Conclusion
p. 293-294
Texte intégral
1En me taquinant amicalement sur l’emploi du terme d’« invariant » pour désigner l’histoire de la mort, mon ami Alain Croix a feint de me supposer converti à la lecture de Philippe Ariès, avec qui j’ai poursuivi de longs échanges. Serais-je suspect d’« Arianisme » ? La référence est honorable ; mais en fait, parlant d’invariants, je m’empresse toujours d’ajouter que leur curiosité est qu’ils ne cessent de varier. Sous cette réserve, dans le cas de la Mort, que comme fin de toute aventure humaine, elle demeure un butoir à ce jour infranchissable.
2Si enrichissante qu’ait été pour moi la fréquentation de Philippe Ariès, il reste que nos approches divergeaient sur un point essentiel : chez lui l’évolution des pratiques et des représentations obéissait à une dynamique propre régie par « l’inconscient collectif » : il ne m’en voulait pas de l’avoir caricaturé en parlant d’histoire « sur coussin d’air » ce qui était certainement excessif. Plus laborieusement, de mon côté j’ai toujours, en m’interrogeant sur ce qui change dans l’histoire de la Mort et de la façon dont on l’aborde, eu le souci, en corrélant les différents paramètres qui la conditionnent, de rechercher non pas « l’explication » mais des hypothèses explicatives, dans une combinatoire de causes, qui ont varié au fil du temps, tout en renvoyant à un projet d’histoire totale (mais non point totalitaire) qui ne se satisfait pas de l’autonomie des histoires.
3Telle démarche d’ouverture s’impose en ce domaine, intimement associée dans ce territoire de la Mort à la multiplicité des approches, et des sources possibles. Et je me réjouis que ce soit le parti qui a été adopté par les auteurs de cet ouvrage. Voilà une démarche analytique qui ne se plie pas à l’enchaînement que je proposais à titre exploratoire dans mes premiers ouvrages, mort « subie », mort « vécue » ou « discours sur la mort », où l’on pourrait soupçonner, en me lisant trop vite, une causalité réductrice – des infrastructures aux superstructures, comme on disait naguère.
4Dans l’état des lieux qui a été présenté ici, le discours est premier conformément à l’intitulé ; les « narrations » sont organisées en savoirs, en récits, en scénographies, en traces qui sont comme autant de témoignages. Et je crois (sans avoir la prétention de donner un quitus) que c’était la bonne démarche parce qu’elle a permis de balayer les territoires de la mort tels que nous les percevons aujourd’hui en variant et en croisant les éclairages, sans souci illusoire d’exhaustivité certes, mais de façon suffisamment riche et nouvelle pour qu’on puisse apprécier la profusion des chantiers ouverts et prospectés, comme aussi l’ampleur de ce qui reste à étudier. Multiplicité des sources (nous le savions depuis longtemps), multiplicité des regards, du philosophe au sociologue, à l’anthropologue, à l’historien et à l’historien d’art. Mais sans cacophonie.
5À cela on peut voir que les études sur la mort ne se sont point asséchées, académisées, retombées comme une mode ou la curiosité d’un instant révolu et ce travail collectif a parfaitement rempli son objet. L’état des lieux ne débouche pas sur l’inventaire d’un grenier poussiéreux, mais une invitation à poursuivre.
6Cette « vitalité » de la Mort tient sans doute au lien dialectique qui unit depuis le début la dynamique propre d’une recherche qui construit son objet et en développe les virtualités à une demande collective qui plonge ses racines dans les sollicitations urgentes, parfois impératives de notre société, qui n’est pas en paix avec la mort.
7Je crois le débat tranché entre Ariès et moi. La « redécouverte de la mort » opérée depuis une quarantaine d’années sur la base du tabou, désigné et en même temps dénié par la puissance du verbe n’est pas un épisode fugitif et superficiel comme il le supposait.
8En rédigeant la nouvelle préface de La Mort et l’Occident, après vingt-cinq ans, ce sont plus que les évolutions normales et escomptables dans ce laps de temps que j’ai eu conscience de noter l’an passé.
9En 1980-81, en me faisant l’écho de l’optimisme volontariste des Lumières qui nous reste chevillé au corps, je n’avais pas prévu la montée des angoisses et des peurs d’aujourd’hui – et encore je me dispenserai d’énumérer les maladies -, le sida, le retour de l’histoire massacre, les peurs individuelles, atomisées même lorsqu’elles affectent une catégorie entière, les vieux, les jeunes, les exclus, l’étranger ; et les nouvelles peurs collectives de la mort de la nature, et du théâtre de la cruauté. Brochant sur le tout pèse le poids d’un travail du deuil inachevé, qu’on le baptise retour de la mémoire, ou repentance.
10Je n’aurais pas évalué à sa mesure actuelle l’accélération des modifications d’un imaginaire qui sur les ruines des idéologies, des dogmes et des pratiques s’invente de nouvelles expressions et de nouveaux supports. C’est sur des images dérangeantes encore que non dépourvues parfois d’une certaine ironie que j’ai conclu comme je conclurai – la mort et l’agonie du Président Mitterrand offerte en direct à notre méditation, la béatification spontanée de Lady Diana qui, « avec le corps d’un mannequin elle avait le cœur de mère Térésa » (Gonzague Saint-Bris) – quelle chance, imaginez le schéma inverse.
11Mais en même temps, voici ce que j’ai appelé le grand massacre des vieux en août 2003, l’euthanasie qui fascine et terrifie à travers les médias... Sommes-nous embarqués sur la nef des fous, vivons-nous de ces crises de représentations dont l’histoire nous a laissé l’exemple ? Il nous appartient non point de mettre de l’ordre, mais de mettre de l’ordre dans nos têtes, à partir de notre réflexion historienne, confrontée à l’histoire qui bouge.
Auteur
Université de Paris I
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