Chapitre III. Guerre et fédéralisme (août 1792-été 1793)
p. 55-74
Texte intégral
L’intensification de la guerre et l’exacerbation des conflits internes
1La chute du roi, le 10 août 1792, ne provoque guère de réactions visibles dans l’Hérault. Les élections de l’automne ne modifient pas la physionomie des administrations locales, toujours dominées par des hommes de loi pour le département et des propriétaires fonciers, des fabricants dans le district de Lodève. Des administrateurs, déjà en fonction en 1790 ou 1791, sont réélus ou maintenus, tel Dupin et l’influent Cambon père, au conseil de département. Les principes de cette structure restent les mêmes, centrés sur la libre circulation des marchandises, la défense des propriétés. Mais l’attitude face à la guerre change. À l’inquiétude de l’été succède, à l’automne, la certitude que la victoire est proche grâce à Valmy et à Jemappes. Le conseil affirme que la France peut étendre ses conquêtes. Il donne un rôle messianique à la jeune république : apporter la Liberté à l’Europe1. Il est en adéquation totale avec les hommes forts de la Convention, qui s’engagent à cette époque dans une politique d’expansion (27 décembre 1792 : rattachement de la Savoie). Pour lui, l’étranger ne représente plus un danger, tout comme les contre-révolutionnaires abattus par la déposition de Louis XVI. Des membres de la société politique de Montpellier adoptent un même enthousiasme pour conférer à la France un rôle libérateur :
« Louis Joubert2 partageant les sentiments de l’assemblée, (…) propose de faire une pétition à la Convention Nationale pour solliciter de sa justice que les Français ne quitteront les armes qu’après que la chute de tous les trônes de l’Europe aura assuré à ses nombreux habitants le règne de la liberté (…) [cette proposition est reçue dans] l’enthousiasme. »3
2Mais cet optimisme se heurte aux inquiétudes des villes côtières. Agde et Sète sont persuadées de l’imminence de l’entrée en guerre de l’Espagne. Comme les mois précédents, elles se plaignent de la désorganisation de la frontière. Elles accusent toujours les ministres de la Guerre et de la Marine de les laisser sans défense. La chute de la monarchie n’a rien changé dans leurs incriminations, au contraire de l’administration départementale qui ne conteste plus ces ministres. L’appréciation différente des menaces sur le pays compromet les relations du conseil et des municipalités, voire des districts. En octobre 1792, le département s’indigne, au nom de la liberté du commerce, de « l’arrestation » par la ville d’Agde de navires espagnols pénétrant dans le port4. La majorité des administrations inférieures estime que la probabilité d’une invasion étrangère, combinée à un soulèvement royaliste, n’a jamais été aussi forte. Le conseil réfute cette analyse car il pense que le danger est ailleurs. Ses dénonciations visent désormais le « triumvirat » : Danton, Robespierre, Marat, confondus dans le même opprobre, accusés de projeter une dictature. L’engagement dans la campagne organisée par les « Brissotins » contre les Montagnards est net. Les adresses du conseil de département se focalisent sur « l’Ami du Peuple », décrit sous les traits d’une créature monstrueuse. Le ton devient véhément : « il faut frapper les têtes coupables »5. Le 8 janvier 1793, la levée d’un quatrième bataillon héraultais est décidée, non pas pour défendre les frontières, mais pour « protéger » la Convention des « factieux ». L’Hérault se place dans la mouvance des départements « girondins » qui généralisent ce type d’initiatives, à l’imitation des Marseillais. Un processus commencé dès la naissance de l’administration départementale, en 1790, s’achève. Loin d’être un organe obéissant au pouvoir, l’administration de département a pris une indépendance de fait. Après avoir outrepassé ses prérogatives en organisant des actions communes avec ses homologues et en remettant en cause le pouvoir exécutif, elle finit par s’attribuer des pouvoirs régaliens (la levée de troupes et son financement). Les protestations de certains conventionnels, comme Cambon fils, sont émises en vain.
3Mais l’organisation du quatrième bataillon est un semi-échec, car les précédentes levées ont épuisé les bonnes volontés. Des communautés manifestent leur opposition. Sète, Agde, Bédarieux, affirment qu’il est téméraire de perdre des citoyens nécessaires à la défense locale. Les luttes politiques subissent les aléas de la guerre. Décidé juste avant la levée de 300 000 hommes, le nouveau bataillon est englobé dans celle-ci. Le conseil doit s’y résoudre. Il aggrave son contentieux avec certaines municipalités, en refusant de déduire de la levée de 300 000 soldats les hommes fournis pour le 4e bataillon. Ses membres, autre déconvenue, doivent se séparer, vu la loi qui lève la permanence des conseils généraux de département.
4Les nouvelles levées sont difficiles. La hausse du tarif de la « haute-paye » le prouve. En mars 1793, la société politique de Clermont le porte à 500 livres6. Les communes ne savent plus comment financer le recrutement. Début 1793, le maire Durand calcule que sa municipalité de Montpellier donne plus de 20 000 livres par semaine aux femmes et enfants des volontaires. Les frais d’habillement, armement, équipement, atteignent les 5 à 600 000 livres7. La situation financière devient alarmante pour les communautés modestes. Pour éviter un appesantissement insupportable de la charge fiscale, les communautés doivent se séparer d’une partie de leur patrimoine, ainsi Marsillargues vend un terrain communal8. L’ambiguïté du décret du 24 février 1793, qui ne précise pas les conditions de la levée des 300 000 hommes, embarrasse les autorités. Les divisions internes s’expriment à l’occasion de l’élection des requis, où une partie du village essaye de prendre sa revanche sur l’autre. Des communautés, telle Mauguio, exercent un véritable chantage sur le directoire de département : s’il veut disposer du contingent demandé, il a intérêt à fermer les yeux sur certaines pratiques, comme la désignation des volontaires sur deux familles seulement9. Le tirage au sort est tout aussi épineux, car il rappelle le système abhorré de la milice. À Aumes, les « volontaires » refusent de partir10. Les levées d’hommes suscitent dès lors de grandes angoisses chez les administrateurs qui craignent l’instrumentation des mécontentements par les contre-révolutionnaires. La découverte d’une filière d’enrôlement, en mars 1793, conforte les craintes. Les promesses de royalistes à des jeunes gens (1 000 livres lors de « l’engagement ») inquiètent d’autant plus que des zones difficilement contrôlables sont concernées. Les contre-révolutionnaires sont actifs dans les bourgs situés aux confins du département, sur les voies qui mènent aux réseaux lozériens et ardéchois11.
