Récit de la mort, récits des morts en Cévennes
p. 279-292
Texte intégral
1Les rapports que les Cévenols entretiennent avec la mort sont marqués par la spécificité de leur histoire, à savoir bien sûr leur adhésion massive et durable à la Réforme et ceci pour deux aspects au moins. Le premier, fortement revendiqué et fondateur pour le protestantisme, tient au refus de tout culte des morts. Pour faire court, disons qu’à la différence du catholicisme, la théologie protestante classique n’envisage pas l’existence d’un Purgatoire. Le salut est uniquement lié à la grâce et n’appartient pas aux hommes. Il n’y a donc pas d’âmes errantes en faveur desquelles on peut ou doit intercéder. Le second, d’abord imposé par l’histoire mais aujourd’hui profondément vécu comme identitaire, tient à l’utilisation de cimetières familiaux. Dès avant la Révocation de l’Édit de Nantes, les cimetières protestants sont supprimés avec la destruction des temples. Des édits royaux réglementent les enterrements protestants qui doivent se faire à heure précise (tôt le matin ou tard le soir), sans publicité1. Exclus des cimetières paroissiaux catholiques à cause de leur refus des sacrements, les protestants ensevelissent alors leurs morts sur leurs propres terres, usage qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Vivants et morts dans le paysage cévenol
2Quiconque séjourne en Cévennes ne peut manquer d’être étonné, s’il ne connaît la région, de ces nombreux cimetières familiaux qui ponctuent le paysage. Certains se signalent d’assez loin, par un cyprès, planté dans une toute petite parcelle enclose de murs, sise bien en vue au milieu d’un pré. Pour beaucoup d’autres, il faudra se rendre dans une famille, pour apercevoir presque par hasard, en contrebas d’un muret ou au détour d’un bâtiment, le terrain dévolu au repos des morts.
3Une première caractéristique de ces cimetières protestants est en effet leur discrétion. Le marquage des tombes, dans sa forme la plus ancienne, se limite à deux lauses plantées de chant, en haut et en bas du monticule signalant le lieu de l’ensevelissement, lui-même parfois entouré de pierres. Aucune inscription ne permet d’identifier la sépulture, le nom du défunt enseveli à cet endroit ne demeurant que dans le souvenir des proches. Le cimetière lui-même est souvent enclos d’un grillage, d’une haie ou d’un mur, pour le protéger de la divagation des bêtes. Dans d’autres cas, l’exiguïté de la terrasse où il est implanté suffit. Il est aussi des familles où l’on enterre dans le potager, sans aucun marquage des tombes. Bien souvent, rien n’identifie le site d’implantation des tombes dans l’ensemble du paysage, pas même le traditionnel cyprès.
4De façon plus récente – dès la fin du XIXe siècle -, une dalle couvre parfois la sépulture, un petit abri maçonné permet d’abriter une couronne, une plaque discrète indique le nom du disparu, plus rarement un caveau sobrement bâti reçoit les dépouilles des défunts2. Robert Poujol, dans sa monographie du village de Vébron, signale que la plus ancienne pierre tombale trouvée dans les environs serait celle d’un notable de Barre-des-Cévennes3. Elle est datée de 1815. Parallèlement à cette évolution très sensible des cimetières cévenols, bien des familles continuent encore, par choix religieux, à perpétuer et même revendiquer de simples tombes limitées par deux lauses.
5Cette sobriété des cimetières cévenols prend évidemment sa source dans le refus protestant de tout culte des morts4. Calvin ne s’est-il pas fait enterrer dans la fosse commune pour éviter tout pèlerinage sur sa tombe ? Le très beau texte donné en annexe le rappelle, réaffirmant avec une grande force les fondements et arguments religieux d’une telle attitude, dans ce cas profondément assumée5. Quiconque a approché un cimetière familial en Cévennes ne peut qu’être effectivement saisi par l’esprit de ces lieux, « sans dalle, sans titre, sans nom, sans âge, où tous se rejoignent et se confondent fraternellement dans le grand anonymat de la poussière » (cf. annexe), dont l’organisation même est expressive de ce rapport des protestants cévenols à la mort.
6Néanmoins, on observe là aussi, de façon récente, une modification du comportement de certaines familles, qui viennent par exemple fleurir les tombes à Toussaint... Ces attitudes nouvelles font toutefois débat, beaucoup de Cévenols estimant à ce propos qu’il est plus normal « d’offrir des fleurs à une personne de son vivant plutôt qu’après son décès ».
