Traduction des œuvres théâtrales
Son rôle dans la diffusion du quốc ngữ au début du XXe siècle
p. 47-60
Texte intégral
1L’adoption du quốc ngữ comme écriture obligatoire dans l’administration et dans l’enseignement a reçu différentes réactions de la part des intellectuels vietnamiens. Des lettrés de formation traditionnelle n’y voyaient que des inconvénients. D’une part, c’est toute la formation confucéenne qui disparaissait, d’autre part, la mise en place de cette écriture romanisée devait favoriser la politique de la colonisation française.
2Or, certains intellectuels, souvent issus de la formation moderne, bien qu’encore peu nombreux, ont vu plutôt, dans cette politique, les avantages du quốc ngữ pour l’évolution socio-culturelle de la société. Si l’administration s’est occupée de l’enseigner à l’école, ces intellectuels ont cherché à diffuser cette écriture au sein de la population. La littérature leur fournissait un moyen efficace dans cette entreprise. D’anciennes œuvres connues avaient été transcrites dans cette écriture. Plusieurs intellectuels, tels que Nguyễn Văn Vĩnh et Phạm Quỳnh, ont trouvé dans la littérature française des sources inépuisables pour enrichir la littérature vietnamienne et aussi pour encourager la population dans l’apprentissage du quốc ngữ.
3Le 4 août 1907, Nguyễn Văn Vĩnh crée le Hội dịch sách (Société de traduction) pour tenter de transmettre de belles œuvres littéraires à la société vietnamienne. Ses traductions sont publiées d’abord dans les périodiques Đông Dương tạp chí et Trung Bắc tân văn, puis, à partir de 1916, dans la bibliothèque franco-annamite de vulgarisation « Phổ thông giáo khoa thư xã » de François-Henri Schneider, avant d’être recueillies dans la collection « Âu Tây tư tưởng » (La Pensée de l’Occident, 1928-1936) soutenue par la Résidence supérieure au Tonkin. Le théâtre, ou plutôt la traduction des pièces théâtrales des auteurs français, a fait partie de cette tentative. Le 25 avril 1920, à l’occasion de la création de l’association Khai trí tiến đức, il était le premier à mettre en scène Le Malade imaginaire (Người bệnh tưởng) de Molière, dont il est le traducteur. Une nouvelle forme littéraire et un nouveau mode de distraction sont ainsi introduits au Vietnam pour demeurer et être appréciés jusqu’à nos jours.
Avantages du quốc ngữ dans l’œuvre de la colonisation
4Les gouvernements de Paul Doumer (1897-1902) et de Paul Beau (1902-1908) amorcent la modernisation de l’enseignement national qui est mis en œuvre en fonction de la particularité de chaque pays de l’Union indochinoise. Au Tonkin, la question de la diffusion du quốc ngữ est poursuivie parallèlement à l’introduction du système de l’enseignement franco-indigène qui connaît un grand succès en Cochinchine. Deux raisons principales peuvent expliquer cette décision : il s’agit d’abord de la facilité de cette écriture romanisée, ainsi que le fait d’obtenir en deux ou trois mois des résultats attendus durant quinze à vingt ans d’étude des caractères chinois ; ensuite, il s’agit d’une question de stratégie. Il faut séparer le Vietnam de l’influence chinoise pour accélérer le processus d’occidentalisation :
[…] la tradition chinoise [est] encore trop en honneur dans ce pays. C’est une pierre de plus à l’édifice que nous constituons pour l’affermissement d’une plus longue durée de notre domination en Extrême-Orient. La trace de notre passage restera lapidaire, indélébile1.