5La déclaration de guerre au roi d’Espagne, le 7 mars 1793, leur donne de vastes espérances. Dès le déclenchement du conflit, le général Ricardos, bénéficiant d’un rapport de force de 10 pour 1, bouscule les troupes françaises qui manquent de l’essentiel, malgré les plaintes des départements méridionaux. La trahison de Dumouriez suscite une alarme comparable à celle de l’été 1792. Pour « sauver la République en danger », les conseils de département et de district sont à nouveau mis en permanence. Ils effectuent immédiatement l’inventaire des arsenaux, l’armement des gardes nationaux. « Un comité central de surveillance » est organisé. Il prend des mesures répressives contre les déserteurs, les émigrés, les citoyens d’États belligérants, et surtout contre les prêtres réfractaires12. Afin de surmonter les défaillances des municipalités, débordées ou réticentes, les administrations de département et de district envoient des commissaires pour superviser les états des biens des émigrés et les contributions. Au printemps 1793, la généralisation de ces commissaires est parallèle à un mouvement d’ampleur nationale organisé par la Convention.
Les comités civils et militaires
6L’intensification de la guerre concourt à la création de nouvelles structures, liées à l’émergence des représentants en mission. En janvier-avril 1793, trois conventionnels sont chargés d’organiser la défense de la frontière pyrénéenne. Tout est à faire. Laissant ses deux collègues s’affairer à Perpignan, le député Rouyer, ancien maire de Béziers, parcourt l’arrière-pays. Il crée à Montpellier, Béziers, Sète, Narbonne, des « comités civils et militaires »13. Ces comités sont chargés de coordonner l’effort de guerre entre les différentes administrations locales. Leur composition est similaire. Trois membres du district, le maire, le procureur de la commune, des officiers municipaux, le commissaire des guerres, les officiers responsables des troupes stationnés en ville, un ingénieur du génie, constituent celui de Béziers14. Du 26 avril au 1er juillet 1793, le comité civil et militaire de Béziers tient une séance par jour, y compris le dimanche. La tâche est lourde, car les hommes qui le composent assument déjà des fonctions prenantes. Comme son homologue narbonnais, le comité bitterois survit au remplacement de Rouyer. Ce « conseil de guerre du district de Béziers », comme il se présente lui-même, se rend indispensable. Il s’occupe des levées d’hommes, notamment du transfert des nouvelles recrues vers leur régiment. Il se prononce sur des exemptions et des remplacements. Il consacre beaucoup de son énergie aux charrois militaires dont l’inefficacité est un problème insoluble, avec des agents peu consciencieux, un manque de matériel. Avec les autres administrations, le comité s’inquiète de la surveillance des côtes. Il organise l’habillement et l’équipement des soldats. Il crée dans le ci-devant évêché un atelier qui produit, en juin, 300 000 cartouches. Il s’occupe de toute la chaîne de fabrication de ces munitions, de l’achat des matières premières à l’expédition. Il est un fondement essentiel de l’effort de guerre car il assure une continuité dans l’action qui fait défaut à l’armée des Pyrénées-Orientales, confrontée à une succession des représentants en mission et à une valse des généraux. Il participe au phénomène grandissant d’autonomie des autorités locales face au pouvoir central, même s’il n’y a pas d’unité de vue entre ses membres, divisés entre « Girondins » et Montagnards. Pour comprendre l’ampleur de sa tâche, il faut rappeler que l’État s’est peu préoccupé de la défense du Roussillon. L’armée de ligne est quasiment absente. Ce sont des bataillons de volontaires nationaux des « départements du Midi » qui forment l’essentiel de l’armée des Pyrénées-Orientales. Les administrateurs locaux tiennent à bout de bras l’effort de guerre. Ils sont parfois secondés par des investisseurs.
La Course à Sète
7Les premiers succès de l’automne 1792 ont fait naître des espoirs d’expansion. Certains rêvent de conquêtes qui accroîtraient la puissance économique du pays. Ils conservent ces espérances, même dans les moments difficiles pour l’armée :
« Le citoyen curé de Saint Drezery, commandant le bataillon de Restinclières, avant de faire ses adieux à la société pour voler à la défense de la Patrie a présenté une adresse à la Convention dans laquelle il démontre les avantages qu’il y avait à pousser nos conquêtes sur les Espagnols jusques à la province de Ségovie afin de nous rendre les maîtres des belles laines qu’on y recueille et pouvoir par là alimenter nos manufactures sans recourir aux puissances étrangères. »15
8Les entreprises traditionnelles de l’état de guerre réapparaissent. La Convention autorise la Course. Les corsaires sont placés sous la surveillance des districts qui octroient des lettres de marque, pour trois mois. Dans un Hérault peu maritime, la Course est modeste par rapport aux grands ports atlantiques. Elle ne concerne que Sète, où, de février à juillet 1793, cinq lettres de marque sont délivrées pour quatre bateaux. La taille des navires est très diverse : le département de l’Hérault a 210 tonneaux, l’épervier 80, le district de Montpellier 50, et le Sètois 10 seulement. Les effectifs correspondent à ces différences, allant de 98 à 23 hommes. Les canons, peu nombreux, (de quatorze à quatre), attestent de la médiocrité de la plupart des navires. Point de hauts faits d’armes dans ces entreprises qui sont des opérations financières avec leurs risques et leurs bénéfices. L’affrontement direct, coûteux en hommes et en matériel, doit être évité. La tactique des corsaires sétois est d’attaquer des embarcations d’un gabarit inférieur au leur, seule chance de mettre la main sur une cargaison. Le monde de la Course, à Sète, est entre les mains du même groupe d’investisseurs, compagnies de négociants et d’armateurs du port et de Montpellier : les frères Mercier et fils, Germain Nayral, Claude Coulet16. Il faut savoir mobiliser des fonds, ce qui explique les participations croisées entre les armateurs. Les capitaux fournis prennent la forme d’actions. Le coût de l’armement d’un navire pour la Course est élevé. Mais les sommes à débourser les plus importantes sont les mêmes que pour la marine marchande (bateau, équipement, approvisionnement et paiement de l’équipage). L’armement d’un corsaire comme le département de l’Hérault représente plus de 101 000 livres17. Le prix du bateau lui-même représente 40 % du total auquel il convient d’ajouter les frais de voile, cordages… (près de 8 % du total). Viennent ensuite les frais d’équipage, les vivres… Le nombre d’hommes embarqués est plus important que sur un bateau commerçant. Il rend plus cher l’armement du corsaire, d’où le paiement spécifique des matelots embarqués, actionnaires de l’entreprise, payés en parts de prise. À l’équipement classique du bateau s’ajoutent des armes diverses dont une partie est prêtée par l’État, prélevée sur les magasins de l’artillerie de Sète ou des saisies faites sur des bateaux ennemis18. Le prix total est, par voie de conséquence, moins élevé qu’il n’y paraît. Les risques sont grands, mais les navires marchands connaissent des aléas comparables en période de guerre. La Course est-elle pour autant une opération rentable ?