7Seconde caractéristique, ces cimetières familiaux sont assez fréquemment situés aux abords immédiats des maisons, parfois jusque sous les murs des habitations, voire dans leurs caves même, notamment dans les bourgs pour des familles qui ne disposent pas de terres. À tel point que l’on peut parler ici d’une véritable cohabitation permanente des morts et des vivants, qui tranche avec l’idée habituelle du cimetière « catholique », espace séparé réservé aux défunts, aujourd’hui de surcroît rejeté en périphérie des villages. La singularité de cette cohabitation revient d’ailleurs régulièrement dans les discours des Cévenols à propos de la mort, signe que pour être coutumière, elle n’en est pas pour autant toujours complètement assumée. Parfois, elle peut même se transformer en cohabitation quotidienne avec sa propre fin comme dans ce témoignage, recueilli à Saint-Étienne-Vallée-Française :
« - Et puis alors de la vannerie, beaucoup, ici il s’est fait. Il y a un monsieur qui habitait là, ici qui avait fait son cercueil lui-même ! Il mettait le cercueil sous son lit et il y tenait des pommes. Et ça c’est vrai, hé ! C’est vrai ! Il se faisait ses costumes, il était tailleur, il se faisait ses costumes, il faisait ses habits et tout. Il faisait tout, tout, tout, tout...
- Et il a été enterré dans ce cercueil en vannerie ?
- Ah, oui ! Sa tombe est là au-dessus. Je vous dis il avait fait son cercueil à l’avance et il le mettait sous le lit, il y tenait des pommes... Le jour où il est mort : fuit ! On a mis le couvercle ! »
8Parfois, en zone rurale, les tombes peuvent être un peu plus éloignées des maisons, afin de profiter d’un emplacement favorable. Je citerai à titre d’exemple assez caractéristique ce mas de la vallée Française où les tombes s’alignent parallèlement sur une pente, à une centaine de mètres des bâtiments. Les plus récentes, couvertes de dalles bétonnées et sommairement encloses, sont aisément repérables, tandis que les plus anciennes, marquées des deux habituelles lauses se perdent doucement dans les herbes folles. Belle image à la fois de la destinée humaine et de l’attachement de générations successives à une propriété. Il en existe ainsi au milieu de prés, simples dalles au-dessus desquelles passe le râteau faneur à l’époque des foins. Peu à peu abandonnés, sinon oubliés, les cimetières les plus anciens ne laissent souvent plus de trace déchiffrable dans le paysage. Leur emplacement est redevenu une terrasse agricole, ordinaire dans son usage, le destin commun des morts étant de laisser la place aux vivants :
« - Et à la longue, quelquefois, les pierres s’arrachent, et puis il y a plus rien. À Nogaret-Bas y a plus rien. Pourtant, y pas si longtemps que ça qu’ils sont morts.
- N’allons pas plus loin. Le cimetière des Gout, en bas, y a pas une pierre, y a rien. Les pierres, on les a arrachées pour pouvoir faucher avec la machine. Et y a une dizaine de poiriers de plantés dans le cimetière. Y a de jolies poires en attendant ! »6
9Les Cévenols savent aussi que des tombes isolées peuvent se trouver à peu près partout dans les terrasses de culture ou les châtaigneraies, suivant les événements, la nécessité ou la fantaisie des anciens :
« - Moi je pourrais faire voir des cimetières, ici, que personne ne sait où ils sont.
- À côté du cimetière de Malhautier que tu parles, que le cimetière est visible de partout, sur le châtaignier, il y a deux tombes, là.
- Oui, mais enfin elles marquent plus, y a plus rien. C’est pas fermé, il y a rien.
- Non, mais on pourrait le creuser, qu’on trouverait encore les ossements. Je sais que y a deux tombes. [...] Y en a un en dessous de la maison de l’avocat, que personne ne le sait. Il y a la grand-mère de Bruc qui est enterrée sous le pelegrin de la Vignette, là. A la Vignette. »7
10La cohabitation des morts et des vivants concerne donc tout l’espace le plus fortement humanisé autour des mas : jardins, prés, champs, vergers et premiers châtaigniers, tous lieux pratiqués au quotidien dans le travail. Au-delà, par exemple dans les landes parcourues par les troupeaux, les tombes sont plus exceptionnelles et peuvent donner lieu à des désignations toponymiques :
« Et y en a un coin, où on appelle lo conhet del Mòrt. Quelqu’un serait mort. Et le vieux berger dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui nous amenait garder, quand on était pas en âge de garder, on avait dix ans, on aimait bien d’aller garder avec lui, parce que lui racontait des histoires. Et d’après la légende, il nous a montré, lui m’avait montré un creux où quelqu’un serait mort là-haut. On l’aurait enterré sur place. Lo conhet del Mòrt, voilà, le coin du Mort, l’explication. »8
11Cet espace plus lointain est aussi celui des morts historiques, légendaires ou mythiques : camisards tués au combat ou fidèles persécutés des assemblées, mégalithes à la destination mystérieuse – tombes à coffre, dolmens ou menhirs-, tels la fameuse Pèira de la Vièlha, sur le serre de Vieille Morte, ou le Plan de Fontmort, interprété en plan d’Enfant mort, et bien d’autres encore9. Des tombes familiales à cet autre monde des morts, il n’y a pas de solution de continuité mais bien le sentiment d’un continuum historique porté par une inscription dans un même paysage, quand il n’y a pas parfois superposition des deux espaces. Je pense ici à l’interprétation populaire très courante du toponyme de Masel de Mort (hameau de la commune de Saint-Julien-d’Arpaon, Lozère) comme commémorant le lieu d’une assemblée religieuse massacrée10.
