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Du déclin à la mort en toponymie

p. 269-278


Texte intégral

1Les noms propres de lieux, ou toponymes, désignent les espaces, ruraux ou urbains, dans lesquels nous vivons. D’une façon plus précise, par le sens qui leur est donné au départ et qui par la suite évolue, s’obscurcissant, s’évanouissant, mais pouvant donner lieu aussi à des réinterprétations, les toponymes constituent en eux-mêmes un discours de représentation de l’espace. Ils traduisent la façon dont les collectivités humaines se représentent et s’approprient leurs espaces de vie.

2Mais en même temps les toponymes sont de puissants vecteurs de la mémoire. Très souvent ils portent témoignage d’espaces qui ont disparu ou ont été transformés. C’est par exemple le cas des toponymes d’origine gallo-romaine, comme Marignane, Aurillac ou Orly, qui renvoient à des propriétés gallo-romaines au nom d’un MARINIUS, pour Marignane, ou d’AURELIUS, pour les deux autres, dont on ne trouvera dans les meilleurs des cas que quelques vestiges archéologiques. Aix (latin AQUIS) rappelle les thermes romains qui ne sont plus. De même, pour des époques plus récentes, il n’y a plus les installations pour fabriquer du charbon de bois, les charbonnières, dans les nombreux Charbonnières, Carbonnières, que l’on peut trouver, plus de minerai d’argent non plus ni de fer à Largentière ou à La Ferrière... Le chêne, le tilleul ou le saule isolés qui expliquent des toponymes comme Le Roure, Le Theil, Le Sauze, ont été remplacés depuis longtemps ou n’ont plus laissé de traces dans les espaces où précisément ils servaient de points de repère. Le référent spatial du toponyme s’est aussi souvent déplacé. Ainsi Le Puy en Haute-Loire ou Peynier en Provence réfèrent à une hauteur, qu’on appelait puy, en français, puech, pey... en occitan, mais ils désignent maintenant l’agglomération et non plus la hauteur sur laquelle ou à proximité de laquelle elle a été bâtie.

3Le phénomène est général et concerne aussi bien le monde des vivants que le monde inanimé. Les êtres humains, que nous avons déjà vus dans les toponymes de l’époque gallo-romaine, ont inspiré un très grand nombre de noms de lieux, surtout bien sûr dans les villes. Le paysage toponymique urbain est ainsi un vaste mémorial de personnes d’une notoriété plus ou moins grande, locale, nationale ou internationale, mais qui ont en commun d’être toutes, sauf rares exceptions, décédées. Les toponymes urbains constituent les différentes strates d’une mémoire collective organisée. Ils contribuent donc à la survie des bienfaiteurs de la cité ou de la patrie... dans le souvenir des générations futures. Mais la volonté des édiles peut aussi faire sortir certaines figures de la mémoire collective et donc les renvoyer à l’anonymat d’une mort sans gloire. C’est ce qui se produit particulièrement dans les périodes troublées de l’histoire : ainsi le régime de Vichy réalisa-t-il une véritable épuration toponymique dans les années 1940, conduisant ensuite à une contre-épuration et au rétablissement des héros de la République au moment de la Libération. À une époque bien plus récente, un exemple isolé, mais chargé de signification, peut être cité : sous la pression d’une partie de l’opinion publique, le nom d’Alexis Carrel, théoricien de l’eugénisme, a été évincé de la toponymie urbaine1.

4Supports du souvenir, les toponymes peuvent aussi être porteurs de représentations de la mort, et tout d’abord du vieillissement et du dépérissement qui peuvent entraîner la mort, pour les gens comme pour les choses. C’est en fait le cours du temps, imprimant la mort dans le déroulement de la vie, qui est noté par la désignation toponymique. La présente étude voudrait aborder cette question essentielle, mais aussi très vaste, à partir du domaine gallo-roman et en se concentrant, à l’intérieur de ce domaine, sur les espaces provençaux et dauphinois, ce qui n’empêchera pas quelques incursions dans le reste de la France et en Italie, dans le Piémont voisin.

