Postface
p. 267-276
Texte intégral
1La réussite de la révolution industrielle repose très largement sur le recours massif à une main-d’œuvre bon marché, dont celle des enfants : les contributions de cet ouvrage le montrent clairement, même si certaines d’entre elles soulignent les difficultés méthodologiques pour établir des chiffres précis, fiables et surtout comparables entre eux. Ces éléments dépendent en effet de l’état et de l’évolution de la science statistique dans les pays concernés et de l’intérêt porté par les gouvernements aux recensements industriels.
2En pointant les élites au sens large, le patronat mais aussi l’ensemble des classes dirigeantes, ces contributions mettent en lumière une multiplicité de pratiques à l’égard des classes ouvrières, où se mêlent, de manière parfois inextricable, des conceptions entrepreneuriales, éducatives et philanthropiques. En pointant l’enfant au travail, elles ne visent pas seulement le travail, mais aussi la famille, l’éducation, les mentalités. L’entreprise apparaît alors pleinement comme un carrefour pour l’histoire sociale, témoin et acteur des évolutions profondes qui traversent et modifient une société.
3Un premier thème s’impose d’emblée : le regard des autorités publiques, l’inquiétude devant les transformations sociales, et leur corollaire – la réglementation. D’emblée aussi une évidence se dégage : ce sont les majorités obscures de la révolution industrielle, femmes et enfants, masse de main-d’œuvre obstinément muette, qui ont miné de l’intérieur un libéralisme économique pur et dur, avant que les grèves revendicatrices d’un mouvement ouvrier structuré et institutionnalisé n’y portent ses coups de boutoir.
4Partout, les premières mesures concernent l’enfance au travail. Partout aussi, les premières questions portent moins sur les principes d’une mise précoce au travail que sur les moyens de l’organiser : à partir de quel âge faut-il admettre les enfants ? Quelle doit être la durée de leur travail ? À quel type de travail faut-il les affecter ? Jamais – c’est une autre constante – le travail enfantin n’est considéré comme anormal : la période valorise au contraire le travail – et même le travail précoce – comme activité éducative (extirper la paresse), comme système « intégré » de formation (apprentissage) et accessoirement comme réponse au problème social de la « garde des jeunes enfants » (vagabondage). En travaillant dès leur plus jeune âge, les enfants des classes ouvrières se « font » au métier, le plus souvent sous le regard de leurs parents (reproduisant ainsi dans l’industrie les pratiques du travail à domicile ou de l’artisanat), ne trament pas les rues, acquièrent des habitudes d’ordre et de discipline. Leur travail est d’autant plus justifié que l’enfant a des « dettes » envers sa famille (ou à défaut envers la société) et que chacun estime légitime qu’il contribue à ses propres besoins et aux ressources familiales. En quelques lignes schématiques, le cadre général est posé : partout, cette trame sert de toile de fond aux premières réflexions des élites sur le travail des enfants.
Une émotion sélective
5Toutefois ces réflexions ne sont pas universelles. Elles ne s’appliquent qu’aux nouvelles formes d’organisation du travail, issues de la révolution industrielle. Pourtant le capitalisme industriel est loin d’avoir innové en mettant les enfants au travail. Par quels mécanismes l’opinion publique s’est-elle émue devant « l’ouvrier de huit ans » alors qu’elle était restée et restait de glace devant l’exploitation précoce des enfants à domicile, dans l’agriculture, dans le commerce ou les petits ateliers ? Les secteurs « classiques », pourtant aussi cruels que l’industrie pour les forces enfantines, échappent aux enquêtes comme aux critiques. Les mises au travail dans le cadre de la bienfaisance publique ou privée – orphelinats, hospices, écoles de redressement ou de réforme, école des mousses... – échappent de même, quelle que soit l’intensité de l’exploitation pratiquée.
6Mais l’industrie attire toutes les attentions. Placés désormais devant une machine, auxiliaires et rouages du travail des adultes, souvent occultés dans les soubresauts de la révolte ouvrière, mal représentés dans les revendications syndicales, ces muets de la contestation sociale sont pourtant à l’origine d’une première réglementation du travail, première brèche dans le contrat personnel librement consenti entre employeur et employé qui plaçait le travail hors d’atteinte de l’État depuis la loi Le Chapelier en 1791.
7Quel fut, en dehors des sollicitudes individuelles ou des convictions idéologiques, le ressort de cette soudaine inquiétude ? La visibilité, sans aucun doute, mise brusquement en lumière par les nombreuses enquêtes qui se multiplient sur le continent dès le premier tiers du XIXe siècle.
