13. Le concile de Trente et la sexualité
La doctrine et sa postérité1
p. 213-231
Texte intégral
1Hormis une littérature spécialisée2, l’époque classique ne parle guère de sexe ni en tant ni ouvertement, que concept, dans son vécu. Michel Foucault a bien démonté les mécanismes d’un “masquage”, au cours du XVIIe siècle, sous le voile de la “pudeur”. A fortiori est-il difficile de trouver beaucoup de textes ecclésiastiques très explicites lorsqu’ils approchent de ce sujet.
2Même les manuels de confession, contrairement à ce qu’on aurait tendance à croire, restent généralement assez réservés, suivant probablement les conseils de grands moralistes du Moyen Âge qui préféraient qu’un confesseur laissât inavoué un péché sexuel accompli « en toute innocence » que de risquer d’apprendre aux pénitents, par des questions imprudentes, des perversions qu’ils auraient pu ignorer. Le catéchisme du concile de Trente respecte d’ailleurs ces recommandations à propos du sixième commandement (« Tu ne commettras pas d’adultère ») :
car il est à craindre qu’en voulant expliquer avec trop d’étendue [...] toutes les manières dont on peut pécher contre ce commandement, il n’arrive qu’on ne tombe insensiblement à parler de certaines choses qui sont plus propres à exciter qu’à éteindre l’ardeur de la concupiscence.
3En fait, le discours ecclésiastique dispose de trois occasions privilégiées pour aborder la question du sexe : d’abord et surtout, les exposés sur le sacrement de mariage ; ensuite les explications des sixième et neuvième commandements de Dieu3 ; enfin, presque toujours très brefs et renvoyant parfois purement et simplement aux précédents, les paragraphes sur la « luxure », dans la liste des sept péchés capitaux. Mais les théologiens ne sont guère portés à s’abandonner aux détails techniques. Les traités réservés aux gens mariés sont eux-mêmes plus prolixes sur les aspects juridiques (par exemple les empêchements au mariage) que sur les activités sexuelles des époux, sauf dans leurs éventuels aspects juridiques, précisément, tels les cas d’impuissance.
4Le « genre littéraire » d’un ouvrage religieux effleurant ces thèmes joue un rôle déterminant dans sa manière de les dire et peut apporter plus que des nuances au contenu affirmé. Ainsi, les catéchismes, textes normatifs et pédagogiques à plusieurs niveaux de compréhension possibles4, exposent la même matière, mais de façon sensiblement différente que les conférences ecclésiastiques, qui sont de véritables consultations théologiques, s’adressant à des praticiens, spécialement aux desservants de paroisses, et tenant compte, dans une certaine mesure, des réalités auxquelles ces pasteurs sont affrontés. Et ceci est encore plus vrai pour les recueils de cas de conscience qui correspondent à des situations personnelles très concrètes.
5Pour la période moderne, une référence absolue : le concile de Trente. Nous essayerons de voir ce qu’il dit du sexe ; avant de suivre rapidement, à travers quelques exemples, ce que devient sa tradition jusqu’au XVIIIe siècle.
Le sexe au concile de Trente
6Le concile de Trente (1545-1563) n’a, à proprement parler, édicté aucun élément doctrinal nouveau, mais repris, trié, clarifié, codifié des propositions puisées dans les traditions biblique (beaucoup plus qu’on ne le croit) et patristique (surtout saint Augustin, comme le montre Paul-Albert Février5), et dans la théologie médiévale. Cependant, ses décisions ont eu une telle résonance et de telles conséquences pendant les quatre siècles qui ont suivi – en fait, jusqu’à Vatican II – qu’il faut prêter grande attention à ce qu’il a décrété pour comprendre quelque sujet religieux que ce soit postérieurement à lui.
7Tout aussi important est le Catéchisme, publié en 1566 seulement par saint Pie V, dont les dossiers avaient été préparés lors des congrégations particulières du concile6. Destiné aux curés de paroisse, il a longtemps constitué un recours privilégié pour ceux qui avaient à connaître ou à enseigner la doctrine. C’est en lui que nous puiserons surtout, car il est souvent plus précis et concret que les décrets et canons conciliaires.
8Le neuvième commandement (« Œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement ») instituant le mariage comme seul cadre légitime pour exercer sa sexualité, il est indispensable de lire tout le chapitre “du sacrement de mariage” pour discerner la place et la signification du sexe dans l’union de l’homme et de la femme.
9Le même neuvième commandement a suscité une série de commentaires sur les volontés de Dieu à ce sujet qui deviennent à leur tour, dans une réflexion théologique qui progresse le plus souvent par références à des autorités antérieures, normatifs et sans critique possible. Ainsi, commentant le « croissez et multipliez », le catéchisme du concile admet que par ces paroles :
(Dieu) n’a pas voulu imposer à tous les hommes l’obligation de se marier, mais seulement faire connaître la fin pour laquelle il avait institué le mariage. Car maintenant que la race des hommes s’est beaucoup multipliée, non seulement il n’y a point de loi qui les oblige à se marier, mais au contraire la virginité est surtout recommandée.
10Le concile rejette donc tout populationnisme systématique, mais ne conçoit de sexualité que procréatrice. Si le lien entre sexualité et génération n’était pas devenu à ce point exclusif de toute autre interprétation, et si l’acte sexuel avait été admis comme une possibilité de relation interpersonnelle, le constat sur le développement démographique de l’humanité aurait pu aboutir à d’autres conclusions et autoriser aussi bien la contraception.
11En même temps, paradoxalement, l’union conjugale dépasse la procréation puisqu’un mari ne peut renvoyer sa femme stérile, alors que l’union peut être dissoute lorsqu’un des époux est impuissant à accomplir l’acte sexuel7.
La fonction du sexe dans le mariage
12Dès la définition du mariage, la place du sexe entre les époux est mise en question. En effet, si le mariage « consiste proprement et essentiellement dans le lien qui unit le mari et la femme, et dans cette obligation qu’ils contractent mutuellement l’un envers l’autre », il reste à savoir si ce lien repose sur le consentement mutuel ou sur la relation sexuelle qui s’ensuit normalement. Le catéchisme du concile affirme « qu’afin que ce soit un véritable mariage, il n’est pas nécessaire qu’outre le consentement l’action du mariage soit consommée ».