9Les prises représentent des sommes conséquentes. Le 23 avril, l’épervier arraisonne un bateau génois. Il se saisit de sa cargaison, espagnole. L’opération s’est effectuée sans grand risque : l’épervier, fort de ses cinquante hommes, ne craint rien devant un petit bateau qui ne comporte que cinq hommes d’équipage et les deux propriétaires espagnols des marchandises saisies, du tabac et de la mélasse. La vente de la cargaison représente 33 428 livres. Le département de l’Hérault, quant à lui, réussit à prendre un vaisseau de 150 tonneaux, tandis que le District de Montpellier, à hauteur du Cap Corse, se saisit d’un navire anglais dont la vente rapporte 271 648 livres19. Activité spéculative, la guerre de course est une affaire de chance. Le Sètois est capturé, le 1er avril 1793, par les Espagnols, ce qui provoque un émoi considérable dans son port d’attache, l’équipage étant emmené pour une longue captivité20.
10Le nom donné au bateau est un atout pour obtenir l’aide des administrations21. Les fiertés locales sont confortées. Deux navires affichent la liaison armateurs-autorités (le district de Montpellier, le département de l’Hérault). Les administrateurs donnent leur appui à ces initiatives afin de propager les idéaux patriotiques et renforcer l’effort de guerre. L’appareillage d’un navire donne lieu à une cérémonie officielle22. Les sociétés politiques saluent les victoires des corsaires qui rejaillissent sur les patriotes. Le président de l’administration départementale annonce, dès qu’il l’apprend, une prise du Département de l’Hérault23 à la société populaire de Montpellier… La guerre apporte ainsi des activités qui permettent de compenser, en partie, les pertes de débouchés qu’elle engendre. Le ravitaillement de l’armée des Pyrénées-Orientales offre un nouveau marché aux entreprises de cabotage. Mais l’évolution militaire, à l’été 1793, la prise de Toulon, ne sont guère favorables aux entreprises sétoises, confrontées à une puissante présence anglaise, alliée aux Espagnols en Méditerranée. La situation militaire oblige les administrations locales à multiplier les interventions.
La crise fédéraliste et les blocages de l’effort de guerre
11Afin de résoudre les problèmes rencontrés par la levée de 300 000 hommes, le directoire de département prend, le 19 avril 1793, une initiative restée célèbre. Il décide la réquisition directe et personnelle des volontaires, par un comité spécialement conçu à cet effet. Pour financer le tout (équipement, secours aux requis les moins aisés…), un emprunt sur « les riches » est décidé24. Ces mesures sont louées par la Convention qui décide de les appliquer à toute la France, sur l’initiative de Cambon. Mais, dans l’Hérault, elles sont loin de refléter une union sacrée entre « girondins » et Montagnards. Ces derniers n’apprécient pas la façon dont l’administration départementale valorise son action, après avoir minimisé, pendant des mois, le danger extérieur. Aigoin l’accuse d’usurper ses propres initiatives25. Enfin, la décision d’un emprunt forcé sur « les riches » engage l’administration dans une voie qui sape ses propres principes. Les districts, pour le faire accepter, ne peuvent se contenter d’exalter la défense de la Patrie. Ils savent qu’une telle taxe est fort impopulaire parmi les principaux intéressés. Pour faire taire les critiques, ils dressent un portrait stéréotypé et repoussant du citoyen récalcitrant : celui du « riche égoïste », « amolli par l’oisiveté », qui refuse de donner quoi que ce soit pour la sauvegarde du pays26. Refuser l’emprunt forcé devient difficile, sous peine de passer pour un ennemi du bien public. Mais l’argumentation utilisée est ambivalente. À court terme, elle renforce la légitimité des sacrifices demandés, mais à moyen terme, elle contribue à une remise en cause du statu quo social cher aux administrateurs de département. Au nom de l’effort de guerre, ces derniers cautionnent, sans les partager, les idées de certains de leurs adversaires politiques. Ils leur donnent un caractère simpliste, explosif au plan social, que des montagnards ne s’autoriseraient pas : les patriotes sont la majorité, ils sont pauvres et se sacrifient pour la Patrie ; les riches sont une minorité, insensibles au patriotisme et au malheur d’autrui. Ce type de discours alimente des tensions déjà fortes. Pendant toute la première moitié de l’année, les montagnards reprochent à leurs adversaires de miner l’effort de guerre et la cohésion du pays. Des initiatives de la société politique de Montpellier confortent leurs opinions. Le 10 avril 1793, des sociétaires proposent d’établir « un comité central », constitué de citoyens venant des différents « départements méridionaux », pour une concertation sur les mesures à prendre contre les armées ennemies et la subversion intérieure. Ce projet se situe dans la logique des évolutions antérieures. Il est accepté malgré les réticences de quelques membres qui craignent de prêter le flanc aux accusations des jacobins locaux : il pourrait créer une « ligne de démarcation entre le midy et le nord qui pourait devenir très dangereuse en ce qu’elle pourroit être interprété comme propre à rompre l’unité de la république »27. Il est loin le temps où la société se livrait à l’ivresse de la victoire après Jemappes. Les partisans du projet le justifient en insistant sur sa nécessité au cas « où les départements du nord fussent vaincus ». Leur vision de la défense du pays est en désaccord avec celle des « sans-culottes » qui refusent l’idée de capitulation, d’abandon d’une partie du territoire (« la Liberté ou la mort »). Les modérés tiennent un raisonnement à la solidarité moins vaste. À l’attachement à une patrie une et indivisible s’oppose les liens à un pays plus circonscrit qui doit avoir la priorité.