Face à la mort : l’accomplissement du passage et la prévention de la contagion
12Les rituels domestiques accompagnant le décès d’une personne différencient peu les Cévennes des autres régions rurales françaises, à l’exception notable bien sûr des pratiques clairement catholiques comme la récitation de prières des morts, l’aspersion d’eau bénite, les signes de croix. Classiquement la pendule est arrêtée, les glaces voilées, la toilette et l’habillage du mort effectués avant la veillée par les proches et les voisins. L’adhésion au protestantisme n’a pas aboli ces gestes et pratiques profanes essentiels au bon déroulement du passage11. Très pratiqués en Cévennes également, les sonnailles du troupeau rendues muettes et le voile de crêpe noir placé dans le rucher, comme si la communauté des abeilles se devait de marquer le temps du deuil, à l’instar des habitants de la maison :
« On mettait aussi un voile aux ruches. Ça on le faisait, oui. Au Plan, là, pour Balmalle, ils sont allés mettre un crêpe aux ruches. Et les ruches, elles ont péri pas longtemps après, quand toute la famille a eu été morte, elles ont toutes péri. Y en a plus. »12
13La proximité quotidienne des morts, l’aisance apparente avec laquelle les Cévenols évoquent la disparition de leurs proches ou la leur propre, n’effacent pas pourtant la crainte de la contagion de la mort. De ce point de vue, il est des gestes que l’on se doit d’éviter dans le quotidien (transplanter du persil) ou au moment des enterrements :
« On dit que quand tu reviens d’un enterrement, il ne faut pas faire une visite, que ça risque de porter malheur. Qu’il peut y avoir un autre décès. Mais ça, encore, je crois qu’on le fait, ça. On va pas faire une visite quand tu viens d’un enterrement. Oh si, il y en a qui le font ça encore. J’en suis sûre. »13
14Enfin, il y est des présages funestes que l’on interprète ou, plus souvent, dont on discute Teffectivité, comme par exemple le chant de la chouette près d’une maison. Car tel est bien le statut de ces signes que Ton décrypte, que d’être plus sujets de débats que d’affirmations péremptoires. Et le doute entretenu sur leur statut de réalité n’en rend leur diffusion que plus aisée :
« - C’est comme des trucs, si y a un ensevelissement le dimanche ou les jours en R, y en a trois qui se suivent. Des fois ça arrive, mais des fois ça arrive pas. C’est pas évident.
- Un ensevelissement un jour en R ?
- Oui, ou le dimanche. Et surtout le mercredi... Pas le mardi, pourtant. Le mercredi, le vendredi et le dimanche, pas le mardi. Soi-disant que ça se suit [un autre décès suit]. C’est comme si la tombe se mouille. Si on creuse la tombe et qu’il pleuve dedans, alors soi-disant que ça attire trois... Moi, la grand-mère, ici, quand elle est morte, la tombe s’est mouillée, c’est vrai. Le lendemain, il est mort le voisin et puis dans les deux ou trois jours après, il est mort quelqu’un à Saint-Étienne. C’était des gens très malades qui devaient mourir, alors... Ça j’y crois pas. »14
Les manifestations de l’au-delà
15À la crainte de la contagion de la mort s’ajoute celle du passage mal effectué et donc de possibles manifestations d’un au-delà. Là encore, si la proximité des cimetières fait entrer la mort dans une forme de banalité du quotidien, ces lieux n’en inspirent pas moins une certaine défiance, pour peu que l’obscurité de la nuit ajoute à l’angoisse du veilleur :
« - On passait jamais, à partir du mois d’octobre là, les veillées pratiquement jamais seul, à la campagne. Ou on allait ou chez l’un, ou chez l’autre, on faisait une belote ou les femmes à tricoter ou des trucs comme ça. Et un beau jour – devant chez nous y a un cimetière de la voisine, qui est juste au même niveau, là. Alors, on a beau être habitués, un cimetière, ça porte toujours quelque chose. Et y avait un des voisins qui veillait. Pourtant c’était un bonhomme qui avait je sais pas, moi, cinquante ans. Il sort pour pisser... Oh pétard ! Il rentre : blême ! Il m’appelle – parce que y avait ses enfants, il les avait amenés – je lui dis : “Mais qu’est-ce qu’y a ?” Il m’a dit : “Ben, je sais pas qu’est-ce que j’ai vu dans le cimetière...” Et c’était un feu follet. Eh ben si vous aviez vu ce bonhomme qui faisait... Moi j’étais beaucoup plus jeune. J’en avais vu un, remarquez, j’en avais vu déjà. J’en ai vu deux dans ma vie, j’en ai pas vu beaucoup. Et ce qui est bizarre, toujours dans un cimetière. Enfin, ça fait un drôle d’effet. Vous voyez cette flamme, si on peut dire c’est une flamme, mais qu’on peut pas attraper, mais qui se déplace et qui disparaît.
