Préface
p. 7-10
Texte intégral
L’histoire des sacrements... n’est ni simple – ce que l’on savait déjà-, ni linéaire – ce que l’on oublie parfois –, et leurs définitions successives subissent le poids des mentalités d’une société, autant qu’elles informent lesdites mentalités.
1Voilà ce dont Marcel Bernos s’ingénie depuis plus de trente ans à convaincre ceux qui ont pu le lire ou l’entendre au fil d’une quantité d’articles ou de conférences qu’il a semés ici et là. On comprend qu’il éprouve aujourd’hui le désir de réunir ces diverses pièces pour en tirer quelques-unes des niches où elles étaient logées, et pour en faire apparaître la cohérence. Comme il a, naguère, corrigé bien des idées fausses sur la vision que l’Église catholique s’est faite de la femme, il veut maintenant en corriger d’autres sur les rapports entre le catholicisme et le corps humain, entre les sacrements et les fidèles. Et cela à travers une sorte de revue de la pratique sacramentelle de l’Église.
2Quand Marcel Bernos aborde son sujet, le temps est passé des grandes remises en question qui ont marqué au XVIe siècle la Réformation. Rappelons que les conciles et les théologiens de l’Église latine, aux XIIe et XIIIe siècles avaient encadré les sacrements dans un ensemble de définitions : signes visibles et efficaces de la grâce divine invisible, les sacrements sont au nombre de sept, tous institués par Jésus-Christ, et constitués conjointement d’une « matière » (objet, geste) et d’une « forme » (parole) ; enfin, sauf le baptême, les ministres sont nécessairement le prêtre ou l’évêque. Ces définitions rejettent dans une catégorie inférieure, celle des « sacramentaux », divers rites traditionnels, souvent fort vénérables.
3Tout cela a fait l’objet d’une contestation vigoureuse de la part des Réformateurs, de Calvin plus encore que de Luther. Ils mettent en cause l’origine et le fondement scripturaire de plusieurs sacrements, pour les ramener à deux seulement, le baptême et l’eucharistie ; dans ceux-ci ils voient seulement l’attestation et non pas le signe efficace de la grâce donnée par Dieu au croyant, et ils en simplifient radicalement les rites et les conditions. Il est revenu au concile de Trente, concile de contreréforme en même temps que de réforme catholique, de reprendre, contre les négations protestantes, l’héritage de l’Église médiévale pour l’asseoir solidement sur l’Écriture et sur la Tradition et ainsi en donner un énoncé particulièrement ferme, qui occupe sa seconde (1551-1552) et sa troisième période (1562-1563), et sera ensuite explicité dans le Catéchisme publié en 1566. La question des sacrements devient alors, et pour longtemps, un des principaux terrains de la controverse interconfessionnelle.
4L’auteur n’entre pas dans cette controverse. Il se situe au-delà, dans cette Église catholique post-tridentine, qui se trouve confrontée avec une multitude de questions pratiques que le concile n’avait pas pour mission de résoudre. Par exemple, les pères de Trente ont déclaré que les sacrements sont efficaces « ex opere operato », c’est-à-dire par le fait même qu’ils sont correctement accomplis. Oui, mais comment être sûr que l’opus a été bien operation ? Autrement dit, quelles sont les conditions nécessaires pour qu’un sacrement soit valide ? Et s’il l’est, a-t-il été reçu par le fidèle dans les conditions voulues, ce qui pose la question de la licéité du sacrement ? Et quelles sont les obligations qu’il impose, les conditions pour qu’il développe son plein effet ? etc. C’est ainsi que l’on passe inévitablement de la théologie (la doctrine des sacrements) au droit canon (les règles et les rites de leur bonne administration) et, pour finir, à la casuistique, c’est-à-dire aux difficultés que le prêtre, mais aussi le fidèle, doit résoudre pour administrer et recevoir le sacrement en toute sûreté de conscience. Parmi ces sacrements, le sacrement de pénitence a pris une importance démesurée, en raison de tout ce qu’il implique sur le plan psychologique et de toutes les déviations dont il est susceptible : on remplirait des bibliothèques avec les seuls ouvrages qui en traitent.