Dans l’administration, dès juin 1910, le Résident supérieur au Tonkin, Jules Simoni, décide que tous les actes officiels doivent être transcrits en quốc ngữ2. Cette décision rend ainsi obligatoire la maîtrise du quốc ngữ aux mandarins et employés des bureaux des mandarins provinciaux. Au bout d’un an, tous les employés des mandarins qui ne sont pas parvenus à lire et à écrire couramment le quốc ngữ sont privés d’avancement. L’officialisation du quốc ngữ n’apporte aux autorités coloniales que des avantages. En effet, cette transcription phonétique permet à tous de communiquer directement avec l’administration et de prendre connaissance facilement de toutes les pièces officielles ainsi que des décisions émanant de l’autorité. D’ailleurs, le quốc ngữ est appelé à rendre de grands services pour la vulgarisation des connaissances scientifiques indispensables dans la vie moderne, en permettant à tous de lire les nouveaux manuels de sciences sans connaître les caractères3.
5Le quốc ngữ est plus largement diffusable, jusqu’aux classes défavorisées, à partir des premières années du xxe siècle puisque la formation traditionnelle en caractères chinois perd peu à peu sa place. Celle-ci disparaît du système d’enseignement du Tonkin en 1915 et de l’Annam en 1919 par la suppression des concours triennaux. Des lettrés modernistes constatent aussitôt les avantages de cette écriture pour leur œuvre de rénovation du pays. Ensuite, les nouvelles générations se lancent volontiers dans l’étude du quốc ngữ. Ce tournant doit, d’une part, au changement de l’esprit de la population et, d’autre part, à l’acceptation des carrières libérales, industrielles ou commerciales au sein de la société.
6Nguyễn Văn Vĩnh fait partie de la première génération d’intellectuels modernistes. La vie du jeune fonctionnaire connaît un grand tournant après son voyage en France à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1906 à Marseille. Il découvre avec surprise la grandeur et le style moderne du journal Le Petit marseillais et de quelques grands titres parisiens dont il visiste les locaux. À son retour, le jeune interprète ambitieux ne rêve que d’introduire des connaissances modernes au Vietnam. Il abandonne sans regret une carrière prometteuse dans l’administration pour s’investir dans l’imprimerie et l’édition qui deviennent pour lui, avec le quốc ngữ, des moyens indispensables. Selon lui, cette écriture permet de transmettre de manière permanente et identique les connaissances entre générations. Il s’agit du chemin le plus court pour parvenir aux connaissances modernes.
7En mars 1907, Nguyễn Văn Vĩnh saisit l’occasion au terme du contrat de l’administration avec l’imprimeur F. H. Schneider pour transformer le journal officiel Đại-nam đồng-văn nhật-báo4, désormais intitulé Đăng-cổ tùng-báo, en organe d’expression des partisans de la modernisation. Le nouveau rédacteur en chef est libre de s’exprimer sur des sujets qui lui tiennent à cœur, en quốc ngữ bien évidemment, dont la question de la diffusion de cette écriture. Il souligne son importance en ces termes :
8Cela fait déjà presque un demi-siècle que le quốc-ngữ existe, il est pourtant peu utilisé, car la littérature suit toujours les règles classiques en employant les caractères chinois. Heureusement le Gouvernement du Protectorat a l’idée d’utiliser le quốc-ngữ comme écriture nationale. […] Il est conseillé d’apprendre les caractères chinois, mais il faut d’abord maîtriser ceux de notre écriture nationale. […] Quiconque a du talent pour écrire un livre ou une œuvre littéraire, doit le faire en quốc-ngữ. Quand on a de bons livres, le langage populaire devient ainsi intéressant5.
Six ans plus tard, en 1913, sa vocation pour le quốc ngữ reste toujours intacte. La maîtrise de cette écriture devient indiscutable et tellement importante que Nguyễn Văn Vĩnh la tient pour « la question de vie ou de mort » du pays.
Œuvre de diffusion du quốc ngữ par Nguyễn Văn Vĩnh
9La maîtrise du quốc ngữ permet l’accès rapide aux nouvelles connaissances et Nguyễn Văn Vĩnh en a conscience. Chaque fois que l’administration lui confie un projet de propagande dans son intérêt, cet intellectuel réussit à obtenir quelques modifications au profit de sa propre campagne. C’est une sorte de rebelle qui exige l’application des valeurs démocratiques dans le territoire indochinois. Il sait saisir toutes les occasions et tous les moyens qui se présentent à lui pour mener à bien son œuvre de diffusion du quốc ngữ.
