15. L’Église et l’amour humain à l’époque moderne
p. 245-264
Texte intégral
1L’expression “amour humain” est riche et vague, aussi convient-il de préciser le sens qu’on lui donnera dans cet exposé. Il s’agira, en premier lieu, du sentiment d’attirance qui lie un homme et une femme ; nous n’aborderons ni la simple amitié, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, ni l’amour parental ou filial, ni les relations homosexuelles. Ces dernières poseraient, pour la période moderne, des problèmes d’information, et surtout de pertinence : ayant choisi de considérer le point de vue de l’Église, nous devons constater que celle-ci, à l’époque, n’aurait sûrement pas inscrit ce type de relations dans le cadre de l’amour “humain”. En second lieu, même entre un homme et une femme, il sera logique, parce qu’il est le seul reconnu1, de s’en tenir au couple marié, en évitant de parler de l’institution pour elle-même. Circonscrit à un travail de définition, le tout constitue déjà un gros sujet, sur lequel la documentation utilisable et pas trop ambiguë reste souvent bien incomplète.
2« Que sait-on de l’amour en France au XIIe siècle ? » questionnait naguère Georges Duby2. Et il répondait : « pas grand chose ! ». Quant à l’histoire moderne, ce n’est que depuis quelques décennies que l’on a dépassé, dans ce domaine3, les récits anecdotiques, généralement aristocratiques. Ajoutons que, selon le choix des sources, et l’éclairage choisi, on pourrait probablement bâtir un exposé notablement différent.
3La nécessité de l’amour dans le mariage n’est pas une exigence nouvelle dans l’Église ; Paul en l’analysant y a vu le “mystère de l’union du Christ et de l’Église”4. Et d’abord, qu’est-ce que l’Église post-tridentine, en son temps mais aussi dans la longue durée et jusqu’à nos jours, entend par “amour humain” ?
4Les Orientations éducatives sur l’amour humain5 de la “Congrégation pour l’éducation catholique” utilisent, en 1983, des expressions, telles que « totale donation de soi-même », « communauté d’amour ». À aucun moment, pas plus que dans les textes du XVIIe ou XVIIIe siècle que nous citerons, on n’y trouve une définition précise, un contenu. Il y a deux clefs, peut-être, à cette difficulté qu’éprouvent les clercs à s’exprimer sur ce sujet.
5La première est la concurrence des amours dans leur discours :
Je ne pense pas que si l’on se donne à une femme, on puisse encore donner quelque chose à Dieu... En voyant vivre par certains foyers un amour très donné l’un à l’autre, je ne pense pas qu’ils aient pu donner encore beaucoup au Bon Dieu. L’amour humain, même très riche, n’est pas infini. Dieu seul est l’Infini.
6Cette phrase n’appartient ni à un sermon de profession religieuse du XVIIe siècle, ni à un traité de morale janséniste, elle a été prononcée par un brave curé rural de 65 ans lors d’une enquête organisée en 1984 par le magazine “La Vie”. Mais, déjà, Furetière (1690) affirmait : « l’amour divin est le seul qui nous doit enflammer ». Si cette rivalité des amours en notre cœur nous laisse nous “enflammer” par et pour un être humain, nous risquons même de sombrer dans le péché. Le janséniste Treuvé fait confesser à une femme6 :
Je n’ai point aimé mon mari pour Dieu. Je l’ai aimé plus que Dieu, et je n’eusse fait aucune difficulté de commettre un péché mortel pour le conserver, ou pour lui obtenir une charge [...] J’ai eu pour lui des complaisances criminelles.
7La seconde clef, c’est que lorsqu’elle parle de l’“amour humain”, l’Église, presqu’inconsciemment, centre sa réflexion, on pourrait dire au double sens du terme : son appréhension, sur la sexualité. Il est symptomatique que le texte de la “Congrégation pour l’éducation catholique”, cité ci-dessus, émanant d’un organisme romain officiel, soit totalement consacré à l’“éducation sexuelle” et reste quasi-muet sur l’éducation de l’affectivité. Qu’en fut-il au XVIIe siècle ?
8L’amour, écrit Furetière, est :
une passion de l’âme qui nous fait [avoir de l’affection pour] quelque personne, ou quelque chose [...] L’amour paternelle, l’amour conjugale sont les amours les plus violentes [...] Se dit principalement de cette violente passion que la nature inspire aux jeunes gens de divers sexes pour se joindre, afin de perpétuer l’espèce.
9Comme son dictionnaire présente souvent, surtout à travers ses exemples, une sorte de miroir de l’opinion publique cultivée de la fin du XVIIe siècle, c’est dire le degré de méfiance intériorisée dans cette opinion à l’égard d’un sentiment qualifié par deux fois par le terme – alors plutôt péjoratif – de “passion”. Cette méfiance est encore soulignée par un exemple donné : « il s’est marié par amour, c’est-à-dire désavantageusement (sic), et par l’emportement d’une aveugle passion ». Or, cette dernière, définie comme « agitations de l’âme selon les divers objets qui se présentent à ses sens » est depuis longtemps suspecte d’engendrer le désordre7. En outre, la sexualité, prévalante, dans la seconde partie de la définition de Furetière, risque d’être la folle du logis si elle n’est pas strictement légitimée et endiguée par sa finalité procréatrice.
10Le clergé suspecte donc l’amour humain d’être “trop humain”, puisque le seul véritable amour devrait être l’amour divin, et parce que, de nature, il tend à devenir “passionné”, faisant perdre à ceux qui en sont atteints la raison qui devrait guider sans cesse leur esprit, leur sensibilité, leurs désirs vers le salut. Vis-à-vis des dangers de la passion, ce clergé moralisateur ne se place pas à part. Il est conscient que la menace pèse également sur lui. Massillon, dans ses exhortations au clergé de son diocèse, rappelle sans cesse que le prêtre n’est qu’un homme et qu’à ce titre, il est susceptible de toutes les chutes, même si l’éducation que le séminaire a cherché à lui prodiguer le prédispose à un meilleur contrôle de soi8.