Une première vague d’enquêtes
8Parti d’Angleterre où l’opinion publique réagit très vite de manière émotionnelle, le mouvement gagne le continent où il suscite une première vague d’enquêtes sur le travail, dont le synchronisme est d’autant plus étonnant que l’évolution industrielle diffère selon les pays. Partout on enquête, à titre curatif ou préventif. En France, le ministre du Commerce lance la première enquête sur le travail des enfants en 1837, en Belgique et en Italie au début des années 1840. À l’exception de l’Espagne et de la Grèce, où le phénomène est décalé, ces enquêtes débouchent sur de premières tentatives réglementaires qui reflètent une prise de conscience sur les conséquences humaines de l’industrialisation1.
9Émanant de médecins qui se posent d’emblée en experts du social, les descriptions soulignent le délabrement physique et moral des (trop) jeunes travailleurs. Elles recourent à des arguments hygiéniques et médicaux, dans une équation laborieuse qui tente de concilier des éléments souvent contradictoires – les intérêts de l’industrie, les dangers à exploiter trop précocement les bras nécessaires, les conséquences sociales et économiques d’une limitation du travail enfantin. D’aubes élites sont associées aux enquêtes : élus consulaires, entrepreneurs, observateurs sociaux, ingénieurs, philanthropes, soit des élites soudées par un même code moral et les mêmes valeurs bourgeoises mais pas nécessairement par les mêmes intérêts individuels ou collectifs. Telles quelles, ces enquêtes, que l’on retrouve sous des formes analogues dans de nombreux pays européens, constituent une vaste documentation, mais une documentation médiatisée par une seule et même classe sociale, souvent intéressée dans le processus du travail enfantin – donc souvent juge et partie. Les textes ou les témoignages issus des travailleurs eux-mêmes sont rares, dans certains cas, inexistants.
10Regard des élites sur la condition de l’enfance ouvrière, mais regard qui n’est pas univoque. Regroupant pêle-mêle des patrons, des agents du pouvoir public, un personnel de santé « indépendant » ou attaché à une entreprise, des ingénieurs, des réformateurs sociaux... ; les élites ne sont pas monolithiques. Chaque groupe est animé d’une logique spécifique et son opinion varie selon sa position sociale et économique, selon son lieu d’observation ou son objectif.
11D’une manière générale, la logique médicale prend en compte la santé et la force physique des travailleurs, afin de ne pas tarir la source de recrutement par une exploitation précoce trop intensive. Parmi les industriels, les positions varient, sans surprise, selon les secteurs et le recours qu’ils font au travail des enfants. Si tous les industriels reconnaissent les bienfaits de l’instruction, ceux qui emploient des enfants affirment ne pouvoir s’en passer pour les envoyer à l’école. Les contradictions surgissent, parfois bien réelles, entre les sensibilités personnelles, les injonctions morales, caritatives ou religieuses et les exigences de la nouvelle organisation du travail.
12Pourtant, l’apparente quadrature du cercle reçoit une réponse satisfaisante pour l’industrie, au nom de l’intérêt général. L’industrie conditionne la prospérité nationale ; donner la priorité aux intérêts particuliers de l’enfance laborieuse entraînerait ipso facto l’appauvrissement du pays tout entier et avec lui, de toutes les classes sociales, y compris la classe ouvrière. De plus, le développement économique dépend, non des (bonnes) volontés individuelles, mais de l’état du marché : c’est une loi d’airain – le recours au travail des enfants procède donc d’une loi « naturelle », impossible à modifier quand bien même le cœur le voudrait.
13Dissociant clairement convictions personnelles et nécessités économiques, les élites patronales se retranchent derrière l’intérêt général qui constitue l’épine dorsale de toute leur argumentation. Mais s’il convient de « sacrifier » l’enfance ouvrière à la richesse nationale, il faut néanmoins éviter les abus qui ne servent que des intérêts individuels. Ainsi, il convient de fixer une limite décente à l’accès au travail et à sa durée : c’est le souci principal de la première législation qui tente, avec plus ou moins de bonheur, de définir une norme acceptable, sans remettre fondamentalement en cause le système économique tel qu’il fonctionne.
