3.
Même si lors des premiers mois de l’expédition, la rubrique des événements remarquables s’étoffe peu à peu avec par exemple la présence de l’échange de lettres et mémoires entre Cook et le vice-roi du Brésil, ou encore la mention des deux serviteurs de Joseph Banks, morts de froid lors d’une excursion en Terre de Feu4, ce n’est qu’à partir de l’escale tahitienne que Cook est véritablement confronté, pour la première fois de sa carrière, à la lourde de tâche de décrire et faire naître à l’esprit du lecteur un lieu et un peuple encore très largement inconnus des Européens5. L’exercice est sans commune mesure avec ce qu’il avait pu connaître jusqu’alors. Cook le navigateur est soudain contraint de coucher sur le papier bien plus que ce que son statut d’officier exigeait jusqu’alors de lui. Dans cette nouvelle mission, les instructions et les recommandations fournies respectivement par l’Amirauté et la Royal Society ne sont que d’une aide relative, tant elles restent vagues dans les domaines de la botanique ou de l’ethnographie. Ainsi, si la Royal Society lui demande d’être très scrupuleux dans ses observations, si elle exige qu’il rapporte des échantillons de chaque espèce qu’il rencontrera, et si elle lui fournit une liste des opérations à effectuer pour en assurer la préservation, celle-ci admet dans le même temps qu’en matière de production naturelle, il est impossible de fournir des instructions précises : « Le champ que ces instructions ouvrent est si vaste, que la place manque ici pour pouvoir entrer dans le détail6 ». En d’autres termes, Cook se trouve livré à lui-même. L’épreuve est d’autant plus délicate que l’homme n’est pas issu du monde des lettres. Certes, il a pu durant son enfance apprendre à lire et à écrire, mais ses courtes études n’ont pu lui fournir l’arrière-plan culturel et scientifique nécessaire à cette nouvelle tâche qui lui incombe. Moins doué dans ce domaine que dans celui de la navigation ou de l’observation astronomique, il n’en demeure pas moins un élève studieux qui n’aura de cesse de progresser, jour après jour, au contact des gens plus lettrés et plus savants qui l’accompagnent dans ses voyages et qui sauront l’aider, parfois à leur insu, à transformer son expérience en texte. Au premier voyage, c’est, comme nous l’avons vu plus haut, Joseph Banks qui remplit ce rôle.
5Si, selon Beaglehole, le langage de Cook est alors simple et sans artifice particulier7, s’il présente un certain nombre d’imperfections dans les domaines de l’orthographe, de la ponctuation ou de la syntaxe, au regard même des normes du xviiie siècle, il n’en révèle pas moins un souci de trouver le mot juste, de transmettre au plus près ce réel exotique rencontré au cours de l’expédition, comme en témoignent les multiples traces de révision, de rajout, d’élimination, ou de remarques interlinéaires, que comporte le texte. S’il n’a pas encore conscience d’écrire pour un public autre que celui des Lords de l’Amirauté, Cook montre à travers son journal qu’il a déjà conscience d’être engagé dans une aventure hors du commun qu’il convient de recueillir avec le plus d’exactitude possible. À ce titre, la première expédition que Cook effectue dans le Pacifique s’avère formatrice à plus d’un titre : il y gagne une certaine maîtrise dans l’art de l’exploration maritime et y effectue ses débuts dans le délicat exercice du compte rendu de l’expérience viatique.
6C’est donc un James Cook à l’expérience littéraire encore naissante certes, mais forte de trois années de pratique quotidienne à l’occasion du premier voyage, qui s’embarque à nouveau pour le Pacifique à l’été 1772. Certains historiens ont estimé que c’est à partir de ce second voyage que Cook développe une véritable conscience d’auteur, et devient donc pleinement écrivain, en ce sens qu’il se met à rédiger un texte bien plus ambitieux que le précédent et dont la visée dépasse le cadre restreint du lectorat de l’Amirauté. Ainsi, selon Carol. E. Percy, « Cook écrivit dûment les journaux de ses deuxième et troisième voyages avec l’idée de publier fermement ancrée dans son esprit8 ». Philip Edwards va dans le même sens lorsqu’il évoque la dernière expédition de Cook : « Le journal du troisième voyage, qu’il était en train de rédiger alors, fut dès les premiers temps conçu comme un compte rendu littéraire, et publiable, de ses faits et gestes9 ».