12Rien ne porte à l’optimisme. Le prix du blé donne le vertige, dans un marché bouleversé par l’inflation et les prélèvements militaires. Les municipalités ne savent comment nourrir leur population, comment tenir jusqu’à la soudure28. Certaines demandent une intervention dans le commerce des grains. L’administration départementale et la société politique de Montpellier, viscéralement attachées à la liberté du marché, se contentent d’une condamnation des « accaparements » accusés d’être à l’origine de la pénurie29. Mais le conseil de département doit affronter ceux qui affirment que la crise frumentaire est inhérente à un système qui privilégie le profit de quelques-uns à la nourriture de tous. Les premières atteintes à la liberté économique par la Convention l’inquiètent. Elles renforcent son opposition à l’encontre des « factieux ». Les adresses contre les montagnards deviennent de plus en plus virulentes, telle celle du 1er juin où municipalité et société politique de Montpellier se joignent au conseil pour dénoncer une fois encore les ennemis communs. L’annonce des journées des 31 mai et 2 juin jette l’Hérault dans une période confuse. Le conseil de département et la municipalité approuvent la constitution d’un « comité de salut public du département de l’Hérault », pour s’opposer à la Convention. Mais ils ne réussissent pas à rassembler autour d’eux la population. Le projet de levée d’une force départementale, seule initiative d’envergure, est un fiasco. Les Héraultais ont d’autres préoccupations. La majorité pense aux récoltes à rentrer. D’autres redoutent un débarquement sur le littoral, Agde et Sète toujours. L’ouest du département bascule du côté montagnard en raison des cris d’alarme lancés par Perpignan. Des Pyrénées-Orientales parviennent des nouvelles dramatiques. Les Espagnols progressent. Les sociétés populaires restées fidèles à la Convention retournent l’argumentation des girondins contre eux. Aux modérés qui dénoncent depuis des mois les « excès de la populace », le danger de « l’anarchie », leurs adversaires rétorquent que ce sont eux qui précipitent le pays dans « un véritable chaos ». L’exemple du dépècement de la Pologne est brandi pour rallier l’opinion. Voilà ce qui attend la France si les divisions internes continuent30. Le jugement sur les Girondins est indissociable de la façon dont est menée la guerre. Aux reproches d’incapacité, succèdent les accusations de trahison. Les « fédéralistes » seraient des « accapareurs », prêts à tout pour établir une « république oligarchique », « censitaire », conforme à leurs intérêts, afin d’écarter le peuple, assimilé à la « vile populace », de la souveraineté31. L’amalgame entre contre-révolutionnaires et fédéralistes est fait par les montagnards locaux bien avant la trahison de Toulon et les analyses de la Convention.
13Les Montpelliérains, contrés à l’ouest par les Biterrois, espèrent entraîner le Lodèvois, notamment les fabricants qui ne peuvent être que réticents face à la politique économique de l’assemblée. Mais le district de Lodève a d’autres soucis. Il considère avec angoisse la bordure sud du Massif Central. À la fin mai, l’insurrection dite de Charrier éclate. Le conseil de district, la municipalité et la société populaire de Lodève envoient en urgence 300 gardes nationaux en Lozère. Pour eux, cette sédition est plus dangereuse que les mouvements royalistes précédents, car une armée ennemie est proche. Un sentiment d’encerclement prévaut :
« Le péril augmente de toutes parts. Au fléau de la guerre se sont ajoutées les horreurs de la guerre civile. Les départements voisins sont en feu, à Perpignan la citadelle est attaquée (…) Dans la Lozère et l’Aveiron, l’orgueil, la superstition réunis ont arboré l’étendard de la rébellion, déjà ils commandent à Marvejols, à Mende, et leurs ordres sont des ordres de sang (…) 50 chefs de famille ont été égorgés à Marvejols, jugez du sort qu’ils nous réservent. »32
14La montée des périls engendre une radicalisation du district et de la municipalité. Bien que leurs membres soient proches du monde dirigeant de la fabrique lodèvoise, ils dénoncent avec une violence accrue « les riches égoïstes », assimilés aux « aristocrates », accusés de se soustraire à la défense du pays. Même si le soulèvement contrerévolutionnaire ne dure que quelques jours, il pèse sur les velléités fédéralistes des Lodèvois. Les manufacturiers, en outre, ne tiennent pas à couper les ponts avec Paris, c’est-à-dire l’administration de l’habillement des troupes. Une rupture marquerait l’arrêt des paiements et la perte pour Lodève d’une position dominante sur le marché militaire. La foire de Beaucaire approche, et, avec elle, l’échéance de nombreux engagements auprès des fournisseurs. Dès la fin du mois de juin, les Lodèvois font assaut de diplomatie pour conserver l’estime et les commandes de l’État. Leurs commissaires, envoyés dans la capitale, soulignent le sens du sacrifice des fabricants qui évitent d’augmenter leurs prix malgré l’inflation. Le meneur des fédéralistes lodèvois, Fabreguettes aîné, est à leur image. Compromis avec le maire de Montpellier, il a l’intelligence de se rendre très vite à Paris pour se justifier, faisant fonctionner ses appuis politiques et économiques. Il parvient à donner de lui l’image d’un bon patriote qui a su s’opposer à l’insurrection de Charrier33.
15Isolé, après maintes tergiversations, le conseil de département se rallie sans gloire à la Convention à la mi-juillet34. Mais il se trouve, avec la municipalité de Montpellier, dans une position intenable. Son ralliement tardif lui aliène ses anciens partenaires lyonnais et marseillais, sans lever la méfiance de l’assemblée nationale. Sur le front espagnol, la situation est catastrophique. Les deux tiers des Pyrénées-Orientales sont envahis. Fin août, du haut de leurs toits, les Perpignanais observent, avec angoisse, les combats qui, des campagnes des alentours, se rapprochent. Et chacun de s’interroger pour savoir ce qui brûle au loin : quel village, quel hameau ? D’un jour à l’autre, on s’attend à la chute de la capitale roussillonnaise. Les administrateurs de l’Aude, lancent des appels à l’aide pathétiques, alternant supplications et accusations de trahison à l’encontre de leurs homologues héraultais. Une « théorie des dominos » est développée afin de faire réagir les voisins proches : si Perpignan tombe, tout le Midi, département par département, suivra35. Les responsables des Pyrénées-Orientales utilisent la même argumentation, avec un ton plus désespéré :
« Quelle défense, quelles redoutes, quelle artillerie avons-nous à opposer. Aucune. Aucune. Aucune. Il faut des hommes et non pas des fuyards (…) Sondez vos moyens. C’est le cas de les épuiser pour votre salut et le nôtre. Faites courir à Lyon, dites à Kellerman, à Dubois-Crancé, à Albitte, aux Lyonnais, à tous les meneurs enfin, qu’on cesse de s’occuper de toutes les intrigues de tous les mouvements révolutionnaires qui nous tuent et nous livrent à l’ennemi et qu’on s’occupe (…) d’arrêter ce torrent dévastateur des contrées du midy. »36
