20. “Yvrognerie” où commence le péché ?
p. 315-329
Texte intégral
Un misérable paysan, se voyant réduit à l’extrême pauvreté et au désespoir pour avoir perdu tout son argent dans la taverne, transporté de rage tua trois de ses enfants ; ce que voyant sa pauvre femme tomba raide morte ; ensuite de quoi ce malheureux s’étant voulu pendre et ne l’ayant pu exécuter, par sentence de justice, fut rompu tout vif.
Le Pédagogue des familles chrétiennes (1662, p. 463)
1L’alcoolisme et ses drames ont été de tous les temps en France1, avec des pointes liées à des situations socio-économiques, comme des dispositions favorables dans les contrats de travailleurs ou les variations de prix des produits enivrants,... L’ivresse a aussi une topographie particulière : les informations que l’on possède pour l’époque moderne annoncent déjà le constat d’Hervé Lebras et Emmanuel Todd, pour les XIXe et XXe siècles, d’une prévalence d’un alcoolisme “septentrional”2.
2Sans être une obsession majeure chez les théologiens moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, l’ivrognerie en a préoccupé certains, tel le jésuite Georgio Gobat qui publie en 1661 une Theologia iuridico-moralis seu accusatio canonica ebriosi...3, qui passe en revue toutes les questions morales et pratiques qu’elle peut poser, y compris ses remèdes.
3Pour cerner le sens, la gravité et les conséquences de ce péché à l’époque moderne, et avant de nous plonger dans les considérations plus savantes des théologiens et des casuistes, nous partirons d’un texte à destination populaire : l’« Instruction très salutaire contre le péché d’Yvrognerie » émanant du séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. En 1618, Adrien Bourdoise a fondé, dans cette paroisse du quartier latin, une communauté de prêtres zélés, devenue “paroisse-pilote” dans le Paris de la Réforme catholique. Soucieuse d’une formation permanente des fidèles, elle distribuait à ses paroissiens des sortes de “tracts” d’une ou plusieurs pages. Ces Instructions « imprimées séparément et dans des feuilles volantes, distribuées à peu de frais, facilement apprises, et aisément retenues » (Préface)4, faisaient le point, à la manière d’un catéchisme, sur des questions de doctrine ou de mœurs. Réunies, après des années d’expériences, en un volume, elles sont destinés à une utilisation pratique par « les personnes qui veulent vivre selon Dieu ». Elles ont le mérite de nous dire non pas une théorie de la question, mais plus directement ce que le clergé voulait faire pénétrer dans la conscience du peuple.
Pourquoi l’“Yvrognerie” est-elle un péché ?
4L’ivrognerie, dit Cernay, « est un excès notable dans la qualité ou quantité du boire, par lequel on se prive ordinairement de l’usage de la raison ». Cette définition comprend déjà la principale conséquence peccamineuse de ce péché : la perte de la raison. C’est la séquelle la plus pernicieuse, aux yeux du rédacteur, puisqu’il n’y revient pas moins de cinq fois en quatorze pages. C’est la cause qui, aux yeux de tous les théologiens sans exception, fait de l’ivrognerie, « quand elle est volontaire », un péché mortel.
5Pour les gens d’Église, la perte délibérée de la raison est une abomination, car elle ôte à l’être humain ce qui fait sa spécificité, ce qui est finalement sa part divine, et le rabat au-dessous de la bête, ainsi qu’il est expressément redit un peu plus loin. De même, et autant que l’impureté peut-être, c’est le motif principal qui leur fait réprouver la passion érotique, car elle entraîne, elle aussi, plus ou moins fortement, la perte du contrôle de soi et l’oubli de ses devoirs.
6Un cas de conscience exposé par Jean Pontas (1638-1728)5, sur l’œuvre duquel nous reviendrons, est caractéristique du regard que des confesseurs portent sur l’ivresse.
- Question : Basin a coutume de demander le devoir (conjugal) à Louise sa femme, quand il est ivre ; est-elle tenue sous peine de péché mortel de le lui accorder lorsqu’il est dans cet état ?
- Réponse : Si Basin est tellement ivre, qu’il ait perdu l’usage de la raison, Louise n’est pas obligée à lui rendre le devoir. La raison est qu’un homme qui est dans cet état ne demande pas le devoir humano modo; c’est la raison qu’en donne Sylvius qui confirme son sentiment en comparant un tel homme à celui qui pendant le sommeil demanderait le devoir en rêvant ; auquel cas la femme ne serait aucunement obligée de lui rendre [...] Cet auteur excepte néanmoins le cas où la femme connaîtrait que son refus exposerait son mari au danger évident de tomber dans l’incontinence ; car il estime qu’elle serait obligée pour lors par le précepte de la charité à lui obéir.