7Sur quoi se fondent ces assertions ? Qu’est-ce qui nous permet de dire qu’à compter du second voyage, Cook décide de prendre en charge, si ce n’est la publication de son journal, du moins la rédaction d’un texte déjà prêt à être publié ? En l’absence de témoignages directs de la main de l’auteur, il semble difficile d’apporter une réponse définitive à cette question, mais on peut déjà avancer sans trop de risque que la pratique quotidienne de la rédaction de son journal a pu développer chez Cook un désir de pousser l’aventure plus avant et de s’affranchir des limites imposées par le cadre même de la production de ce texte. Il existe cependant un élément qui nous semble plus à même de rendre compte de cette nouvelle orientation. Cet élément, c’est la publication en 1773 du journal du premier voyage, mis en forme par John Hawkesworth, dont Cook prend connaissance en mars 1775 en arrivant au Cap de Bonne-Espérance sur le chemin du retour en Angleterre. On sait à quel point la lecture de ce texte s’avéra pénible pour Cook qui n’y reconnut pas toujours ce qu’il avait pu écrire à l’origine. Ainsi, face à l’accueil tiède que lui réservent les habitants de Sainte-Hélène en mai 1775, il se voit contraint de préciser :
Il n’est pas étonnant que le compte rendu qui est fait de cet endroit dans la relation de mon voyage précédent ait pu en offenser les notables. Je n’en fus pas moins mortifié lorsque j’en pris connaissance, en arrivant au Cap de Bonne-Espérance, car je n’eus jamais l’occasion de parcourir le manuscrit ni d’en assister à une lecture intégrale, dans le style avec lequel il avait été rédigé, et ce, en dépit des affirmations du Dr Hawkesworth dans son introduction10.
Le constat d’un écart entre ce qu’il avait écrit et ce qui fut publié est incontestablement l’un des facteurs importants qui poussèrent Cook à devenir l’auteur de son propre texte et à éviter ainsi que d’autres puissent s’exprimer en son nom. James Boswell décrivit Cook comme « un homme simple, sensible et ayant un penchant prononcé pour la véracité11 ». La prise en charge de l’élaboration complète de son texte correspond ici à un désir de ne pas voir ce penchant pour l’authenticité mis à mal par les différentes transformations que l’intervention d’une tierce personne ne saurait manquer de provoquer.
8Un second élément semble tout aussi important : l’attrait financier d’une telle publication. Rappelons que le texte de John Hawkesworth se négocia £6000 auprès des éditeurs W. Strahan et T. Cadell, véritable fortune pour l’époque qui témoigne, si besoin est, de l’intérêt suscité dans l’opinion publique par l’expédition de Cook. Il en faut peu pour accuser Cook d’avoir ainsi cédé aux sirènes de la fortune, mais rien n’interdit de penser que cette très confortable somme ne l’ait pas elle aussi quelque peu influencé dans son choix. C’est d’ailleurs ce qu’insinue clairement Johann Reinhold Forster. Dans une lettre à Lord Sandwich, il estime que : « l’ouvrage du Dr Hawkesworth, que Cook reçut au Cap de Bonne-Espérance, accompagné de la nouvelle des bénéfices considérables effectués par son rédacteur à cette occasion, lui inspira le désir de devenir lui-même auteur12 ». On ne saurait bien sûr accorder trop de crédit aux paroles de celui qui fut le rival déçu de Cook au moment de la publication du récit de la deuxième expédition13. Mais Cook, lui-même, dans une lettre à l’un de ses amis de Great Ayton semble confirmer l’importance de ce paramètre : « La publication du journal de mon dernier voyage est prévue pour l’hiver prochain et je serai le seul bénéficiaire de sa vente », écrit-il au Commodore Wilson le 22 juin 177614. Ainsi, volonté de ne plus voir son texte librement adapté par un auteur officiel sans qu’il soit consulté et désir de récupérer quelque argent de cette aventure semblent donc bien avoir été à l’origine de la conversion du navigateur en auteur15.