13Le Moyen Âge en avait longuement disputé8. Le modèle du couple de Marie et Joseph, authentique mariage quoique non consommé, avait pesé lourd dans le choix final ; comme a pesé, on le verra, l’image du mariage symbole de l’union du Christ et de l’Église (Ep 5,21-33). Les pères tridentins ajoutent : « Il est très certain qu’Adam et Eve, nos premiers pères (sic), étaient unis par le lien d’un véritable mariage avant qu’ils eussent péché, quoiqu’ils n’eussent point encore usé du mariage ». Ce point de vue mérite d’être relevé, car non seulement il opte pour le caractère accessoire de l’acte sexuel, mais il s’oppose à une tradition plus “intellectuelle” de la chute, en penchant pour une interprétation sexuelle de la transgression au “fruit défendu”.
14Si la consommation n’est pas nécessaire pour que le mariage soit valide comme contrat et comme sacrement, elle suffit, pratiquement, pour le rendre indissoluble : la fonction du sexe reste ici ambiguë.
15Déjà les références scripturaires données en tête du paragraphe sur Dieu auteur du mariage manifestent, sans le vouloir, cette ambiguïté. Certes, Gn 1,27-28 (« Dieu créa l’homme et la femme, et les ayant bénis il leur dit : “Croissez et multipliez” ») semble insister sur la finalité procréatrice du mariage. On va la retrouver développée au paragraphe 3, comme second “motif de se marier”, au paragraphe 5 comme premier des “biens du mariage”, et dans plusieurs autres passages, au point que les siècles suivants l’ont souvent retenue comme but primordial, sinon unique, de l’union conjugale. Mais, citée en même temps, Gn 2,18 (« Il n’est pas à propos que l’homme soit seul, faisons-lui une aide qui lui soit semblable ») introduit directement au premier des “trois motifs qu’on doit et peut avoir en se mariant” (cf. Annexe).
16C’est à ce propos que le concile semble avoir eu une intuition qu’on peut qualifier de “préfreudienne”, car elle met en valeur une dimension des relations entre l’homme et la femme qui n’est ni totalement consciente ni purement volontaire. Ce premier motif « est fondé sur l’instinct des deux sexes, qui fait qu’ils désirent naturellement d’être unis dans l’espérance du secours qu’ils attendent l’un de l’autre ». Je propose de traduire le latin instinctus par “pulsion”, bien que la suite de l’exposé explicite ce “secours” comme la possibilité de « plus aisément supporter les incommodités de la vie, et se soutenir dans les faiblesses et les infirmités de la vieillesse », c’est-à-dire dans un sens très général d’entraide matérielle et morale. Ce désir de vie commune demeure en tout cas nécessairement antérieur à celui d’avoir des descendants.
17Mais il ne paraît pas arbitraire de rapprocher de ce texte le “troisième motif”, qui est souvent négligé ou présenté de manière purement polémique afin de souligner le mépris de l’Église à l’égard de la sexualité. En effet, ce troisième motif, qui n’est apparu que
depuis le péché du premier homme, est de chercher dans le mariage un remède contre les désirs de la chair [...] Aussi celui qui connaît sa faiblesse et qui ne veut pas entreprendre de combattre sa chair doit avoir recours au mariage comme à un remède pour s’empêcher de tomber dans le péché de l’impureté.
18C’est là encore une forme de “secours mutuel”.
Une question disputée
19Pour apprécier pleinement la portée de telles positions, il convient de rappeler que les débats conciliaires sur le sacrement de mariage ont été longs et houleux. Tous les historiens anciens, que ce soit le servite Paolo Sarpi, hostile au pouvoir pontifical, le jésuite Pallavicini, ou le protestant Jurieu, qui abrège Sarpi, tous sont d’accord sur ce point ; on parle même de “grande dispute”9.
20Deux points spécifiques faisaient buter les discussions : les mariages “clandestins”, c’est-à-dire célébrés sans la présence du propre curé de l’une des deux parties, ni, le cas échéant, de témoins ; et le mariage des “fils de famille”. Dans les deux situations, il s’agissait de savoir si le consentement des deux futurs époux était essentiel, constitutif même du mariage, ou si les parents, voire l’État, pouvaient s’interposer impérativement pour interdire une mésalliance ou imposer une union favorable à des intérêts collectifs.
21Le déroulement des débats et l’argumentation des intervenants – tels qu’ils sont rapportés par Pallavicini dans son Histoire du concile de Trente (t. III, col. 415-431) – présentent un grand intérêt pour notre sujet.
22En faveur du sacrifice des désirs individuels, Pierre Gonsalve de Mendoza, évêque de Salamanque, faisait remarquer que « l’homme étant un être social, toutes ses actions devaient être subordonnées à l’autorité pour être dirigées par elle vers le bien public ».
23D’autres pères, cités par Sarpi dans son Histoire du concile (p. 649), renchérissaient, disant que comme les enfants doivent obéissance aux parents, ils sont dans l’obligation de leur obéir dans l’affaire la plus importante de la vie, à savoir le mariage. Dans les deux cas, le mariage risquait de représenter avant tout un contrat entre deux parentés, destiné à accroître richesse et influence, non à satisfaire les éventuels désirs des principaux intéressés.
24Or plusieurs participants, et non des moindres, vont vigoureusement prétexter la puissance de l’instinct sexuel pour défendre la liberté des jeunes gens dans leur engagement conjugal. À propos de l’annulation des mariages clandestins, Martin Rhitovius, évêque d’Ypres,
commença par confesser sa timidité qui ne lui permettait pas de marcher d’un pas ferme et sûr dans une entreprise si grande et si nouvelle [... il ne fallait] pas mettre les fidèles dans un état de perplexité en les exposant à contrevenir à la loi intérieure de la conscience ou à la loi extérieure de l’Église.