11Le réalisme pastoral fait parfois prendre aux théologiens les plus austères des décisions qui pourraient bien ressembler à un moindre mal. Elles reconnaissent de fait, en même temps, les dimensions passionnée et périlleuse de l’amour humain, dont ils se méfient si fort. Pallavicini, dans son Histoire du concile de Trente9, raconte que le pape Pie V, pontife “recommandable par son attachements aux saintes règles”, avait – fort de son expérience – accordé, beaucoup plus libéralement qu’on ne l’avait fait avant lui, des dispenses d’empêchements de mariage :
on a lieu en effet de remarquer que souvent la violence de la passion enflamme le cœur de deux personnes qui se trouvent dans l’un des cas si nombreux qui annulent le mariage à un tel point, que si on ne leur accordait pas la dispense, il leur arriverait, ou de tomber dans le désordre du péché, ou de contracter quelqu’autre alliance contraire à leur inclination et qui ne pourrait que les rendre malheureux.
12La passion n’est pas bonne, mais elle est inscrite dans la nature humaine. La condamne-t-on dans son principe ? Il faut, le cas échéant, composer avec elle, ne serait-ce, comme ici, que pour respecter des inclinations qui aboutiront à des unions consenties en vérité, donc indissolublement valides, et, peut-être, par surcroît,... au bonheur.
13Pour désigner le sentiment puissant et doux qui doit conjoindre un mari et son épouse, y compris la dimension sexuelle (mais d’une sexualité maîtrisée, purifiée de toute “brutalité”), les gens d’Église, à l’époque moderne, ont souvent préféré utiliser, comme saint François de Sales, le terme d’amitié, plus affectif, altruiste et réciproque :
Tout amour n’est pas amitié ; car, – 1. on peut aimer sans être aimé, et lors, il y a de l’amour, mais non pas de l’amitié, d’autant que l’amitié est un amour mutuel, et s’il n’est pas mutuel ce n’est pas amitié. – 2. Et il ne suffit pas qu’il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s’entraiment sachent leur réciproque affection, car si elles l’ignorent elles auront de l’amour mais non pas de l’amitié10.
14Il n’est pas anodin qu’une semblable distinction se retrouve chez un contemporain de François de Sales et auteur-phare des précieuses, Honoré d’Urfé :
on peut aimer en deux sortes : l’une est selon la raison, l’autre selon le désir. Celle qui a pour règle la raison, on me l’a nommée Amitié honnête et vertueuse, et celle qui se laisse emporter à ses désirs. Amour. Par la première, nous aimons nos parents, notre patrie, et en général et en particulier tous ceux en qui quelque vertu reluit [pourquoi pas une épouse ?] ; par l’autre, ceux qui en sont atteints sont transportés comme d’une fièvre ardente, et commettent tant de fautes, que le nom en est aussi diffamé parmi les personnes d’honneur que l’autre est estimable et honoré11.
15De même, Voltaire, dans son article “Amour” du Dictionnaire philosophique ne recourt qu’“au physique”, et traite des sentiments dans l’article “Amitié”, sans y impliquer, il est vrai, les relations entre un homme et une femme.
16Si le terme “amitié” est fréquent chez les moralistes et les directeurs spirituels, il n’a pas été utilisé par le concile de Trente dans ses décrets. Aucune allusion n’est même faite à l’amour conjugal dans les 22 canons, ni dans les 10 chapitres du “décret de réformation” de la 24e session, du 11 novembre 1563, consacré au “Mariage” ; il est à peine mentionné, sans explication, dans l’“Exposition de la doctrine touchant le sacrement de mariage”. Il est vrai qu’il s’agit de textes normatifs, qui se contentent de délimiter le permis et l’interdit. Il est, au contraire, présent dans le chapitre correspondant du Catéchisme du concile (1566). Contrairement à ce que l’on affirme souvent, et à ce que la littérature ecclésiastique catholique a largement laissé croire par la suite, si le premier des “biens” du mariage est d’avoir des enfants (§ 5), ceux-ci n’arrivent qu’au second rang des “motifs” de se marier (§ 3). Le premier est,
fondé sur l’instinct des deux sexes qui fait qu’ils désirent naturellement d’être unis dans l’espérance du secours qu’ils attendent l’un de l’autre [...] afin de se soutenir dans les faiblesses et les infirmités de la vieillesse12.
17Or ce secours réciproque n’est pas directement sexuel, puisque « le remède contre les désirs de la chair » est autonome et constitue à lui seul le troisième motif. Peut-on assimiler cet “instinct”, ce désir de partage et d’entraide à une forme d’amour ? Il semble proche de cette relation conjugale idéale nommée “amitié”. En outre, le fait que l’Église ait rendu non seulement souhaitable, mais indispensable, sous peine d’invalidité, le consentement des futurs époux13 donnait quelque chance à un amour réciproque d’être le mobile de ce consentement et de pouvoir se manifester.
18La postérité du concile a été moins “libérale” que lui. On peut choisir deux exemples d’une certaine involution de sa conception relativement optimiste de l’amour humain. Un siècle après le concile de Trente, Le pédagogue des familles chrétiennes, recueil de “tracts” distribués aux ouailles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet14, paroisse alors pilote, recommande à ceux qui ont l’intention de se marier de « rejeter toutes les fins et les motifs purement humains, ou naturels ».
Question : Comment se doit comporter le mari envers la femme ? - Réponse : L’homme prendra femme avec la crainte de Dieu et intention d’avoir lignée seulement. [... Il] la doit tenir au rang de son épouse, et de la moitié de soi-même. Lui doit parler avec une grande révérence [...] Il doit fuir toutes pratiques ou familiarités suspectes d’autres femmes. Il doit toujours penser que Dieu lui a donné non pour chambrière, mais pour compagne.
19Ce texte rappelle une constante des plus positives dans la théologie du mariage depuis les Pères de l’Église : le respect que le mari doit à son épouse, “mulier non ancilla sed socia” ; il marque simultanément un recul par rapport au concile de Trente ou à ses continuateurs. En effet, le mari ne “prend” sa femme que pour faire des enfants, et non plus d’abord, comme le voulait le concile, ou une expression assez logique de Surin : « pour vivre ensemble avec amour d’où réussit la propagation de l’espèce »15 : la procréation étant bien une conséquence attendue du mariage, mais nécessairement et chronologiquement seconde par rapport à l’union amoureuse.
20Un autre siècle plus tard, le capucin Daniel de Paris écrit dans une de ses dix conférences sur le mariage intitulée “Que le mariage soit honorable en toutes choses”16, qu’il y a deux motifs pour se marier :
laisser après soi des enfants qui craignent le Seigneur, [...] et apaiser les mouvements désordonnés de la concupiscence.
Et il ajoute : Le catéchisme du concile de Trente en marque un troisième..., qui ne s’écarte point de ces deux premiers ; et c’est de s’entre-secourir réciproquement l’un l’autre dans la nécessité.