9Mais quelles qu’en soient les raisons, il demeure que le texte de Cook porte les traces d’une telle métamorphose. Nous avons déjà souligné le passage du calendrier nautique, habituellement employé dans les carnets de bord traditionnels, au calendrier civil qui convient plus volontiers à un lectorat de non-spécialistes. De la même manière, la disparition progressive des indications techniques liées à la progression et à la position du navire semble être ici une concession au goût de ce lectorat, finalement plus avide d’aventures exotiques que de données navigationnelles. Tout comme l’est l’organisation du texte, non plus en entrées quotidiennes, (ceci reste la marque du journal du premier voyage), mais, de plus en plus fréquemment en longs paragraphes dont les seules indications chronologiques sont fournies par l’inscription en haut de page du mois et de l’année concernés, ainsi que, ça et là au sein même du texte, par la présence d’une date donnée au détour d’une phrase de manière à ne pas rompre le fil chronologique de la narration. Enfin, preuve ultime s’il en est, le lecteur se fait de plus en plus présent au fil des entrées et est interpelé à plusieurs reprises par un narrateur soucieux de ne pas lui déplaire et de s’attirer sa bienveillante attention. À certains moments, Cook semble devoir ainsi lui justifier la longueur et la pertinence de certaines de ses remarques, comme par exemple lors de l’agression que subit le naturaliste Anders Sparrman à Huahine en septembre 1773 : « Ainsi se termina cette journée que j’ai décrite en détail parce qu’elle montre à quel point ce brave chef avait confiance en nous, et à quel point l’amitié est sacrée parmi eux16 », ou encore lorsqu’il ne peut livrer aucun détail sur les rites funéraires des habitants de Tongatapu, « car le lecteur doit savoir qu’en arrivant parmi ces gens, nous ne pûmes comprendre un seul des mots qu’ils prononcèrent17 ». Parfois c’est l’itinéraire choisi qui semble soumis au jugement du lecteur. Ainsi lorsqu’il annonce en juin 1773 sa décision de poursuivre plus au sud l’exploration de l’océan, Cook se voit contraint d’écrire :
Certains trouveront peut-être extraordinaire le projet d’entreprendre, au milieu de l’hiver, des découvertes jusqu’à une latitude de 46° sud, car il faut bien avouer que cette saison n’y est pas favorable. Il me parut néanmoins nécessaire de m’y rendre, afin de diminuer ce qui restait à faire, car je craignais fort de ne pas pouvoir finir de reconnaître la partie méridionale de l’océan pacifique sud l’été suivant. En outre, la découverte de quelque terre sur ma route vers l’est me permettrait de commencer l’été par en explorer les côtes18.
Ces différents éléments, tout comme le nombre important de révisions que Cook apporte à son texte durant l’expédition et à son retour en Angleterre semblent bien indiquer la prise en compte par Cook du potentiel littéraire de son récit auquel il imprime une orientation nouvelle à partir du deuxième voyage qui n’aura de cesse de se confirmer jusqu’à la disparition prématurée du capitaine en février 1779. Quelle influence, quel impact, cela a-t-il sur le contenu lui-même et sur la manière avec laquelle Cook aborde son écriture ?