25Classique, il rappelle que le mariage a deux fins : la conservation de l’espèce et le remède à l’incontinence, mais réaliste, il constate :
Si la première est plus honnête, la seconde est plus nécessaire et plus commune ; aussi saint Augustin disait que, de fait, seul est louable de se marier, celui qui redoute sa propre fragilité. Il serait à désirer, mais il ne faut guère espérer, que l’incontinence de la plupart des hommes permette d’attendre des noces légitimes. C’est pourquoi il vaut mieux laisser à la disposition de tous un remède facile et permettre, pour obvier à de secrets désordres, que l’on puisse s’unir par un lien secret.
26L’évêque flamand se montre plus tranchant contre ceux qui proposaient que le refus des parents puisse empêcher le mariage d’un “fils de famille” :
(Cela) lui répugnait encore plus parce que c’était contraire à la loi divine et humaine que l’Apôtre avait interprétée lorsqu’il disait : “Si quelqu’un ne peut garder la continence, qu’il prenne une épouse”, mais non pas qu’il prenne une épouse à tel âge, ou du consentement de ses parents, mais sans restrictions.
27La suite de son raisonnement manifeste une sensibilité psychologique peu fréquente chez d’autres ecclésiastiques de son temps, et qui pourrait être méditée encore aujourd’hui :
On ne peut donc faire dépendre d’un certain âge ou de la permission d’autrui un remède donné par Dieu contre l’humaine concupiscence, laquelle est un mal que chacun dissimule par honte, ce qui fait que nul ne le connaît que par soi-même, et ce qui fait qu’on ne songe guère à y apporter du soulagement dans les autres.
28Pallavicini insiste beaucoup sur l’importance de l’intervention de Diégo Lainez, général de la Compagnie de Jésus : « Son avis, mis par écrit, avait couru dans beaucoup de mains avant d’être lu publiquement ». Lainez dit que « le mariage clandestin n’était pas mauvais par sa nature : nos premiers pères s’étaient ainsi mariés ». Sur ce point, il suivait Nicolas Maillard, doyen de la Sorbonne, qui avait noté, dès le 10 février, que « le premier mariage entre Adam et Eve, le modèle de tous les autres, se fit sans témoin » (Sarpi, 642).
29Quant aux « enfants de famille », le jésuite estimait que :
les parents pourraient par là empêcher pendant plusieurs années leurs enfants de se marier et les exposer à vivre dans l’impureté [...] Il doutait fort que l’Église eut ce pouvoir de restreindre ce que l’Évangile accorde : par exemple le mariage qui est offert comme remède à l’incontinence à celui qui ne peut pas vivre chastement, et que chacun étant tenu de pourvoir à son salut, il n’est pas en la puissance de l’Église d’interdire le mariage jusqu’à un certain âge ou de le faire dépendre de certaines formalités.
30Cette attitude s’est conservée chez un certain nombre de compagnons de Lainez puisque le fameux père Bauny, l’une des têtes de Turc de Pascal, recommandera aux pères de famille, dans sa Somme des péchés (1636), qu’« ils songent à colloquer (leurs enfants) en mariage, car négliger d’y penser, et ne (s’en) soucier dès après dix-huit ans, c’est un grand péché pour ce que c’est les exposer à y tomber » (p. 458).
La posologie du “remède”
31C’est bien ce devoir d’obvier aux risques d’incontinence qui a, depuis saint Paul, amené la tradition de l’Église à accepter des secondes, voire des troisièmes ou quatrièmes noces pour des personnes veuves, même au-delà de l’âge de la fécondité ; ou qui a rendu le debitum conjugale (cette “dette” conjugale) “obligatoire”, sauf raison sérieuse, de santé par exemple, sous peine de péché mortel ; ou surtout qui a établi cette égalité devant le sexe, qui donne à la femme autant de droits sur le corps de son mari, que le mari en a sur le sien (1 Co 7,3-5) : véritable révolution par rapport aux mœurs de la société civile. Cette manière de considérer le mariage comme garde-fou s’est maintenue longtemps. Dans Le Mystère Frontenac de François Mauriac (1933), la mère, Blanche, éprouve des “sentiments contraires” en apprenant que son fils Jean-Louis “fréquente” : « Crainte de le voir s’engager si jeune [...] mais, surtout (elle) espérait que ce garçon plein de force éviterait le mal grâce à un sentiment pur et passionné ».
32Encore faut-il que les mariés ne profitent pas de la permission que leur donne l’institution pour « satisfaire leur sensualité », comme le recommande le catéchisme du concile (§ 6 : “Des devoirs...”) : « Afin qu’un homme sage soit le maître de sa sensualité dans l’usage du mariage, ce doit être sa raison et non sa passion qui soit la règle de l’amour qu’il a pour sa femme ». Et les pères conciliaires confirment la condamnation du stoïcien Chrysippe, reprise par Sénèque, puis saint Jérôme (à qui cette affirmation est généralement attribuée), saint Ambroise et d’autres : « N’y ayant rien de plus honteux que d’aimer sa femme avec autant de passion qu’on ferait (d)june adultère ».
33Pour être conformes, les comportements sexuels de l’homme et de la femme doivent aller dans le sens de la réserve, de la “modestie”. Les épouses, par exemple, « ne doivent point mettre leur ornement à se parer au-dehors par la frisure de leurs cheveux, par les enrichissements d’or et par la beauté des habits ».
34Elles ne doivent, au fond, rien faire pour exciter la libido de leurs époux, et, a fortiori, d’autres hommes. “Entre-secours” charitable d’une faiblesse constitutionnelle qui porte au désir, oui ; érotisme, même conjugal, non.
35Les disputes sur le mariage des prêtres, question posée au concile par la Réforme allemande, mériteraient un examen attentif. À première vue, les princes réclament officiellement cette faculté au nom de la moralité, parce que, dit le duc de Clèves, « l’incontinence des prêtres en faisait une nécessité puisqu’il n’y en avait pas cinq, dans tous ses États, qui n’eussent publiquement des concubines » (Pallavicini, II, 963).
