Introduction
p. 7-16
Texte intégral
1Bien que le genre ne fût pas nouveau, la littérature dite de voyage connut un engouement sans précédent au xviiie siècle. Deux siècles plus tôt, les Grandes Découvertes, en ouvrant l’espace géographique, avaient déjà suscité une efflorescence de récits qui se donnaient pour projet de rendre compte des expéditions vers le Nouveau Monde et les territoires inconnus des Mers du Sud, et avaient reçu un accueil des plus favorables au sein de la population. Au siècle des lumières, cette popularité s’étendit par la multiplication des voyages tant sur le continent européen que dans les contrées lointaines d’Asie, d’Afrique ou du Pacifique, rendus possibles par d’importantes avancées technologiques, notamment dans le domaine maritime. À cette époque, les navires anglais sont de fait présents sur tous les océans du globe, ainsi que le souligne Philip Edwards :
Tout au long du siècle, les navires britanniques parcourent la surface du globe, et y créent, développent et entretiennent un véritable empire. Outre-mer, ils conquièrent et perdent des territoires, explorent, combattent, transportent des marchandises ainsi que toutes sortes de gens : soldats, officiels, épouses, voyageurs, serviteurs sous contrat et forçats1.
La très importante production de récits de voyage trahit alors l’exceptionnel attrait de ces textes aux yeux d’une élite cultivée, littéralement transportée par les comptes rendus des explorations de ses compatriotes. Dès 1710, Shaftesbury se fait le porte-parole de ses contemporains en ce domaine :
Coutumes barbares, mœurs sauvages, guerres indiennes et merveilles de la Terra Incognita occupent nos heures de loisirs et constituent le matériau principal qui équipe nos bibliothèques. Ils sont de nos jours ce que les romans de chevalerie étaient du temps de nos aïeux2.
À la même époque, Richard Steele, sous la plume du célèbre Isaac Bickerstaff, signale lui aussi qu’« aucune lecture ne m’enchante plus que celle des récits de voyages, tout particulièrement lorsqu’ils traitent de pays lointains3 ». Vers la fin du siècle, John Ledyard, caporal des fusiliers marins à bord du Resolution de Cook, offre une analyse similaire :
Les découvertes maritimes ont pris une telle importance depuis les voyages de Vasco de Gama, Colomb et Magellan, que l’on a aujourd’hui la plus haute estime pour les informations que l’on reçoit à leur sujet, et qu’on lit les relations des voyageurs avec la plus grande approbation et la satisfaction la plus complète4 […].
Cette popularité exceptionnelle du récit de voyage tant maritime que terrestre auprès du public anglais appelle plusieurs remarques. La première concerne le formidable impact qu’eurent les voyages et leurs récits sur la production littéraire générale de l’époque. En créant de nouveaux espaces à explorer et investir, les voyages contribuèrent considérablement à élargir le champ de l’aventure romanesque, qui, comme le souligne Alain Montandon, « n’est plus située dans une géographie imaginaire, floue et conventionnelle mais entre de plain-pied dans la fiction du réel5 », et par là même, concourt à rendre incertaine et floue la ligne de démarcation entre deux genres qui se nourrissent en permanence l’un de l’autre. La critique n’a pas manqué de le signaler depuis plusieurs années. Ainsi, Peter Hulme et Tim Youngs soulignent à ce propos que :
La relation entre ces deux termes est souvent étroite et troublante. De nombreux lecteurs espèrent encore découvrir dans le récit de voyage une véracité littérale qu’ils ne s’attendent pas à découvrir dans le roman, bien que chacune de ces formes ait puisé depuis fort longtemps dans les conventions de l’autre6 […].
La plupart des grands écrivains du siècle des Lumières s’essaya de fait au genre viatique : Addison, Swift, Defoe, Fielding, Sterne, Smollett, Johnson ou encore Boswell, pour ne citer que les plus célèbres, et si l’on élargit le champ d’investigation à l’ensemble de la production littéraire, force est de constater, comme l’a fait Jean Viviès, que la notion même de voyage informe le contenu d’un grand nombre d’œuvres romanesques de l’époque :
[…] l’intrigue de très nombreux romans du xviiie siècle entraîne les personnages en voyage et si certains romans restent situés en Grande-Bretagne, leur intrigue s’organise tout de même selon le schéma d’un déplacement qui amène observations et comparaisons7.