Le glissement vers l’auctorialité
L’empirisme contrarié
10Cook reste pour beaucoup l’exemple même de l’explorateur scientifique du xviiie siècle. Cette caractéristique s’accompagne d’un langage adapté aux besoins de la fonction, c’est à dire, selon les critères de l’époque, un langage simple, clair, dépourvu des effets de style et des références savantes qui sont l’apanage des esprits plus lettrés, un langage semblable à celui de cet homme « simple et grossier » qui, selon Montaigne, est seul capable de « rendre véritable tesmoignage19 ». C’est bien dans ce sens que vont, depuis la fin du xviie siècle, les recommandations de la Royal Society faites aux navigateurs et explorateurs, plaçant de fait le compte rendu objectif et authentique de l’expérience viatique au-dessus de la culture livresque : « Privilégier l’étude de la Nature plutôt que des livres, et à partir des observations que l’on fera de ses phénomènes et de leurs effets, en écrire une histoire qui sera plus tard le socle que lequel on bâtira une philosophie utile et solide20 ».
11Objectivité et authenticité semblent bien être les caractéristiques principales des remarques de Cook qui, fondées sur le principe suprême de l’empirisme, s’interdisent a priori de transmettre ce dont il n’aurait pas été le témoin direct. Que penser dès lors des emprunts que fait Cook à Joseph Banks au premier voyage ? Il est certes tentant de voir dans cette pratique une entorse au principe même d’empirisme, puisque Cook inclut dans son texte un certain nombre d’éléments à l’origine desquels il n’est pas. Cependant ce jugement se doit d’être tempéré par le fait que ces emprunts ne sont au final qu’une tentative de transcrire de la manière la plus fidèle qui soit le réel rencontré au cours du voyage, notamment dans les domaines du naturalisme et de l’ethnographie, peu familiers de l’auteur comme nous l’avons souligné. Les transformations auxquelles procède Cook sur le texte de Banks soulignent de fait son souhait de ne pas transcrire plus que ce que lui-même a pu voir et s’inscrivent donc dans une démarche d’objectivité en adéquation avec les exigences de la Royal Society. La mise à l’écart de certaines des nuances présentes dans le texte de Banks, et que Cook aurait été incapable d’établir, est en soi une preuve de l’honnêteté de sa démarche, car s’il ne peut alors faire les distinctions savantes auxquelles procèdent ses compagnons de voyage, il n’est pas non plus en mesure de les coucher sur papier. Il évite ainsi l’utilisation d’une terminologie de spécialistes dont il n’est pas maître, au profit d’une langue simple et qui manque parfois de précision certes, mais qui présente l’avantage de la spontanéité, et se voit libérée de l’influence de la culture livresque ou scientifique. À l’occasion, les observations du néophyte Cook se montrent plus adéquates que celles du lettré Banks. À la pointe sud du continent américain par exemple, les fruits que Banks identifie comme des airelles rouges et blanches, dont il donne même l’appellation latine (« Arbutus rigida21 »), sont désignés de manière moins sentencieuse par Cook qui y voit simplement : « des baies qui ressemblent à des airelles, mais qui poussent sur des buissons22 ». La formule approximative de Cook s’avèrera au final plus exacte que la précision scientifique de Banks23. Les adaptations auxquelles procède Cook à partir des remarques de Banks mettent donc en avant le regard de cet homme peu cultivé, dégagé du carcan de la culture livresque et de ce que Thomas Sprat nomme dans son histoire de la Royal Society, « la vanité aisée du langage raffiné24 ». Cook ne transmet en définitive que ce qu’il a pu voir et discerner. Que son texte ne présente pas les fines distinctions perçues par des observateurs plus aguerris tels que Banks ou Solander n’y changent rien : le contrat empirique qui unit Cook à son texte est contourné et adapté, mais n’est pas foncièrement remis en question.