36Quand il reprend les objections des nonces et d’une foule d’écrivains controversistes, Pallavicini insiste plutôt sur le fait qu’un attachement “naturel et légitime” détournerait les ministres de l’autel et de l’étude, pour rechercher les biens matériels et subvenir aux besoins de leur femme et de leurs enfants (ibid., III, 701). La continence deviendrait ici plutôt une garantie de liberté que le signe prophétique d’une vie future asexuée qui relèverait davantage de la fonction religieuse et monastique.
37Ne concluons pas de ses réticences vis-à-vis de la sexualité que le concile méprise le mariage : il le conçoit autrement que notre époque. D’abord, il a confirmé face aux réformés que c’était un sacrement ; ensuite, il rappelle, avec saint Paul, que l’union conjugale est la figure de l’union du Christ et de l’Église. C’est peut-être même cette image d’un lien tout spirituel et oblatif qui a contribué à désincarner un grand nombre de textes ecclésiastiques sur le mariage. Mais le concile, dans son catéchisme, a aussi consacré quelques beaux passages à la gloire de l’amour conjugal :
De toutes les alliances que les hommes contractent ensemble, il n’y en a point qui les unissent plus étroitement que celle du mariage, n’y ayant point d’amour pareil à celui qui est entre le mari et la femme.
38Ou encore,
(L’)effet de ce sacrement est d’unir de telle sorte le mari et la femme par un lien d’une mutuelle charité qu’ils soient pleinement satisfaits dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre sans rechercher à se satisfaire avec d’autres.
39Retenons cette mention positive d’une “satisfaction”, dont le dernier membre de phrase suggère la dimension sexuelle, car d’autres textes y feront allusion, au contraire, avec réticence.
De la postérité tridentine
40La relative liberté de ton des pères conciliaires, leurs vues assez pastorales, dans des textes pourtant destinés à préciser et à fixer la doctrine catholique, n’avaient pas eu beaucoup d’antécédents à l’époque moderne. Le seul catéchisme notable, antérieur à celui de Trente, est celui de Pierre Canisius (1554). Or s’il place, comme première fin du mariage, « la propagation du genre humain en vue de la gloire de Dieu », il concède seulement comme “subsidiaire” « le dessein de prévenir le désordre de la fornication dans l’état actuel de faiblesse de notre nature corrompue “. Le ton paraît plus moralisateur que le paragraphe tridentin sur le “remède à la concupiscence”, terme qui appartient plutôt à la psychologie aristotélicienne et thomiste.
41Rapidement après le concile, comme dans le catéchisme de Robert Bellarmin (1598) – utilisé jusqu’au XIXe siècle-, la manière de parler du mariage élimine toute dimension charnelle. À la suite de saint Augustin, le cardinal jésuite n’évoque comme effets du sacrement que la grâce que les époux en reçoivent
pour vivre saintement et s’aimer mutuellement d’un amour spirituel [...] de savoir et vouloir élever leurs enfants dans la crainte de Dieu..., et un lien si étroit qu’il est absolument impossible de le rompre.
42Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on retrouve dans la plupart des textes l’organisation générale de la leçon tridentine, en particulier les trois motifs de se marier. Nous nous en tiendrons à quelques exemples parmi les catéchismes, comme celui de César de Bus (publié en 1685 seulement), des conférences ecclésiastiques, comme celles de Paris sur le mariage (1711/1767,5 vols) ou celles d’Angers (1724-26/1755, t. IX), voire dans des ouvrages de vulgarisation, telles les « Instructions historiques, dogmatiques et morales en faveur des laboureurs » écrites par une laïque (1746). Parfois, seul l’ordre est modifié, sans doute pour souligner une autre accentuation. Est-il abusif de penser que ces changements sont ni totalement hasardeux ni entièrement innocents ?
43Ce en quoi les continuateurs du concile nous intéressent, précisément, c’est lorsqu’en répétant les mêmes choses, ils modifient insensiblement le ton ou un détail significatif ; ils moralisent souvent davantage, ce qui est la tendance de la période classique, mais éclairent parfois tel aspect de positions généralement très traditionnelles. Ainsi Claude Fleury, dans son Catéchisme historique (1683), un des bestsellers du genre (plus de 150 éditions), explique comment le mariage est effectivement un « remède contre la concupiscence : donnant un objet légitime à cette inclination naturelle que le péché a dépravé » ; donc en endiguant la pulsion dans une institution !
Des effets des écoles de morale
44L’option morale des auteurs vers la rigueur ou le laxisme va déterminer, pour une large part, le discours quand il est question le sexe. Les Règles chrétiennes établies sur les maximes de Jésus-Christ et de l’Église pour entrer et pour vivre saintement dans le Mariage (1664/1683) manifestent par plusieurs indices leur jansénisme : la parution chez Desprez, éditeur de nombreux jansénistes, la dédicace « À MM. les curés de Paris, fidèles pasteurs de l’Église gallicane [...] conduisant leurs ouailles dans la voie étroite de l’Évangile ». Le pessimisme du ton donne, dès la préface, la certitude de cette appartenance. Le texte, très complet, touche tous les aspects du mariage. Cherchant à en définir l’essence, principalement pour la conservation du genre humain, l’auteur anonyme déduit de ce principe, non sans bon sens, qu’« il ne peut subsister qu’avec deux personnes capables d’engendrer des enfants et par conséquent dans la diversité des sexes » (p. 6), précision qui ne paraît indispensable à aucun autre auteur. Au paragraphe “devoir conjugal”, l’ouvrage livre sa conception de la place du sexe dans la relation entre homme et femme :
Les mariés ne s’engagent dans ce sacrement que pour donner des enfants au monde, de sorte que lorsqu’ils agissent pour une autre fin, ils doivent savoir qu’encore qu’ils demeurent dans les bornes du mariage, ils ne laissent pas de blesser en quelque sorte la pureté de ses lois et de ses devoirs.
45Et plus loin, commentant les conseils de saint Paul aux Corinthiens, il considère que :
l’Apôtre use de quelque condescendance en permettant que, dans le mariage [...], on donne quelque chose à la satisfaction ; il dit ensuite qu’il ne parle ainsi que par indulgence pour faire voir par ce mot que cet usage n’est pas sans imperfection et sans faute ; mais qu’elle est d’autant plus légère et pardonnable que l’on se portera à rien d’illégitime et de criminel, mais seulement que l’on use pas avec assez de modération de ce qui est permis (p. 32-33).