7Cette longue citation est riche d’informations sur ce péché et ses conséquences. D’abord cette insistance sur la nécessité d’être conscient de ce qu’on fait quand on a des relations sexuelles comme lorsqu’on boit. L’ivresse, comme le rêve, comme la folie d’ailleurs, dispense la femme de l’obligation de répondre à la sollicitation du mari. Il en serait de même si c’était une “yvrognesse” qui sollicitait son mari. Mais ce cas apparaît relativement improbable dans les mœurs du temps, non pas qu’une femme soit saoule, mais que l’initiative sexuelle vienne d’elle, alors même que la réciprocité du désir est admise, depuis saint Paul (I Co 7,3-5), dans la morale sexuelle catholique.
8Plus important pour notre sujet sur le péché, ce « précepte de charité » dont l’évocation pourrait apparaître anodine, presque rhétorique, mais qui, en théologie morale, peut aller très loin. Ainsi, une personne, attaquée par quelqu’un qui menace sa vie, a le droit de se défendre, fût-ce en tuant son agresseur si elle n’a pas d’autre solution. C’est le cas reconnu de « légitime défense », appuyé sur un principe simple : on ne peut laisser une vie innocente (ici, la sienne) être volontairement sacrifiée. Mais si la victime de l’agression est dans son droit et que l’agresseur est tué, il meurt en état de péché mortel puisqu’il a enfreint délibérément le commandement. Donc, il sera damné. La “charité” héroïque, qu’on ne peut toutefois imposer, consiste pour la victime à accepter de se laisser tuer, ce qui par cet acte, assimilable au martyre, ne peut l’amener qu’au salut. Ce comportement laisse à l’agresseur le temps d’avoir des remords, de venir à résipiscence, et de prendre des dispositions pour se sauver lui aussi.
9Toutes les références rassemblées dans l’Instruction sont concordantes pour condamner l’ivrognerie : Écriture sainte, Pères de l’Église, conciles, auteurs profanes, à commencer par les Anciens, histoire et lois civiles. Quatorze passages de la Bible, « tant du Vieil que du Nouveau-Testament », dénoncent les ivrognes6. Cependant, l’auteur avait deux cas épineux à régler de “saints de l’Ancien Testament” ayant sombré dans l’ivresse : Noé et Loth. Avec saint Jean Chrysostome, il les dispense de péché :
Noé, ignorant la force du vin est tombé en cet état par mégarde et par ignorance ; quant à Loth, accablé de tristesse d’avoir perdu tous ses biens, ses parents et amis avec sa propre femme, réduit dans une extrême pauvreté, par inadvertance, ne s’aperçut pas devoir être surmonté par le vin (p. 452-453).
10Dans le cas de Loth, la vérité est plus complexe : ses filles l’enivrent afin qu’en lui faisant surmonter, par la perte de conscience de l’ivresse, l’interdit de l’inceste, il puisse leur susciter une descendance, en l’absence d’autres géniteurs (Gn 19,31-38).
11Les pères de l’Église cités ont eu des mots très forts contre l’ivresse volontaire : Basile le Grand n’hésite pas à voir en elle un diable, la mère d’iniquité, l’ennemie de la vertu ; qui « rend le courageux lâche, le chaste lascif ; [qui] est la source d’impiété » ; et chasse le Saint Esprit. Saint Jean Chrysostome ajoute que l’« ivrogne est un mort tout vivant [...] une maladie qui ne mérite point de guérison, une chute qui n’admet aucune excuse, l’ignominie du genre humain, l’opprobre de la vie et le sujet du supplice éternel ». Saint Augustin n’est pas en reste sur les pères grecs et confirme que ce péché « conduit en enfer aussi bien que l’homicide et l’adultère ».
12L’auteur de l’Instruction s’appuie aussi sur toute une série de textes réglementaires de l’Église : lettre du pape Clément, successeur de Pierre, décret de concile (Mayence, 813, canon 46), etc. Il rappelle que les anciens pénitentiels se montraient également sévères : un ivrogne qui allait jusqu’au vomissement, devait faire une pénitence de quinze jours entiers. La pénitence étant normalement au pain et à l’eau, cela devait lui donner largement le temps de se dessoûler. Et il fait remarquer qu’il n’est pas jusqu’aux auteurs païens : Platon, Sénèque, Plutarque, etc. qui ne flétrissent ces excès.