La seconde remarque naît du constat suivant : si le xviiie siècle constitue une période d’intense production de récits de voyages, toutes les œuvres publiées à cette époque ne sauraient être rangées dans une seule et même catégorie, ni envisagées sous un seul et même angle, aussi large fût-il. Derrière la dénomination « récit de voyage » ou « littérature de voyage », se cache en effet une diversité de textes qui appelle une approche multiple permettant de rendre compte d’œuvres aussi variées que les voyages d’un Gulliver, d’un Rasselas ou d’un Candide, les comptes rendus vraisemblables, à défaut d’être toujours authentiques, des expéditions d’un Humphry Clinker à travers l’Angleterre, ou d’un capitaine Singleton en Afrique et dans les Mers du Sud, ou encore les relations de voyages authentiques et certifiées, qu’elles émanent de gens célèbres, tels que James Boswell ou Samuel Johnson, ou qu’elles soient l’œuvre de parfaits inconnus, à l’instar des dizaines de récits de marins publiés anonymement à cette époque. Dans le foisonnement de la production littéraire en matière de récits de voyage, il convient donc de faire certaines distinctions.
2Dans Travelers and Travel Liars, 1660-1800, Percy G. Adams propose ainsi de classer ces œuvres en trois grandes catégories8. D’une part, ce qu’il nomme « Travel Lies », récits de voyages fictifs, mais réalistes dont l’intention est de tromper le lecteur en se présentant comme authentiques. C’est à ce groupe qu’appartient par exemple À New Voyage Round the World (1725) de Defoe, ou An Historical and Geographical Description of Formosa (1704) de George Psalmanazar, longtemps tenus pour véridiques. D’autre part, les « Imaginary Voyages », récits de voyages eux aussi fictifs mais qui ne sauraient mentir longtemps sur leur vraie nature, à l’instar du Gulliver’s Travels (1726) de Swift ou du Baron Münchhausen’s Narrative of his Marvellous Travels and Campaigns in Russia (1785) de l’allemand Rudolph Erich Raspe. Entre ces deux pôles, se trouve la catégorie des relations de voyages authentiques qu’occupent par exemple, les récits de William Dampier, de Lord Anson ou de Bougainville. C’est à cette catégorie qu’appartiennent incontestablement les journaux de voyage de James Cook.
3La signature du Traité de Paris, le 10 février 1763, en mettant un terme au long conflit qui opposait les nations européennes depuis au moins 1757, inaugura une période de paix qui s’avéra propice aux voyages. Libérés des contraintes et des restrictions de déplacement liées à la guerre, les Anglais se trouvèrent à nouveau en mesure de voyager sur le proche continent européen et, plus généralement, à travers le monde. C’est à cette époque que sont alors organisées les expéditions de John Byron, Samuel Wallis et Philip Carteret dans le Pacifique qui témoignent du regain d’activités des Britanniques dans cette région. C’est à cette époque également que James Cook, officier de la Royal Navy, fut chargé par l’Amirauté d’aller y chercher les traces du mythique continent austral, cette Terra Australia Incognita, qui avait nourri l’imaginaire des géographes, des penseurs et des navigateurs depuis l’Antiquité, et dont on pensait alors qu’elle se trouvait forcément dans la dernière partie du globe encore inconnue. Entre 1768 et 1779, année de sa mort, Cook effectua trois voyages d’exploration dans les Mers du Sud, démontra l’absence de tout continent et contribua à dresser une carte de cette région qui faisait encore autorité à la fin du dix-neuvième siècle.