Le passage d’un temps à un autre temps

5La première catégorie que l’on peut distinguer est celle des toponymes qui disent le passage d’un temps à un autre temps, d’hier à aujourd’hui. L’opposition entre les temps anciens et les temps nouveaux est en général tout simplement marquée par l’utilisation des adjectifs vieux et nouveau ou neuf, sous les diverses formes qu’ils prennent dans les langues gallo-romanes.

6On aura surtout Châteauvieux, ou Vieuxchâteau, Castelveyre... s’opposant à Châteauneuf, Castelnau ou Neuchâteau, Neuchâtel..., avec une prépondérance très forte du deuxième type : E. Nègre inventorie ainsi, pour l’ensemble de la France, 78 Châteauneuf... et seulement 12 Châteauvieux..., soit un rapport de 6 à l2.

7La disproportion est encore plus éclatante pour les toponymes formés avec les représentants de l’ancien VILLA du latin pour désigner des « villages ». Dans le domaine occitan par exemple, si les Villeneuve ou Villenave (correspondant souvent à Neuville en langue d’oïl) sont très nombreux, Villevieille est très rare : deux exemples seulement dans l’inventaire d’E. Nègre, dans les Alpes de Haute-Provence et dans le Gard3.

8Les formations sont plus rares, mais reposent sur le même schéma, pour Bastide, Bâtie, du latin BASTITA « construction fortifiée », d’où « exploitation rurale », puis « agglomération ». On a donc dans les Hautes-Alpes La Bâtie-Neuve (castrum bastide nove, en 1271) et La Bâtie-Vieille (castrum bastide veteris, ibid.)

9Il faudrait citer encore Bourgneuf, en Charente ou dans la Loire, Bourganeuf, dans la Creuse, s’opposant à Vieux Bourg dans le Calvados... et de même Caseneuve, Cazenave, Naucase litt. « maison neuve », Naucelle, Navacelle « nouvel ermitage », Moulin Nau « moulin neuf », qui ne semblent pas avoir de correspondant avec l’adjectif vieux... Mais ce que révèle le langage toponymique, c’est que dans l’histoire on semble avoir porté beaucoup plus d’attention aux nouvelles constructions qu’aux anciennes. Est-ce le triomphe de la volonté de vivre en se renouvelant sur la contemplation de ce qui a disparu ou est en voie de disparition ? L’instinct de vie contre l’instinct de mort ? C’est bien possible. Mais ces toponymes, dans leur déséquilibre statistique, sont d’abord des témoignages historiques intéressants sur le renouvellement important de l’habitat et des structures sociales et économiques à certaines époques et tout particulièrement entre le XIe et le XIIIe siècles4. Malgré tout il est incontestable que ces dénominations, qu’elles soient positives (Châteauneuf) ou négatives (Châteauvieux), traduisent l’abandon d’anciens habitats et donc impliquent le dépérissement ou même la ruine.

Le déclin

10Le dépérissement, la dégradation, le déclin sont souvent notés d’une façon plus explicite. Mais quelques précautions sont à prendre, car certains toponymes ne sont pas faciles à interpréter et les apparences peuvent être trompeuses.

11Ainsi un toponyme comme Ruines, dans le Cantal, peut s’appliquer à toute sorte de situations. Terrefondrée, dans la Côte d’Or (attesté en 1219) peut être simplement un talus éboulé. Les Usclats, les Usclades, qui sont des formes du verbe usclar « flamber, brûler », très nombreuses en microtoponymie occitane – qu’on retrouve aussi dans le nom de commune de la Drôme Cliousclat – sont peut-être à l’origine des domaines ou des terres brûlés. Mais il est bien possible que dans beaucoup de cas on ait à faire à la pratique agraire bien connue du brûlis. Et la même ambiguïté s’impose à nous pour les Crémades, Cremada, Cremat qui appartiennent à un autre verbe ayant le même sens, cremar. Quant à Taloire (Alpes de Haute-Provence), il n’est pas plus clair. Le substantif d’occitan médiéval talador, dont il provient, désigne « celui qui cause des dégâts ». Mais le toponyme se rapporte-t-il à la terre du dévastateur ou à celle du dévasté ?