13Il cite ensuite des ordonnances de police de rois et de princes. Charles-Quint, pour obvier aux fréquents homicides liés à l’ivresse, commandait de punir deux fois les coupables : la première pour leur ivrognerie, la seconde pour leurs meurtres. Un seigneur de Villeneuve défendit à tout roturier, par une ordonnance d’août 1614 :
de s’enivrer sous peine d’amende arbitraire pour la première fois, de prison un mois entier pour la seconde, et d’exil pour la troisième ; et si lesdits roturiers sont convaincus d’avoir laissé en nécessité leur famille par ivrognerie et folle dépense, la peine de prison sera changée à être attaché au pilori un jour de marché solennel.
14Les taverniers chez qui les sergents trouveraient un ivrogne étaient punis de la même peine.
15La question sous-jacente est de savoir si l’ivresse modifie la gravité d’un crime en droit civil, ou du péché en théologie morale. Autrement dit, est-elle circonstance atténuante, indifférente ou aggravante ? Ferrière, un des jurisconsultes de référence au XVIIIe siècle, écrit à l’article “Yvresse” de son Dictionnaire de droit :
Yvresse n’excuse pas d’un homicide, ni de quelqu’autre crime, d’autant que celui qui est yvre est à la vérité privé de sens et de connaissance ; mais comme il en est privé par sa faute, il n’est point excusable [...] Cependant le juge peut condamner les coupables à une moindre peine, suivant les circonstances ; mais les délits qu’ils commettent dans l’yvresse ne doivent jamais demeurer impunis7.
Les conséquences de l’ivrognerie
16Les réflexions sur l’importance et la gravité des actes consécutifs à l’ivresse sont longuement reprises par Cernay. Mais au préalable, il examine « les raisons qui condamnent l’ivrognerie de péché mortel ».
17La première, on y a insisté, c’est la perte, comme le dénonce saint Basile, « du flambeau de la raison par laquelle il est établi seigneur et empereur du reste des créatures ».
18La seconde (p. 456), plus concrète, c’est qu’elle est la source de tous les maux qui arrivent à l’âme et au corps. D’elle procèdent,
les mauvaises pensées, les mauvais désirs, les blasphèmes, les jurements, les malédictions, les exécrations, les injures, les médisances, les moqueries, les reproches, les paroles et chansons déshonnêtes, les noises, les querelles, les inimitiés, les larcins et les faux témoignages.
19Bref elle est, d’après les Pères, la pépinière de tous les vices, et en particulier, on le voit dans cette énumération, de ce qu’on pourrait appeler des “vices sociaux”, c’est-à-dire mettant en péril la paix entre les gens. N’oublions pas que le blasphème est censé non seulement compromettre le salut du blasphémateur, mais aussi qu’il risque de provoquer toutes sortes de fléaux sur la communauté ; c’est à ce titre qu’il concerne l’autorité politique8.
20Le corps n’est pas mieux loti (p. 457). Le tableau clinique, assez bien observé, devrait suffire à décourager de boire. L’ivrognerie provoque, en effet,
toutes sortes de maladies : de là vient le visage pâle et défait, les joues pendantes, les yeux ulcérés, les mains tremblantes ; elle engendre la paralysie, la stupidité des membres, l’apoplexie, la manie, la convulsion, le tournoiement de tête ; la goutte et l’aveuglement.
21Sur un plan plus religieux, elle viole “la loi de grâce” en profanant le corps-temple du chrétien, membre du Christ. En outre, il n’est pas rare qu’elle entraîne la mort subite (p. 459). Or on sait qu’à l’époque celle-ci est l’une des craintes obsessionnelles des catholiques, rappelant incessamment, comme les Artes moriendi, que « rien n’est plus assuré que la mort, et rien de plus incertain que l’heure d’icelle ». Car la mort subite suppose qu’on va se présenter devant le souverain juge sans contrition et sans pénitence, donc dans l’état le plus aventuré pour le salut9.
22Au delà des inconvénients personnels, ce vice peut avoir des suites très fâcheuses pour l’entourage de l’ivrogne, à commencer par sa propre famille, puisqu’il en advient la ruine : de pauvres femmes et enfants réduits au désespoir par la misère, et de mauvais traitements qui s’ensuivent : procès, “batteries”10. Le prêtre rédacteur n’hésite pas à rappeler un dicton populaire qui dit que « le cabaret est le grand chemin de l’hôpital ».