12Si les emprunts de Cook à Banks au premier voyage ne sauraient donc être assimilés à une trahison du principe empirique, force est de constater cependant que la pratique qui consiste à insérer dans son propre texte les mots d’un autre porte en elle les germes de cette trahison. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, d’autres éléments que l’expérience propre de Cook viendront par la suite nourrir le texte du capitaine, tel que l’illustrent par exemple ses réflexions sur la formation des icebergs, hautement théoriques et spéculatives, bien qu’il essaie de leur donner une assise expérimentale en déclarant que ces remarques ne sont que le fruit de ce qu’il a pu lui-même observer. Trahi, l’impératif empirique l’est aussi lorsque le texte se construit à partir de la lecture assidue des journaux de William Wales au deuxième voyage ou de William Anderson au troisième, ainsi qu’à partir des discussions que Cook a pu avoir avec eux sur certains des sujets abordés dans son récit. Dans ces cas précis, l’observation directe n’est plus le socle sur lequel se bâtissent les remarques que Cook consigne dans son journal sans qu’aucun préjugé ne vienne en perturber l’exposition. C’est dans ce cadre que s’inscrivent par exemple ses remarques sur les mœurs des Tahitiennes, que nous avons déjà évoquées précédemment25. La réflexion de Cook se nourrit ici des mots de William Wales, dont le rôle, en quelque sorte, est de fournir à Cook les moyens de structurer son expérience. La mise en parallèle des deux textes permet de mesurer la dette de Cook envers Wales. Au troisième voyage, l’influence d’Anderson sur Cook s’avère plus délicate à évaluer, tant il apparaît difficile de retrouver les mots de l’un dans le récit de l’autre. Ceux-ci sont dissous dans le texte, totalement incorporés au sein de celui-ci. Pour reprendre la célèbre image de Montaigne, l’abeille a fait son miel26. Enfin, dans un cas au moins, le contrat empirique n’est pas du tout respecté et Cook offre au lecteur le récit précis et détaillé de ce qu’il n’a pas vu. Lors du séjour à l’île de Pâques en mars 1774, il inclut dans son journal un compte rendu de l’escale sans s’être rendu sur place et en décrit les célèbres statues sans les avoir même vues. Faut-il pour autant condamner cette pratique ?
13Si l’on se place strictement du côté du principe empirique, érigé en condition indispensable à la crédibilité du texte, il est certain que les écarts de plus en plus fréquents que fait Cook dans ses second et troisième journaux ne peuvent que s’interpréter comme une violation de ce principe et ne peuvent qu’aboutir à une remise en question des qualificatifs d’authenticité et d’objectivité attribués au récit. La pratique présente cependant l’avantage de révéler une facette de l’homme qui était jusqu’alors restée discrète et qu’il serait dommage de négliger, celle de l’écrivain appliqué, soucieux du mot juste, dont le travail de recomposition vient compenser la perte de l’intégrité d’observateur impartial que le journal du premier voyage lui avait accolé. Pris entre deux aspirations opposées, objectivité scientifique d’un côté et élaboration littéraire de l’autre, Cook est progressivement amené à faire un certain nombre de concessions à ses lecteurs potentiels qui ne font au final que souligner la difficulté à concilier les différentes exigences qui sont celles de tout récit de voyage, genre protéiforme s’il en est, dont les nombreuses facettes ne sont pas toujours compatibles avec la neutralité et l’impartialité que le seul paramètre d’observation empirique requiert.
L’attrait des conventions littéraires
14Le glissement vers l’auctorialité que le texte de Cook connait à partir du second voyage s’accompagne donc d’un abandon progressif de l’objectivité empirique qui caractérisait encore le premier journal. Parallèlement, le texte penche de plus en plus du côté de certaines conventions littéraires du récit de voyage qu’il vise peu à peu à intégrer en son sein. La tension dramatique et le suspense sur lesquels sont bâtis certains épisodes à terre ou en mer participent ainsi de cette dynamique, qui laisse clairement apparaître le choix délibéré du narrateur d’inscrire son récit dans l’horizon d’attente des lecteurs, au détriment de l’impartialité de ton qui prévalait jusqu’alors27. De la même manière, au premier voyage, là où Joseph Banks avait souligné l’aspect romantique d’un village maori que l’expédition avait découvert en novembre 1769, Cook s’était contenté d’y voir un simple village de naturels28, sans apparaître nullement touché par la beauté des lieux. À partir du second voyage, il est lui-aussi tenté d’exprimer en termes bien plus lyriques l’impact que les paysages qu’il croise ont sur sa personne, cédant à l’esthétique du sublime lorsqu’il qualifie par exemple les étendues d’icebergs du sud de l’océan Atlantique de « terres condamnées par la nature à un froid éternel et à ne jamais sentir les rayons du soleil ». Des contrées dont l’apparence est impossible à décrire : « Je n’ai point de mots pour dire combien leur aspect est sauvage et horrible. Telles sont les terres que nous avons découvertes29 ».