12La motivation est implicite, c’est-à-dire présente au second degré, mais finalement plus sûre, dans un cas comme celui de La Répara, commune de la Drôme (Reparate en 1327). Il s’agit probablement d’une construction ou d’une agglomération qui a été « réparée » parce qu’elle avait subi les outrages du temps5.

13La motivation du déclin est probable dans la formation d’un toponyme qui a suscité beaucoup de discussions : La Fère, dans la France du nord, La Fare, dans le sud. Ce toponyme est fréquent, surtout en occitan : vingt exemples au moins en Lozère, selon A. Soutou qui lui a consacré une étude très pertinente6. C’est un mot d’origine lombarde, qui a été emprunté aux parlers d’Italie du nord, mais pas avant le VIIIe siècle, avec le sens de « famille, groupe, clan » et aussi celui de « lignée des ancêtres ». En combinant l’étude linguistique et les données de l’archéologie, A. Soutou a montré que dans plusieurs cas le toponyme La Fare désignait un lieu où un habitat avait existé à une époque bien antérieure au VIIIe siècle, c’est-à-dire à une époque gallo-romaine ou protohistorique. L’hypothèse qu’il tire de cette observation est que, parallèlement au sens de « lignée des ancêtres », ce mot de fare avait pris en toponymie le sens d’« habitation des générations antérieures » et servait donc à désigner des vestiges d’habitats anciens encore visibles au VIIIe siècle. Si la démonstration est recevable, ce serait alors un bel exemple de la perception du temps qui passe, du vieillissement et en même temps du besoin de créer un lien entre le passé et le présent.

La mort

14La mort proprement dite apparaît dans un nombre relativement restreint de désignations toponymiques. Mais, d’un point de vue méthodologique, il faut faire une distinction entre celles qui ont un caractère métaphorique, et qui sont, semble-t-il, les plus nombreuses, c’est-à-dire celles qui se rapportent à des espaces dont l’aspect peut apparaître comme une image de la mort ou évoquer le monde de la mort, et d’autre part les désignations qui disent la mort réelle, ou supposée telle, d’êtres humains dans des espaces déterminés.

15La valeur métaphorique est indéniable dans des exemples comme La Tombe (Seine et Marne, Manche), La Tombelle (Aisne) qui désignent de petites hauteurs pouvant rappeler les tumuli qui étaient élevés au-dessus des tombes. Il faut rappeler que ce sens de « hauteur de terre » était précisément le sens premier du grec tumbos dont provient le latin TOMBA, ancêtre du français tombe.

16La même procédure métaphorique a été mise en œuvre dans la formation du toponyme Pion di Mort, à Ostana, dans le Piémont occitan. C’est un lieu situé en plaine qui, comme le dit l’auteur de la monographie, est une « accumulation de mottes de terre herbeuses rappelant les tumuli »7.

17Une place à part doit être réservée aux toponymes qui réfèrent à l’après-mort, aux espaces qui, dans l’imaginaire chrétien, sont situés au-delà de la mort. Le Paradis manifeste une présence assez discrète. Deux exemples au moins, situés l’un et l’autre en pays francoprovençal : Le Paradis, dans l’Isère, Le Petit Paradis, dans l’Ain. On les explique généralement comme étant des « lieux d’agréable séjour », ce qui, avouons-le, nous laisse un peu sur notre faim d’absolu.

18L’enfer est bien plus fréquent en toponymie. Dans le seul département de la Seine, il est responsable de la création de 30 toponymes au moins ! Citons aussi Enfer en Seine et Marne, Puits d’Enfer, dans le Rhône, Gouffre d’Enfer, Trou de l’Enfer, dans le Vercors, Rue d’Enfer, désignant deux cascades dans les Pyrénées (ru = « ruisseau »), et bien sûr en Provence le Val d’Enfer des Baux, Coumbo d’Infer en provençal, chanté par Mistral dans Mirèio. Les lieux qui sont appelés ainsi ne sont certes pas tous effrayants. Ils peuvent être considérés comme simplement déplaisants et ont surtout en commun d’être ou avoir été stériles. Notons que parfois ce terme d’enfer est employé avec un suffixe de diminutif, ce qui a peut-être pour objet d’atténuer quelque peu la portée de l’image. On a en tout cas l’Infernet, sommet près de Briançon, Pas de l’Infernet, dans la partie drômoise du Vercors...