Le présent ouvrage a pour objet d’interroger le statut des journaux que Cook rédigea pendant les dix ans que durèrent ses expéditions dans le Pacifique. La critique littéraire n’a pas choisi jusqu’à présent de s’y intéresser. Le nom de Cook appartient en effet avant tout à l’histoire de la navigation et des grandes explorations, pas à celui de la littérature. Mais, dans une certaine mesure, le lien étroit qu’entretiennent depuis toujours le voyage et son récit nous autorise à passer outre l’existence d’exigences à première vue contradictoires, voire conflictuelles, entre d’une part, l’apport d’informations neutres et objectives commandées par le compte rendu attendu de l’expédition et d’autre part, la mise en intrigue des événements du voyage, caractéristique de la production romanesque. En d’autres termes, notre propos ici consiste à envisager les écrits de Cook dans leur dimension littéraire. Il ne saurait être question cependant de réhabiliter un grand auteur que la critique aurait oublié de ranger aux côtés des Boswell, Johnson, Sterne et autres Smollett, mais simplement de mettre en avant une démarche d’écriture qui nous semble partager, en partie du moins, les mécanismes et les artifices qui sont ceux de la fiction.
4Bien qu’ils aient su trouver grâce, depuis leur origine, aux yeux d’un public toujours plus nombreux, les récits de voyage ont été jusqu’à une époque récente délaissés par la critique littéraire qui ne les a envisagés comme objets d’étude que lorsqu’ils émanaient d’auteurs par ailleurs reconnus pour leur production romanesque. Si les récits d’Addison, Smollett ou Johnson ont motivé études et commentaires, c’est en grande partie pour la personnalité et le statut de leurs auteurs. Exclus en quelque sorte du débat théorique de la littérature, les récits de voyage ont été longtemps considérés comme une sorte de paralittérature, et n’ont occupé que les champs de recherche de l’ethnographie, de la géographie, de la sociologie ou de l’histoire, au sein desquels ils ont constitué d’importantes sources d’informations primaires. Si la critique s’est longtemps désintéressée du récit de voyage, c’est peut-être parce qu’elle n’a pu ou n’a su délimiter avec clarté cet objet d’étude potentiel. En dépit du fait qu’un récit de voyage est généralement reconnu comme tel, sans trop d’hésitation par le lecteur, il n’est pas chose facile de définir précisément ce qu’on entend par ce terme. La grande variété des destinations, des moyens et des conditions de déplacement, le nombre important de raisons de voyager (campagnes militaires, voyages d’exploration, Grand Tour, voyages d’agrément, voyages de santé, pèlerinages, etc.), les différentes époques auxquelles se déroulent ces voyages, ainsi que la grande diversité de voyageurs lancés sur les routes d’Angleterre, d’Europe ou d’Orient, dans les forêts du continent américain, dans la brousse africaine ou sur les océans du globe, ont produit une telle pluralité de récits qu’il s’est avéré impossible de les accueillir tous dans un cadre générique trop strictement défini. Quoi de commun a priori entre le journal d’un gentilhomme traversant la France et l’Italie lors du traditionnel Grand Tour, les lettres envoyées par un missionnaire en Orient, ou le carnet de bord d’un officier de la Royal Navy en mission d’exploration ? Les différents critères constitutifs d’un genre se révèlent ici inopérants.
5Odile Gannier a par exemple, énuméré brièvement les différentes formes que peuvent prendre les récits de voyage :
Le voyage qui intéresse le littéraire s’appuie sur des réalisations très variées : on peut tenir officiellement le journal de bord. On peut fixer ses souvenirs par des notes personnelles, dans un petit carnet ad hoc, soigneusement conservé dans les tourmentes du voyage. On peut dessiner ou doubler son voyage de photographies. On peut écrire des lettres que l’on envoie à ses proches ou à ses supérieurs hiérarchiques, ou que l’on n’enverra finalement jamais. On peut aussi, tranquillement, de retour chez soi, consigner ses souvenirs du grand voyage de sa vie ou de ses multiples voyages, et rédiger ses mémoires. On peut réécrire à sa façon les voyages des autres, et les utiliser à d’autres fins. On peut encore ne jamais bouger de sa chambre et raconter mille aventures9.