46Le bien, donc, en matière de sexualité conjugale – la seule tolérée, répétons-le – réside dans cette mesure, si chère au classicisme, qui voit dans la passion la grande ennemie de la raison sur laquelle doit être bâtie toute vie d’homme ; sans la raison, l’homme n’est qu’une bête. « (La sainteté de l’état de mariage) ne permet pas que l’on s’enivre du plaisir que l’on y trouve » (p. 50). Or, finalement, cette modération :
n’est pas moins difficile quelquefois dans l’état de la nature corrompue que la chasteté virginale ou viduelle10... parce qu’il se trouve quantité d’occasions qui séparent le mari d’avec la femme, comme un long voyage, une grande maladie, qui les obligent de vivre pendant ce temps-là en continence, sans aller chercher, dans un lit étranger, un rafraîchissement et un remède qu’ils ne trouvent point dans leur propre lit (p. 41-42).
47Garder la mesure nécessite beaucoup de prudence. Si les théologiens n’ont pas toujours le pragmatisme ouvert de certains casuistes, ils font preuve, du moins, d’un réalisme sans illusion. Les conférences ecclésiastiques d’Angers sur le mariage, tenues de 1724 à 1726, par exemple, se méfient de la cohabitation de jeunes fiancés :
S’ils demeuraient en même maison, la grande familiarité qui se trouverait entre eux, jointe à l’espérance d’un mariage futur, ne manquerait pas de donner lieu à beaucoup de privautés contraires à l’honnêteté chrétienne, d’où il s’ensuit souvent des crimes qui privent ces personnes de la grâce du sacrement (et qui) empêchent même quelquefois qu’on en vienne à la conclusion du mariage par les conséquences désavantageuses que les fiancés tirent de la mauvaise conduite de leurs fiancées.
48À noter que les mœurs ambiantes semblent interdire l’interprétation réciproque de la part des fiancées.
49Les recueils de cas de conscience, fondés sur des situations concrètes, confirment les difficultés qui pouvaient naître de ces « commerces d’amitié sur foi réciproque de mariage ». Comme celles rencontrées par cette fille devenue grosse après un contrat de mariage approuvé par les familles, mais avant les solennités des noces, et malade à la mort. Or la mère de la fille refusa la légitimation de l’union que proposait le promis, afin que l’enfant à naître restât un bâtard, donc incapable d’hériter, et qu’elle-même puisse recueillir la succession de sa fille. Le théologien consulté se scandalise de cette attitude ; non de la conception prénuptiale qu’il ne commente pas.
Une unité de vue
50Qu’on ne s’y trompe pas, on ne rencontrera de marginaux de l’orthodoxie ni parmi les théologiens ni parmi les guides spirituels. François de Sales, héritier de Trente s’il en fut11, et novateur, a l’un des premiers à l’époque moderne, soutenu dans son Introduction à la vie dévote (1609) le mariage comme un état de vie dans lequel on pouvait : non seulement faire son salut, mais accéder à la sainteté. Mais si son style est fleuri, alerte, peu “clérical”, parfois plein d’humour, et son accueil très benoît et tolérant, la rigueur de sa doctrine n’a jamais failli sur les règles à suivre en matière de sexualité. Les critiques les plus austères lui ont reconnu un charisme assez exceptionnel pour maintenir une doctrine de fer dans une pastorale de velours.
51Beaucoup d’auteurs se sont prévalus du modèle salésien sans lui emprunter autre chose que son nom. Un disciple lointain, néanmoins, nous permet de voir ce qu’est devenu, à un siècle et demi de distance, une postérité spirituelle si revendiquée. Roger Daon, directeur du séminaire de Lisieux, place sa Conduite des confesseurs (1739/1763) sous le double patronage de saint Charles Borromée, l’homme qui avait joué un rôle essentiel dans la conclusion du concile de Trente, et de saint François de Sales. Dans un supplément à son manuel, publié dix ans plus tard et intitulé Conduite des âmes, il évoque « la tendre amitié qui fait le bonheur des gens mariés », en confirmant l’intuition salésienne :
L’affaire du salut n’est pas incompatible avec les affaires du mariage puisqu’il n’y a que le péché qui soit incompatible avec le salut, et qu’il n’y a point de péché à s’acquitter des devoirs et des travaux de l’état où ils sont (p. 64).
52Pourtant ce chantre du mariage demeure très méfiant à l’égard des dangers de la sexualité, fut-elle conjugale : « La mauvaise paix est celle qui est fondée sur le vice, lorsque deux époux, s’entr’aiment parce qu’ils s’abandonnent aux mêmes péchés, à la volupté ». Il ne laisse aucune échappatoire aux époux pour empêcher que leurs rapports soient féconds :
Il est important de les avertir de se résigner à la volonté de Dieu pour avoir autant ou si peu d’enfants qu’il lui plaira, et de ne faire jamais la moindre chose pour empêcher qu’il ne vienne des enfants [...]. Que s’ils ne veulent pas en avoir sitôt après ceux qui naîtront, il leur est permis de se séparer de lit pendant un temps.
53Toutefois cette permission reste astreinte aux droits réciproques des époux sur le corps de l’autre et surtout, compte tenu du fameux risque-d’incontinence, il faut que :
les deux y consentent librement et puissent se contenir ; car s’il y avait une des parties qui ne consentît pas à cette séparation, l’autre serait obligée de coucher avec elle ; et si l’une ou l’autre ne pouvait se contenir sans tomber dans des incontinences secrètes, il y aurait péché à eux de vouloir se séparer de lit, et en ce cas, ils seraient obligés d’user légitiment du mariage quelque nombre d’enfants qu’ils dussent avoir.