Moyens parmi lesquels il faut d’abord mentionner la presse qui est la passion de Nguyễn Văn Vĩnh et l’instrument adéquat pour ses travaux. Il en fait une tribune d’expression mais aussi un champ d’expérimentation de la capacité littéraire du quốc ngữ. Il le peaufine et le généralise dans les journaux dont il est le rédacteur en chef, d’abord dans Đăng cổ tùng báo (1907), puis dans Đông Dương tạp chí (La Revue indochinoise, 1913-1919) et Trung Bắc tân văn (Nouvelles du Centre et du Nord, 1916-1945).
10Les cours de quốc ngữ constituent le second travail de Nguyễn Văn Vĩnh. Après son retour de France, il participe avec zèle aux activités d’enseignement et de conférence de l’école Đông Kinh Nghĩa thục (L’école Đông Kinh pour la juste cause, mars-novembre 1907)6. Pourtant, ses démarches s’opposent bientôt aux attentes du gouvernement colonial. D’abord, la conception des manuels d’enseignement de l’école constitue, à ses yeux, un grand danger. Ensuite, les autorités sont informées que les formateurs « ont profité de certaines réunions périodiques autorisées par la Résidence pour donner des conférences clandestines anti-françaises ou se livrent à une active propagande contre elles7 ».
11En même temps, Nguyễn Văn Vĩnh participe aussi au Hội Trí Tri8 (Société d’Enseignement Mutuel du Tonkin, 1892-1945) dans le cadre de laquelle il prend l’initiative de créer, le 4 août 1907, la Société de traduction dont l’objectif est la traduction des œuvres françaises et chinoises. Il s’agit d’ailleurs du troisième travail de Nguyễn Văn Vĩnh dans l’œuvre de diffusion de la pensée occidentale et des ouvrages des grands auteurs classiques. En effet, la traduction joue un rôle important pendant cette période d’avant-garde. Elle aide d’abord à perfectionner le quốc ngữ pour rendre la langue vietnamienne plus fluide et plus harmonieuse. Elle permet d’ailleurs de découvrir et d’accéder aux différents genres littéraires qui peuvent servir de modèles à la littérature vietnamienne au lieu de rester restreinte aux règles poétiques chinoises de l’époque des Tang.
12Nguyễn Văn Vĩnh a conscience de l’urgence et de l’utilité de cette œuvre, car, d’après lui, on doit tôt ou tard faire appel à la traduction. Il comprend également qu’il s’agit d’un travail collectif. Ainsi demande-t-il la contribution de tous les intellectuels ayant la même idée9. La Société de traduction ne néglige aucun domaine dans son programme de travail. Nguyễn Văn Vĩnh met l’accent sur la traduction des savoirs modernes occidentaux, tels que l’ingénierie, la chimie, les mathématiques, la mécanique, le commerce, etc. Sont ajoutées également la traduction littéraire et la traduction des livres canoniques et classiques considérés comme les bases solides de la culture, les us et coutumes traditionnelles10.
13Dans son discours d’inauguration prononcé le 4 août 1907, il insiste sur le rôle de ce travail pour développer les connaissances des Vietnamiens alors que personne n’est capable de faire des livres en vietnamien à cette époque-là. Il fait appel à « ceux qui sont capables de lire de bons ouvrages étrangers, devraient les traduire au fur et à mesure en vietnamien. Quand on lit, même si l’on ne comprend pas tout, on saisira les généralités11 ». Quant à sa méthode, Nguyễn Văn Vĩnh ne s’entête pas dans la traduction exacte, mot à mot. Il évoque plutôt le sens de la phrase en empruntant un langage simple, proche du parler quotidien pour expliquer des termes étrangers. Il prévoit déjà que sa traduction sera critiquée par les générations postérieures. Pourtant, il reste positif parce que sa génération sert de modèle à ses successeurs.