16Le diagnostic est sombre. Est-il exagéré ? L’armée des Pyrénées-Orientales est constituée essentiellement de bataillons locaux de volontaires. Au printemps, les représentants en mission décident de requérir, pour deux mois, 5 000 gardes nationaux des départements proches de la frontière, en promettant de les faire remplacer ensuite par un même nombre d’hommes. Cette mesure permet le renforcement des effectifs, qui atteignent, début août, 25 274 soldats. Mais la supériorité numérique reste en faveur des Espagnols (36 000) alors que la désertion éclaircit les rangs français. Au 1er septembre, l’armée des Pyrénées-Orientales n’a plus que 16 000 hommes. Depuis le 1er mai, 9 000 soldats ont déserté37. L’hémorragie s’étend. Si beaucoup de volontaires rentrent chez eux pour les moissons, d’autres constituent des bandes plus ou moins organisées, attirés parfois par les offres des contrerévolutionnaires. Le passage de groupes de déserteurs, vers les zones montagneuses, alarme les communes situées sur les lieux de passage38. La situation est critique, car les levées d’hommes qui devaient continuer ne s’effectuent pratiquement pas. Le poids des recrutements précédents explique en partie le phénomène. De 1791 au printemps 1793, 10 000 hommes ont été enrôlés dans l’Hérault sur une population de 270 000 habitants environ, ce qui est conséquent ramené à la population mâle adulte. Il faut y ajouter les divers corps de gardes nationaux utilisés pour la sécurité intérieure et celle des côtes, comme les canonniers de Sète, les hommes envoyés contre les soulèvements contre-révolutionnaires en Lozère… Les réticences, fortes, devant les nouvelles levées, n’expliquent pas tout. Les commissaires, chargés du recrutement ou du remplacement, reprochent à l’administration départementale son manque de soutien. L’un d’eux, envoyé dans le district de Saint-Pons, attend en vain une réponse à ses courriers successifs39. Ce phénomène ne naît pas au mois de juin, lorsque la révolte fédéraliste divise le territoire. Dès le mois de mai, un blocage s’opère. La raison est à la fois structurelle et politique. La mise en permanence du conseil de département efface progressivement son caractère purement administratif au profit de ses aspects délibératifs. Ce conseil parachève son évolution en organisme politique en s’opposant à la Convention, après avoir contesté pendant de longs mois le pouvoir exécutif. En 1793, il centralise les décisions, ce qui pour corollaire un effacement de son directoire et des districts. Ces derniers, qui voient leurs prérogatives rognées par le conseil, répondent moins à ses impulsions. Ils l’imitent par une démarche contestataire, non pas, comme lui, sur le plan politique, mais par la défense de leurs administrés par des refus de l’impôt et des charges de la guerre. L’intérêt de leur circonscription doit prévaloir. Les municipalités les suivent, si elles ne les devancent pas. Cela n’indique pas toujours une hostilité à la Révolution ou à la défense de la Patrie. Une conception particulière du patriotisme est prônée : le paysan œuvre pour son pays comme le soldat et il faut le ménager40. L’éclipse du district par rapport au département prive celui-ci d’une courroie de transmission indispensable avec les communes. Les structures qui coordonnaient l’effort de guerre entre les différentes administrations s’effondrent. Si, jusqu’au début juillet, le comité civil et militaire de Béziers se singularise en maintenant son dynamisme, il tombe ensuite dans le lot commun. Ses séances s’espacent. Sa principale réussite, l’atelier de cartouches cesse ses activités41.
17Le manque de financement s’ajoute aux divisions des administrateurs. La crise fédéraliste aboutit à une déliquescence de l’autorité. Même les municipalités patriotes refusent de remplacer les gardes nationales envoyés dans les Pyrénées-Orientales car elles se méfient du conseil de département, ne sachant pas à quel usage il destine les hommes. Pendant l’été, la crise politique met à nu les tensions sociales. Les petits notables, maîtres des municipalités, fiers de leur réussite au village, sentent le mépris des autorités supérieures, civiles ou militaires. Ces dernières les regardent de haut, ridiculisant parfois, devant leurs concitoyens, leur prééminence. Les communautés, sans être nécessairement hostiles à l’effort de défense, s’offusquent du ton employé par les hommes de l’extérieur. Elles sont en outre beaucoup plus au courant de la situation politique que des commissaires dédaigneux veulent le croire. Elles savent défendre leurs droits et rejeter des hommes qui ne sont pas du même bord qu’elles42. Dans ces conditions, les réquisitions de chevaux et de charrettes se passent mal. Les dysfonctionnements de l’administration militaire, jugée inefficace et corrompue, sont dénoncés. Les citoyens se plaignent de l’état dans lequel reviennent les animaux requis, lorsqu’ils reviennent. Les trafics qui profitent du désordre dans lequel s’insèrent les réquisitions, vu la multiplicité des intervenants, alimentent le climat de suspicion43.
18Des sociétés populaires et des municipalités soutiennent les habitants récalcitrants. À Courmonterral, la commune s’insurge contre l’exemption obtenue par un citoyen « incivique ». La querelle enfle car le district de Montpellier, débordé, a demandé aux chefs-lieux de canton, ici en l’occurrence Pignan, de superviser les réquisitions de mulets. La municipalité de Courmonterral s’indigne d’une telle ingérence. Elle obtient finalement gain de cause auprès du district, en faisant annuler l’exemption accordée par Pignan44. L’épisode illustre la complexité des réquisitions. Ce qui apparaît comme un simple contentieux entre villageois, puis « une querelle de clochers » entre deux communes, dévoile des enjeux essentiels, notamment l’autonomie des communautés face à l’extérieur. L’administration de district, lointaine, ne gêne guère les villages qui refusent, par contre, que des communes proches aient une quelconque prééminence. De leur côté, pendant toute leur existence, les districts cherchent des auxiliaires efficaces en augmentant les prérogatives des municipalités des cantons45, afin de surveiller les communes. Mais ils rencontrent de fortes résistances de la part des communautés.
19La pratique des réquisitions s’enraye durant l’été. Voici Le Caylar, un bout du monde vu de Montpellier. Un officier municipal de Béziers, chargé de requérir des bêtes pour les charrois militaires, est fraîchement accueilli46. La municipalité du Caylar fait preuve d’une force d’inertie remarquable, pendant que le juge de paix organise une véritable fronde, peu désireux de voir un de ses chevaux partir. Le maire, désemparé, refuse toute aide au Bitterois, « ne voulant pas se faire assassiner » par ses administrés, affirme-t-il. Le commissaire ne peut compter que sur une notabilité locale, ancien administrateur du département, qui essaye de jouer les conciliateurs, non sans mal.