15Il est bien tentant également de ne voir dans le contrat empirique qui sous-tend le texte et dans la simplicité du langage qui l’accompagne qu’une tentative supplémentaire de séduire à nouveau un lecteur qui attend une livraison objective des faits, effectuée par un narrateur occupant une position d’observateur privilégié et maniant une langue dénuée des ornements que l’on retrouve chez les auteurs de voyages fictifs, hautement suspects en matière d’authenticité. En se réclamant de l’empirisme, Cook s’érige ainsi en autorité et confère à son texte une scientificité qui lui permet par ailleurs de disserter sur des sujets plus généraux, éloignés du compte rendu factuel de la progression de l’expédition. En privilégiant une langue approximative et sans artefacts littéraires, Cook s’inscrit dans une tradition du récit de voyage qui confie la plume au simple voyageur plutôt qu’au savant. Mais dans un cas comme dans l’autre, la démarche est purement rhétorique. Quoi de plus rhétorique, en effet, que les précautions oratoires que Cook prend dans la préface du récit de son deuxième voyage ? Dans une version antérieure à celle remaniée et publiée par John Douglas en 1777, il écrit à propos de son texte :
[…] que celui-ci serait plus acceptable pour le public, s’il était fait en mon nom, plutôt qu’en celui d’une autre personne, et que la candeur et la fidélité qui le caractérisaient suppléeraient au manque de style et d’intérêt du sujet. Le but de cet ouvrage est d’instruire et non d’amuser. C’est la production d’un homme qui n’a pas eu une longue éducation, et qui n’a pas d’aptitude naturelle pour l’écriture, mais qui a été constamment en mer depuis son plus jeune âge, et qui, à l’aide de quelques amis, est passé par toutes les étapes de la carrière d’un marin, depuis celle d’apprenti dans le commerce du charbon jusqu’à celle de capitaine dans la Marine Royale. Après ce candide aveu, il espère que le public ne le considèrera pas comme un auteur, mais comme un homme zélé, employé au service de son pays, et qui s’efforce de donner le meilleur compte rendu possible de ses expéditions30.