19Entre Paradis et Enfer, le Purgatoire est plutôt rare, semble-t-il, en toponymie. Nous en trouvons au moins un exemple dans ce même massif du Vercors : sur les hauts plateaux qui sont situés au pied de la chaîne du Veymont, une grande étendue désertique au relief accidenté et à la végétation maigre est appelée Le Purgatoire.

20On connaît le grand usage métaphorique qui est fait de l’adjectif-participe mort dans la langue française commune, de même que dans l’occitan et dans bien d’autres langues. On parlera de langue morte, de temps mort, d’angle mort, ou encore de feuilles mortes, de bois mort, de morte saison etc. En toponymie ce mot est très souvent employé, particulièrement dans le domaine de l’hydrographie, en raison sans doute de la place éminente de l’eau dans la symbolique de la vie et donc a contrario de la mort.

21On appellera ainsi Aigues Mortes, dans le Gard ou en Gironde, des lieux caractérisés par des eaux stagnantes, et on les opposera à Aigues Vives, dans le Gard, l’Hérault, l’Aude, l’Ariège...

22De même Mortemer, dans l’Oise et la Seine Maritime, Mortemart, dans la Haute Vienne, ne sont pas des mers mortes..., comme ailleurs, mais plus simplement des étendues d’eau dormante plus ou moins grandes. On rapprochera de ces noms celui de Morteau, dans le Doubs, qui n’est pas autre chose que de l’eau morte.

23Employé comme substantif, le participe-adjectif mort sert tout particulièrement pour désigner des cours d’eau, des ruisseaux, qui peuvent être effectivement asséchés et donc ne plus avoir de vie, mais qui le plus souvent ont plutôt le statut de cours d’eau intermittents, de type méditerranéen, ayant de l’eau en cas de fortes pluies. C’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter Le Mort, à Establet, dans la Drôme, et La Morte, à Claveyson. Mais l’assèchement a probablement été considéré comme définitif, ou du moins durable, dans des toponymes tels que Mortefontaine « la source morte », dans l’Aisne, l’Oise..., ou Mortesagne « le marécage mort », dans la Haute-Loire.

24L’idée de sécheresse associée à celle de la mort explique des toponymes comme Villesèque, dans l’Aude, le Lot, Secqueville, dans le Calvados, qui traduisent sans doute un état de délabrement plus important que Villevieille dont il a été question ci-dessus. La mort de l’habitat semble annoncée encore plus nettement dans Mortevieille, à Claveyson, Peyrins, dans la Drôme, qui contient la forme locale du latin VILLA, viela, bien attestée dans les textes médiévaux, attirée par le féminin vieille dès le Moyen Âge : on a Morta Vielha au XVe siècle.

25La mort réelle, non métaphorique, est évoquée comme une réalité ou comme une virtualité par des toponymes qui ne se rapportent plus aux éléments de la nature, mais concernent plus directement le monde humain. Dans ce cas le légendaire est souvent associé à la désignation toponymique.

26Ainsi Malemort, dans les Bouches du Rhône, le Vaucluse, la Corrèze... signifie-t-il clairement la « mauvaise mort », c’est-à-dire la mort non naturelle, la mort provoquée par les autres. Les toponymes de ce type commémorent peut-être, dans certains cas, des accidents mortels ou des assassinats qui se seraient produits dans ces lieux. Mais ces événements ont pu aussi être rajoutés après coup... et relever ainsi d’un légendaire déduit de la forme même du nom de lieu, comme cela a été souvent observé en toponymie. Car Malemort peut aussi appartenir au monde du potentiel et non du réel : ce nom peut désigner un passage dangereux où la mort, infligée par des bandits de grand chemin ou des bêtes inquiétantes, peut vous tomber sur la tête sans crier gare. En tout cas l’appellation est ancienne : pour la commune des Bouches du Rhône qui porte ce nom, on a une attestation de 1092 : de Castro Male Mortis.