5Mesurons donc le courage qu’il a fallu à Marcel Bernos pour se plonger dans les livres indigestes, du gros in-folio au traité de moindre format mais en plusieurs tomes, dans lesquels les auteurs ecclésiastiques des XVIIe et XVIIIe siècles ont inlassablement examiné, avec un raffinement extrême, toutes les situations possibles, y compris les plus invraisemblables, qui pouvaient se présenter à propos des sacrements. Un courage raisonné, soutenu par deux convictions qui sont un des enseignements les plus forts de cet historien. D’abord, les œuvres des canonistes et moralistes, notamment ceux qu’on dénigre sous l’étiquette (mal comprise depuis Pascal) de casuistes, sont des témoins remarquables des mentalités et des moeurs de leur temps. Ensuite, et ici je le cite, car il fait la leçon à nombre de ses devanciers, « il ne faut jamais se contenter de récupérer une citation dans un auteur de référence obligée, sans aller vérifier soi-même ce qu’il a réellement voulu dire ». Car ces auteurs étaient gens subtils et prudents, qui n’avançaient jamais une proposition sans la nuancer à l’extrême.
6Mais ils vivaient, ces auteurs, dans un temps qui n’est pas le nôtre. Songeons, par exemple, qu’ils s’engageaient dans les méandres de la morale du mariage alors que la science biologique et médicale véhiculait encore les idées les plus bizarres au sujet de la procréation.
7On ne lit pas sans sourire les questions qui sont soulevées à propos des monstres. De leur côté, les fidèles sont prêts à crier au miracle quand un cierge semble s’être allumé tout seul, plus étonnés que d’avoir constaté le retour à la vie d’un enfant mort. Plus profondément, il faut se mettre dans l’esprit que pour la plupart des hommes et femmes d’alors, et pas seulement les prédicateurs et les pasteurs, la seule chose qui compte, c’est la vie future, c’est le salut éternel qui ne peut s’obtenir que par les voies dont l’Église a les clefs. Cela explique des comportements qui sont scandaleux à nos yeux, tels que le baptême, suivi de l’arrachement d’enfants juifs à leurs parents, ou les injonctions qui peuvent aboutir à la mort d’une épouse pour éviter que son mari ne commette un péché mortel d’impureté. L’histoire est faite pour nous extraire de nos propres critères de jugement.
8Reconnaissons néanmoins que ces étranges guides savent aussi se montrer humains. Ils le sont assez souvent à l’égard des femmes, dont ils défendent fermement l’égalité avec les hommes devant Dieu et dans des situations concrètes de la vie, notamment quant au consentement de mariage. Ils admettent, à l’encontre des pratiques de la société civile, que l’épouse manifeste son désir, comme aussi sa répugnance, vis-à-vis de l’acte conjugal. Ils compatissent au désespoir des parents d’enfants mort-nés, jusqu’à accepter, sinon encourager, des formes de baptême aux limites de la règle. Ils ouvrent l’accès des sacrements aux malades mentaux jusqu’aux limites du possible. Ils accordent des excuses aux ivrognes invétérés, quand ils vivent dans un environnement qui porte à la boisson. Ils apportent aux règles du jeûne et de l’abstinence des accommodements qui finissent par englober toutes les catégories sociales à l’exception des hommes riches et en bonne santé... Il y a surtout un point qui devrait nous les rendre sympathiques, et que Marcel Bernos ne cesse de nous rappeler : contrairement à nos curiosités des XXe-XXIe siècles, ce n’est pas sur la morale sexuelle que les anciens moralistes insistaient le plus, mais, de beaucoup, sur la morale de l’argent et les infractions au 7e commandement. Notre auteur a délibérément laissé cette piste de côté, mais son exemple devrait encourager d’autres historiens à s’y engager.
9Enfin, et ce n’est pas leur moindre mérite, nos docteurs casuistes parlent clair ; ils appellent un chat un chat, et ils ont même banni le latin, au moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle, pour traiter des sujets les plus délicats. Ils sont, quand il s’agit des personnes, intraitables sur le secret de la confession. Mais dans leurs consultations anonymes, ils nous font pénétrer sans façon dans le confessionnal et même dans la chambre à coucher. Marcel Bernos nous ouvre les portes : il ne nous reste qu’à le suivre.
Auteur
Professeur émérite de l'Université de Paris X-Nanterre et président de la Société d'Histoire religieuse de la France
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