Si le paramètre de la mise en forme textuelle n’est pas pertinent, l’opposition entre vrais et faux récits souvent mise en avant ne semble pas non plus être utile à la critique pour cerner son objet, si tant est que l’on puisse toujours faire la différence entre textes authentiques et textes imaginaires, comme nous le laisse fortement supposer la classification de Percy G. Adams que nous avons mentionnée. L’histoire est, en effet, riche d’exemples de récits imaginaires pris pour argent comptant avant que l’on ne prouve, souvent des années plus tard, qu’ils n’étaient qu’affabulations, mais également de récits réels reçus comme des fables et décriés par là-même, tant le contenu du texte apparaissait irréel au lecteur de l’époque10. La destinée d’un James Bruce en Abyssinie mérite à ce titre d’être rappelée11. Comme nous l’avons évoqué, l’interpénétration des deux types de récits contribue à brouiller toute tentative efficace de distinction. Le cadre fictif du roman n’exclut pas un certain souci d’exactitude, tout comme le récit dit véridique ne peut se passer d’un degré plus ou moins grand de fictionnalisation de ce réel qu’il entend consigner.
6De la même manière le pacte de lecture référentielle, que l’auteur scelle avec son lecteur et par lequel il lui assure la véracité de ce qu’il raconte, ne saurait non plus être considéré à coup sûr comme élément de distinction entre récit de voyage réel et récit fictif. Nombreuses sont en effet les œuvres de fiction qui ont fait de ce lien particulier entre auteur et lecteur un artifice littéraire visant à présenter leur récit comme authentique. La préface de The Life and Adventures of Robinson Crusoe, en affirmant que « L’éditeur estime qu’il s’agit d’une narration exacte des faits, et qu’il n’y existe aucune apparence de fiction », en est un exemple des plus célèbres12.
7À l’autre bout du spectre, une acception trop large du genre, qui ne retiendrait comme critère constitutif que le motif du déplacement, commun à toutes les œuvres mentionnées, ne saurait non plus convenir car elle nous conduirait rapidement à la conclusion que tout récit est in fine un récit de voyage. C’est ce que semble indiquer Tzvetan Todorov lorsqu’il demande : « Qu’est-ce qui n’est pas un voyage ? Pour peu que l’on donne une extension figurée à ce terme – et on n’a jamais pu se retenir de le faire –, le voyage coïncide avec la vie, ni plus ni moins13 ».
8S’il n’est pas aisé de définir ce qu’est un récit de voyage, on peut sans doute avec plus de facilité dire ce qu’il n’est pas. Jean Viviès, s’appuyant sur Percy G. Adams, dresse une liste de critères visant à délimiter quelque peu notre objet. On y apprend que le récit de voyage ne se limite pas à un récit à la première personne, qu’il n’est pas exclusivement rédigé en prose, qu’il n’est pas exclusivement soumis à l’impératif d’objectivité (la subjectivité serait, elle, l’apanage du roman), qu’il n’est pas une simple somme de notes prises pendant le voyage, mais révèle un véritable souci d’élaboration, et qu’en définitive, il ne saurait être considéré comme de la sous-littérature comme en témoigne le nombre important d’auteurs prestigieux qui s’y sont intéressés14.
9Cette définition élaborée à partir de critères négatifs révèle toute l’impossibilité de cerner de manière catégorique et absolue un objet fuyant et protéiforme dont les frontières floues et poreuses en font un type de récit fourre-tout, capable d’accueillir en son sein les traces de nombreux autres genres, et d’apparaitre en retour et à des degrés divers, dans la plupart des autres formes de littératures, si ce n’est toutes. A Sentimental Journey (1768) de Laurence Sterne apparaît ici comme l’exemple type de cette confusion des genres : ni récit de voyage, ni roman, ou plutôt les deux à la fois, sans qu’il soit toutefois toujours possible de distinguer ce qui relève de l’une et de l’autre de ces catégories.
10Ce qui est en jeu, en définitive, c’est l’existence effective d’un genre narratif qui regrouperait l’ensemble des textes rendant compte d’un itinéraire réel ou imaginaire, rapporté par l’auteur même du voyage ou par une tierce personne à laquelle la narration aurait été confiée, un genre narratif à la définition si large, ou si vague, qu’il serait capable d’intégrer l’immense diversité de la production viatique.
11Mais cette question a un corollaire non moins important, que l’on pourrait formuler de la manière suivante : peut-on mettre tout récit qui évoque un déplacement dans une catégorie dite littéraire ? « La distinction mal assurée entre l’œuvre de grande valeur artistique et le texte documentaire15 », que signale Adrien Pasquali, ne nous amène-t-elle pas vers cette autre question : que faut-il au récit de voyage pour que celui-ci trouve sa place dans le champ littéraire ? Quels critères suffiront ou seront nécessaires pour ériger le récit de voyage en texte littéraire ?