- Et ce type avait eu peur.
- Oui, ben lui ça l’avait là, il se serait fichu la trouille, lui. Il l’aurait vu, peut-être ailleurs, pas dans le cimetière, mais là, dans le cimetière... Et moi, ça m’était arrivé une autre fois, aussi, un chemin qui longeait au bord d’un cimetière qui est abandonné depuis cinquante ou soixante ans, même peut-être plus. Et en arrivant là, aussi : pah ! Hop... hop... hop... ! Une petite flamme qui se... Mais alors ça disparaît et on voit plus rien. Après, à la lampe électrique, j’ai fait le tour des tombes. Rien. Mais le monsieur que je vous dis, il l’aurait pas fait, lui, hein ! Il serait pas allé voir de plus près. »15
16Les feux follets constituent en effet la manifestation la plus couramment redoutée, sans qu’une interprétation claire en soit d’ailleurs toujours donnée. On reste, là encore, plus dans le champ du questionnement que dans celui de l’affirmation.
17Les récits plus explicites, relatifs à des manifestations de l’au-delà, sont cependant nombreux en Cévennes. Ils s’organisent selon des configurations assez complexes. Autour de cette crainte que peuvent inspirer les cimetières, il y a d’abord ce conte, recueilli par Jean-Noël Pelen et moi-même, qui narre comment une jeune fille, voulant prouver qu’elle n’avait pas peur de revenants, s’en va de nuit, planter son fuseau dans une tombe récente. Ce faisant, une ronce accroche son vêtement et, croyant que la mort l’entraîne à son tour, elle est prise d’une très grande frayeur, avant de découvrir sa méprise. Le récit, qu’éclairent des commentaires du conteur, est riche de sens, depuis le respect que l’on doit aux cimetières et aux morts, jusqu’au fait que nul ne doit négliger le domaine du surnaturel, ni ne peut échapper aisément à ses propres croyances16.
18À l’opposé, de nombreux récits, relatifs à des événements locaux ou survenus à une parenté proche, relatent comment de prétendus revenants qui se manifestent çà ou là, ne sont en réalité que de mauvais plaisants, généralement malintentionnés, qu’un autre personnage, tout à la fois fort et moins crédule que ses contemporains, vient confondre et punir de quelques coups de bâtons ou de fusil... Attestés dans bien des régions, ces récits prennent en Cévennes une tonalité anti-catholique affirmée, soit que le plaisantin soit lui-même un curé déguisé, soit qu’il paye quelque pauvre bougre pour faire du bruit dans le grenier d’une maison. Dans les deux cas le but recherché est le même : soutirer de l’argent à des paroissiens crédules, pour faire dire des prières et obtenir le repos définitif du défunt récalcitrant. Du point de vue protestant, l’interprétation du récit est claire : il n’existe pas d’âmes à racheter et, en conséquence, il ne peut survenir de manifestations d’un au-delà qui n’existe pas. Le fait que des prêtres puissent se livrer à des mystifications de ce type, pour tenter d’imposer leurs conceptions, prouve donc a contrario la justesse de la vision protestante des choses :
« C’est un peu comme j’avais entendu raconter, mais ça c’était le curé. Y avait les revenants qui revenaient dans le cimetière. Alors le soir, il mettait un drap blanc et il avait une bougie et alors, ça y éclairait. Et il se promenait dans le cimetière. Alors puis il leur disait : “C’est le revenant qui vient, alors, il faut payer pour qu’il revienne pas.” Et il faisait payer les fidèles. Mais un beau jour, y en a un qui a dit : “Ben vous allez voir, moi je l’attraperai ce revenant.” Un qui était courageux. Et il y est allé et il lui a sauté dessur et ça a été le curé, [rire] Et le revenant n’est plus revenu ! »17
19Dans un registre un peu différent, Jean-Noël Pelen a recueilli un autre récit où un berger transhumant, protestant, surnommé l’Éternel (le conteur précise avec malice : « je sais pas si ça vient parce que l’Éternel est mon berger, comme dit la Bible, ou si c’est qu’il était éternellement berger ») met en déroute un hôte peu scrupuleux, qui, déguisé la nuit en trève ou en Diable, tente de lui subtiliser un mouton18.