14Dans un premier temps, Nguyễn Văn Vĩnh choisit de traduire des essais de Rousseau (Du contrat social), Montesquieu (L’Esprit des lois) et Helvétius (Le Traité de l’esprit) qui, trop compliqués, ne sont pas au niveau de toute la population. Il se réoriente vers la traduction des œuvres littéraires, plus populaires et plus faciles à comprendre, pour élargir au maximum le nombre de lecteurs. Son œuvre est importante, comprenant notamment les traductions en quốc ngữ des ouvrages suivants : Les Fables de La Fontaine (44 fables), Les Contes de Perrault, Les Vies parallèles des hommes illustres de la Grèce et de Rome (Plutarque), Gil Blas de Santillane (Lesage), Les Voyages de Gulliver (J. Swift), Les Aventures de Télémaque (Fénelon), Les Trois mousquetaires (Alexandre Dumas), Manon Lescaut (Abbé Prévost), La Peau de chagrin (Balzac), Les Misérables (Victor Hugo), Rabelais (Emile Vayrac), Le Parfum des humanités (Emile Vayrac), quatre comédies de Molière : Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme, L’Avare, Tartuffe, et Turcaret (Lesage). Il est nécesssaire de mentionner également une traduction en français de Kim Vân Kiều, publié d’abord dans Đông Dương tạp chí et L’Annam nouveau avant de paraître en livre, et deux traductions du chinois en français, Tiền Xích Bích et Hậu Xích Bích, publiées dans Đông Dương tạp chí.
15Toutes ses traductions sont d’abord publiées dans Đông Dương tạp chí (1913- 1919) et quelques-unes (Les Misérables) dans Trung Bắc tân văn. Plusieurs traductions sont regroupées plus tard dans « Phổ-thông giáo-khoa thư-xã » (La Bibliothèque franco-annamite de Vulgarisation), édité à partir de 1916, à Saigon, sous la direction de François-Henri Schneider pour promouvoir l’enseignement. Cette bibliothèque contient huit groupes différents12, dont le groupe III est réservé à la littérature des auteurs vietnamiens anciens et modernes, des auteurs français, chinois, étrangers, grecs et latins. Dans ce groupe, Nguyễn Văn Vĩnh publie ses traductions d’œuvres littéraires populaires françaises : Thơ La Fontaine diễn nôm (Les Fables de la Fontaine), Chuyện trẻ con của Perrault tiên-sanh diễn nôm (Les Contes de Perrault), Télémaque phiêu lưu ký (Les Aventures de Télémaque), Chàng Gil Blax xứ Xăngtizan (Gil Blas de Santillane), Gulliver du ký (Le Voyage de Gulliver), etc.
16Ses œuvres sont recueillies dans la collection bi-mensuelle « Âu Tây tư tưởng » (La Pensée de l’Occident, 1928-1936), créée à l’initiative du Résident supérieur au Tonkin, René Robin. Cette bibliothèque a pour but de propager la culture et la littérature françaises. Nguyễn Văn Vĩnh la dirige en tant que co-fondateur scientifique et traducteur principal avec Emile Vayrac, directeur de l’École de formation des mandarins (Trường Sĩ hoạn). Ainsi, beaucoup de traductions éditées dans la Bibliothèque franco-annamite de Vulgarisation de Schneider, notamment celles publiées dans Đông Dương tạp chí, sont, elles aussi, publiées dans cette collection pour une diffusion large au Tonkin. Celle-ci contient trois séries : la série A (couverture crème) réservée aux œuvres classiques, antiques ou modernes ; la série B (couverture rouge) aux œuvres populaires françaises ou étrangères et la série C (couverture verte) aux ouvrages didactiques et aux livres de vulgarisation. À part les traductions déjà publiées dans la Bibliothèque franco-annamite de Vulgarisation, la série A publie également quatre comédies de Molière, Người bệnh tưởng (Le Malade imaginaire), Trưởng giả học làm sang (Le Bourgeois gentilhomme), Người biển lận (L’Avare) et Giả đạo đức (Tartuffe), traduites par Nguyễn Văn Vĩnh.