21Il rejette ainsi en position dernière, presque annexe, ce qui ressemble le plus à de l’amour et que le concile avait établi comme premier motif.
22Pourtant des textes spirituels donnent à l’amour conjugal un rang éminent et même primordial parmi les sentiments humains :
L’amour que les époux doivent avoir réciproquement l’un pour l’autre, doit être le plus tendre et le plus légitime. Quelque grande que soit l’affection que les enfants doivent avoir pour leurs parents, celle des époux doit être encore supérieure puisque le Seigneur a déclaré que l’épouse quittera son père et sa mère pour s’attacher à son époux. Comme si le Seigneur voulait faire entendre que l’amour de l’homme et de la femme doit être si intime qu’il faut écarter jusqu’aux plus légitimes affections qui pourraient le diminuer17.
23Dernière remarque de méthode, il n’est pas inutile de rappeler qu’en morale, il existe souvent une certaine distance, voire de légères contradictions, entre les textes doctrinaux ou disciplinaires et le vécu. Voici, à titre d’exemple un cas réel, que nous avons déjà rencontré, “délibéré” à Paris le 2 mars 1680 par Augustin de Lamet, un des théologiens moralistes les plus respectés de son siècle18.
Monsieur N., ayant lié un commerce d’amitié, sur la foi réciproque de mariage, avec Melle Thérèse âgée de 28 ans, du consentement de sa mère et d’un oncle qui tient lieu de père et qui devait payer une partie de la dot ; la fille devint grosse et en avertit sa mère, afin que l’on achevât le mariage incessamment et avant ses couches.
24Quand bien même ce serait la “foi réciproque de mariage” qui aurait obtenu le consentement de la mère et de l’oncle, et non la dimension sexuelle de ce “commerce d’amitié”, ce premier aspect de l’affaire prouve : – 1. qu’un amour existant entre deux futurs mariés pouvait être agréé par les familles ; – 2. compte tenu des mœurs inquisitrices du temps, il est peu vraisemblable que ce commerce d’amitié ait pu aboutir à une grossesse sans, au moins, un certain relâchement de la surveillance de jeunes gens qui s’aimaient, c’est-à-dire une connivence de fait de la famille.
25Certes, le théologien moraliste n’a été consulté que sur le comportement suivant de la mère de Thérèse. Afin de capter l’héritage de sa fille, entre temps mourante, elle empêche son mariage in extremis de telle sorte que l’enfant à naître reste illégitime et ne puisse donc hériter des biens de Thérèse. De Lamet condamne vigoureusement le tort subi par l’enfant, mais notons qu’il ne fait aucun commentaire sur la conception hors mariage, fruit du “commerce d’amitié”, en l’occurrence d’une “fornication” manifeste.
Le mariage vu par les clercs
26Pour mieux cerner la conception ecclésiastique du mariage, il a paru utile de chercher des définitions de l’“amour humain” dans des textes divers afin de croiser les observations et tenter d’en tirer les traits communs. A priori, il était tentant de relire le docteur du laïcat qu’est François de Sales. Il est l’un de ceux – non le seul mais plus que d’autres – qui rappellent que l’on peut être dévot en toutes sortes d’états, et particulièrement dans le mariage ; donc que l’amour humain n’est pas incompatible avec l’amour de Dieu, voire avec la sainteté. À la même époque, son intuition est, en quelque sorte, illustrée par une série de biographies de saintes femmes, y compris des fondatrices d’ordre, qui ont commencé leur carrière par une vie de femme mariée. Le père Bruno de Jésus Marie fait remarquer que la “belle Acarie”19, illustre amie de François de Sales et grande mystique, a connu 31 ans, 5 mois et 21 jours d’une vie conjugale qui lui ont procuré « une exaltation sensuelle tout imprévue » – elle qui « n’estimait pas beaucoup la vertu d’une âme dont les passions ne s’émouvaient pas » – contre 4 ans 2 mois 3 jours seulement de vie carmélitaine ; elle s’est donc sanctifiée dans un mariage qui n’aurait rien eu de sacrificiel.
27Nous ne renoncerons pas par principe ou provocation à recourir à l’évêque de Genève, car il est des chapitres de la troisième partie de l’Introduction à la vie dévote qui sont quasi-obligés sur notre sujet, tels les “Avis pour les gens mariés” ou “De l’honnêteté du lit conjugal”, voire celui, très joli, sur les “Amourettes”. Mais il a été, dès son temps, plus souvent cité que suivi ; et, aujourd’hui même, s’il a été très étudié, il a été très différemment interprété20. En outre, d’autres grands auteurs, autant cités que peu lus, ont rendu un égal hommage à l’amour conjugal et auraient mérité de figurer dans cette étude. Ainsi, faudrait-il dépouiller (et traduire ?) systématiquement les 888 pages du De matrimonio de Thomas Sanchez21, passionnant mais qui est loin d’être représentatif de son temps, et a même été condamné par l’opinion de ses pairs et mis à l’Index en 1627. Nous avons préféré privilégier des textes moins personnels, moins exceptionnels dans leur ton, et offrant l’intérêt d’une banalité vécue au quotidien de l’Église. Il est apparu qu’il serait éclairant d’interroger d’abord des textes plus formels, exposant abruptement la doctrine ou les règles disciplinaires à suivre pour distribuer les sacrements, tels les rituels, manuels de confession, etc.
28Nous ne ferons pas un bilan complet de ce que pourraient nous apprendre les Rituels. On sait qu’ils ont, au moment de la Réforme catholique, plutôt réduit la participation effective des époux à la célébration, telle que l’avait connue le Moyen Âge22. Ils présentent une valeur particulière pour notre propos puisqu’ils contiennent l’explication “officielle”, celle de l’autorité épiscopale, des grands actes de l’Église, et en particulier des sacrements. Cette origine disciplinaire nous garantit contre une trop grande subjectivité, comme serait celle d’un casuiste trop hardi. Nous nous en tiendrons à une manière de sondage arbitraire : les quatre titres dont nous pouvions disposer23, tous du XVIIIe siècle. La présence du mot amour, dans la rubrique “Mariage”, y est fort inégale.