12C’est avec cette double question à l’esprit que nous avons choisi de construire notre étude des journaux de Cook dans le Pacifique. Il nous est apparu clairement qu’étudier les journaux de Cook revenait, dans une certaine mesure, à étudier une série de parcours. Le parcours d’un navire dans l’océan bien sûr, sans lequel il n’y aurait peut-être pas eu de journaux, mais également les parcours personnel et professionnel d’un homme, dont les journaux se font aussi l’écho.
13Parcours professionnel, car avec chaque voyage, avec chaque journal communiqué à l’Amirauté au retour d’une expédition, c’est une promotion dans la carrière de l’officier qui est offerte. Nommé lieutenant de vaisseau (First Lieutenant) peu avant sa première expédition, Cook est à son retour promu capitaine de frégate (Commander), puis capitaine de vaisseau (Post Captain) après le second voyage. Chaque arrivée du navire en Angleterre est synonyme d’avancement hiérarchique potentiel, accordé sur la base des résultats de l’expédition, (en termes de découvertes bien sûr, mais également de gestion du navire et de l’équipage), dont le journal que le capitaine remet à ses supérieurs est le témoignage et le garant.
14Parcours personnel ensuite, car l’expérience que Cook retire de ses dix années passées à voyager dans le Pacifique est immense, notamment dans le domaine de l’écriture qui nous intéresse tout particulièrement ici. Cook ne fait pas partie de la catégorie des gens lettrés qui décident un jour de prendre la mer. Écrire ne fut pas pour lui la concrétisation d’un rêve d’enfance. C’est un marin expérimenté, certes, à qui l’Amirauté offre le commandement de l’Endeavour en juillet 1768, mais un homme à l’éducation modeste, pour lequel tenir un journal quotidien de l’avancée de l’expédition est également un défi. Cependant, voyage après voyage, entrée après entrée, Cook se familiarise avec l’activité d’écriture. Jour après jour, le style se fait plus sûr, le langage plus maîtrisé. Le lecteur mesure aisément l’écart qui sépare ses premières tentatives de décrire ses découvertes ou de noter ses impressions, de ses dernières observations, consignées quelques jours seulement avant sa disparition. Cette expérience de terrain transforme peu à peu l’auteur des journaux. Derrière le navigateur, l’écrivain se révèle progressivement, sans toutefois parvenir à s’imposer tout à fait, faute de temps.
15Ceci nous conduit à envisager un troisième type de parcours qui se déploie en parallèle du précédent : celui du texte de Cook, et de ses évolutions progressives vers une dimension littéraire de plus en plus marquée, de plus en plus assumée, qui se heurte un peu plus à chaque voyage aux exigences d’objectivité et d’apport informationnel qui sont les premières de ses caractéristiques. Tout comme le mouvement qui conduit Cook du statut de navigateur vers celui d’auteur, le texte suit un itinéraire qui se veut parcours de maturation littéraire, et dont chaque manuscrit est un jalon qui en signale les différentes étapes. Cette caractéristique nous permet d’envisager les différents journaux étudiés comme autant de parties constituantes d’un seul et même texte, dont ils constituent les différents paliers, aidés en cela par le fait que ces journaux s’inscrivent dans un cadre identique, le Pacifique, qu’ils ont une forme similaire et qu’ils sont le produit d’un même narrateur d’un bout à l’autre des voyages. C’est également un parcours inachevé que nous étudions, ou pour être plus précis, et si l’on considère l’arrivée d’un texte entre les mains du lecteur comme indice de finition, un parcours qui est prolongé par d’autres au xviiie siècle et qui se poursuit jusque dans les années 1950, lorsque le texte de Cook parvient, enfin, serions-nous tenté d’écrire, dans les mains du lecteur tel qu’il fut conçu, près de deux siècles après avoir vu le jour.