Traduction des pièces théâtrales pour la promotion du quốc ngữ
17Passionné de théâtre français, Nguyễn Văn Vĩnh y trouve aussi un moyen efficace pour la promotion du quốc ngữ. Le théâtre parlé est jusque-là inédit en Indochine où le théâtre chanté (tuồng, chèo et cải lương), omniprésent, commence à être abandonné par la jeune génération. Quand Nguyễn Văn Vĩnh traduit les comédies de Molière, il est immédiatement séduit par les œuvres de ce grand auteur. Il comprend que ses œuvres classiques, à la fois comiques et morales, seront ouvertement accueillies par le public.
18Dans un article intitulé « Nghề diễn kịch bên Đại Pháp » de Đông Dương tạp chí13, il compare les théâtres français et vietnamien pour que le lecteur ait une idée de ce nouveau genre artistique qu’il rêve de développer au Vietnam. Il explique que :
le théâtre vietnamien emprunte la décoration, la musique et l’expression pour évoquer le passé ou exhiber des modèles de fidélité qu’on imite ou bien pour critiquer des méchants qu’on évite de suivre. Ce style approximatif consiste à évoquer ce qui s’est passé et non pas décrire en détail et au plus proche de la réalité. […] Le théâtre français est très différent… L’objectif de cet art est d’exposer la beauté du tempérament de l’être humain et son comportement dans la collectivité… Cet art emprunte plusieurs autres arts pour montrer aux spectateurs ce que l’acteur voit, entend ou bien pour leur faire sentir que la scène imaginaire se déroule comme dans le monde réel. Il faut à la fois avoir recours à la littérature pour le dialogue, à la musique et la danse pour exprimer les différents degrés sentimentaux, à la peinture et la sculpture pour les décors14.
Sa passion et ses efforts sont récompensés par le succès aussi éclatant que mérité du premier spectacle du Malade imaginaire au Théâtre municipal de Hanoi, le 25 avril 1920. Le rédacteur en chef de la revue Nam Phong, Phạm Quỳnh, juge que cette date deviendra un jour mémorable dans l’histoire de l’association Khai trí tiến đức (Association pour la formation intellectuelle et morale des Annamites, AFIMA), dans l’histoire du théâtre et de la littérature vietnamienne15. Les compliments et les critiques positives ne tardent pas à apparaître dans la presse. La Revue indochinoise félicite le choix pertinent de Nguyễn Văn Vĩnh, qui s’est porté sur Molière16. En effet, le traducteur comprend que Molière est la vraie source du théâtre français le plus moderne. Il se rend compte aussi que le comique est le seul genre qui aura des chances de réussite pour les acteurs contrairement aux auteurs de tragédies.
19Le choix de la pièce Le Malade imaginaire reflète aussi son intuition des circonstances. À l’époque où le Tonkin vient de commencer à sortir de l’enseignement traditionnel et que la liberté d’expression se manifeste progressivement, les lecteurs et spectateurs vietnamiens trouvent dans cette adaptation toutes les questions de morale et d’éducation auxquelles ils sont attachés. Nguyễn Văn Vĩnh sait faire entrer avec habilité, sans choquer le public, les idées occidentales par un langage populaire. Ce génie de la traduction est admiré dans les lignes du journal France-Indochine. L’adaptateur « a réussi si pleinement ce tour de force de mettre le chef-d’œuvre de Molière en annamite tout en conservant de la pièce ce qu’elle contient de très fine psychologie qui nous semblait si exclusivement française ». D’ailleurs, il n’a pas cédé « à la facile tentation de bourrer le dialogue de mots de la langue écrite et [il a] employé exclusivement la langue parlée, l’annamite populaire. Il n’y a de vivantes que les langues populaires, M. Vinh l’a compris et son adaptation peut être entendue et l’a été, de toutes les classes de la population annamite, des coolies aux plus fins lettrés17 ».