29J.-B. Massillon, évêque de Clermont entre 1717 et 1742, se montre assez libéral sur certaines questions touchant à la sexualité, comme lorsqu’il émet des réserves à l’égard de la cérémonie des relevailles, « car les couches d’une femme chrétienne ne sont accompagnée d’aucune faute, d’aucune impureté ». Pourtant, il ne dit pas un mot de l’amour dans sa vision strictement “démographique” du mariage : « société indissoluble entre l’homme et la femme pour la multiplication du genre humain ». De même, Mgr de la Luzerne, pour le diocèse de Langres (1770-1790), définit le mariage, d’une façon très juridique, comme « un contrat par lequel un homme et une femme s’unissent d’une manière stable pour former ensemble une société perpétuelle ». À peine évoque-t-il, non sans ambiguïté, une “tendresse" qui risque d’être altérée en cas de manquement au “devoir conjugal”.
30Dans l’introduction au chapitre “Du sacrement de mariage” de son célèbre Rituel de Toulon, Mgr Joly de Choin (1737-1759) fait un exposé complet des finalités du mariage (propagation perpétuelle du genre humain, bien de la société civile, bien de l’Église,...), mais ne dit rien des relations interpersonnelles entre les époux. En revanche, il insiste sur la nécessaire prudence qui doit présider au choix du conjoint, et qui doit faire rechercher l’égalité pour l’âge, le bien, la condition, l’humeur, les inclinations, c’est-à-dire tous les facteurs qui pourraient, si l’on n’en tenait pas compte, entraver la “sympathie”. Il rappelle les conseils à prodiguer par le curé avant la célébration :
apprendre au mari quelles sont ses obligations à l’égard de sa femme [...] Il doit l’aimer, avoir pour elle une tendresse et une bonté compatissante [...], supporter ses défauts, la traiter avec douceur, écouter ses avis, lui témoigner de la complaisance, prendre garde à ne s’en pas laisser dominer. Il apprendra à la femmes ses obligations [...] Il l’avertira de régler sa famille, de gouverner sa maison, de se conserver irrépréhensible en toutes choses, d’estimer son mari, de supporter et excuser ses défauts en évitant d’en parler à personne, d’avoir pour lui une affection pleine de tendresse, accompagnée de modestie, d’humilité, de respect et de soumission ; de le gagner à Jésus-Christ par la patience et le bon exemple.
31Comme la plupart des Rituels, il se réfère au célèbre passage de Paul, (Eph. 5,32) : « que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari ». Mais on voit que ce long texte sur les “obligations” réciproques des époux atténue l’opposition, entre l’amour que le mari portera à son épouse et le respect qui lui est dû par la femme, par un commun “devoir de tendresse”. La compassion recommandée au mari, en même temps que la nécessaire soumission rappelée à la femme, confirment que l’auteur respecte l’anthropologie implicite de son temps, qui maintient dans le couple la supériorité hiérarchique de l’homme.
32Enfin, Mgr de Malvin de Montazet (1758-1788) propose, pour les nouveaux mariés lyonnais, une exhortation-modèle qui ne choquerait pas au pays de Tendre :
Le mariage... n’est pas seulement l’union intime et permanente de deux époux, prévenus l’un pour l’autre d’une estime et d’une inclination mutuelle [...] accordant aux besoins du premier homme une aide semblable à lui, une compagne destinée à partager et à augmenter sa félicité. Quelque leçon d’amour mutuel que donne aux époux cette origine de la société conjugale, nous en trouvons de plus sublime encore dans les paroles de l’apôtre : “aimez-vous l’un l’autre, comme Jésus Christ a aimé son Église”24.
33Comme Joly de Choin, il répartit des conseils au mari et à l’épouse en fonction des préceptes pauliniens, mais sur un ton moins juridique que la plupart des autres évêques :
Un époux chrétien se souvient toujours quel est le chef dont il tient la place (Jésus-Christ), et il le représente encore plus par sa douceur et par sa prudence que par son autorité. Il veut plaire à son épouse, et il étudie ses inclinations, ou pour les suivre, ou pour les supporter. Il regarderait comme une lâcheté criminelle, d’offenser par le partage de son cœur une personne choisie dans tout l’univers, pour être l’objet de son estime et de sa tendresse [...] Que l’épouse soit soumise à son époux, qu’elle révère son autorité, qu’elle lui conserve une fidélité inviolable, une obéissance pleine de respect et d’amour.
34Parmi la cinquantaine de manuels de confession que j’utilise habituellement pour les problèmes de morale, j’en ai choisi deux, des plus explicatifs, pour vérifier l’éventuelle critique cléricale de l’amour conjugal. Ils ont été approuvés l’un et l’autre au début du second tiers du XVIIe siècle, et plusieurs fois réédités. Le directeur des confesseurs, écrit par un simple prêtre, l’abbé B. Bertaut, servira de base, Le directeur pacifique des consciences du père Jean François de Reims25, définiteur des capucins de la province de Paris, qui se veut “pratique”, “clair” et “utile”, jouera en contrepoint pour apporter des compléments. L’analyse un peu serrée d’un petit nombre de textes a paru ici plus fructueuse que la multiplication de citations éparpillées.
35Prêtre du diocèse de Coutances, ayant étudié sous le P. Condren, deuxième général de l’Oratoire, Bertin Bertaut (v. 1581-1658) fut, de 1627 à 1633, curé d’Alleaume, près de Valognes, en Normandie. Il se qualifie ensuite de théologien et prédicateur, fit à Valognes plusieurs fondations pieuses et y fut quelques années “confesseur principal et directeur” des religieuses bénédictines26. Une première version de son Directeur des confesseurs (1634) encourut, en 1635, le blâme de la Faculté de théologie de Paris27. De nombreuses éditions revues et augmentées ne s’en succédèrent pas moins (Caen, Paris, Rouen, Lyon) à partir de 1637-163828 ; elles inséraient quatre approbations de docteurs de Sorbonne bas-normands (deux augustins, un dominicain, un bénédictin), obtenues l’une en octobre 1634, les trois autres en février 1637, et furent successivement grossies de quatre opuscules annexes. En 1657, du vivant encore de l’auteur, on atteignait la 22e édition ; les réimpressions se poursuivirent ensuite jusqu’en 1692. Sans être un best-seller, à la manière du Catéchisme historique de Fleury (plus de 150 éditions) ou de la Medulla Theologiae moralis de Büsenbaum (près de 200), Le Directeur des confesseurs peut être considéré comme ayant connu un rayonnement certain, et, à ce titre, doit être préféré à des ouvrages trop confidentiels. Tout en conservant un exposé très traditionnel de la doctrine, il manifeste une certaine liberté d’esprit. Son “Avis aux lecteurs”, plaidoyer implicite contre la censure de la Sorbonne, souligne certains de ses présupposés originaux, à commencer par le public qu’il vise.