27Même si le contexte géographique et culturel n’est pas du tout le même, Malemort est bien sûr à rapprocher de la célèbre Vallée de la Mort (Death Valley), dont il faut rappeler qu’elle se situe en dessous du niveau de la mer, tout comme la Mer Morte, donc en dessous du monde des vivants.

28De la mort on passe naturellement aux morts, aux individus frappés par la mort. Ainsi, à Pont Canavese, dans le Piémont, la Funtana di Mort, la « source des morts » est un toponyme qui dans sa conception n’est pas très différent de la Vallée de la Mort ou de Malemort. C’est une caractéristique précise du référent qui justifie l’appellation. La source concernée est en effet très riche en sels minéraux et l’eau qu’elle produit est considérée comme indigeste, voire mortelle. Mais la motivation de départ est renforcée et concrétisée par la mise en relation avec des personnes : les morts. Il est ainsi compréhensible que ce toponyme ait engendré une tradition orale. On dit en effet que les habitants d’un village voisin avaient bu cette eau et en étaient morts8.

29Mais dans bien des cas ce sont des faits historiques qui sont à l’origine du toponyme. Ainsi dans le Piémont encore, à Démonté, la dénomination Valoun di Mort, « vallon des morts », remonterait au temps de Napoléon Bonaparte. Ce serait le souvenir des massacres infligés par les troupes françaises. La tradition orale ajoute même, pour donner plus d’horreur à l’événement, qu’une femme aurait alors trahi ses concitoyens9.

30Sur le versant occidental des Alpes, en Savoie, c’est aussi un événement tragique très précis de la même époque qui explique le toponyme Lo Krou dou Mor, « le creux, le ravin du mort », à Sainte-Foy, au pied du col de la Sassière : une tempête de neige décima le 13 mai 1795 à cet endroit une colonne de l’armée révolutionnaire qui cherchait à prendre à revers les troupes piémontaises. Et là encore le souvenir de cet épisode fut amplifié par le fait que les corps des victimes restèrent prisonniers des glaces jusqu’en 186710.

31Le fait historique peut être d’une dimension plus modeste. On verra ainsi ou on croira voir le souvenir d’un accident ou d’un meurtre, relevant de la vie quotidienne, dans des toponymes comprenant le mot mort : ainsi en Haute-Savoie, à Morzine, la Téta ó Mor, en Savoie, à Hauteluce, le Morgier du Mort11...

32La réinterprétation peut conduire à la mort, si je peux dire, un toponyme qui d’un point de vue étymologique n’a rien à voir avec elle, si ce n’est une proximité formelle ou une homonymie. On se souvient du fameux Mortisseau ou Mortissou cévenol. Beaucoup d’exemples de ce toponyme existent en domaine occitan : en dehors des Cévennes on trouve le Mortisson, dans le Vaucluse, près de Buoux, dans les Bouches du Rhône, près de Saint-Rémy... et également La Mortice, qui est un sommet des Hautes-Alpes. Il est possible que ce nom soit à mettre en rapport avec les savoyards La Mortena, Mortine, qui ont le sens de « schiste noir »12. Mais il est plus probable que ce soit un élargissement de la base préromane *murr- (celle du substantif occitan mourre « museau ») qui a été très productive pour désigner des hauteurs13. Toujours est-il que pour les Cévenols d’aujourd’hui Mortissou est souvent mis en rapport avec les morts de la guerre des Camisards : ce toponyme est interprété comme los mòrts i son (mais aussi parfois los Mauros i son, par référence au légendaire sarrazin)14.

33Il en est de même pour le col du Pendedis, qui dans le légendaire camisard des Cévennes devient le col du Pendu15, alors que, comme cela se produit souvent en toponymie occitane, ce mot, qui appartient à la famille du verbe occitan pendre, désigne simplement ce que le français appelle une pente (venant de PENDITA, féminin du participe du latin PENDERE). Notons d’ailleurs que Le Pendu est le nom d’une hauteur dans plusieurs zones montagneuses. On a ainsi dans les Cévennes toujours un sommet appelé Le Pendu, en Dauphiné, à Saint-Julien en Bochaine, dans les Hautes-Alpes, un col du Pendu, dont la tradition orale attribue le nom à une pendaison qui se serait produite dans ce lieu, sans que des précisions puissent être apportées.