14La loi n’entend jamais réglementer le travail – elle s’en défend même – mais vise, en accord avec les conceptions d’un État libéral, à exercer une fonction de police, soit à réprimer des abus. Ce faisant, elle s’appuie sur un concept très difficilement objectivable qui insère dans le débat des notions aussi vagues que celles de travail excessif ou peu adapté. De plus, la notion d’abus se situe surtout au plan moral, par rapport à la bonne foi plutôt que par rapport aux conditions réelles du travail. Il y a abus quand il y a exploitation volontaire et injustifiée des forces de l’enfant mais non (et les dérogations le montrent) si le patron lui-même est contraint par des forces supérieures aux siennes, comme la concurrence étrangère, l’afflux de main-d’œuvre bon marché, les exigences d’un secteur particulier... Une seule revendication « objective » s’impose, le travail de nuit, mais si elle suscite de grosses controverses, elle ne permet pas d’aboutir à plus de clarté : là aussi, la définition reste floue. Apparemment le travail de nuit reste, comme le travail des enfants, un concept à géométrie variable.
15Ces grandes enquêtes débouchent sur des lois ou des propositions de lois, dans un premier effort normatif qui se révèle partout inefficace. Inefficace, la loi l’est souvent pour trois raisons :
- soit parce qu’il n’y a pas moyen de la faire respecter (l’État ne se donne pas les moyens de contrôle, c’est le cas en France et les exemples abondent dans le Var et les Bouches-du-Rhône) ;
- soit parce qu’elle est très sélective. Des domaines entiers d’activité échappent à la réglementation : l’agriculture, le travail à domicile, la domesticité. La loi apparaît dès lors, dans un État de droit, comme une loi discriminante à l’égard de certains secteurs industriels – ceux qui assurent précisément l’essor économique du pays. Cela entraîne de leur part des plaintes et des résistances, souvent victorieuses ;
- jamais franche, la loi prévoit des sanctions très faibles, voire inexistantes, et des dérogations ou des mesures transitoires tellement nombreuses qu’elles en désamorcent totalement la portée.
Nouvelles inquiétudes au milieu du siècle
16Cette inefficacité suscite rapidement de nouvelles critiques. Alors que le libre-échange s’impose dans les années 1850-1860, certaines élites intellectuelles remettent en cause le primat du marché, en convoquant cette fois l’éducation nécessaire des enfants comme moteur de progrès social et économique. Le choix d’éduquer massivement devient un choix de société, défendu par des moralistes, des pédagogues, certains médecins. La question de l’ignorance et des dangers qu’elle fait subir à la société (l’ignorance menant nécessairement à la délinquance) envahit donc la question du travail. La formation professionnelle aussi.
17La croisade émane aussi de certaines élites (avocats, politiciens) qui voient dans le travail précoce de l’enfant une barrière à son épanouissement de citoyen. Chez eux, l’impératif politique (réactivé par l’établissement du suffrage universel en France en 1848) double l’impératif moral et l’exigence économique. La question du travail précoce des enfants reparaît avec force, charriant de nouvelles inquiétudes et mobilisant de nouveaux protagonistes (comme les Ligues de l’enseignement). Elle apparaît aussi intimement liée aux réflexions sur la défense nationale : en France comme en Italie, les observateurs soulignent avec inquiétude la dégénérescence de la « race », provoquée par un travail trop précoce. De manière significative, Jules Simon débute son ouvrage consacré à L’Ouvrier de huit ans (Paris, 1867) par l’examen médical des jeunes recrues, dont plus du tiers sont exemptées du service militaire pour infirmité ou faiblesse physique.
18Dans les années 1860-1870, la lutte s’affirme entre l’école et la fabrique : elle se terminera, à des rythmes différents selon les pays, par la victoire de l’école – du moins théoriquement. Les lois sur l’obligation scolaire constituent, de ce point de vue, les premières interdictions générales du travail des enfants, fixant à la fois l’âge d’accès au travail et les modalités d’organisation (mi-temps scolaire dans certains pays). Une fois encore, leur efficacité varie dans le temps et dans l’espace, mais elles représentent une intervention majeure de l’État dans les relations industrielles.
19Dans l’immédiat, la deuxième vague d’enquêtes (France 1867, Belgique 1870, Italie 1870-1879) est suivie par une nouvelle réglementation, généralement plus sévère et plus attentive à la scolarisation de la main-d’œuvre (France, 1874 ; Belgique, 1878 ; Espagne, 1873 ; Italie, 1886).
Une question de plus en plus complexe
20Mais s’il ne s’agissait que de travail, la problématique serait somme toute assez simple. Comme il s’agit aussi d’enfants, elle se révèle bien plus complexe puisqu’elle met aussi en scène d’autres acteurs que les patrons, et notamment les parents et les substituts parentaux. La problématique relève donc de la liberté du travail mais aussi de la puissance parentale, du fonctionnement de la famille, et de leur évolution observée au cours du siècle.