23Enfin, l’ivrognerie porte tort à l’État, en scandalisant le public et en rendant les buveurs invétérés incapables de remplir leurs devoirs civiques ; diminuant les forces du royaume, elle l’expose à la merci de ses ennemis, et le surcharge de pauvretés.
24Plus une personne a de responsabilités et « est élevée en dignité et plus ce crime est infâme ». Ainsi, ce péché est plus grave chez un clerc que chez un laïc. Denys le Chartreux (1402-1471) l’assimile à un sacrilège, parce qu’en cet état, un prêtre ou un religieux s’expose à profaner des choses saintes. Plusieurs conciles se sont d’ailleurs prononcés sur ce point précis : à Venise en 453, à Agde, en 506 (chap. 14), on a privé l’ecclésiastique ivrogne de communion pendant 30 jours, ou bien on l’a puni corporellement. Le droit canon avait interprété cette punition comme devant être le fouet, et jusqu’à 40 coups. Le IVe Latran (1215) (chap 15) le prend plutôt par l’intérêt matériel en suspendant le coupable de son office ou de son bénéfice.
25Ce qui rend particulièrement malheureuse la situation de l’ivrogne, c’est que,
les mauvaises habitudes qui s’y contractent (les) rendent ordinairement incurables et presque désespérés, nommément ès crimes de blasphèmes, et en celui d’impureté qui sont deux des effets de ce vice abominable, et qui servent de planche pour passer au gouffre d’enfer (p. 459).
Problèmes de méthode
26À ce stade de l’étude, il est souhaitable de soulever une question de méthode qui ressurgit chaque fois que l’on aborde la manière dont l’Église est censée régler une difficulté morale. Pour étayer ses thèses assez rigoristes, Cernay prétend sans cesse s’appuyer sur saint Thomas d’Aquin. Cette caution a d’autant plus de poids que le “docteur angélique” restait, à l’époque classique, la référence absolue de la plupart des théologiens, aussi bien du clergé séculier que régulier, y compris les jésuites, et qu’il l’est demeuré jusque naguère11.
27Deux passages de la Somme théologique (dans la IIa IIae qui examine les questions éthiques) abordent l’ivrognerie12. La question 149 traite de la sobriété, y compris dans le “boire”, et la 150e de l’ivresse. Or les conclusions de saint Thomas paraissent beaucoup plus nuancées que celles que Cernay lui prête. C’est l’occasion de réaffirmer qu’il ne faut jamais se contenter de récupérer une citation dans un auteur de référence obligée, sans aller vérifier soi-même ce qu’il a réellement voulu dire13. Si saint Thomas n’excuse pas les ivrognes, il essaie de comprendre ce qui a pu les mener là où ils sont. Ses conclusions, issues d’un raisonnement dialectique sur des textes scripturaires, sont marquées de l’esprit du juste milieu cher à Aristote. D’abord, il distingue les situations (question 149, article III) : « Quoique l’usage de vin ne soit pas illicite, il peut le devenir par accident, s’il trouble la raison, si l’on dépasse la mesure, si l’on a fait vœu de ne pas en boire, s’il est une cause de scandale ». L’intégrité de la raison, on le voit, reste le motif principal de la tempérance recommandée. Saint Thomas le rappelle expressément (Q. 149, art. II) :
Là donc où la raison rencontre un obstacle particulier, il est nécessaire qu’il y ait une vertu morale pour l’éloigner. Or les breuvages enivrants privent l’homme de sa raison, en troublant le cerveau par leurs fumées. Il fallait donc une vertu spéciale, qui est la sobriété.
28Esprit de mesure toujours, lorsqu’il faut déterminer à partir de quand l’ivresse est un péché mortel (Q. 150, art. II). Elle l’est, nous l’avons vu, dès lors qu’elle est volontaire. Pourtant, là encore, saint Thomas invite à distinguer :
La culpabilité de l’ivresse consiste dans un désir et un usage immodéré du vin. Or il peut arriver trois choses : d’abord que l’on ignore la force du vin14, et dans ce cas l’ivresse n’est pas un péché ; ensuite que l’on sache bien que l’on a bu beaucoup, mais que l’on ne croie pas que ce vin puisse enivrer, et dans ce cas l’ivresse n’est qu’un péché véniel. Enfin, il peut arriver que l’on s’aperçoive de l’excès et la force du vin, et que cependant on préfère courir le risque de s’enivrer, plutôt que de cesser de boire. Ce cas est celui de l’ivresse proprement dite ; car les péchés mortels se qualifient non d’après ce qui arrive par accident et contre l’intention, mais par ce que l’on a voulu faire. L’ivresse est donc un péché mortel puisque l’homme s’est privé volontairement de la raison, dont il a besoin pour faire le bien et éviter le mal. Il pèche mortellement, en s’exposant au danger de pécher. [= c’est ce que la théologie appelle l’“occasion prochaine”].