36Bertaut écrit pour des clercs, non pas pour une petite élite de théologiens patentés, mais pour la masse de ses confrères de la campagne, souvent pauvres. C’est pourquoi il publie un “petit volume”, facile à transporter et de prix modeste. Sa brièveté est destinée à soulager la mémoire de confesseurs peu cultivés qui se perdraient dans un “gros casuiste”. Pour les mêmes raisons, il a adopté le « stile de catéchisme, en forme de demandes et responses, comme estant plus facile à comprendre ». Et surtout, il s’est résolu à écrire en français, car :
encore qu’un simple confesseur sceût un peu de latin, il aurait dix fois plus de peine à l’intelligence d’un langage qui ne luy est point familier, qu’à en comprendre le sens, passant la plus grande partie du temps qu’il employeroit à étudier, à faire plutost des constructions grammaticales, qu’à apprendre les cas de conscience.
37Ses références sont des casuistes connus, « lesquels il est malaisé de faillir en les imitant ». Ce sont pourtant les bêtes noires des jansénistes, parce que probabilistes : Benedicti, Milhard, Bauny, etc. Il écrit donc pour le commun des desservants vivant au contact des fidèles, et rejette toute rigueur inutile.
38Au 4e point de l’“examen sur le IVe Commandement” (p. 176-183), exposant les devoirs réciproques des maris et des femmes, il tente de cerner ce qui fait la spécificité de leurs relations. Le mari doit trois choses à sa femme : « – 1. L’amour : car c’est un autre soy-mesme [...] ; – 2. l’honneur : car la femme n’est pas sa servante, mais sa compagne ; – 3. l’obéissance, en ce qui concerne les offices du mariage, où l’obligation est réciproque ». Cette dernière proposition mérite déjà d’être notée. Si, en effet, la réciprocité du “devoir conjugal” est tout à fait traditionnelle depuis saint Paul (I Cor 7,3-6), le fait d’évoquer la nécessité d’une “obéissance” du mari à sa femme pourrait presque passer pour une provocation, dans les termes d’abord, et aussi parce qu’il suppose une initiative sexuelle explicite, voire autoritaire de la femme, hors des bonnes mœurs du temps, si l’on en croit d’autres confesseurs. Ceux-ci évoquent généralement la timidité “naturelle” de la femme qui oblige – en conscience – le mari à comprendre son désir à demi-mots, ou à demi-gestes.
39Quand il détaille « en quoy consiste cet amour du mary », Bertaut énumère quatre “choses” :
– 1. A luy porter en son cœur une conjugale affection, exempte de haine et d’aversion.
– 2. A luy parler amiablement, s’abstenant de reproches, invectives et autres paroles injurieuses ; encore qu’elles fussent proférées sans dessein, ny désir de diffamation : comme “chienne”, “putain”, “sorcière”, etc. qui est péché mortel [...]. Car tels discours sont contraires à l’amour et à l’honneur : il est bien quelquefois licite de lui dire par voye de correction quelques paroles sévères ; mais non pas diffamatoires.
– 3. A ne l’empêcher d’accomplir les Commandemens de Dieu et de l’Église : car un tel empeschement est plutost un effete de haine que d’amour [...]
– 4. A ne la frapper pas injustement, ce qui en chose notable est péché mortel, contre l’amour : car encore que le mary puisse, pour certains cas, user de voye de correction, ce doit estre avec prudence et charité, et non avec passion et rigueur.
40Ce dernier paragraphe n’est ni le plus “aimant”, ni le plus libéral puisqu’il semble autoriser le mari à battre sa femme, à condition que ce ne soit pas “injustement”. Est-il nécessaire de rappeler que la femme restait juridiquement une mineure et, à ce titre, passible de correction comme l’un des enfants de la maison. Le mari y est même parfois tenu. Jean-François de Reims fait reproche au chef de famille29 : « quand sous prétexte de l’amitié qu’il porte [à sa femme], il ne la reprend pas de ses fautes : ce qui serait péché mortel si la faute était notable ». En revanche, il pèche aussi,
quand il ne souffre pas avec patience les infirmités de sa femme, tant du corps que de l’esprit ; quand il lui parle trop rudement, sous prétexte qu’elle lui est inférieure [le confesseur ne précise pas s’il fait sienne cette dernière considération ou s’il la dénonce ?] ; quand il la reprend trop aigrement pour la moindre faute ; quand il lui commande trop impérieusement.
41D’ailleurs, s’il a effectivement le droit, voire le devoir de la châtier,
il pécherait grièvement, s’il la frappait notablement (sic) ; car encore qu’il ait le pouvoir de la corriger, quand il y ajuste cause de le faire, et qu’il espère par ce moyen quelque amendement, néanmoins il n’a pas le pouvoir de l’outrager, car c’est faire plutôt office de bourreau de la traiter de la sorte que d’un mari ; et même, il ne doit jamais la frapper, que quand il a tenté toutes les autres voies auparavant.
42Les autres “composantes” de l’amour conjugal selon Bertaut ne sont pas moins intéressantes. Si l’expression : “affection conjugale” ne dit rien de ce que peut être l’“amour”, l’exclusion de la haine et de l’aversion dénote probablement, chez lui, le réalisme désabusé d’un confesseur qui entendait sur la vie de couples prédéterminés par des intérêts familiaux, bien des réactions de dégoût, génératrices d’insultes (§ 2), provocatrices de souffrances et, peut-être, de scrupules. Le paragraphe 3 traduit sans doute, dans le courant du XVIIe siècle, moins un détachement du mari à l’égard d’une religion dont il entraverait la pratique chez son épouse, que la préoccupation d’un chef de famille soucieux de ne pas voir sa femme négliger ses devoirs d’état au profit de dévotions personnelles, ou craignant « que pour jeusner elle devienne trop débile [faible] ; [ou] pour aller à la messe, elle n’en soit malade à raison du mauvais temps, etc. ».