54Sans céder à un féminisme exacerbé, on se doute quelle est, statistiquement, la “partie” qui ne pourra se contenir et celle qui devra subir le nombre indéterminé d’enfants. La situation des femmes était d’autant plus angoissante que la soumission à laquelle on les obligeait – on pourrait dire “de droit” – les enfermait souvent dans un dilemme éprouvant. Daon parvient ainsi à une contradiction de devoirs qu’il ne remarque pas :
Une femme vertueuse qui a lieu de croire que son mari, en usant du mariage, commettra le crime d’Onan, ne peut en conscience s’y prêter. L’horreur qu’elle aurait de ce crime n’empêcherait pas qu’elle y eût part et que la faute en retombât sur elle si elle s’y prêtait tant soit peu.
55Cependant le confesseur, après lui avoir conseillé de tâcher de « détourner (son mari) d’un crime si énorme », croit devoir ajouter : « mais elle n’est pas obligée de lui désobéir ». Il ne dit pas ce que doit faire la femme vertueuse, peut-être pieuse, obéissante, pourquoi pas amoureuse de son mari, surtout si, malgré tout, elle n’est pas frigide.
56Malgré leur reconnaissance de la pulsion sexuelle et tout en en déplorant la violence, beaucoup de moralistes dénient tout impératif biologique et sa composante psychique. Antoine Godeau, évêque de Grasse, déclare dans le titre X de ses Instructions synodales, “Du sacrement de mariage” (1665/1672) :
Ce n’est pas une simple conjonction des corps, comme parmi les infidèles qu’aveugle une brutale concupiscence ; mais c’est une sainte liaison des cœurs ; une union pure des volontés, de laquelle celle des corps n’est que l’accessoire en quelque façon, puisque le mariage, sans le commerce de la volupté, ne laisserait pas d’être un véritable mariage, comme a été celui de la Sainte Vierge et de saint Joseph.
57De même, le Catéchisme de Bourges, œuvre d’un sulpicien (1686), après avoir insisté sur le fait que « les cœurs des personnes mariées doivent être liés par une solide, spirituelle et indissoluble affection », les met en garde afin que ce qui devrait « être pour eux un remède à l’incontinence n’en devienne la nourriture et l’entretien ». Et quand il explique le sixième commandement, il invite les gens mariés à « régler selon Dieu ce qui est permis en cet état », sans toutefois entrer dans le concret des choses.
58Il est pourtant vrai, comme le constatent les Conférences ecclésiastiques d’Angers (1724/1755), que « la volupté ne peut être la fin d’une alliance que Dieu a élevée à la dignité de sacrement ». Et elles rappellent que saint Augustin ne croyait pas que « l’on doive donner le nom de mariage à l’union d’un homme et d’une femme qui ne serait faite que dans la vue de contenter leur passion ».
59S’il n’y a pas de sexualité licite sans mariage, et que le mariage ne saurait se justifier sur la seule attirance sexuelle, si non seulement le plaisir est suspect12 mais le désir, on voit à quel point la place du sexe devrait être réduite dans une vie “véritablement chrétienne”.
60À la fin du XVIIIe siècle – sclérose de la réflexion ecclésiastique ou triomphe de l’idéologie bourgeoise faisant du mariage avant tout une cellule sociale ? – l’évocation de l’« entre-secours » pour supporter les incommodités de la vie tend à s’estomper. Un texte des plus légalistes se trouve dans le Catéchisme du diocèse de Lyon, réédité par ordre de Mgr A. de Malvin de Montazet (1785). Le mariage se réduit à l’« union légitime de l’homme et de la femme » sanctifiée, il est vrai, par le sacrement, mais qui doit avant tout obéir aux lois de l’Église et de l’État. Aucune allusion à une relation interpersonnelle, même “spirituelle”. Bien mieux, à la question : « quelle grâce donne le sacrement ? » ce catéchisme répond : « De supporter patiemment les peines attachées à l’état de mariage et d’en remplir fidèlement les obligations » (p. 92-93). Ce qui est fort pessimiste et très peu motivant13. On est loin, semble-t-il, des intuitions très patriarcales sans doute, mais très humanistes aussi du concile de Trente.
61Pourtant ne schématisons pas, comme si le concile de Trente avait été “libéral” et que les conduites morales se soient durcies ensuite irrémédiablement ; sur certains points, elles se sont plutôt adoucies dès le début du XVIIe siècle. Ainsi, le catéchisme tridentin rappelait au § 6 du chapitre sur le sacrement de mariage :
Il faut que (les mariés) s’abstiennent de temps en temps de l’usage du mariage pour vaquer (à la prière) ; et particulièrement qu’ils s’en abstiennent au moins trois jours avant que de s’approcher de l’Eucharistie, et même encore plus souvent pendant les jeûnes solennels de carême.
62Cette observance était banale au Moyen Âge. Or si, ultérieurement, les théologiens continuent à conseiller de « si convenables pratiques de piété » qui évitent des “distractions” au moment de communier et marquent le respect dû au sacrement, ils ne font jamais d’un manquement à cet égard un péché grave ou un empêchement absolu à la communion. Thomas Sanchez consacre toute la treizième dispute du livre IX de son De matrimonio (1599/1607) à l’examen serré des différents arguments avancés et opine en ce sens. Et, un siècle plus tard, Girard de Villethierry, dans sa Vie des gens mariés (1694/1738), n’hésite pas, après avoir rappelé les exigences des premiers siècles de l’Église en ce domaine, à mettre en garde ses pieux lecteurs contre des engagements trop téméraires et sans consentement mutuel dans la continence, aux jours de prières et pendant le carême. Il ne fait là que refléter la prudence paulinienne de 1 Co 7,5.
63Si l’on considère l’ensemble du discours des clercs sur la sexualité, on est frappé par son extraordinaire cohérence. À partir d’un certain nombre de postulats tirés d’une lecture de la Bible circonscrite par les commentaires des premiers Pères de l’Église14, marqués par le platonisme et le stoïcisme, tout ce qui est dit sur ce que doit être la vie humaine est d’une logique sans faille. Mais on est frappé aussi par son aspect “systématique”, au sens où Claude Bernard entendait ce mot, c’est-à-dire d’une théorie qui n’est pas constamment remise à l’épreuve de l’expérience. Cette logique fait bon marché des capacités réelles des personnes à assumer des situations “humainement” sans issue, comme l’excès des maternités, principalement dans des conditions sociales difficiles. À cela, la plupart des auteurs religieux répliquent que Dieu ne charge pas l’homme d’un joug plus lourd que celui qu’il peut supporter. Dieu sans doute, mais ses scribes ?