Selon une convention bien établie, Cook s’excuse par avance de la piètre qualité de ce qu’il donne à lire et met en avant l’honnêteté de sa démarche qui vise à pallier les déficiences littéraires du texte que ses origines humbles et son manque d’instruction n’ont pu éviter. On avancera certes, que Cook ne fait ici que mentionner certains détails biographiques réels et incontestables, mais ce faisant, il rattache son récit à une tradition littéraire vieille de plus d’un siècle et éprouvée par des dizaines de récits précédents, et en signale la dimension hautement rhétorique, tout en s’affichant comme l’œuvre authentique et objective d’un homme simple ayant à cœur de faire de son mieux31. La simplicité de langage revendiquée par Cook se double par exemple d’une distanciation de la langue, véritablement simple celle-là, employée par les marins de l’expédition. Au contact des scientifiques et des lettrés qui l’accompagnent dans le Pacifique, Cook se démarque progressivement des simples matelots de son équipage. À plusieurs endroits le texte porte les marques de cette distanciation. Le Pétrel du Cap, l’un des oiseaux observés sur l’île de Kerguelen en décembre 1776, est, par exemple, « appelé par les marins poulet de la Mère Carey32 ». De la même manière, les poissons ramenés dans les filets du Resolution au large de la Tasmanie en janvier 1777, « appartenaient à l’espèce connue par les marins sous le nom de poisson-éléphant33 ». Cette distanciation sait à l’occasion prendre plus d’ampleur. Ainsi, admiratif devant le dynamisme des habitants de Tonga qu’il voit ériger en quelques heures un monument que les membres d’équipages auraient sans doute mis plusieurs jours à construire, Cook conclut que « les marins, comme la plupart des amphibiens, sont incapables de se débrouiller à terre34 ». Plus loin, il commentera de manière ironique la disparition de deux marins du Discovery lors d’une escale à Christmas Island :
Tout le monde trouva surprenant que ces hommes soient parvenus à se perdre. La distance qu’ils avaient à parcourir, depuis la côte jusqu’à la lagune où se trouvaient les canots, n’excédait pas trois milles. Le terrain était plat, avec ça et là quelques arbrisseaux, et en de nombreux endroits les mats des navires étaient visibles. Mais jamais ils ne songèrent à ce moyen pour se diriger, et ne surent pas plus dans quelle direction se trouvaient les navires ou le détachement dont ils s’étaient séparés que s’ils étaient tombés des nues. Quand on considère avec quelle étrangeté se comportent les marins lorsqu’ils sont à terre, on devrait plutôt être surpris de ne pas en avoir égaré un plus grand nombre35.
L’extrait qui précède se veut avant tout humoristique et ne comporte pas de véritable dimension condescendante à l’encontre d’une catégorie de population dont Cook est issu. Cependant il n’en révèle pas moins une dissociation entre le capitaine et ses marins qui accompagne la conversion du navigateur en auteur.
16La dimension littéraire et rhétorique qu’acquiert le texte de Cook à partir du récit du deuxième voyage ne saurait cependant être absolue. Jusqu’à la dernière entrée, consignée par Cook quelques jours seulement avant sa disparition, le texte oscille entre les deux pôles de la littéralité et de la littérarité, illustrant toute la difficulté à faire concilier les tensions nées de la mise en commun d’éléments disparates et parfois opposés, tels que, d’une part, l’impératif d’objectivité empiriste et d’autre part, l’inscription du récit dans une tradition littéraire permettant de satisfaire l’horizon d’attente du lecteur. C’est tantôt l’un de ces pôles qui est visé, tantôt l’autre, mais à aucun moment le texte ne peut tendre vers l’un, sans que l’autre ne s’en trouve lésé. Le glissement vers l’auctorialité n’est lui non plus en aucun cas complet. Il faut garder en effet à l’esprit que le texte de Cook demeure un texte inachevé, comme en témoignent par exemple les nombreux blancs laissés dans le journal du troisième voyage, qui présente par ailleurs un certain degré de finition, et que Cook aurait sans doute complétés si le sort en avait décidé autrement.
17Déjà plus un simple journal de bord, pas tout à fait une véritable relation de voyage, le texte de Cook demeure en définitive l’œuvre d’un écrivain en gestation.
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de Thomas Pennant sera publié en 1784, peu de temps après la relation du troisième voyage de Cook. Voir Helen Wallis, « Publication of Cook’s Journals : Some New Sources and Assessments » Pacific Studies 1, 2 (Spring 1978), p. 183.
2 Le détail de cette rencontre est donné dans Life, p. 33-34.
3 J. C. Beaglehole, Cook the Writer, op. cit., p. 6.
4 Voir respectivement Cook I, p. 24-29 et p. 46.
5 On rappellera en effet qu’au moment où Cook débarque à Tahiti, seuls Samuel Wallis et Louis-Antoine de Bougainville s’y sont également rendus, sans qu’aucun n’ait encore livré ses observations au public. Cook possède cependant le journal de Wallis à bord de l’Endeavour.