20Nguyễn Văn Vĩnh prévoit que la manière de traduire de son époque pourra être critiquée par la génération suivante. En effet, il est inévitable de commettre des lacunes et emplois maladroits dans une traduction à l’époque où le quốc ngữ nécessite nombre d’améliorations et de perfections. Il accepte de recevoir les critiques comme un signe de progrès de cette écriture romanisée. Le langage vietnamien attire aussi l’attention de Phạm Quỳnh dans son article de Nam Phong18. L’adaptation en vietnamien du Malade imaginaire confirme que le quốc ngữ est bel et bien apte à faire de la littérature et qu’il peut devenir l’écriture nationale. Le rédacteur en chef de Nam Phong partage l’avis de Nguyễn Văn Vĩnh selon lequel cette écriture doit encore être travaillée et soignée pour devenir le véhicule des connaissances et des nouveautés occidentales.
21La soirée donne un succès convaincant. Très surpris, les invités vietnamiens et français ne pensaient pas que les Vietnamiens jouent aussi bien une pièce occidentale et que les acteurs réussissent à exprimer habilement l’esprit de cette pièce19. Le compte rendu de France-Indochine20 qualifie cette adaptation de tentative vraiment originale qui permet de populariser chez les Vietnamiens les chefs-d’œuvre du théâtre classique français. L’interprétation des acteurs surprend les spectateurs :
[Ce] fut une étonnante révélation pour tous les Français qui assistèrent au spectacle. Jamais on ne se serait douté que des Annamites, si intelligents, si vraiment assimilateurs que nous les connaissions, puissent si complètement entrer dans la peau des personnages qu’ils représentaient. Diction impeccable, mémoire exacte du texte, mouvement et jeux scéniques, tout fut parfait et satisfait les plus difficiles. Et les acteurs ont eu à surmonter une difficulté réelle : ils ont joué Le Malade imaginaire dans les costumes des bons bourgeois du Grand Siècle ! D’aucuns prétendaient qu’il aurait mieux valu annamitiser complètement la pièce de Molière en la jouant en costume national21.
Le succès du spectacle influence l’avenir du théâtre et de l’écriture nationale. À partir de ce jour, personne ne doute de la capacité du quốc ngữ, ni dans la presse, ni dans la littérature. Phạm Quỳnh s’intéresse aussi à ce domaine. Il ne se contente pas de s’arrêter aux essais sur le théâtre occidental, tel que « L’histoire du théâtre en France22 », il traduit aussi plusieurs pièces classiques d’auteurs connus et publiés en feuilleton dans sa revue, commençant ainsi par Le Cid (Tuồng Lôi Xích) de Corneille à partir du mois d’août 1920.
22Ce succès n’est pourtant qu’une représentation du théâtre étranger. Nguyễn Văn Vĩnh, comme Phạm Quỳnh, souhaitent qu’un jour les Vietnamiens puissent écrire et jouer leur propre théâtre en quốc ngữ. En attendant, ils continuent, avec d’autres intellectuels dévoués de l’époque, à peaufiner, améliorer et enrichir le quốc ngữ.
23Leur souhait, comme leur travail inlassable, est récompensé un an après la première représentation du Malade imaginaire quand Vũ Đình Long crée en 1921 sa pièce Chén thuốc độc (La Tasse de poison). Avec cette première œuvre théâtrale, le quốc ngữ passe à une nouvelle phase de son développement. Il sera complété dans les années 1940 où d’autres domaines, comme les sciences, la philosophie et la politique, s’introduisent au Vietnam, d’abord comme toujours par le biais de la traduction, puis par la rédaction purement vietnamienne.
Notes de bas de page
1 ANOM, RST (AF), dossier 34443 : « Rapport en date du 1er août 1904 de Fontaine sur l’enseignement au Tonkin ».
2 Archives nationales du Vietnam, centre no 1, Hanoi, Fonds du service de l’Enseignement au Tonkin, dossier 691 : « Rapport du Résident supérieur au Tonkin au Gouverneur général en date du 7 avril 1910 a.s. de la diffusion du quốc ngữ ».
3 Id. : « Lettre en date du 1er juin 1910 du Résident supérieur aux Résidents, Chefs de province Tonkin a.s. de la diffusion du quốc ngữ ».