20Enfin, il existe aussi des récits de manifestations des morts auxquels le témoin lui-même prête crédit. On notera que dans ces cas, le mort ne se manifeste qu’indirectement, soit par des bruits suspects, soit par l’intermédiaire d’un être fantastique : le Draquet. Ces manifestations, redoutées, surviennent lorsqu’on n’a pas fait « le droit au mort », c’est-à-dire lorsque ses descendants n’ont pas honoré une promesse faite par ce dernier de son vivant :
« Comme des bruits aussi, dans des maisons. Si on faisait pas la chose du mort. Si le mort avait dit de faire quelque chose, si on le faisait pas et ben il revenait... Il revenait pas, lui [rire], mais enfin la maison tremblait ou les assiettes, ou les choses. Mon beau-père avait un frère, il avait pas fait..., il avait pas donné pour une couronne. Il a pas voulu donner des sous. Un beau matin, il est allé à son écurie, il en a trouvé cinq ou six moutons de morts. Tous tournaient la tête vers... la porte [de l’écurie]. Il est allé vite porter des sous de la couronne à son frère, il lui a dit : Ten !19 Et ça a été fini. Ça a été coupé. Avant c’était des choses comme ça, ça arrivait. [...] Voyez, avant c’était ça ou de la vaisselle. On entendait la vaisselle qui tremblait ou des choses comme ça.
- C’est eu arrivé, ça, chez des gens, aussi ?
- Et oui c’est arrivé, ça, chez des gens. Et il paraît que ça venait qu’ils avaient pas fait ce qu’ils devaient faire..., que le mort avait dit de faire, qu’ils l’avaient pas fait.
- Et qu’est-ce qu’ils avaient pas fait cette fois-là, vous vous rappelez ?
- Oh, ils ont dû faire ce qu’ils devaient faire, ils ont dû sûrement donner quelque chose, j’en sais rien. Donner quelque chose au curé ou j’en sais rien. Parce que c’était des catholiques. »20
21Les récits de survenance du Draquet relèvent de logiques assez complexes car il apparaît que cette seule appellation recouvre en Cévennes – au moins dans la zone étudiée – des manifestations diverses, attribuées dans d’autres régions à des êtres fantastiques nettement différenciés21. Leur concentration en Cévennes sur le seul Draquet pourrait provenir du fait que ces événements étaient perçus comme relevant d’un au-delà des choses unique, de nature globalement maléfique. Le Draquet serait alors devenu la seule expression profane de cet univers qui, pour les protestants, ne pouvait avoir qu’une identité fondamentale mais dont l’invocation directe – par le Diable – était trop malaisée. Ainsi, lorsqu’ils ont à définir ce qu’est le Draquet, dans sa version la plus inquiétante, c’est à la fois les revenants et le Diable que les Cévenols évoquent, sans que le lien logique entre les deux n’apparaisse de prime abord :
« - Par contre, y a des endroits, mais moi, ça c’est des trucs que j’y crois pas d’abord, qui étaient renommés, qu’il y avait des revenants, le Draquet. Mais ça, moi j’y ai jamais cru. J’ai toujours essayé de me rendre compte si j’entendais un bruit suspect ou tout ça... Autrement, y avait des endroits, où c’est pareil, y a des personnes qui hésitaient à y passer seules. Y a un endroit, au-dessus de Saint-Germain[-de-Calberte], là-haut, Malzac, je crois que ça s’appelle, un nom comme ça. Soi-disant que on entendait, on voyait des trucs bizarres de...
- Et y avait quoi, soi-disant, des revenants ? Vous disiez le Draquet, c’était quoi le Draquet ?