64Le concile de Trente avait eu, du moins, le mérite de proposer un mode d’exercice de la sexualité pris dans un tout où la dimension affective, entre autres, était reconnue et valorisée. Il ne paraît pas que cet optimisme ait été conservé par tous les théologiens de l’époque moderne. Ils ont eu trop souvent tendance à considérer la sexualité, au mieux, comme un pis-aller regrettable. Ils semblent avoir pensé le plus fréquemment que l’homme ou la femme pouvait, par la seule acceptation des règles morales qu’ils lui proposaient, souvent fondées sur un idéal monastique, conduire aisément sa vie par la volonté ainsi “éclairée” ; mais en négligeant les forces de l’inconscient individuel, comme la puissance de l’imaginaire collectif, ils ont fait peu de cas des réalités vécues.
65Seuls ou presque, les moralistes spécialistes des cas de conscience, parce qu’ils étaient interrogés sur des difficultés objectives, concrètes, ont su, dans une certaine mesure, admettre que les problèmes posés par le sexe ne pouvaient se régler par la dénégation. Au fil des consultations, on rencontre des constats, des aveux que les dogmaticiens ne concéderaient pas. Lamet, coauteur d’un Dictionnaire des cas de conscience (1733), qui a fait autorité jusqu’au XIXe siècle, parle avec compassion d’une noble veuve qui « sent avec beaucoup de peine le joug de la continence et qui, comme elle a de la vertu et craint Dieu, ne voudrait rien faire contre son devoir » (consultation du 20 février 1682). Un théologien non casuiste aurait plus probablement parlé du « joug de la concupiscence », en invitant la veuve à rester « vraiment veuve ».
66Le même Lamet, dans une consultation du 20 août 1678, s’oppose à une femme qui avait accepté un mariage à condition qu’il ne soit pas consommé. Pour lui, non seulement ce mariage est valide, donc indissoluble, mais elle ne peut refuser les rapports sexuels à son mari s’il les lui demande, ce qui était le cas, car « elle a dû voir et sentir que ce qu’elle demandait était moralement (sic) impossible ».
67Ce qui serait moralement souhaitable est-il toujours possible ? La réponse est en partie contenue dans la lente “démasculinisation” des pratiquants à partir du XVIIIe siècle, sans doute moins par une contamination perverse de la “philosophie” que par le heurt quotidien avec des confesseurs rigoristes. Ceux-ci refusaient avec constance l’absolution aux hommes rendus responsables de pratiques sexuelles inacceptables, en particulier contraceptives15. Comme le remarquait l’évêque du Mans, consultant le Saint-Office sur ces questions, au milieu du XIXe siècle :
On ne trouve presque pas de jeunes époux qui veuillent avoir une trop nombreuse famille, et ils ne peuvent pas, raisonnablement, s’abstenir de l’acte conjugal [...]. Aux murmures de leurs confesseurs ils opposent l’abandon des sacrements.
Annexe
Annexe : “Du sacrement du mariage”
(D’après le Catéchisme du concile de Trente, 1566, édition Migne, Montrouge, 1844, cité dans l’Histoire du concile de Trente par le P. Sforza Pallavicini, t. I, col. 336-337)
§ 3. Des motifs qu’on doit et peut avoir en se mariant
Pour ce qui est des motifs qui doivent et peuvent porter à se marier, le premier est fondé sur l’instinct des deux sexes qui fait qu’ils désirent naturellement d’être unis dans l’espérance du secours qu’ils attendent l’un de l’autre. Ainsi la première vue que doivent avoir un homme et une femme en se mariant, est de s’entre-secourir l’un l’autre, afin qu’ils puissent plus aisément supporter les incommodités de la vie, et se soutenir dans les faiblesses et les infirmités de la vieillesse.
Le second motif qui doit porter à se marier est le désir d’avoir des enfants, non tant pour les laisser les héritiers de ses biens et de ses richesses, que pour les élever dans la vraie foi et dans la véritable religion. Et c’est ce qu’avaient particulièrement en vue les saints patriarches en se mariant, comme l’Écriture sainte nous l’apprend. Aussi voyons-nous que l’ange Raphaël, instruisant Tobie de la manière qu’il pourrait rendre inutile la violence que le démon faisait à ceux qui approchaient de Sara, après lui avoir dit (Tb 6,16-17, etc.) :
Je vous montrerai qui sont ceux sur qui le démon a de la puissance : ce sont ceux qui entrent de telle sorte dans le mariage, qu’ils éloignent Dieu entièrement de leur pensée pour ne songer qu’à satisfaire leur sensualité, comme des bêtes sans raison. Ce sont là les personnes sur qui le démon a de la puissance ; et il ajoute ensuite :
Vous prendrez donc, avec la crainte du Seigneur, Sara pour être votre femme, dans le seul désir d’en avoir des enfants, et non de satisfaire votre sensualité, afin que vous puissiez obtenir dans vos enfants la bénédiction qui a été promise à ceux de la race d’Abraham.
Et c’est là la véritable fin pour laquelle Dieu a institué le mariage dès le çommencement du monde. Ainsi le plus grand péché que puissent commettre les personnes mariées, c’est, ou d’empêcher par des remèdes la conception de l’enfant, ou de le faire avorter. Car cette action ne peut être que l’effet d’une conspiration de gens dénaturés et homicides.
Le troisième motif qui peut porter à se marier, et qui n’a eu lieu que depuis le péché du premier homme, est de chercher dans le mariage un remède contre les désirs de la chair, qui se révolte contre l’esprit et la raison depuis la perte de la justice dans laquelle l’homme avait été créé. Ainsi celui qui connaît sa faiblesse, et qui ne veut pas entreprendre de combattre sa chair, doit avoir recours au mariage comme à un remède, pour s’empêcher de tomber dans le péché de l’impureté. D’où vient que saint Paul donne cet avis aux Corinthiens (I Co 7,2) : “Que chaque homme vive avec sa femme, et chaque femme avec son mari, pour éviter la fornication”.