4 Vers mi-1891/28-03-1907.
5 Nguyễn Văn Vĩnh. Người An Nam nên viết chữ An Nam (Les Annamites doivent écrire en annamite. Đăng cổ tùng báo, 28 mars 1907, p. 8. Notre traduction.
6 Fondée à Hanoi par des lettrés modernistes, Phan Chu Chinh, Phan Bội Châu, Lương Văn Can, Tăng Bạt Hổ, etc., cette école a trois buts principaux : abandonner l’idéologie confucéenne, restaurer les différents domaines de l’économie et favoriser le commerce, enfin introduire de nouvelles connaissances et développer la culture et le quốc ngữ par diverses activités éducatives (traduction, rédaction), par la presse et les campagnes de propagande.
7 Archives nationales du Vietnam, centre no 1, Hanoi. Mairie de Hanoi, dossier 3548 : « Renseignements sur la Société de l’enseignement « Đông Kinh nghĩa thục » dans les provinces du Tonkin, 1907 ».
8 La Société d’Enseignement Mutuel est la société la plus ancienne du Tonkin, fondée le 1er avril 1892, et possède quelques annexes en province : Haiphong, Nam Định, Hải Dương, Phú Thọ, etc. La Société a pour but de diffuser la langue et la culture française, mais dispense également les cours du soir de quốc ngữ. Elle organise également des conférences bi-mensuelles.
9 Đăng Cổ Tùng Báo, no 810, 25 juillet 1907.
10 « Hội Dịch sách », Đăng cổ tùng báo, no 813, 15 août 1907 et no 814, 22 août 1907.
11 Ibid.
12 Groupe I - Livres de classes (Ấu học (Cours enfantin), Tiểu học (Cours élémentaire), Cao đẳng học (Cours moyen) de l’enseignement franco-indigène) ; Groupe II - Vulgarisation proprement dite ; Groupe III - Littérature ; Groupe IV - Technologie ; Groupe V - Ethnographie et Histoire ; Groupe VI - Etude de la civilisation extrême-orientale ; Groupe VII - Étude de la langue annamite ; Groupe VIII - Enseignement du français aux Annamites.
13 Đông Dương tạp chí, no 18 (nouvelle version), cité dans Nguyễn Ngọc Thiện, Nguyễn Thị Kiều Anh, Phạm Hồng Toàn. Tuyển tập phê bình, nghiên cứu văn học Việt Nam (1900-1945) (Recueil de critique littéraire, 1900-1945). Hanoi : NXB Văn học, 1997, p. 74-76.
14 Notre traduction.
15 Lịch sử nghề diễn kịch ở nước Pháp (L’histoire du théâtre en France). Nam Phong, no 35, mai 1920, p. 377-395.
16 Maurice G. Dufresne. Molière chez les Annamites. La Revue indochinoise, no 5-6, mai-juin, 1920.
17 Le Malade imaginaire par une troupe d’artistes amateurs annamites au théâtre municipal. La Tribune indigène, no 291, 4 mai 1920.
18 Làm văn (Faire de la littérature).64
Nam Phong, no 67, janvier 1923, p. 18.
19 Lịch sử nghề diễn kịch ở nước Pháp, op. cit.
20 Le Malade imaginaire par une troupe d’artistes amateurs annamites au théâtre municipal, op. cit.
21 Ibid.
22 Lịch sử nghề diễn kịch ở nước Pháp, op. cit.
Auteur
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Est chercheuse associée à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines. Elle travaille sur l’histoire de l’imprimerie, de l’édition, du livre et de la presse au Vietnam pendant la colonisation, sur les transferts culturels, sur les relations franco-vietnamiennes. Publication : « Le Việt Nam, un pays francophone d’exception : regard sur l’emprise française à l’évolution littéraire et journalistique au Việt Nam (1932-1954) », revue Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, nos 40-41, 2008, numéro intitulé L’Émergence du domaine et du monde francophones (1945-1970), p. 341-350.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015