43La comparaison avec « ce que la femme doit au mari » est assez édifiante et révélatrice, d’autant plus que le cadre général du paragraphe est semblable. Ainsi des « quatre choses en quoy elle luy est submissible à raison du mariage : 1. Amour, 2. Honneur, 3. Fidélité, 4. Obéyssance », trois sont communes aux deux sexes, mais apparemment la femme doit en plus la fidélité. Ce pourrait être paradoxal dans la mesure où moralistes et casuistes condamnent unanimement l’adultère masculin autant que le féminin. Cependant, les précisions données à la définition de la fidélité de la femme en révèlent une dimension non strictement sexuelle, mais également fonctionnelle. Car, si elle est tenue de « garder sa foy promise au mari, préservant le lit conjugal d’adultère et d’impudicitez », elle doit en même temps « conserver fidèlement les biens et provisions de la maison qui lui sont baillez en charge par le mary ». Quant à l’adultère, la suite du texte, que nous ne développerons pas, montre que le casuiste se préoccupe ici davantage du dommage causé aux héritiers légitimes de la lignée paternelle qu’au péché de la chair en lui-même.
44L’amour dû par la femme consiste :
En l’affection cordiale qu’[elle] doit porter à son mary, exempte de haine et d’aversion de sa personne ; et partant la femme qui a une notable aversion de son mary, et une displicence [déplaisir] de sa personne, qui est marrie quand elle le voit, qui fuit sa présence, qui trouve tout désagréable de sa part, pèche mortellement, de quoy la parvité peut excuser.
45Ce court texte se montre très riche pour notre propos. Son parallélisme avec les caractéres de l’“amour du mari” est évident. Mais l’amplification de la « haine et aversion de sa personne », cette “fuite” devant lui, rend flagrant le dégoût qui devait s’emparer de certaines épouses contraintes de s’unir à des homme sans égards, brutaux, qui les “prenaient” sans leur assentiment profond, sans amour réciproque, sans “amitié”. Cela consonne avec la réaction, dans un genre littéraire très différent, de la victime d’un mariage forcé décrite avec un réalisme effroyable par l’abbé de Pure30 :
Elle se voit obligée d’aimer ce qu’elle hait, de respecter un objet de mépris [...] Elle est obligée de supporter une chose insupportable et, ce qui à mon sens est le plus haut point de la tyrannie du mariage, elle est obligée [...] de recevoir dans son sein glacé les ardeurs de son mari, d’essuyer les caresses d’un homme qui lui déplaît, qui est l’horreur de ses sens et de son cœur.
46Le père Jean-François de Reims est l’un des rares auteurs de manuels de confession à se pencher spécialement sur le sort des femmes mal-mariées31 : « ce serait être sans compassion de ne dire rien pour [leur] soulagement ». En vérité, après une description sympathique, compatissante, ses conseils paraissent bien ascétiques :
si votre chagrin et mécontentement provient de ce que vous ne pouvez aimer celui qui vous est donné de Dieu (il ne dit heureusement pas “par Dieu” !), le dédain et le mépris que vous faites de sa personne, se changera bien tôt en amour et respect, si vous considérez que Dieu vous oblige étroitement de l’aimer, et ne manquera jamais d’imprimer en votre cœur l’amour qu’il requiert de vous, si vous lui demandez avec humilité.
47Dans tous les cas, la femme est tenue d’honorer son mari. Bertaut fait encore preuve d’une certaine subtilité psychologique, malgré son acceptation de la morale ambiante. Cet honneur consiste,
aux tesmoignages extérieurs de révérence, en ses paroles et déportements ; et partant la femme, qui par noises, invectives, reproches, moqueries, injures et autres paroles contraires à la paix et société domestique, et à l’honneur, fasche notablement son mari, le provoquant à courroux, jurements, tempestes (donc l’induisant au péché), péche mortellement, de quoy parvité peut excuser.
48De même qu’un dégoût provisoire à l’égard de son époux peut licitement s’emparer de la femme enceinte, cette même “parvité” l’excuse d’être emportée et provocatrice. D’ailleurs, elle peut avoir d’autres excuses pour refuser de “rendre le devoir de mariage” : « 1. si [elle] a ses purgations, pour les inconvénients qui en arriveraient au fruict ». Sur ce point, les moralistes disputent ; les uns, se placent sur un plan strictement “médical”, ayant abandonné ou non l’antique croyance qu’une grossesse intervenue pendant les règles engendrait un lépreux32 ; d’autres, plus métaphysiciens, pensent « qu’il vaut encore mieux à l’enfant naître avec ses inconvénients que de n’estre point ».
2. si la femme ne peut le rendre sans un détriment de sa santé, comme si elle relevoit récentement de maladie [...] si le mary estoit gâté de quelque sale maladie acquise par ses débordements [...]. 3. Si le mary vouloit abuser mortellement de l’acte conjugal : comme s’il craignoit d’estre chargé de trop d’enfans, commettans quelque abus en la consommation du mariage, soit pour empescher la génération, ou chercher des voluptez indiscrettes [...] contre l’honnesteté ordinaire et la pudicité conjugale.
Et l’amour dans tout ça ?
49Si les manuels de confession soulèvent peu ou prou la question de l’amour à propos du sacrement de mariage, n’abordent que ses aspects trop strictement sexuels dans les chapitres traitant des 4e et 6e commandements ou des péchés capitaux (“la luxure” !), les casuistes, de leur côté, ont rarement l’occasion d’aborder directement cette question, sauf quand l’amour soulève une question juridique, par exemple, lors d’une union entre jeunes gens de confessions différentes. On en voit peu d’exemples dans les grands recueils de cas de conscience, que ce soit dans le dictionnaire de Lamet et Fromageau, cité ci-dessus, celui de Pontas, celui de Morenas qui est une compilation des deux premiers, ou dans le célèbre recueil de Jacques de Sainte-Beuve33. Il est d’autre manière de trouver des situations concrètes sur lesquelles l’Église, en tant qu’institution, a eu à se prononcer.
50À plusieurs reprises, en particulier dans un numéro de la revue XVIIe siècle34 consacré à famille, Jean-Marie Gouesse a analysé des demandes de dispense à des empêchements de mariage conservées dans les archives diocésaines normandes. Il y repère les raisons invoquées par des couples désirant se marier malgré un degré de parenté prohibé. Il en ressort qu’ils affirmaient à l’official, que c’était avant tout “pour pouvoir vivre”. Ce mariage permettrait l’alliance de deux pauvretés, de deux solitudes, la pacification de deux familles divisées par des conflits, la restitution d’une famille à de pauvres orphelins, etc. Quoique « la plupart de ceux qui demandent dispense d’un empêchement de mariage se disent “liés d’amitié” », l’amour n’est, semble-t-il, jamais avancé en premier comme raison principale de leur démarche. Au siècle suivant, dans la région de Clermont35, 56 % des 549 demandes de dispense avouent, comme “juste cause”, une attirance réciproque : “inclination mutuelle”, “ils se veulent bien” ; il est même question de “passion”, d’“amour”, d’“attachement”, d’“amitié tendre”.