29Comment faut-il traiter l’ivrogne ? Saint Thomas, après saint Augustin (cité en Q. 150, art. I), défend le principe selon lequel il faut quelquefois retarder la correction du pécheur, dans la crainte qu’il ne devienne pire :
Ce n’est pas, à mon avis, par la rigueur, par la dureté, par le commandement, que l’on corrige ces vices [gourmandise et ivresse], mais par de bonnes paroles, plutôt que par des menaces. Il faut garder la sévérité pour les cas particuliers et rares, et user d’indulgence avec la multitude des pécheurs.
30La miséricorde est « la conduite de Dieu lui-même », d’après le curieux prédicateur laïc qu’était Richard l’Avocat († 1719, à 81 ans)15, citant saint Basile :
Elle semble différente de celle qu’il tient sur beaucoup d’autres pécheurs [avares, hypocrites, voleurs, simoniaques, etc.]. S’il souffre que ceux-ci mènent une vie apparemment tranquille, honorable, heureuse, il laisse ordinairement ceux-là dans la douleur et dans l’opprobre, c’est autant par un effet de sa bonté que de sa justice, qu’il les afflige dès ce monde, afin qu’ils reconnaissent leur faute et qu’ils apprennent à ne plus sortir des bornes de la sobriété.
L’ivrogne en situation
31Après les principes, nous voudrions aborder rapidement quelques-uns des cas de conscience que le péché d’ivrognerie peut poser. La casuistique, véritable jurisprudence en matière morale, présente l’avantage de nous faire sortir de la théorie des traités de théologie et du droit canon pour nous plonger dans la réalité de la vie des chrétiens, du moins lorsque les exemples donnés correspondent à des consultations réelles16.
32Adrien-Augustin de Lamet (1621-1691) et Germain Fromageau (t 1705), deux savants et estimables théologiens et casuistes, n’en présentent17 qu’un seul, délibéré en 1680, mais qui devait se poser fréquemment car on le retrouve cité dans des prédications contre l’ivrognerie, par exemple dans les Conférences sur les sacrements de Joseph Chevassu (1674-1753)18. Il s’agit de savoir si un homme atteint de fièvre quarte (ou tierce !) depuis longtemps et sans qu’aucun remède ne lui ait apporté d’amélioration, pourrait recourir à l’ivresse dont un de ses amis l’a assuré qu’elle amènerait une guérison infaillible. La réponse, sans nuance est : non, car :
on ne peut faire – sous quelque prétexte que ce soit – des choses qui par la Loi de Dieu privent de son royaume, or il est certain que saint Paul marque en différents endroits l’ivrognerie dans l’énumération qu’il fait des péchés qui excluent du ciel. (I Co 5,11 et 6,10 ; Ga 5,21 ; Rm 13,13).
33C’est une application du principe selon lequel : « d’un mal ne peut sortir du bien ». D’ailleurs, s’il s’agit de provoquer un vomissement sur prescription médicale, l’eau chaude peut obtenir le même résultat.
34Dans son article “Yvresse”, Jean Pontas (1638-1728), un des casuistes les plus respectés de la fin du XVIIe siècle, indique six cas, sans compter d’autres articles où l’ivresse joue un rôle19. Dans l’ensemble, ils ne sont que la mise en exempta de principes théologiques déjà formulés, en particulier par saint Thomas abondamment cité. Mais il communique, en outre, à ses lecteurs, une décision des docteurs de la faculté de théologie de Paris du 12 janvier 172020. L’intérêt de ce texte est d’être circonstanciel. Le consultant est,
un curé bien aise de s’acquitter de son devoir et de garder les règles dans l’administration du sacrement de pénitence, mais qui se trouve placé dans un pays de vignobles, ce qui produit un grand nombre d’ivrognes. Afin de ne point se perdre lui même ou par une sévérité outrée, ou par une trop mole indulgence, il propose à MM les docteurs (de Sorbonne) dix-huit questions.