- Le Draquet, c’est le Diable. Si vous traduisez, le Draquet, c’est le Diable. Oh mais des histoires comme ça, y en aurait en pagaille même, que je me rappelle pas, parce que j’y ai jamais cm, moi, à ces trucs-là, voyez. »22
22Le Draquet est par ailleurs, comme en général le Drac dans le massif Central, un être protéiforme. Il peut donc se manifester sous des aspects très variables et dans des lieux très divers, bouleversant toute la géographie intime, qui en temps ordinaire contient la mort. Certains endroits sont ainsi réputés pour être préférentiellement fréquentés par le Draquet et c’est surtout dans ce cas que l’on évoque l’inquiétante présence de revenants :
« - Le Draquet, y en avait un à Balaurie et un à Boubaux. En face Cassagnas, la maison forestière Boubaux là-haut. Et ben ça, il paraît que la femme du garde même voulait plus y rester. Elle entendait tout le temps des portes qui remuaient ou qui se fermaient. Moi je me demande si c’était pas le courant d’air, j’en sais trop rien, mais enfin... Ça j’en suis pas sûr. Ils disaient que là-haut y avait du Draquet et à Balaurie pareil là. Ou alors que quelqu’un le faisait exprès pour faire peut-être peur. Je me le demande, j’en sais trop rien, si c’est exact. Mais enfin, ils disaient qu’il y avait le Draquet, ils entendaient des choses la nuit, des portes qui se battaient. On entendait des [bruits] qui étaient pas normals. Ils se réveillaient la nuit : “Ouh ! Qu’est-ce qu’y a ?” La porte qui... elle était ouverte ou n’importe. Si elle était bien fermée, elle était ouverte. Alors, y avait bien quelque chose qui se passait.
- Et à Balaurie qu’est-ce qu’il s’y passait alors ?
- Eh ben c’était pareil, même système que ça. Les types, ils pouvaient pas y vivre dedans, ils restaient couchés et dans la nuit, ils entendaient tout le temps quelque chose, ou vers le plafond et : "Mais qu’est-ce qu’y a, qu’est-ce qu’y a ?" Soi-disant que c’était le Draquet, les esprits. Y en a qui disaient que c’était des esprits. Des gens qui avaient eu habité là, qui n’avaient pas fini de payer ou qui devaient à la maison ou enfin des dettes, voyez, des choses. Et que ça venait de là, que c’était l’esprit qui se... Maintenant, vrai ou pas vrai... Mais je sais que là-bas, à Boubaux, la femme du garde, elle voulait plus y rester, hein. Y avait rien à faire. Ils sont venus puis au moulin, là, ils ont abandonné la maison forestière. »23
Les bons s’en vont et les mauvais restent
23Je voudrais, en conclusion, évoquer un conte facétieux, qui, énoncé tel quel, pourrait être perçu comme ayant une forte connotation transgressive. Il a pour cadre une veillée mortuaire, exercice rituel obligé mais quelque peu fastidieux :
« On veillait les morts. Et à ce sujet, il se raconte des histoires, vous savez, toujours. Et on raconte des histoires que je saurais pas vous dire si elles ont été vraies ou si ça été inventé. Je crois bien plutôt que ça a été inventé [rire]. Enfin... On veillait les morts donc et c’était le voisinage qui y allait. Et on se relayait dans la chambre, de deux heures en deux heures, à peu près. Tu allais deux heures là-haut, puis tu venais, tu te chauffais, tu discutais avec les autres qui étaient là et un autre venait prendre la place. Alors y a un gars qui faisait partie de la veillée, qui monte là-haut à son tour pour aller veiller deux heures le défunt. Pétard, il s’aperçoit qu’on lui avait mis une jolie paire de souliers tout neufs, il dit : “Quand même c’est un peu couillon, ces souliers vont aller dans la terre, ils serviront à personne, ils vont y péter.” Lui, il en avait une paire de vieux, de tout... “Oh, il dit, tant pis.” Il quitte ses souliers qui étaient mauvais, il quitte les neufs, il met les neufs à ses pieds. Et puis alors dedans, il dit rien. Et alors, en partant, quand ça été sur le matin qu’il partait, qu’ils se relayaient, il fait ses condoléances, il dit : “Et oui, quand même, c’est bien malheureux, il était brave, lui.” Et comme conclusion, en partant, il leur dit : “Les bons s’en vont et les mauvais restent.” [rire] Évidement ! Il emportait les bons souliers et il laissait les mauvais ! [rire] Maintenant je l’ai pas vu, ça, on me l’a raconté. »24
24Plusieurs versions de ce conte ont été recueillies par Charles Joisten dans les Alpes, où il n’est pas question d’une veillée mortuaire mais simplement d’une astuce habile, sanctionnée par un bon mot, pour se procurer à bon compte une paire de chaussures neuves25. Dans notre version cévenole en revanche, le contexte de la veillée mortuaire devient central dans le récit. Il permet de donner au geste du veilleur l’apparence d’une transgression. En réalité, en subtilisant adroitement les chaussures neuves du défunt, le héros rétablit l’ordre normal des choses, où ce qui est nécessaire aux vivants ne vaut en aucun cas d’être gaspillé pour un mort. Au-delà de la facétie – et donc de la fiction -, se révèle alors la réalité des fondements moraux sur lesquels s’appuie la narration et que l’auditoire ne saurait récuser.