21Les parents semblent singulièrement muets dans un débat qui se construit pourtant au nom de leur autorité. Avec l’industrialisation, les familles ouvrières ont développé – on le sait – des stratégies conformes à leur survie. Le travail précoce des enfants en fait partie. L’argument est largement utilisé par un patronat qui se pose en défenseur des droits des ouvriers : à quel titre l’État s’immiscerait-il dans l’autorité du père sur ses enfants ? À quel titre enlèverait-il aux familles laborieuses ces moyens d’existence ? Le patronat invoque le respect d’une sorte de contrat tacite entre « parents » quand il justifie l’embauche d’enfants très jeunes, « à la demande expresse de leur père ». Présentant ces pratiques comme des mesures de sollicitude à l’égard des familles démunies, il n’hésite pas à rejeter sur elles l’entière responsabilité du travail enfantin, voire à dénoncer la « cupidité » des classes laborieuses, âpres à disposer du maigre salaire de leurs enfants.
22Par ailleurs les patrons affirment souvent ne pas connaître le nombre exact d’enfants travaillant dans l’entreprise, encore moins leur âge ou leur sexe. Et c’est parfois exact. Dans l’industrie textile, par exemple, il n’est pas rare que les ouvriers constituent eux-mêmes leurs équipes, engagent eux-mêmes leurs aides, souvent leurs enfants. Quant aux enfants, on ne dispose pratiquement pas de témoignages, si ce n’est au travers d’autobiographies (rares) ou par le biais de récits de fiction et de romans.
23De leur côté, les substituts parentaux – tuteurs, orphelinat, bienfaisance publique, œuvres charitables privées – mettent notoirement au travail une catégorie particulière d’enfants à charge (enfants abandonnés, trouvés, orphelins, pupilles ou enfants de la patrie) au point qu’une bonne part de ces institutions se transforment bientôt en véritables lieux de production. Que ce soit dans les nombreuses œuvres de l’abbé Fissiaux en Provence, dans des orphelinats ou des ouvroirs tenus par des religieuses, à l’École de mousses à Marseille, dans les hospices de Bordeaux... : partout, sous le couvert de la bienfaisance (publique ou privée), s’organise une exploitation économique de l’enfance, peu attentive à lui fournir un réel apprentissage professionnel. Cette exploitation intensive peut mener à des révoltes, comme à la colonie de Porquerolles en juillet 1886.
24Or ces institutions charitables prospèrent le plus souvent avec le soutien des notables, elles constituent parfois de véritables aubaines financières pour des entrepreneurs en cheville avec elles. En revanche, elles peuvent aussi rencontrer la résistance du patronat quand elles lui font une concurrence déloyale.
25Les femmes, dont on décrit si souvent les qualités maternelles innées et dont on attendrait un comportement différent, se révèlent des patronnes sans état d’âme particulier pour les enfants qu’elles emploient. Comme dames d’œuvres, elles connaissent pourtant bien la situation de l’enfance ouvrière, mais elles réagissent surtout selon des critères de classe. Ni les maîtresses de maison (dans un total arbitraire couvert par l’inviolabilité du domicile privé) ni les religieuses ne témoignent de sollicitude particulière, les unes à l’égard de leurs jeunes domestiques, les autres à l’égard des orphelines confiées à leurs soins.
26Doublement captifs, ces enfants constituent ainsi une main-d’œuvre largement corvéable, dont le labeur est de surcroît assimilé à une pratique rédemptrice ou moralisatrice. Car le XIXe siècle semble hanté par la nécessité d’extirper la paresse innée chez les enfants pauvres. Aussi leur travail précoce est-il rarement remis en cause, à une époque où personne n’est dédouané de l’obligation de travailler. Seuls les « inaptes » (infirmes, fous...) y échappent, c’est pourquoi aussi ils sont les seuls à former, aux yeux des élites bourgeoises, un « problème social ».
Un regard neuf sur l’enfance et sur la « question sociale »
27Les profonds bouleversements qui touchent l’enfance et la famille au XIXe siècle se répercutent nécessairement sur le travail des enfants. Mais qu’est-ce qu’un enfant ? La question est clairement posée dès que l’enfant devient l’objet d’attention et de protection spécifiques. Or dans chaque pays, l’âge qui marque la fin de l’enfance varie, comme il varie aussi selon le sexe et la classe sociale. Un ouvrier de huit ans est-il encore un enfant ? Un petit bourgeois d’une dizaine d’années l’est à coup sûr, mais les domestiques du même âge ? Au regard du travail, une norme semble pourtant se dégager progressivement, héritée tout droit des pratiques religieuses : l’âge de la communion sonne le glas de l’enfance pour la majorité des enfants. Cet âge coïncide, de surcroît, avec la fin du premier cycle scolaire, réclamé par les partisans de l’instruction pour tous les enfants.