51Certes la distinction entre les deux “modèles”, normand et auvergnat, séparés par près d’un siècle, n’est pas une véritable opposition, et demanderait d’une part, à être vérifiée dans le reste de l’espace français, en tenant compte d’une possible différenciation entre villes, ou grandes villes, et campagne ; et d’autre part, des précisions dans le temps. Elle a néanmoins paru une piste intéressante qui, confirmée par d’autres études, dénoterait une évolution des mentalités des gens d’Église, au moins parmi les pasteurs qui sont au contact des fidèles.
52À mi-chemin entre l’anarchie que suscite la passion et la contrainte de certains mariages arrangés sans un consentement réel des intéressés, la vision contractuelle de l’amour humain (= conjugal) telle qu’elle se dégage de l’ensemble des textes ecclésiastiques consultés, relève principalement de “Tendre-sur-estime”. Les attitudes idéales sont douceur et fermeté chez l’homme, complaisance et tendresse chez la femme, et dans les deux sens, le respect de la spécificité de l’autre. Certes, cette conception n’exclut pas la prééminence de l’homme dans le couple, mais le mari est, dans le même temps, invité à renoncer à jouer les injustes tyrans. Quant aux femmes, elles pourront (ou devront) tirer de leur soumission un moyen de sanctification, même lorsque cette voie apparaît difficile. Dans tous les cas, ce qu’il faut éviter c’est le désordre. C’est – y a-t-il là un paradoxe ? – un prédicateur laïc et marié, Jean Richard, dit l’Avocat, mort en 1719, qui interpelle les femmes qui ne se plieraient pas au statut social qui leur est fait par “l’un et l’autre droit” :
Ces conditions sont dures, dîtes-vous, mais c’est par elles que Dieu veut que vous vous sauviez. Elles sont dures, mais à qui ? À vous, femmes impérieuses, fières, bizarres, emportées qui mettez tout en désordre dans vos familles. Elles sont dures, mais pourquoi ? Parce que vous ne voulez être contredites en rien, ni dans vos folles dépenses, ni dans vos jeux et vos parures, ni dans les sociétés que vous liez, ni dans les ordres que vous donnez, ni dans cette vie molle et oisive qui vous fait négliger vos plus importants devoirs36.
53Des clercs ont eu conscience que l’aliénation de la liberté était l’une des épines les plus pénibles du mariage, aussi bien pour l’homme que pour la femme.
De libre, il faut devenir esclave. Encore si on savait entre les mains de qui on va consigner ce précieux trésor de la liberté (le mari d’abord mouton s’est montré joueur, colère, vilain barbare et tyran) [...] On éprouve les bœufs et les ânes avant que de les acheter, dit saint Jérôme ; mais les femmes on les prend sans avoir connaissance de leur humeur et de leur vie37.
54Les mystiques, peut-être parce qu’ils ont une autre expérience de l’amour, ont su, mieux que les juristes ou les moralistes, définir le mariage comme lieu d’amour humain, tel le père Surin, l’exorciste de Loudun qui sut écouter38 :
société ordonnée par Dieu entre l’homme et la femme pour vivre ensemble avec amour. Question : En quoi consiste la perfection du mariage ? Réponse : En l’amour. Quest. : Qu’est ce que l’amour pur en leur état ? Rép. : C’est celui qui est désintéressé, qui se déclare quand, par exemple, l’homme aime sa femme non pour son contentement, ni pour sa satisfaction seulement, mais pour l’estime qu’il fait d’elle et l’affection qu’il lui porte, ayant égard à ce qu’elle mérite et au respect qu’il lui doit. Car bien que le mari doive être le chef pour la conduite des affaires et de la famille, néanmoins, dans l’état chrétien, il doit penser que sa femme est sa compagne et la considérer en tout, comme ayant obligation de lui plaire en toute raison et vertu [...] La femme doit pour le moins le même envers son mari.
55La représentation que l’Église se fait de l’amour humain peut finalement n’être pas dénuée d’un certain optimisme, voire de poésie :
le soleil n’est pas plus nécessaire dans le monde que l’amour dans le mariage ; tout le bien des mariés dépend de cet astre domestique ; c’est lui qui en chasse la nuit et les ténèbres ; il y porte le jour et y fait naître la joie ; c’est le père de tous leurs contentements...39
Notes de bas de page
1 Les amours illégitimes sont expressément condamnées par le concile de Trente. Cf. le chap. VIII du “Décret de réformation touchant le mariage”, dans S. Pallavicini, Histoire du concile de Trente, éd. Migne, Montrouge, t. 1, 1844, col. 115-116.
2 Mâle Moyen Âge : de l’amour et autres essais, Paris, Flammarion, 1988, p. 34.
3 Sans proposer une liste exhaustive des chercheurs qui ont contribué à ces “fouilles” dans l’archéologie du sentiment : Ph. Aries, A. Fillon, J.-L. Flandrin, J.-M. Gouesse, F. Lebrun, R. Mandrou, J. Solé,... figurent, dans un ordre alphabétique, parmi ceux qui m’ont aidé à réfléchir.
4 Eph. 5, 25-33, sans compter les remarques de saint Augustin dans le De bono conjugali, ou les sermons de mariage de saint Jean Chrysostome. Pour le Moyen Âge, voir Le mariage vu par les moines au XVIIe siècle, par J. Leclercq, Paris, éd. du Cerf, 1983.
5 Édition “Le Centurion”, Paris, 1983. Sur l’amour conjugal vu par la hiérarchie actuelle, cf. l’exhortation apostolique “Familiaris consortio” du 22 novembre 1981, Paris, Téqui, 1981, p. 45 sq.
6 S. M. Treuve, Instructions sur les dispositions qu’on doit apporter aux sacrements de pénitence et d’Eucharistie... 1re éd. 1675, éd. consultée, Paris, G. Desprez, 1722, p. 328.
7 Un véritable traité des passions dans Le Directeur pacifique des consciences... par le père Jean François de Reims, définiteur des capucins de la province de Paris, 6e éd. rev. et corrigée, Paris, Vve Nicolas Buon, 1666, dans le Livre troisième de la seconde partie, p. 641 et sq. (2e éd.. 1634).
8 Cf. ses discours synodaux, dans Collection... des orateurs sacrés, édit. par Migne, t. 43 (1854), et en particulier : XII, “De la nécessité de la prière” (1734), col. 666-667.