25Ainsi se fait jour, de la proclamation de foi solidement argumentée à la facétie plus légère mais non dépourvue de finesse, une grande cohérence du récit protestant cévenol relatif à la Mort. Les récits des morts et les pratiques profanes autour des décès, fortement ancrés, n’apportent pas, en dépit des apparences, de réelle contradiction. Ils viennent plutôt nuancer ce récit de la Mort générique, y ajoutant, en temps et heure, les relations d’expériences personnelles attestant l’irréductible impossibilité de maîtriser totalement la mort et parfois les morts, par le verbe, la croyance ou le rite.
Bibliographie
Bibliographie
Anton Christian, Les cimetières protestants des Cévennes. Recensement et répartition géographique des cimetières protestants dans les vallées des Gardons cévenols, mémoire présenté en vue du diplôme de L’EHESS, sous la direction de Daniel Fabre, 1997.
Joisten Charles, Contes populaires du Dauphiné, t. 2, Die, Éditions A Die, 1992.
Joisten Charles et Alice, Contes populaires du Dauphiné, t. 3, Die, Éditions A Die, 1996.
Laurence Pierre, « Entre légendaire fantastique et légendaire toponymique, la Vieille Morte en Cévennes », Rives nord-méditerranéennes, 2e série, n° 11, Récit et toponymie, 2002, p. 33-56 ;
Du paysage et des temps. La mémoire orale en Cévennes : vallée Française et pays de Calberte, Florac, Parc national des Cévennes, 2004.
Pelen Jean-Noël, L’autrefois des Cévenols, Aix-en-Provence, Édisud, 1987 ;
Le conte populaire en Cévennes, Paris, Payot, 1994.
Poujol Robert, Vébron, histoire d’un village cévenol, Aix-en-Provence, Édisud / Club cévenol, 1981.
Annexe
Annexe
Texte relevé sur la page de garde d’une Bible de 1819 et d’un Nouveau Testament de 1823, les deux livres ayant appartenu à la même famille de Saint-Jean-du-Gard26 :
« Calvin mourut à Genève le 27 mai 1564. À cette date le registre du Conseil porte simplement ces mots : “Aujourd’hui environ huit heures du soir, le dit respectable Jean Calvin est allé à Dieu sain et entier, grâces à Dieu, de sens et d’entendement.” Il fut enterré dans la fosse communale du cimetière Plainpalais, et nulle pierre, nulle inscription n’indique l’emplacement de sa tombe qui demeure à jamais anonyme. Ainsi l’avait-il lui-même ordonné. Cette humilité est bien calviniste. L’homme n’est rien, Dieu seul compte. La gloire et la majesté divine éclipsent totalement notre poussière humaine, seule demeure l’espérance et la résurrection, en attendant, pas de mausolée, pas de croix, rien de ce qui pourrait glorifier la créature, rappeler son souvenir, l’évoquer de ce néant où seul un acte nouveau de création peut la faire sortir au dernier jour.
L’avouerais-je ? J’aime ces cimetières tels que les voulait Calvin, sans dalle, sans titre, sans nom, sans âge, où tous se rejoignent et se confondent fraternellement dans le grand anonymat de la poussière. Les hautes herbes poussent sur ces tombes ; le vent parfois les fait onduler comme une moisson ; l’été on y entend le crissement monotone des insectes. La nature y recouvre de son uniforme manteau cette argile où furent ensevelis des hommes, limon qui retourne à la terre dont il fut tiré. Là, celui qui entre et qui erre au milieu de ces tertres sans nom ne se sent pas paralysé par l’étreinte du passé, il n’est pas enveloppé, comme ailleurs, par ces mille fantômes dont s’étalent sur le marbre les titres de gloire ; il prend la mesure de ce qu’il est, il comprend mieux la grâce de Dieu et son regard se tourne vers l’avenir avec espérance. Quelle différence avec ces cimetières si peu chrétiens, où se marquent les différences orgueilleuses qui nous séparent et où l’homme, même mort, est parfois tellement encombrant qu’il masque la présence de Dieu et empêche d’évoquer l’Esprit de Dieu se mouvant sur les ossements desséchés !