34Mais le plus intéressant de tous ces toponymes est certainement l’Homme Mort, qui apparaît assez souvent dans le sud de la France : combe de l’Homme Mort, en Dordogne, col de l’Homme Mort, en Cévennes, dans la Drôme.., passage de l’Homme Mort, dans le Diois (Drôme), ruisseau de l’Homme Mort, en Ardèche, etc. L’explication habituelle de ce toponyme est celle d’une réinterprétation d’un ancien l’Orme Mort. La proximité phonétique existant, en occitan ou en français, entre le nom de l’homme, òme en occitan, et celui de l’orme, òlme, en occitan, òume en Provence, aurait causé la substitution de l’un à l’autre.

35Il est vrai que le nom de l’orme a été souvent utilisé pour créer des toponymes, en particulier sans déterminant : col de l’Holme dans l’Isère, avec un h qui déjà annonce la substitution, Lolme, en Dordogne, L’Orme, en Isère, Omps, dans le Cantal (avec un p de transition entre m et s), Les Ormes en domaine d’oïl...

36Il existe d’autre part beaucoup de toponymes avec Homme employé seul : Pas de l’Homme, Serre de l’Homme, dans la Drôme, Rocher de l’Homme, dans l’Isère... Mais dans plusieurs cas les formes anciennes attestent bien qu’à l’origine est le nom de l’arbre. Ainsi le Serre de l’Homme, à Saint-Julien-en-Quint, dans la Drôme, est-il appelé la coste de l’oulme en 1477. Et de même on a en 1462 De Ulmo pour un lieu-dit qui est aujourd’hui devenu l’Homme, au Sauzet, dans la Drôme... Ainsi le rapprochement entre l’orme et l’homme paraît-il bien établi.

37Malgré tout on peut se poser quelques questions. Pourquoi d’abord tous ces ormes, au singulier pour la plupart, dans des cols, des passages, des zones montagneuses ? Certes l’arbre était plus répandu autrefois qu’aujourd’hui, mais il n’a jamais été très fréquent en montagne, surtout à l’état isolé, semble-t-il, en dehors des bords de cours d’eau.

38Par ailleurs l’homme n’est pas seul à intervenir dans ce processus. La femme peut aussi l’accompagner, bien que ce soit plus rare. On a au moins un exemple de la Femme Morte, dans la haute vallée de Molières, dans les Alpes Maritimes. Il s’agit de la cime de Fremamorte « femme morte » (2730 m.) et du col de Fremamorte (2604-2615 m.), qui l’un et l’autre se situent bien au-dessus de la limite des arbres. Selon le Docteur Paschetta, ce nom serait dû aux aiguilles rocheuses présentes sur le versant sud-ouest de la cime, qui apparaissent comme « plantées sur la pente, bien visibles lors des premières neiges »16 et qui feraient alors penser en quelque sorte à des dames blanches figées pour l’éternité.

39Enfin et surtout pourquoi cette notation de la mort a-t-elle été privilégiée pour le végétal aussi bien que pour l’homme ? Car après tout le substantif employé seul se suffit à lui-même et il est bien attesté, comme on l’a vu. Dans les deux cas c’est un mode de formation qui entre dans des catégories bien connues. Le nom d’un arbre au singulier sert souvent pour indiquer un repère, particulièrement sur des voies de passage telles que les cols : on a le col du Fau (« hêtre »), Le Teil (« tilleul »), Le Pin, Dupin... Quant à l’homme, il est fortement présent en oronymie, sous des formes diverses, pour apprivoiser en quelque sorte des lieux de montagne jugés hostiles ou peu accessibles : le col de l’Homme est du même type que la Tête de la Dame (Drôme), le Pic de Bonvoisin (Hautes Alpes), Roche Béranger (Isère), Tête d’Auguste, entre Aix et Marseille, le Casque de Néron, à Grenoble, qui est une réinterprétation de Néron signifiant « (sommet) noir », ou même encore avec un nom d’animal Tête du Faisan (Drôme)17...