16La notion de parcours renvoie à celle de discours. La critique littéraire a souligné combien ce qui est donné à lire et à étudier ne nous parvenait que sous forme de construction langagière. En d’autres termes, c’est un parcours reconstruit par le discours qui le prend pour objet qu’il nous est donné d’examiner. Qui plus est, comme l’a montré Jean Viviès, ce discours ne saurait se résumer à l’enregistrement a posteriori d’un parcours qui lui serait totalement extérieur et le précèderait, et que le langage se chargerait simplement de capturer et de transmettre. En choisissant de sélectionner et d’organiser à sa guise les éléments du réel auxquels il est confronté, le langage invente en quelque sorte le voyage que nous lisons et en définit les instants de départ et d’arrivée, les moments dignes d’être révélés, ainsi que les différentes péripéties16. Ainsi, les trois journaux de Cook commencent tous avant le départ des navires, et dans le cas du troisième voyage, le texte prend fin un mois environ avant la disparition de Cook.
17Cette réflexion qui vise à questionner la relation qu’entretient le texte avec son référent conduit également à interroger le lien qui unit ce texte avec les textes qui le précèdent et qui en partagent le référent, notamment dans le débat d’idées sur le Bon Sauvage, auquel Cook apporte sa contribution. De la même manière, nous avons cherché à cerner la place du texte de Cook dans cet ensemble plus grand de textes classés dans la littérature de voyage, ainsi qu’à questionner le rapport que noue ce texte avec une norme de récits déjà longuement éprouvée par de nombreuses œuvres, en Angleterre comme ailleurs.
18C’est avec ces quelques questions à l’esprit que nous avons ainsi choisi de construire notre étude en cinq parties. Il nous a semblé nécessaire dans un premier temps de préciser l’arrière-plan historique, géographique et biographique dans lequel s’inscrit notre objet d’étude. Pas plus que ses voyages, les journaux de Cook ne surgissent en effet dans un vide informationnel complet, comme une page blanche dans l’histoire de l’humanité et dans l’histoire personnelle de leur auteur, qui n’aurait attendu que d’être remplie par ses notes de voyage.
19Ainsi, au moment où débute sa première expédition, Cook n’est pas tout à fait inconnu de ses contemporains. Officier méritant, ayant servi notamment en Amérique du Nord lors de la Guerre de Sept Ans, il a su attirer l’attention de ses supérieurs au sein de l’Amirauté, qui ont choisi de lui confier cette mission d’exploration. C’est à ce moment que se mettent en place les nombreux ingrédients qui vont faire de l’homme un mythe dès les années 1780, et dont nous avons également souhaité évoquer quelques-unes des caractéristiques et des manifestations. Pourtant, si la décision de l’Amirauté semble aujourd’hui incontestable, il faut garder à l’esprit que Cook n’était alors pas le seul navigateur capable d’accomplir une telle mission. Nombreux étaient les prétendants, et comme souvent dans la destinée des grands hommes, sa nomination fut le fruit d’un concours de circonstances qui auraient pu tout aussi bien se prononcer en faveur d’un autre officier de la Royal Navy.
20De la même manière, dans la seconde moitié du xviiie siècle, le Pacifique est en grande partie connue des Européens. Les dizaines de navigateurs qui s’y sont aventurés depuis le xvie siècle ont contribué à en délimiter les contours, à en dessiner la silhouette et à lui faire une place sur les cartes du globe. Ce n’est plus une région simplement construite à partir d’hypothèses livresques, tant classiques que bibliques, que Cook pénètre, mais un monde réel que ses prédécesseurs ont fait en partie découvrir à leurs contemporains restés en Europe. Beaucoup reste cependant à faire, et d’importantes zones du Pacifique sont encore à explorer. Jusqu’à Cook, l’océan demeure en outre le lieu probable du mythique continent austral que des générations entières de navigateurs se sont efforcés de localiser.
21Le nombre important de manuscrits qui composent notre corpus d’étude a nécessité aussi que l’on effectue d’abord un survol général afin d’en souligner le schéma de composition interne, ainsi que les caractéristiques de la langue que Cook avait utilisée. Notre choix de considérer les différents manuscrits produits à chaque voyage comme autant de parties d’un ensemble plus grand, nous fait instinctivement conclure à une grande similitude dans le fonctionnement de ces différents textes, mais n’exclut pas certaines spécificités que nous avons estimé de notre devoir de mettre en lumière, qu’il s’agisse de textes issus d’un même voyage ou de textes appartenant à des voyages différents.