Ainsi, Calvin n’a pas de tombe sur laquelle on puisse se rendre en pèlerinage. Et cette dernière volonté du réformateur est comme un hymne encore, hymne qu’il voulait que sa mort chantât à la gloire de Dieu seul. »
Tombes au Mazdal, jameau de la Roquette, Molezon (Lozère). Document : Musée des vallées cévenoles, cliché Daniel Travier
Cimetière familial sous les châtaigniers, vallée Longue. Document : Musée des vallées cévenoles, cliché André Nicolas
En contrebas des maisons, deux cyprès marquent l’emplacement d’un cimetière. Sainte-Croix-Vallée-Française (Lozère). Document : Musée des vallées cévenoles, cliché André Nicolas
Notes de bas de page
1 Déclaration du Roi du 1er février 1665 et Arrest du Conseil du 9 juillet 1685.
2 Les types de cimetières et de tombes décrits ici renvoient, pour l’essentiel, comme l’ensemble du présent article, à des enquêtes et observations faites lors d’une étude réalisée en vallée Française et pays de Calberte (cf. P. Laurence, 2004). Pour une typologie plus détaillée des cimetières protestants en Cévennes, voir Ch. Anton, 1997.
3 R. Poujol, 1981, p. 295. Cet auteur décrit également, à Vébron, un curieux monument familial, érigé en 1894, portant l’inscription : « Sépulture de la famille Gout depuis l’an 1606 ». Il s’agit toutefois d’une stèle collective et non pas individuelle, à caractère commémoratif, très expressive du lien entre une lignée familiale et une propriété, que ces cimetières contribuent souvent à matérialiser.
4 Je ne traite ici que des cimetières familiaux ou ruraux en Cévennes. En milieu urbain, notamment à Nîmes ou Montpellier, le phénomène de monumentalisation des sépultures touche largement les cimetières protestants, encore que ces lieux gardent une organisation toute particulière, notamment par l’abondance et l’apparent désordre de la végétation qui y croît. Suite à une remarque fort juste de Régis Bertrand lors du colloque, je dois préciser que la sobriété des cimetières ruraux catholiques était également courante au XIXe siècle, notamment dans les régions pauvres comme les Cévennes, avec au moins une différence importante toutefois : l’identification fréquente des tombes et leur signalement par une croix. Le cimetière du village cévenol catholique de Saint-Martial (Gard) en fournit encore un bon exemple contemporain. La différence avec les cimetières protestants réside donc dans la revendication, fondée religieusement, de cette sobriété, ainsi que dans sa large perpétuation jusqu’à nos jours.
5 Je remercie Daniel Travier qui m’a signalé ce document, ainsi que plusieurs exemples de modes d’ensevelissement décrits dans cet article.
6 Témoignage recueilli à Saint-Martin-de-Lansuscle.
7 Pelegrin : variété de châtaignier. Témoignage recueilli à Saint-Martin-de-Lansuscle.
8 Témoignage recueilli au Masbonnet, commune du Pompidou (Lozère).
9 P. Laurence, 2002, et P. Laurence, 2004, p. 34-303.
10 Alors que ce toponyme est attesté bien antérieurement aux persécutions religieuses.
11 J.-N. Pelen, 1987, p. 134-138.
12 Témoignage recueilli à Saint-Martin-de-Lansuscle.
13 Témoignage recueilli à Saint-Martin-de-Lansuscle.
14 Témoignage recueilli à Saint-Étienne-Vallée-Française (Lozère).
15 Témoignage recueilli à Saint-André-de-Lancize (Lozère). Le témoin ignore l’interprétation savante des feux follets, comme résultant d’une combustion spontanée d’émanations gazeuses.
16 Conte-type 1676 B. Cf. J.-N. Pelen, 1994, p. 703-704.
17 Recueilli à Moissac-Vallée-Française (Lozère). Le témoin tient ce récit de sa grand-mère.
18 J.-N. Pelen, 1994, p. 692-695. Trève : fantôme.
19 Tiens.
20 Témoignage recueilli à Bassurels (Lozère), auprès d’un témoin catholique dont la bellefamille, dont il est question au début du récit, était protestante.
21 P. Laurence, 2004, p. 344-361.
22 Témoignage recueilli à Saint-André-de-Lancize.
23 Témoignage recueilli à Barre-des-Cévennes (Lozère).
24 Récit recueilli à Molezon (Lozère).
25 Ch. Joisten, 1992, t. 2, p. 350-352. Ch. et A. Joisten, t. 3,1996, p. 300.
26 Dans le premier cas, le texte, imprimé, a été découpé et collé. Il provient d’un journal protestant datable de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle. Dans le second cas, le texte est manuscrit. Document : Musée des vallées cévenoles, Saint-Jean-du-Gard.
Auteur
Ethnologue, ODAC
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