35La plupart des réponses corroborent ce qui a déjà été dit, mais quelques-unes soulèvent des questions originales. Dans les pays de vignobles, donc de commerce du vin, il est courant de boire au cabaret, au moment où l’on conclut des marchés (questions VI et XIII). Est-ce mal ? « Si, en les faisant on se contentait de boire quelques coups de vin avec modération, il n’y aurait rien de blâmable, pourvu que ce ne soit pas les jours de jeûne et de carême ». Les infractions aux obligations du calendrier liturgique constituent, dans tous les cas, une circonstance aggravante. Rappelons que c’est par respect du jeûne et de l’abstinence, impossibles à respecter dans les repas de noces, que les mariages sont interdits pendant les “temps clos”, et non, comme on le croit souvent, par une exigence d’abstinence sexuelle.
36Outre le cycle liturgique, les circonstances d’une beuverie peuvent aggraver le péché d’ivrognerie. Ainsi pour des personnes qui profiteraient d’un éloignement de chez elles, à l’occasion d’une procession ou d’un pèlerinage, pour aller au cabaret (question XVII).
37La question XI est également intéressante, c’est encore une question “médicale” : « quelle conduite il faut tenir à l’égard de ceux qui sont avinés, et qui se sont tellement accoutumés à boire, qu’ils se sentent défaillir à moins qu’ils ne boivent une quantité considérable de vin ? » La réponse est marquée d’un bon sens fréquent chez les casuistes, et tous les mots y sont pesés. Il s’agit de n’exiger que ce qu’il est possible d’obtenir :
il faut porter ces hommes à vaincre peu à peu cette malheureuse nécessité dans laquelle ils se sont engagés. On peut leur permettre d’user du vin avec modération, quand ils se sentent tomber en défaillance, pourvu qu’ils se renferment dans [= se limitent à] la nécessité, et même qu’ils consentent de souffrir de l’incommodité, pour ne pas accorder trop largement à la [concupiscence] ce qu’elle demande (en vue de l’affaiblir de jour en jour).
38Le curé, dans les vignes, doit à la fois régler des situations personnelles, plus ou moins douloureuses, et affronter pastoralement toute la collectivité. Nous citerons un cas de chaque occurrence.
Question XIV : Comment il faut en user avec un homme sujet à l’ivrognerie, qui fait des efforts pendant un temps considérable, comme pendant une année, qui a été absous, et à qui on a permis d’approcher les saints Mystères, parce qu’on a cru qu’il était converti. Peu de temps après, il retombe dans l’ivrognerie. Ne faut-il pas l’éprouver de nouveau et même plus longtemps... ?
39La réponse est un modèle d’équilibre dans le règlement d’un tel dilemme, tous les éléments en jeu étant pesés :
Quoique cet homme soit retombé, ce n’est pas une raison pour croire qu’il n’ait pas été sincèrement converti, puisqu’il a fait des efforts considérables pendant un long-temps. Il faut observer les circonstances de sa rechute, s’il n’est retombé qu’une fois ; s’il a été entraîné ; quelle douleur cette rechute a produite dans son âme. Il est certain qu’il le faut éprouver ; mais aussi il faut le soutenir et le consoler [...] On l’éprouvera, sans exiger de lui une épreuve trop longue qui le pourrait décourager.
40Face à sa paroisse entière (question XV), la même interrogation se repose au prêtre de savoir jusqu’où il doit être “compréhensif” : « ne faut-il pas se relâcher, surtout (là) où il se trouve un grand nombre de coupables qu’on serait obligé d’éloigner des sacrements, si l’on voulait se tenir exactement à la règle ? » La réponse à une situation globale ne peut pas être aussi nuancée que le traitement d’une histoire individuelle ; elle est tranchante : « La multitude n’a jamais été un titre pour se dispenser de suivre les règles que le Saint-Esprit a établies » (cf. Ex 23,2).
41Pourtant, prétendent certains, le vin n’est-il pas un présent de Dieu ? (question XVI). De nouveau, la réponse à ce faux problème est de bon sens : « Le péché consiste à en abuser [...] Le vin est un présent de Dieu ; mais l’usage immodéré est une invention du diable ».