20Les municipalités sont affaiblies par le manque d’armes pour leurs gardes nationales. Elles souffrent du même mal que l’armée des Pyrénées-Orientales qui ne sait comment équiper ses soldats. En 1791-1792, le département de l’Hérault arme ses bataillons de volontaires par des achats à Saint-Étienne. Il connaît des difficultés vu la montée des prix et l’ampleur de la demande47. En 1793, la saturation des manufactures stéphanoises, la priorité donnée aux commandes de l’État, puis la crise fédéraliste coupant le contact avec la vallée du Rhône, contraignent les administrateurs à des prélèvements sur les stocks des municipalités, c’est-à-dire sur les gardes nationales. Solution provisoire en attendant des achats, la mesure s’éternise. Une véritable chasse à l’armement se met en place. Les municipalités traquent la moindre carabine disponible. Tous les expédients sont pratiqués. On peut se demander si, dans certains cas, le désarmement de personnes suspectes n’est pas effectué pour trouver des fusils autant que pour raison de sécurité. Les armuriers sont les bénéficiaires de cette pénurie car ils sont surchargés de travail. Les autorités s’empressent de payer leurs réparations si indispensables48. Elles s’opposent à l’armée lorsque celle-ci veut les requérir pour travailler dans ses ateliers. Elles insistent sur la nécessité, vitale, de disposer de ces hommes de l’art49.
21L’armement de l’armée des Pyrénées-Orientales est à l’image de ses soldats, un ensemble composite, constitué dans l’urgence. La réquisition de fusils ébranle des municipalités. La possession d’une arme est l’affirmation d’une citoyenneté construite sur l’abolition des privilèges. Le droit de chasse (et de se défendre) est célébré comme une victoire sur « la féodalité barbare »50. La chute de l’Ancien Régime augmente le nombre de fusils dont dispose les campagnes. Les rumeurs d’invasion, le climat d’insécurité, donc la nécessité, s’ajoutent à la fierté d’avoir une arme et d’être un citoyen à part entière. Les municipalités s’irritent de la réquisition des fusils de leurs administrés car elles subissent de fortes pressions. Des citoyens les menacent de poursuites judiciaires si on ne leur restitue pas un bien si précieux51. Les réquisitions connaissent donc un obstacle majeur, sociologique, aussi bien pour les armes que pour les animaux. Dans les villages, avoir une ou plusieurs bêtes, notamment un cheval, est un signe de primauté sur les autres paysans. Cela donne une appartenance sociale particulière, à laquelle on tient. La réquisition ébrèche ce statut en s’attaquant à un des symboles les plus forts de l’aisance d’une partie de la paysannerie. Pour éviter de trop forts mécontentements et des entraves à l’économie, les réquisitions portent au début sur les chevaux des émigrés, et ensuite sur « les chevaux de luxe », c’est-à-dire sur les animaux qui n’ont pas d’utilité productive, que ce soit pour l’agriculture ou la fabrique52. Mais la notion de « chevaux de luxe » diffère selon le point de vue de l’administration ou du propriétaire…
22Les acquis de la Révolution compliquent la tâche des autorités. La combativité des particuliers pour défendre leurs droits, déjà fortes dans certaines communautés sous l’Ancien Régime, se renforce. Les administrations locales agissent prudemment pour éviter de provoquer la susceptibilité de citoyens, lettrés ou pas, qui sont prêts à faire intervenir un arsenal juridique en faveur de leurs intérêts. Les principes révolutionnaires sont largement sollicités. Un citoyen de Sète fonde son argumentation sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pour faire entendre ses protestations53. La question de la légalité des réquisitions se pose très vite. La réquisition ne saurait être considérée comme une spoliation, étant donné que le propriétaire reçoit toujours une indemnité. Jamais elle ne se fait sans une compensation financière. Le principal problème qui se pose est la nature de l’indemnité. L’État, pour éviter de sortir de ses caisses des fonds qui lui manquent, adopte le système des bons à valoir sur les prochaines impositions. Mais cela ne peut contenter des propriétaires qui souhaitent racheter un animal, compenser le départ temporaire ou durable de leur bête. Le fondement juridique des réquisitions est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, comme l’a compris le citoyen de Sète mécontent. Il convient de rappeler, qu’à cette date, elle est le seul texte de référence sur les principes qui président à leur exécution, puisque la Constitution de 1791 est caduque. L’article 17 les aborde :
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »54
23Nationalisation, réquisitions, sont entourées de précautions pour garantir les droits du citoyen. La Constitution de l’an I ou de 1793 a le même souci de protéger l’intérêt des propriétaires par sa déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen :
« ARTICLE 19 : Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n’est lorsque la nécessité publique l’exige, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
24Mais la disparition des termes « inviolables et sacrés » est symptomatique. Elle dévoile qu’en des temps difficiles, même si des garanties importantes sont accordées au propriétaire, doit prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers, quels qu’ils soient. Le droit à l’existence, de la Nation comme du simple citoyen, ne peut s’incliner devant le droit de propriété. La Déclaration des Droits et Devoirs du citoyen de l’an III n’a pas, au contraire des deux autres, d’article qui parle de la cession par un individu d’une portion de son patrimoine pour l’utilité générale. Ce n’est pas un hasard. Trois conceptions différentes des rapports entre propriété et intérêt public se font face. Elles correspondent à trois systèmes politiques et sociaux différents. Les réquisitions agissent comme des révélateurs de la voie suivie par les dirigeants. Loin de confiner à l’anecdotique, elles renvoient directement aux structures de la société. Les trois déclarations des droits, à trois époques différentes de la Révolution, révèlent les rapports de force qui existent entre intérêts particuliers et intérêt général.
25À l’été 1793, face aux multiples oppositions des propriétaires, le conseil de département semble démuni. Il ne fournit pas une activité convaincante aux yeux des patriotes, qui lui reprochent de laisser dans un état calamiteux les troupes. Les représentants du peuple près de l’armée des Pyrénées-Orientales ne croient pas à la réalité de l’action du conseil, étant donné qu’ils n’en voient aucun résultat tangible :
« [Ils] déclarent aux administrateurs des départements que, quand la patrie est en danger, ce ne sont point des délibérations qui sont nécessaires, mais des actions, et que bientôt tout le pays sera envahi s’ils consomment un temps précieux à des délibérations inutiles. »55
26Ils se plaignent que leurs arrêtés ne soient pas exécutés dans l’Hérault. Il existe, en effet, un net décalage entre les déclarations d’intention et l’action du conseil, car tout lui échappe : les moyens, la volonté, la crédibilité. Les membres du conseil semblent plus préoccupés par le dénouement de l’aventure fédéraliste que par la situation pyrénéenne. Ils se savent compromis bien que Dupin et Cambon père eussent été disculpés par leurs appuis politiques parisiens. Ils suivent avec inquiétude « l’affaire Durand ». Le maire de Montpellier, sous mandat d’arrestation, principal accusé du « crime de fédéralisme », tergiverse entre une fuite et entre une justification devant la Convention. Il met trois mois, après un interminable périple, pour se rendre à Paris, plongeant ses amis dans la perplexité la plus totale. Le conseil de département, en théorie responsable du transfert de Durand, est dans une situation intenable, ne sachant que répondre aux demandes réitérées de la Convention sur le devenir du maire de Montpellier.