22La distinction que la critique établit traditionnellement entre carnet de bord et journal de voyage n’est pas opérante dans le cas des écrits de Cook. Le carnet de bord est un document officiel dans lequel sont consignées des informations précises donnant la position du navire jour après jour, la distance parcourue depuis la dernière entrée, les conditions météorologiques dans lesquelles cette distance a été effectuée, ainsi qu’un certain nombre d’éléments de la vie à bord du navire, comme les incidents, les punitions, les décès. Le journal contient lui, des informations plus personnelles qu’on ne s’attend pas à voir dans un carnet de bord. Ils portent la marque de celui qui les rédige, alors que le carnet de bord est un document au ton neutre, dans lequel la personnalité de l’officier ne saurait avoir de place. Les journaux de Cook présentent simultanément les deux aspects et mêlent à la fois données techniques et impressions personnelles, même si la présence de l’un et l’autre de ces aspects évolue au fur et à mesure des voyages et des journaux. Ce sont ces considérations qui font l’objet de notre seconde partie.
23Nos deux parties suivantes sont consacrées à ce qui constitue le cœur de tout récit de voyage : l’existence de deux bornes entre lesquelles le texte trouve sa place, entre d’un côté la littéralité qui met en avant l’aspect essentiellement référentiel et documentaire du récit, et de l’autre, la littérarité qui trahit une élaboration plus rhétorique, proche des textes de fiction. Nous avons donc cherché à situer le texte de Cook sur cette ligne et à en mesurer la capacité à glisser de l’une à l’autre de ces bornes. La nature même de ses voyages, des missions officielles commandées par l’Amirauté, nous conduit instinctivement à imaginer un texte à la visée plus littérale que littéraire. À bien des égards, le texte de Cook se veut reflet du réel exotique qu’il est allé chercher dans le Pacifique, reflet qui exclut a priori au moins l’un des deux grands critères de la littérarité énoncés par Gérard Genette : la fictionnalité, et qui ne laisse que peu de place pour le second : la dimension poétique de l’écriture17. Ni dans son style, ni dans son contenu, le texte de Cook ne semble remplir les conditions d’éligibilité à un statut littéraire, telles que nous les entendons traditionnellement. Mais l’examen des journaux révèle cependant un fonctionnement plus complexe, qui déplace en permanence le récit entre ces deux pôles sans qu’il ne puisse basculer toutefois totalement ni vers l’un, ni vers l’autre. Si comme nous l’avons indiqué, ce déplacement se fait vers toujours plus de littérarité, il n’exclut pas que le texte contienne un fort aspect documentaire mis en avant jusqu’aux dernières entrées, ni une dimension rhétorique observable dès les premières pages rédigées au premier voyage. C’est cette tension permanente entre littéral et littéraire telle qu’elle se manifeste dans le texte qui occupe donc nos troisième et quatrième parties.
24Enfin, la dernière partie s’attache à l’ultime étape du parcours : la publication des journaux de Cook au xviiie siècle. L’idée même que le récit de l’expédition ait été mis en forme et préparé pour la publication par des personnes n’ayant pas pris part à l’expédition nous amène naturellement à questionner les orientations de cette réécriture. Nous nous sommes donc interrogés sur les écarts qui existaient entre le texte d’origine (celui du journal) et la version publiée sous l’égide de l’Amirauté et servi au lectorat de l’époque.
25En matière de récits de voyage, la plupart des études porte généralement sur les versions officielles de ces textes, rarement sur les journaux qui en sont à l’origine. Or, l’examen de ces journaux en parallèle des relations publiées fait souvent apparaître un certain nombre de différences qui laissent à penser que la version du récit parvenue jusqu’au public ne reflète pas fidèlement l’expérience vécue et décrite par le voyageur. Cette publication est le fruit d’une élaboration littéraire qui obéit à d’autres injonctions que le simple compte rendu d’une expérience, en prenant notamment en considération l’horizon d’attente d’un lectorat parfois moins intéressé par le déroulement quotidien du voyage dans ses moindres détails, que par ses moments forts, ou du moins estimés tels par l’auteur. Cette élaboration, déjà présente au niveau de la composition même du journal, est ici exacerbée et semble prendre le pas sur la transcription neutre et objective de l’expérience viatique. Dans le cas des journaux de Cook, la présence de littérateurs externes à l’expédition donne à cette caractéristique une dimension supplémentaire qu’il nous a semblé utile d’évoquer, car elle contraint à se demander dans quelle mesure ce qui nous est donné à lire correspond à ce qui a été conçu à l’origine, et à interroger la finalité de la préparation du texte pour la publication.