28Par ailleurs, le seuil de sensibilité à l’égard de l’enfance au travail plonge profondément ses racines dans l’histoire culturelle. Il est donc éminemment variable. Quand l’enfant cesse-t-il d’être un rouage du budget familial ? À partir de quand fait-il partie des aspirations de promotion sociale de la famille ? Quels sont les acteurs en présence ? Les parents, les patrons, bien sûr, mais quand le pape Léon XIII réclame le salaire suffisant pour le père de famille et réaffirme la primauté de la famille sur l’économie dans Rerum novarum (1891), il interfère directement dans le débat.
29Si la conception de l’enfant change profondément avec la fin du siècle, celle de la « question sociale » change tout aussi brutalement d’orientation. Des révoltes ouvrières éclatent dans tous les pays industrialisés, font vaciller le patronat capitaliste et l’obligent à réexaminer les rapports du capital et du travail. Plus que jamais, la notion d’abus est au cœur des réflexions. Réprimer les abus semble le seul moyen de sauver un système économique contesté. On assiste à la fin du siècle à la prise de conscience très nette que l’on ne peut impunément utiliser l’ouvrier – quel que soit d’ailleurs son âge. Une timide législation sociale se met en place, dans une perspective morale, doublée d’un objectif de préservation et de « sécurité » sociales.
30De son côté, le patronat fait tout pour limiter l’intervention de la puissance publique et cherche à combler lui-même les failles, en restructurant les relations industrielles sur un canevas d’obligations et de devoirs réciproques. Le paternalisme tente de reprendre un contrôle total de la main-d’œuvre au sein des entreprises en calquant les relations de l’usine sur celles de la famille. L’ouvrier adulte est désormais présenté comme un « enfant » qui doit être guidé par son patron-père ; les termes parentaux envahissent le domaine du travail à un moment où, paradoxalement, les premières mesures de protection de l’enfance égratignent la toute-puissance paternelle.
31Que devient l’enfant des classes ouvrières dans ce nouveau contexte ? Son « effet » utile avant l’âge minimal (de neuf à douze-quatorze ans selon les pays et le sexe) est de plus en plus contesté en raison des progrès technologiques. En revanche, la politique de patronage y voit un réel enjeu et joint désormais à sa panoplie d’institutions philanthropiques (logements, caisses de secours, hôpitaux...) des écoles, des cours de formation ménagère pour les filles, de formation technique pour les garçons, développant une stratégie d’intérêts réciproques liant les familles ouvrières à l’entreprise, tout en « fidélisant » la nouvelle génération transformée en vivier de recrutement.
32Stratégie intéressante, peut-être, mais certainement trop tardive : la vieille notion de « dette » de l’enfant à l’égard de la famille, de la société voire de l’entreprise, omniprésente pendant longtemps, bat de l’aile et cède peu à peu le pas devant les droits de l’enfant, les devoirs de la société à son égard. De nouvelles élites investissent le champ du débat (pédagogues, psychologues, pédiatres) ; les juristes, un moment évincés dans l’examen de la question sociale au profit des médecins et des ingénieurs, y retrouvent une place dominante. Le mouvement de protection de l’enfance annonce un renversement complet dans la perception de l’enfant, dans toutes les catégories sociales, et nourrit de surcroît le courant qui réclame l’intervention de l’État dans la protection des faibles.
33Au début du XXe siècle (dans les années trente en Grèce), les termes du débat ont profondément changé mais surtout les acteurs se sont démultipliés. Les relations individuelles entre patrons et employés, restés en dehors du domaine public, sont devenues de plus en plus complexes. La philanthropie et l’initiative individuelle se sont révélées insuffisantes pour éviter de manger son blé en herbe et d’hypothéquer l’avenir économique. De ce point de vue, la relation difficile, souvent contradictoire, entre les élites et le travail des enfants, les contraintes progressives mises à l’exploitation « libre » de la main-d’œuvre enfantine, constituent des pans essentiels de l’histoire sociale contemporaine. Mais aujourd’hui on observe que le même débat se déplace vers les nouvelles régions du monde en voie d’industrialisation, ou du moins de la part des élites des pays qui sortent de la société industrielle vers ceux qui y accèdent.
Notes de bas de page
1 France : loi du 22 mars 1841 ; Lombardie : disposition du gouvernement autrichien de 1843 ; Belgique : proposition de loi de 1848.
Auteur
Université libre de Bruxelles
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