27La fin de l’été prend une teinte tragique, entre des levées d’hommes rejetées – la levée en masse provoque une émeute à Montpellier, début septembre - des réquisitions matérielles contestées, des administrations locales qui se déchirent. C’est là où la situation est la plus inquiétante, le front pyrénéen, que surgit la réaction. Les représentants en mission, confrontés à un état sinon désespéré, du moins désespérant, de l’armée des Pyrénées-Orientales prennent des mesures très fermes pour redresser la situation. Ils affirment le principe essentiel qui va parcourir l’an II, la primauté de la défense de la patrie sur tous les autres domaines, la prééminence de l’intérêt général sur les intérêts privés, l’intérêt national sur les intérêts locaux. Les semaines de septembre-novembre 1793 sont décisives. Les représentants, méfiants à l’égard de l’administration départementale, se rendent sur place pour réactiver les réquisitions. Ils décident de frapper. Le fournisseur de fourrages de Lunel, accusé, depuis des mois, de vendre à un prix prohibitif de la marchandise de mauvaise qualité est arrêté56. Ces décisions officialisent la thèse des sociétés politiques, celle d’un dysfonctionnement né de détournements massifs de marchandises ou de moyens financiers : représentants du peuple et sociétés pensent la même chose57. L’épuration d’employés, d’agents militaires, jugés corrompus, précède celle des administrations locales. Elle répond à des objectifs identiques, rendre plus efficace l’effort de guerre, s’appuyer sur des hommes sûrs et compétents58. Les sociétés populaires deviennent la cheville ouvrière des réquisitions : leurs tâches de surveillance des responsables, des marchandises, s’élargissent progressivement à l’automne et finissent par doubler les prérogatives des autorités du district59. Les comités de surveillance sont eux aussi fortement sollicités. Le gaspillage, fléau dénoncé, est pourchassé. Bâches, bâtiments, charrettes, sont requis en hâte pour éviter toute nouvelle dilapidation. Une véritable complémentarité apparaît entre sociétés politiques et comités de surveillance, sous l’égide des représentants du peuple. Leur action est peu spectaculaire, car elle ne vise qu’à trouver des solutions rapides à des problèmes concrets. Les représentants du peuple entendent réaffirmer la légitimité des réquisitions, fortement ébranlée au cours de l’été. L’implication de tous les Français dans la défense de la patrie est proclamée à nouveau, suivant une répartition des tâches désormais classique :
« tandis qu’une moitié du peuple se bat pour la défense de nos droits l’autre, non moins active, saura subvenir à ses besoins. »60
28L’approvisionnement de l’armée est un acte patriotique devant lequel doivent s’effacer les intérêts privés. Aux refus qui se sont multipliés pendant le printemps et l’été, répondent des arguments patriotiques très fermes. La France est plongée dans une situation si tragique que tout doit être jeté dans la balance, rien ne doit être ménagé pour la sauver :
« Il n’est pas de loi pour l’impossible, si vous avez la famine chez vous, vous ne pouvez en extraire du bled, mais faites pour cet objet comme pour tous les autres, tout ce qui sera possible en épuisant tous vos moyens. »61
29Devant les difficultés, la radicalisation est nette (« il n’est plus temps de prendre des demi-mesures pour l’approvisionnement de l’armée »62). Les intérêts particuliers n’ont plus cours (« Qu’on parcoure les cités, et les campagnes, qu’on visite les chaumières et les châteaux, que tout ce qui n’est pas nécessaire au labourage serve à la guerre »). Les difficultés de l’approvisionnement de l’armée entraînent une évolution politique décisive. Les réticences devant les réquisitions sont considérées, désormais, comme des actes de trahison63. Des sanctions exemplaires sont promises aux récalcitrants. Les municipalités ne doivent plus arguer de leurs difficultés économiques pour retarder une réquisition, car
« Le devoir de toute autorité est d’obéir provisoirement surtout dans des cas urgents qui tiennent à des mesures de Salut Public, sauf à faire entendre ensuite ses réclamations qui sont toujours accueillies si elles sont justes. »64
30Les autorités supérieures restent fermes dans cette attitude. Elles renvoient une fin de non-recevoir aux récriminations des communes65. Les représentants du peuple et le gouvernement désirent que les municipalités se comportent comme des relais de transmission du pouvoir et non pas comme l’émanation des intérêts particuliers des communautés villageoises. La solidarité qui existait entre départements du Midi n’ose plus s’exprimer par peur d’être accusé de fédéralisme. L’administration de département efface vite les lapsus qu’elle lâche dans sa correspondance. Quand elle écrit qu’elle a un besoin urgent d’armes pour « les citoyens qui ont marché à la défense de la République dans les parties méridionales », les quatre derniers termes sont promptement barrés66.
31L’évolution dans la fermeté prend plusieurs mois. La radicalisation constatée ici ne se comprend que par le blocage de l’été 1793 au niveau politique, institutionnel et militaire, né de problèmes déjà perceptibles au printemps. L’arrivée, en ventôse an II, de nouveaux représentants du peuple auprès de l’armée des Pyrénées-Orientales, Milhaud et Soubrany, est marquée par une reprise en main énergique des troupes67. Les mesures « terroristes » locales naissent directement de la guerre. Elles ont pour objectif de redresser une armée des Pyrénées-Orientales démunie de tout, subissant la faillite des levées d’hommes et des réquisitions.
Notes de bas de page
1 Procès-verbaux de l’assemblée…, t. 2, op. cit., séance du 5 décembre, adresse à la Convention nationale.
2 Louis Joubert (1762-1812). Vice-président du district de Montpellier, suppléant à la Convention, où il siège après la mort de Fabre. (J. SAGNES, « Les députés de l’Hérault aux assemblées révolutionnaires. » Études sur l’Hérault, n. s 7-8, 1991-1992, p. 141-166).
3 ADH, L 5500. Séance de la société politique de Montpellier, 11 octobre 1792.
4 Ibid., séance du 7 et 25 octobre 1792.
5 Ibid., séance du 8 janvier 1793.
6 Ibid., L 8806. Société populaire de Clermont-l’Hérault, 10 mars 1793.
7 ADH, L 200. Séance du directoire de département du 31 mars 1793.
8 M. DAUMAS, Les sans-culottes de Marsillargues, Montpellier, 1999, p. 135-136.
9 ADH, L 200. Séance du 1er avril 1793.
10 Ibid., L 200. Séance du 2 avril 1793.
11 Ibid., L 966. Séance du directoire du district de Lodève, 29 mars 1793.
12 Procès-verbaux de l’assemblée …, op. cit., t. 3, séances des 12 et 15 avril 1793.
13 R. DESCADEILLAS, Le fédéralisme méridional pendant la Révolution. Le comité civil et militaire de Narbonne (24 avril 1793-nivôse an II), Carcassonne, 1939.