Notes de bas de page
1 P. Edwards, The Story of the Voyage. Sea-Narratives in Eighteenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 2.
2 A. A. Cooper, 3rd Earl of Shaftesbury, Soliloquy : or, Advice to an Author, London, 1710, p. 178.
3 R. Steele, The Tatler, 254 (21-23 novembre 1710), cité par Neil Rennie, Far-Fetched Facts. The Literature of Travel and the Idea of the South Seas, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 58.
4 J. Zug, ed., The Last Voyage of Captain Cook. The Collected Writing of John Ledyard, Washington D.C., National Geographic Society, 2005, p. 2. Citons également le paragraphe qui ouvre le récit d’Anders Sparrman, le botaniste suédois qui prit part à la seconde expédition de Cook : « Les relations de voyages maritimes et terrestres ont de tous temps, depuis l’invention des lettres, reçu l’approbation du public. Mais peut-être n’en a t-il jamais été autant qu’aujourd’hui : ce type d’ouvrages est acheté et lu avec avidité, spécialement sur cette île, non seulement par les érudits et les gens de la bonne société, mais également par les rustres et les illettrés » (À Voyage to the Cape of Good Hope, towards the Antarctic Polar Circle, and round the World : but chiefly into the Country of the Hottentots and Caffres, from the Year 1772, to 1776. By Andrew Sparrman, M.D., […] Translated from the Swedish Original, vol. I, Preface. London, 1785, p. iii).
5 A. Montandon, Le Roman au xviiie siècle en Europe, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 62.
6 P. Hulme & T. Youngs, The Cambridge Companion to Travel Writing, op. cit., p. 6.
7 J. Viviès, Le Récit de voyage en Angleterre au xviiie siècle. De l’Inventaire à l’invention, Interlangues littératures, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999, p. 40. Pour Paul Fussell, « L’époque regorge de héros-voyageurs pris dans des intrigues itinérantes, tels que Joseph Andrews et Tom Jones de Fielding, Roderick Random, Humphrey Clinker et Mathew Bramble de Smollett, ainsi que d’innombrables autres avatars du picaro continental » (P. Fussell, ed., The Norton Book of Travel, New York, London, W. W. Norton & Company, 1987, p. 129).
8 P. G. Adams, Travelers and Travel Liars, 1660-1800, New York, Dover Publications, Inc., (1962) 1980, p. 1-18.
9 O. Gannier, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 5.
10 Le cas le plus célèbre reste sans doute The Travels of Sir John Mandeville au xive siècle.
11 Après un premier accueil plutôt favorable dans les cercles littéraires et journalistiques londoniens, le récit des explorations de James Bruce dans la corne de l’Afrique fut ensuite rapidement rejeté et son auteur raillé, en raison notamment d’un contenu informationnel jugé par trop extravagant. Bruce y mentionnait, par exemple, la coutume abyssinienne qui consistait à se nourrir de morceaux de viande crue, découpés sur l’animal encore vivant, le plus prisé des bouchers étant celui qui était capable d’effectuer cette opération le plus longtemps possible sans tuer l’animal. Voir Percy G. Adams, op. cit., p. 210-222.
12 D. Defoe, The Life and Adventures of Robinson Crusoe (1719), London, Penguin Books, 1985, p. 25.
13 T. Todorov, Les Morales de l’Histoire, Paris, Grasset, 1991, p. 119.
14 J. Viviès, op. cit., p. 150-151.
15 A. Pasquali, Le Tour des horizons. Critique et récits de voyages, Paris, Klincksieck, 1994, p. 41.
16 J. Viviès, op. cit., p. 164-166.
17 G. Genette, Fiction et Diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 2004, p. 91-118.
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