9 Éd. Migne. Montrouge, 3 vols, 1845, t. III, col. 564-565.
10 François de Sales. Introduction à la vie dévote, éd. par E.-M. Lajeunie o.p., Paris, Seuil, 1963. IIIe Partie, § 17, “De l’amitié...”, p. 170. Sera citée par la suite : IVD.
11 L’Astrée, 2e Partie, Liv. II.
12 Le Catéchisme du concile de Trente, traduction nouvelle par Varet de Fontigny, Paris, G. Desprez, 1673, p. 383. J’ai commenté ce passage dans Le fruit défendu. Les chrétiens et la sexualité de l’Antiquité à nos jours, Paris, le Centurion, 1985, chap. 6, p. 149-158, et plus longuement dans l’article 13, “Le concile de Trente et la sexualité : la doctrine et sa postérité”.
13 Catéchisme du concile de Trente, op. cit., p. 379-380.
14 À Paris, Pierre de Bresche, 1664. p. 172-174.
15 J.-J. Surin, Le guide spirituel, Paris, Desclée de Brouwer, coll. “Christus” n° 12, 1963, V, 8 “du mariage”, p. 230-232.
16 Cf. dans Collection... des orateurs sacrés, édit. par Migne, Montrouge, 1854, t. 48, col. 1498-1499.
17 De l’imitation de la sainte Vierge dans les différents états de sa vie, Rouen, A. Le Prévost, s. d. p. 120.
18 Cf. son Dictionnaire des cas de conscience, Paris, J.-B. Coignard et H.-L. Guérin, 2 vols, 1733, t. II, col. 45-50.
19 P. Bruno de J. M., La belle Acarie. Bienheureuse Marie de l’Incarnation, Desclée de Brouwer. 1942. p. 29.
20 M. Cuenin, “L’amour humain dans l’Introduction à la vie dévote, dans Les visages de l’Amour au XVIIe siècle, 13e colloque du CMR 17, PUM, 1984, p. 53-60 ; François de Sales, Les femmes mariées, choix de textes. Paris, éd. du Cerf, 1967 ; surtout, Th. Schueller, La femme et le saint. La femme et ses problèmes d’après saint François de Sales, Paris, éd. Ouvrières, 1970, IIe partie, p. 105-217.
21 Disputationum de sancto matrimonii sacramento tomi tres, meilleure édition : Anvers. 1607, 888 p. + index.
22 Cf. J.-B. Molin et P. Mutembe, Le rituel de mariage en France du XVIIe au XVIe siècle, Paris, Beauchesne, “Théologie historique 26”, 1974.
23 Dans Tordre chronologique : Rituel du diocèse de Clermont, rév. et augm. Par Mgr J.-B. Massillon, Clermont-Ferrand, 1733, 1re partie, p 371-440 ; L.-A. Joly de Choin, évêque de Toulon, Instructions sur le rituel concernant la théorie et la pratique des sacrements et de la morale,... Lyon, 3 vols, réédit. 1780, t. 2, p. 138-291, texte cité p. 150 ; A. de Malvin de Montazet, Rituel du diocèse de Lyon, Lyon, 1787, p. 177-187 ; C.-G. de LA Luzerne, Instructions sur l’administration des sacrements, Langres, s. d. (avant 1790), p. 691-906.
24 Rituel du diocèse de Lyon, op. cit., p. 178-179.
25 Jean François de Reims. Le Directeur pacifique des consciences, cité supra, note 7.
26 Références commodément rassemblées par Ch. Berthelot du Chesnay, Les missions de saint Jean Eudes..., 1967. p. 326 (renseignement obligeamment fourni par J.-M. Gouesse qui a utilisé l’ouvrage de Bertaut dans son article : “En Basse-Normandie aux XVIIe et XVIIIe siècles : le refus de l’enfant au tribunal de la pénitence”, Annales de démographie historique, 1973, p. 231-261).
27 Le texte latin de cette censure a été reproduit par Ch. du Plessis d’Argentre, Collectio judiciorum de novis erroribus..., Paris, A. Cailleau, t. III, 1736. p. 16.
28 Le Directeur des confesseurs, en forme de catéchisme, contenant une méthode nouvelle, brieve et facile pour entendre les Confessions. Quelques éditions s’intitulent Catéchisme des confesseurs... Nous utilisons l’édition parisenne de 1670, parue sous deux formats différents.
NB : Grand merci à Marc Perrichet qui a eu l’extrême gentillesse non seulement de relire tout cet article, mais de corriger substantiellement le paragraphe sur Bertaut.
29 Le directeur pacifique des consciences..., op. cit., 1666, p. 599.
30 Dans La Prétieuse ou le mystère des nielles (1656), passage cité par G. Mongredien, dans Les précieux et les précieuses, Paris, Mercure de France, “Les plus belles pages”, 1963, p. 107.
31 Le directeur pacifique, op. cit., p. 602-603. Le père Philippe d’Outreman en parle aussi dans son Pégagogue chrétien : il écrit en 1670, c’est-à-dire dans le même créneau chronologique.
32 Voir J. Gelis, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’Occident moderne XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 37.
33 Cf. B. Chedozeau, “Amour et casuistique dans les Cas de conscience de J. de Sainte-Beuve”, dans Les visages de l’amour au XVIIe siècle. Actes du 13e colloque du CMR 17, Toulouse-Le Mirail, 1984, p. 47-51.
34 “La formation du couple en Basse-Normandie”, dans XVIIe siècle, année 1974, n° 102-103, “Le XVIIe siècle et la famille”, p. 45-58.
35 A. Poitrineau, “Le mariage auvergnat, vu à travers les dispenses de consanguinité du diocèse de Clermont à la fin du XVIIIe siècle”, dans Aimer en France 1760-1860, Actes du colloque international de Clermont-Ferrand (20-22 juin 1977), Université de Clermont-Ferrand II, 2 vols, 1980, t. II. p. 435-444.
36 Dictionnaire moral, article “Mariage”, dans Collection... des orateurs sacrés, éd. Migne, t. 19, 1845, col. 851.
37 N. Caussin, La cour sainte, éd. Bouniol, liv. IV, cap. VI, p. 349-350.
38 J.-J. Surin, Le guide spirituel, éd. de Certeau déjà citée, 1963, p. 230-231.
39 J. Cordier, La famille sainte, 1re éd., Paris. 1644 ; éd. consultée, Paris, 3 vols, 1687, t. 1, p. 49.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008