14 ADH, L 4395. Registre du comité civil et militaire de Béziers.
15 ADH, L5501, société populaire de Montpellier, 22 septembre 1793.
16 Ibid., L 3785.
17 Ibid., L 8679. Compte d’armement du « département de l’Hérault », 2 mars 1793.
18 ADH, L 8679. État des armements prêtés.
19 Ibid., L 8680. Prises effectuées par le corsaire l’épervier. ADH, L 8679. Prises effectuées par le corsaire le Département de l’Hérault.
20 Ibid., L 5603. Séance du 11 prairial an II de la société populaire de Sète.
21 Ibid., L 1719. Lettre de Nayral aux administrateurs du département de l’Hérault, 12 février 1793.
22 Ibid., L 199. Séance du 9 février 1793 du directoire de département.
23 Ibid., L 5500. Séance de la société populaire de Montpellier du 14 mars 1793.
24 ADH, L 200. Séance du 19 avril 1793.
25 A. MATHIEZ, « Robespierre et Aigoin », op. cit. Lettre d’Aigoin à Robespierre, 22 mai 1793.
26 ADH, L 4647. Séance du directoire de district de Lodève, 24 mars 1793.
27 ADH, L 5500. Séance de la société politique de Montpellier du 10 avril 1793.
28 Ibid., L 574. Bilan établi par la municipalité de Lodève, 12 mars 1793.
29 Ibid., L 5500. Séance de la société populaire de Montpellier du 28 avril 1793.
30 AMB, II J. Séance de la société populaire de Béziers du 24 juin 1793.
31 ADH, L 5531. Adresse de la société populaire de Bédarieux aux administrateurs du département de l’Hérault, 17 juin 1793.
32 Ibid., L 4651. Séance du 31 mai 1793 du conseil de district de Lodève.
33 H. Wallon, La Révolution du 31 mai et le fédéralisme en 1793, Paris, 1886. t. 2, p. 166.
34 Procès-verbaux…, op. cit., t. 3.
35 ADH, L 1737. Lettre du procureur général syndic de l’Aude au conseil de l’Hérault, 30 août 1793.
36 Ibid., L 1737. Lettre de Coronnat, administrateur du directoire de département des Pyrénées-Orientales au citoyen Foulquier, négociant à Montpellier. 29 août 1793.
37 N. FERVEL, Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales, 1793-1794-1795, Paris, 1851-1853, 2 tomes.
38 ADH, L 4652. Séance du conseil de district de Lodève du 18 septembre 1793.
39 Ibid., L 1719. Lettre de Sabatier, commissaire nommé par le conseil de département, 5 juin 1793.
40 Ibid., L 4996. Séance du 3 juin 1793 du conseil de district de Saint-Pons.
41 Ibid., L 4395. Registre du comité civil et militaire de Béziers, 22 juillet 1793.
42 Procès-verbaux de l’assemblée…, op. cit., t. 3. Rapport du lieutenant Rigaud, commissaire du général Flers, au conseil du département sur sa mission à Gabian, 9 juillet 1793.
43 ADH, L 4398. Séance du conseil de district de Saint-Pons, 18 mai 1793.
44 Ibid., L 2088. Lettre de la société populaire et de la municipalité de Courmonterral au district de Montpellier, extrait des séances de la municipalité (10 et 11 août 1793).
45 G. FOURNIER, F « La vie politique au village en l’an II », AHRF, 1995, n° 2, p. 271-282.
46 ADH, L 4398. Procès-verbal du citoyen Moureau, 11 juillet 1793.
47 Procès-verbaux…, t. 2, op. cit., p. 423 et suivantes.
48 ADH, L 3741.
49 Ibid., L 3640. Lettre de Sète du 29 avril 1793 au procureur syndic de district de Montpellier.
50 Ibid., L 4647. Compte rendu du directoire de district de Lodève (fête du 10 août 1793).
51 Ibid., L 3628 Lettre du 12 août 1793 de la municipalité de Cazilhac au procureur syndic de district de Montpellier.
52 Procès-verbaux…, op. cit., t. 3, 28 mai 1793.
53 ADH, L 3759. Lettre du 14 juin 1793 d’un citoyen de Sète au procureur syndic de district de Montpellier.
54 J. GODECHOT, Les constitutions de la France depuis 1789, Paris, édition de 1989.
55 Procès-verbaux de l’assemblée …, op. cit., t. 3, séance du 3 septembre 1793.
56 Ibid., L 2028. Arrêté de Fabre, affiche, 4 septembre 1793.
57 Ibid., L 5588. Lettre du représentant Boisset à la société populaire de Montpellier, 30 frimaire an II.
58 Ibid., L 2028. Arrêté des représentants Bonnet et Fabre, affiche, 6 septembre 1793.
59 ADH, L 2028 Arrêté de Fabre, affiche, 4 septembre 1793.
60 Ibid., L 5588. Lettre du représentant du peuple auprès de l’armée des Pyrénées-Orientales, Gaston, à la société populaire de Montpellier, 30 brumaire an II.
61 Ibid., L2026. Lettre du représentant du peuple Bonnet au procureur syndic de district de Lodève, 8 septembre 1793.
62 Ibid., L 639. Arrêté des représentants du peuple auprès de l’armée des Pyrénées-Orientales, Fabre, Bonnet, Gaston, 5 octobre 1793 sur les subsistances militaires.
63 Ibid., L 626. Arrêté du 5 octobre 1793 des représentants en mission auprès de l’armée des Pyrénées-Orientales.
64 Ibid., L 4653. Conseil de district de Lodève. Séance du 22 ventôse an II.
65 Ibid., L 4653. Séance du 23 ventôse an II du conseil de district de Lodève, avertissement aux municipalités de Bosc et d’Usclas.
66 Ibid., L 3741. Lettre du 27 septembre 1793 au citoyen Grand fils aîné.
67 M. CADE, « La commission militaire révolutionnaire à l’armée des Pyrénées-Orientales (20 ventôse an II-3 prairial an III) », p. 131-139, Justice et politique : la Terreur dans la Révolution Française (direction G. SICARD). Études d’histoire du droit et des idées politiques. n° 1, 1997.
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