La pénitence comme remède à l’alcoolisme
42Les pénitences appliquées au péché d’ivrognerie ont, bien sûr, pour intention de le corriger par des attitudes contraires. Gilles Vauge, oratorien janséniste, propose « les plus ordinaires qu’on doit imposer aux hommes » ; elles ressemblent davantage à des prescriptions de désintoxication qu’à des sanctions morales21 :
être un an sans aller au cabaret, de n’y boire jamais le vin qu’avec la moitié d’eau ; de n’y point aller pendant la nuit, les offices divins, instructions et catéchismes ; de jeûner les vendredis ou autre jour de la semaine durant un certain temps, si leur travail et leur santé le leur permet. /On obligera ceux qui ne peuvent pas jeûner, de s’abstenir d’aller au cabaret, de ne boire que de l’eau pendant un certain temps, de prier Dieu à genoux pendant trois mois, de baiser la terre avant et après leur prière quand ils la feront en particulier ; de se confesser tous les mois [...] de faire méditation sur la grièveté du péché, la mort et le jugement de Dieu.
43Finalement, la situation de l’ivrogne, décrite à plusieurs reprises comme inguérissable par les gens d’Église, est-elle sans espoir ? Parmi les propositions de l’Instruction de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, figure une série de remèdes assez classiques contre tous les péchés. Ces conseils sont dans la ligne de ces petits opuscules de préparation à la mort chrétienne, qui s’intitulaient « Pensez-y bien », censés rappeler aux fidèles, afin qu’ils règlent et disciplinent leur vie, les fins dernières, c’est-à-dire la mort, puis le jugement et, corrélativement, le paradis ou l’enfer.
Il faut : 1. considérer les peines et les supplices dont Dieu menace les ivrognes ; 2. envisager attentivement les horribles dommages que cause à l’âme et au corps cet abominable vice ; 3. penser aussi combien ce vice est honteux et indigne de la grandeur et de la dignité de l’homme et le rabaisse au dessous des animaux irraisonnables ; 4. la ruine des familles, le divorce des ménages, etc. ; 5. éviter soigneusement toutes les occasions de ce péché, comme le jeu, les compagnies, les cabarets et l’oisiveté ; 6. la certitude de la damnation éternelle de ceux qui mourront misérablement dans cet état, sans faire pénitence, ne doit-elle pas faire trembler ?
44L’auteur illustre son discours, en terminant, par quatre histoires édifiantes pour « émouvoir une personne à la détestation d’une vie si malheureuse » (p. 462-463). Ce sont autant d’effroyables “faits divers” où rode la mort, celle que donne l’ivrogne, dans son inconscience, et celle qu’il reçoit, à son tour, en punition. J’en ai résumé une en exergue. On pourrait une fois de plus déplorer le recours à la pastorale de la peur. On peut y lire aussi, dans quatre propositions sur six, une mise en responsabilité de la personne.
Annexe
Annexe : sources utilisées sue l’ivrognerie comme péché
Pour la théologie morale
Cerne ou Cernay Simon, Le Pédagogue des familles chrétiennes contenant un recueil de plusieurs instructions sur diverses matières. Utiles aux curés et autres ecclésiastiques, pour s’acquitter de leurs devoirs ; aux chefs de famille pour l’instruction de leurs enfants et domestiques, et à toutes sortes de personnes qui veulent vivre selon Dieu..., Paris, Pierre de Bresche, 1662 ; éd. consultée, 1664.
Gobat Georgio sj, Theologia iuridico-moralis sen accusatio canonica ebriosi, ad divortium compellendi propter ebriositatem indeque secuta varia mala. Opus contextum variis et curiosis quoestionibus, decisis ex fundamentis theologies moralis atque iuris prudentiae. Cum duplici indice, Constantia, Davidis Hautt, 1661.
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, traduite en français et annotée par F. Lachat, Paris, L. Vivès, 1854, 16 vols (IIa IIae vols VII à XI).
Pour la casuisitique
Lamet et Fromageau, Le Dictionnaire des cas de conscience, décidés suivant les principes de la morale, les usages de la discipline ecclésiastique, l’autorité des conciles et des canonistes, et la jurisprudence du royaume, Paris, J.-B. Coignard et H.-L. Guérin, 1733, 2 vols in-fol°.
Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions des plus considérables difficultés touchant la morale et la disciplines ecclésiastique ; tirées de l’Écriture, des conciles, des Pères, des décrétales des papes et des plus célèbre théologiens et canonistes, nouv. éd. revue corrigée et augmentée par l’auteur..., Bâle (sur l’imprimé de Paris), Jean Grandmuller, 1741, 3 vols in-fol°.
Morenas, Dictionnaire portatif des cas de conscience, dans lequel outre la résolution des cas qui y sont rapportés, on trouve les principes sur lesquels les décisions sont fondées, et en vertu desquels on peut agir dans tous les autres cas qui ont rapport à la matière, souvent rééd. ; éd. utilisée : Lyon, J.-M. Bruyset, 1759, 2 vols in 8°.