6 Cook I, p. 517.
7 J. C. Beaglehole, Cook the Writer, op. cit., p. 8.
8 C. E. Percy, op. cit., p. 2.
9 P. Edwards, The Journals of Captain Cook, op. cit., p. xi.
10 Cook II, p. 661. En ce qui concerne la description de l’île de Sainte-Hélène et de ses habitants, John Hawkesworth s’était très largement appuyé sur le journal de Joseph Banks. Il n’est donc pas si étrange que Cook n’y ait pas retrouvé les traces de ce qu’il avait pu écrire. Voir Banks II, p. 263-270 et Hawkesworth, p. 794-799.
11 C. Ryskamp and F. A. Pottle, eds., Boswell : The Ominous Years, 1774-1776. New York, McGraw-Hill, 1963, p. 308.
12 A Letter to the Right Honourable the Earl of Sandwich, First Lord Commissioner of the Board of the Admiralty, & c, London, 1778, p. 12. Cité dans Carol E. Percy, op. cit., p. 29.
13 Pour les détails de l’opposition entre Cook et Forster à ce sujet, voir Life, p. 461-471.
14 Cook II, p. cxliii.
15 Il faut rajouter ici que contrairement au retour du premier voyage où Cook était passé quasiment inaperçu du grand public, c’est en véritable héros qu’il est accueilli à son arrivée en Angleterre en juillet 1775. Cette popularité soudaine a sans doute elle aussi joué un rôle important dans son désir de devenir à son tour auteur de sa relation de voyage.
16 Ibid., p. 220. Entrée du 6 septembre 1773.
17 Ibid., p. 251. Entrée du 4 octobre 1773.
18 Ibid., p. 173. Entrée du 3 juin 1773.
19 Montaigne, op. cit., p. 253.
20 « Directions for Sea-men, bound for far Voyages », Philosophical Transactions : Giving some Accompt of the Present Undertakings, Studies, and Labours of the Ingenious in many Considerable Parts of the World, 1-8, London, 1666, p. 140. Cité dans Neil Rennie, op. cit., p. 49.
21 Banks I, p. 217.
22 Cook I, p. 51. Entrée du 25 janvier 1769.
23 C. E. Percy, op. cit., p. 12.
24 T. Sprat, op. cit., p. 112.
25 Cook II, p. 239.
26 « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thin ny marjolaine, ainsi les pièces empruntées d’autruy, il les transformera et les confondera, pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son jugement » (Montaigne, « De l’institution des enfans », Les Essais, op. cit., p. 199).
27 Ceci nous amène à jeter un regard amusé sur la remarque que fait Cook à ce sujet lors de son premier voyage. Il se plaint notamment de la tentation, à laquelle cèdent la plupart des lecteurs et commentateurs de récits de voyage, de dramatiser les dangers que peut connaître une expédition comme la sienne, voire d’en inventer parfois certains qui n’ont jamais concerné le navire ou l’équipage. Voir Cook I, p. 460-461. Entrée du 20 mars 1771.
28 Cook I, p. 200. Entrée du 12 novembre 1769.
29 Cook II, p. 646. Entrée du 25 février 1775.
30 John Cawte Beaglehole, Cook the Writer, op. cit., p. 22.
31 C’est ce que le critique Jonathan Lamb a appelé la rhétorique de l’anti-rhétorique. Voir Carol E. Percy, op. cit., p. 4.
32 Cook III, p. 45. Entrée du 30 décembre 1776. C’est moi qui souligne. On se souviendra que cette même espèce d’oiseau avait été aperçue au large de la Terre de Feu en janvier 1769. À cette occasion, Cook avait écrit, sans autre forme de commentaire : « Ils appartiennent à l’espèce de la Mère Carey » (Cook I, p. 39. Entrée du 3 janvier 1769).
33 Cook III, p. 51. Entrée du 27 janvier 1777. C’est moi qui souligne.
34 Ibid., p. 136. Entrée du 21 juin 1777.
35 Ibid., p. 260. Entrée du 30 décembre 1777.
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