Et ensuite, après leur avoir dit qu’il est bon quelquefois de s’abstenir de l’usage du mariage pour s’exercer à l’oraison, il ajoute aussitôt : Mais ensuite vivez ensemble comme auparavant, de peur que le démon ne prenne sujet de votre incontinence de vous tenter.
Voilà les motifs qu’on doit et peut avoir pour se marier. Et ceux qui désirent faire cette action avec sainteté et religion, comme la doivent faire les enfants des saints, doivent au moins s’en proposer quelqu’un en le contractant.
Mais outre ces motifs, un homme peut encore être porté à faire choix d’une femme et à la préférer à une autre pour d’autres considérations, comme peuvent être, ou l’espérance d’en avoir des enfants plutôt que d’une autre, ou ses richesses, sa beauté, sa noblesse et la conformité de son humeur avec la sienne. Car toutes ces vues ne sont point blâmables, puisqu’elles ne sont point contraires à la sainteté et à la fin du mariage. Et nous ne voyons point que l’Écriture sainte condamne le patriarche Jacob de ce que touché de la beauté de Rachel il la préféra à Lia.
Notes de bas de page
1 Pour ne pas multiplier les notes, on a indiqué dans le texte : l’année de publication des ouvrages cités, et, s’il y a lieu, celle de l’édition utilisée. Lorsque des citations pouvaient être difficiles à repérer, la page a été mentionnée. Puisqu’il ne s’agissait pas d’une publication de texte érudite, on n’a pas hésité à moderniser l’orthographe des textes anciens, ou leur ponctuation.
2 P. Pia, dans son édition de L’École des filles ou la Philosophie des dames, Paris, J.-C. Lattès, « Les classiques interdits », 1979, estime qu’il s’agit du premier manuel d’érotisme en français ; or sa première parution n’est que de 1665.
3 Certains ouvrages regroupent les sixième et neuvième commandements, soulignant le caractère sexuel des infractions correspondantes ; d’autres traitent le sixième à part, et ensemble, les neuvième et dixième défendant plutôt la propriété.
4 En général, un niveau élémentaire et un moyen, destinés aux jeunes enfants, et un supérieur pour les grands, les adultes, les catéchistes, voire les prêtres de paroisse, comme c’est le cas du Catéchisme du concile de Trente. Ils vont de quelques pages : à un énorme volume, 673 pages pour ce dernier.
5 “Aux origines d’une exigence chrétienne”, dans M. Bernos et al., Sexualité et religions, Paris, éd. du Cerf, 1988, p. 165-181.
6 On s’y référera dans la traduction “nouvelle” de Varet de Fontigny, achevée d’imprimer pour la première fois chez Desprez et Pralard le 25 mai 1673, p. 376-398. La 25e session du concile en avait remis la publication aux soins du pape ; cf. S. Pallavicini, Histoire du concile de Trente, éd. Migne, 1845, t. III, col. 660-661.
7 Le terme “impuissant” dans les textes anciens mériterait une étude particulière, car si, dans la plupart des emplois, il a un sens voisin de celui d’aujourd’hui, on peut se demander parfois si quelques-uns ne l’entendent pas au sens de “stérile”.
8 Dans Le fruit défendu. Les chrétiens et la sexualité de l’Antiquité à nos jours, Paris, Le Centurion, 1985, p. 96-98.
9 Si l’on en croit Sarpi, la première congrégation des théologiens sur le mariage commença le 2 février 1563. Or Pallavicini signale qu’entre le 24 et le 31 juillet une congrégation générale eut lieu, après quatorze “particulières”. Puis un nouveau débat dura du 11 au 23 août ; un troisième, repris le 7 septembre, faillit aboutir à un schisme ; un quatrième nécessita une prorogation de la session, et on discutait encore le 13 octobre. Enfin, les décrets de réformation ne furent publiés qu’à la 24e session du 11 novembre 1563, après un long processus d’élaboration, de confrontations, de compromis jusqu’au dernier moment, pour parvenir à des positions acceptables par une large majorité, faute d’une unanimité.
La pression des gouvernements, surtout français et espagnol, avait été soutenue par leurs ambassadeurs, en vue d’obtenir un fort contrôle des familles et des princes. Le concile, finalement, n’y céda pas. Sur tout ce débat, voir S. Pallavicini, op. cit., t. III, col. 415 à 433.
10 La veuve doit résister, en outre, « aux imaginations reçues dans le mariage », traduisons : « aux souvenirs des plaisirs qu’elle a ressentis avec son mari ».
11 Cf. P. Broutin, La Réforme pastorale en France au XVIIe siècle, Paris-Tournai, Desclée et Cie, 1956, 2 vols, t. 1, p. 73-95.
12 Le Pédagogue des familles chrétiennes, Paris, 1964, recueil des “tracts” distribués aux paroissiens de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, n’hésite pas à affirmer que le plaisir comme l’intérêt sont des « motifs auxquels il faut renoncer et contraires à la pureté d’intention » nécessaire pour se marier (p. 169).
13 Cet humour noir involontaire rejoint une tradition péjorative du mariage qui va des fabliaux médiévaux à certaines bandes dessinées contemporaines. Cf. La Fiancée de Lucky Lucke, Paris, Dargaud, 1985, p. 46 : « Le mariage est une merveilleuse institution qui permet à deux êtres de supporter ensemble les difficultés qu’ils n’auraient jamais eues s’ils ne s’étaient pas mariés. » Cette évolution légaliste et plus contraignante vis-à-vis des laïcs se manifeste également chez Malvin de Montazet quand, en contradiction avec le concile de Trente et la plupart des théologiens des XVIIe et XVIIIe siècles, il semble considérer que les “ministres du sacrement” sont non plus les mariés, mais le curé, de qui ils reçoivent le sacrement.
14 Cf. J. Guyon, dans Le fruit défendu, op. cit., p. 43-62.
15 Voir ci-dessous : les articles 14, “La sexualité et les confesseurs à l’époque moderne”, et 15, “L’Église et l’amour humain”.
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