Pour la prédication
Collection intégrale et universelle des orateurs chrétiens, publiée par l’abbé Migne, Paris, 99 vols, 1845-1866 + 1 vol. d’indices, voir les sermons sur l’ivrognerie, l’intempérance, l’excès au boire et au manger, sur la fréquentation des cabarets, etc. :
– Richard l’avocat, t. XIX, col. 1176, 1186 ;
– Chenart, t. XC, 971 ;
– Girard, t. XCII, 713 ;
– Chevassu, t. XCIV, 256, 729 ;
– Delebecque, t. LXXXIV, 256 ;
– Jourdain, t. LXXXIV, 533.
Notes de bas de page
1 On le dénonce déjà au Moyen Âge, cf. Les malheurs des temps. Histoire des fléaux et calamités en France, J. Delumeau et Y. Lequin (dirs), Paris, Larousse, 1989, p. 142.
2 Dans L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique, Paris, Livre de poche. Collect. Pluriel, 1981, p. 129, 194, 241. Pour l’époque moderne, voir par exemple : A. Lottin, Vie et mentalité d’un lillois sous Louis XIV, Lille, E. Raoust, 1968, entre autres : p. 345 et sq.
3 À Constantia, David Hautt, 1661, 520 pages.
4 S. Cerne ou Cernay, Le Pédagogue des familles chrestiennes [Instructions] utiles aux curés et autres ecclésiastiques, pour s’acquitter de leurs devoirs ; aux chefs de familles pour l’instruction de leurs enfants et domestiques, et à toutes sortes de personnes qui veulent vivre selon Dieu..., Paris, P. de Bresche. 1662, éd. consultée, 1664, p. 451-464.
5 Cf. son Dictionnaire de cas de conscience..., éd. 1715, éd. consultée. Paris, G. F. Quillau, 3 vols, 1741, t. 1, art. « Devoir conjugal », cas XXXV, col. 1201-1202.
6 Sont cités, remis dans l’ordre du canon tridentin : Isaïe 5 et 28, Proverbes 20, 23 et 31, Ecclésiastique, 29 et 37, Osée 4, Habaquq, 2, Luc 21, Romains 13, Corinthiens 5, Galates 5, Ephésiens 5.
7 C.-J. de Ferriere, Dictionnaire de droit et de pratique..., Paris, Vve Brunet, nouv. éd., 1769, 2 vols, t. 2, p. 720. St Thomas d’Aquin se demande « si elle excuse du péché » à l’article IV de la question 150.
8 Cf. A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident XVIe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
9 Rappelons les travaux de Philippe Ariès et Michel Vovelle à ce sujet.
10 « Querelle, action de ceux qui se battent. Il se dit seulement de ceux qui se battent à coups de poing, de bâton, ou tumultuairement, et non point des combats réglés... », Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
11 Dans son encyclique Humani generis (1950), Pie XII appelait encore à s’en tenir à ses principes.
12 Éd. consultée, F. Lachat, avec trad, franç., Paris, L. Vivès, 16 vols, t. 10, 1858, p. 215-233.
13 Une longue fréquentation des « femmes dans l’Église », m’a montré le nombre d’inexactitudes et parfois de contre-sens qu’on pouvait proférer à leur sujet.
14 On se souvient que c’est l’argument qui dispense Noë du péché.
15 Article « Ivrognerie », dans Dictionnaire moral, éd. Migne, Collection des oateurs sacrés, t. XIX. Montrouge, 1845, col. 1178.
16 Sur la bonne utilisation et la fiabilité des manuels de confesseurs et des recueils de cas de conscience, voir ci-dessus l’article 1, “Des sources maltraitées pour l’époque moderne...”
17 Le Dictionnaire des cas de conscience, Paris. J.-B. Coignard et H.-L. Guérin, 1733, 2 vols in fol., t. 2, p. 1639.
18 Rééd. dans les Orateurs sacrés de Migne, t. XCIV, 1866, col. 733.
19 Dictionnaire de cas de conscience..., 1re éd. 1715, éd. consultée, Paris, G. F. Quillau, 3 vols, 1741.
20 C’est-à-dire, encore aux XVIIe-XVIIIe siècles, un des lieux d’Église dont l’autorité dépassait largement la capitale et même le royaume de France.
21 Le Directeur des âmes pénitentes... [1720], nouv. éd. revue et augmentée, P. F. Babuty, 1726, p. 385-386.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008