1 Le roman, on le sait depuis Hegel et Lukàcs, est la forme esthétique des sociétés historiques. Sa narrativité fondamentale mime la temporalité “chaude” — comme dirait Lévi-Strauss — des sociétés historiques. C’est pourquoi dans le roman, le mythe ne peut survivre que dans un registre purement thématique. Il y a une polarité “mythique” du roman. La tentation du Mythe s’exprime surtout dans le désir d’abolir le temps, d’arrêter l’écoulement universel des formes : tentation de l’espace et de la substance contre le temps. Antonio dans le Chant du monde, baigne dans le Mythe par son corps “divin”, mais en tant que Sujet, se retranchant du corps du Mythe par la parole, il est emporté — et construit — par le temps. Il a une histoire, il s’inscrit dans un devenir. Le roman raconte le devenir Antonio d’Antonio. Il ne se contente pas de chanter le corps divin d’Antonio. Et de plus en plus, dans la diachronie de l’œuvre gionienne, le corps perdra ses attributs divins (par participation “mythique” au sur-corps des dieux : cf. Maudru, Panturle, etc.), au profit d’un corps de finitude, travaillé et décomposé par le temps. Par le temps du roman.

2 Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux. Op. cit., p. 129.

3 Cf. Naissance : “Elle avait eu à la fin un Ulysse énervé, mol, lié inexorablement à elle” (I, 6).

4 Voir les analyses de J. Chabot dans “L’Avarice : un divertissement de roi”, Revue des Lettres Modernes, III, 1981, p. 67-124.

5 Nul doute que pour Giono la réalité soit “malade”. De là peut-être l’origine de la tonalité pascalienne de l’œuvre. Sur la maladie humaine et la guérison par l’écriture cf. J. Chabot, “Symptôme et symbole chez Giono” dans Revue des Sciences humaines, “Médecins et littérateurs”, n° 208, octobre-décembre, 1987, p. 183-209.

6 Images et symboles, op. cit., p. 74.

7 Très exactement au sens de Derrida, “circulation à la fois fidèle et violente entre le dedans et le dehors”. Positions, Ed. de Minuit, 1972, p. 15.

8 Souligné par Giono.

9 Cité par Luzius Keller, Piranèse et les romantiques français, Corti, 1966, p. 33-34.

10 Cité par Lucius Keller, p. 33. Keller note à juste titre que la notion de Zwischenraeum suggère à la fois un espace intermédiaire “au sens physique et architectural, et l’espace intermédiaire qui s’étend entre la veille et le sommeil”.

11 “Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même”, Freud, Métapsychologie, Folio / essais, 1986, p. 150.

12 Allemand : Ironisierung. Cf. Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Flammarion, 1986, p. 130.

13 Cité par Walter Benjamin, p. 131.

14 Benjamin, p. 95. La notion de “potentialisation”, Das Potenzieren, caractérise la forme ironique qui s’élève à une connaissance supérieur d’elle-même. Ibid., p. 188.

15 lbid., p. 130.

16 Nous rejoignons les analyses de Jacques Chabot dans son article sur Les âmes fortes, “Un roman à coulisses”, roman 20-50, Université de Lille, 1987.

17 Esthétique, tome II, Flammarion, “Champs”, 1979, p. 348.

18 Sur cette dialectique désenchantement - réenchantement qui, au-delà de Giono, constitue un leitmotiv des Lettres européennes, voir Yves Vadé, L’enchantement littéraire. Écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1990.

19 Gianni Vattimo, Les aventures de la différence, éd. de Minuit, 1985, p. 51.

20 Le terme est de Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, éd. de Minuit, 1979, p. 63 et sq. Pour Lyotard, la modernité culturelle commence avec la critique déligitimante que l’art exerce sur ses propres mythes.

21 Éd. Cros, L’aristocrate et le carnaval des gueux. Études sur le Buscón de Quevedo, Centre d’Études sociologiques UER II, Montpellier, 1975, p. 84.

22 Remo Bodei, “Stratégies d’individuation”, dans Critique, n° 452-453, janvier, février, 1985, p. 129.

23 Sur ce thème, voir Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme , PBP. 1985. d. 55-98.

24 Remo Bodei, op. cit., p. 129.

25 Le thème de la Nekuia est présent dans Noé comme dans toute l’œuvre, surtout à partir de l’épisode de La Thébaïde, p. 734 et sq. Il est associé au motif de l’odeur et de la pourriture. Le passage dans lequel le narrateur dort dans le lit souillé de Mme Donnadieu est une véritable descente aux Enfers.

26 Il y a dans Fragments d’un Paradis, un bel exemple de complétude du Moi, dont l’interprétation psychanalystique serait trop facile : “Il avait définitivement réussi à faire disparaître le monde autour de lui (...). Les étoiles se refermaient soigneusement autour de lui, l’entourant d’un globe total”, (III, 944)

27 De Homère à Machiavel, op. cit., p. 41-44.

28 Nous suivons l’analyse de Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir. De l’esthétique baroque, op. cit., p. 101-102.

29 Cf. p. 861 : “Ces hommes et ces femmes sont comme des colombes. Rien de plus salace, de plus cruel que les colombes”.

30 Cité par Vattimo, Les aventures de la différence, op. cit., p. 113.