40Pour comprendre cette intrusion de la mort dans une série de toponymes référant à des êtres humains, il faut revenir au rapprochement formel entre l’orme et l’homme. L’orme est un grand arbre, surtout dans sa variante « orme des montagnes » qui peut atteindre 40 mètres de haut. Il a aussi de grandes et grosses branches maîtresses. Cette morphologie schématique nous aide à comprendre ce qui a pu se passer. On peut dire que, quand l’orme est dépouillé de ses feuilles, c’est-à-dire quand il connaît la mort saisonnière de l’hiver ou la mort définitive, c’est à ce moment-là qu’il peut le plus susciter l’image d’un être humain : débarrassées de leur parure de feuilles, les deux branches maîtresses qui partent du tronc peuvent plus facilement faire penser à deux grands bras tendus au-dessus du corps.

41Cela voudrait dire alors que ce n’est pas un simple rapprochement formel qui expliquerait la substitution de l’homme à l’orme, mais quelque chose de beaucoup plus profond. Ce qui peut alors s’imposer, à partir de cet arbre mort provisoirement ou durablement, c’est l’image d’un homme mort et plus précisément, dans des pays de culture chrétienne, cela peut être l’image du crucifié. Bien entendu la loi générale du langage s’applique ici comme ailleurs. La motivation complexe du départ peut s’estomper et disparaître, le toponyme perd son sens premier et se trouve alors disponible pour des métamorphoses ou des extensions de toute sorte. C’est ainsi que Fremamorto « femme morte » a pu voir le jour. Le calque lexical a été conservé, et le besoin d’humaniser la nature s’est également fait sentir, mais une autre motivation a pris la place de la première, pour s’adapter à un autre contexte : celui d’alignements de rochers dans lesquels on croit voir des personnages féminins.

42L’hypothèse présentée ici pour rendre compte de l’Homme Mort est fragile mais intéressante à considérer. Car, si elle devait être retenue, cela voudrait dire que la confrontation entre l’homme et la nature, l’arbre en l’occurrence, peut aller plus loin que le discours métaphorique. Le toponyme Homme Mort se superposerait à l’Orme Mort, comme le crucifié se superpose à la croix, qui, faite à l’aide d’un arbre mort, est devenue source de vie.

43Ce parallélisme entre l’homme mort et la croix permettrait peut-être de comprendre qu’il y ait autant de toponymes constitués avec le substantif croix et tout spécialement en montagne. À la différence de l’Orme/Homme Mort, la présence d’une croix justifie encore aujourd’hui le toponyme. Mais la croix n’est pas toujours présente. Et en tout cas il est significatif qu’en montagne le nom de la croix soit souvent donné à des cols, comme pour l’Homme Mort exactement, c’est-à-dire à des lieux de passage, qui pourraient ainsi figurer le passage de la mort à la vie.

44Vecteur de la mémoire des sociétés humaines, porteur de toute la richesse de l’expérience des hommes, nourri de croyances et de pratiques collectives, le toponyme apparaît finalement comme un discours sur le temps, sur la vie qui se dégrade et s’éteint, sur la relation entre la vie et la mort. Tout y concourt en effet : la nature même du toponyme, le lien d’unicité qu’il a avec le référent, la façon qu’il a de se moquer des aspects contingents de ce référent et de les oublier, ses réinterprétations, dues à une quête incessante du sens, qui sont autant de résurrections possibles pour une nouvelle vie, tout cela fait que la désignation toponymique est peut-être aussi un moyen de défier la mort.

Notes de bas de page

1 Sur la toponymie urbaine, voir La toponymie urbaine – Significations et enjeux, sous la direction de Jean-Claude Bouvier et Jean-Marie Guillon, actes du colloque tenu à Aix-en-Provence, 11-12 décembre 1998, Paris, L’Harmattan, 2001.

2 Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, Genève, Librairie Droz, 3 vol., 1990-1991, n° 26588-26677.

3 E. Nègre, ouvrage cité, 26009-26181.

4 Voir Élisabeth Sauze, « La toponymie des bourgs castraux : approches quantitatives », Le Monde Alpin et Rhodanien, 2-4, 1997, Nommer l’espace, p. 165-178. Voir aussi Jacques Astor, Dictionnaire des noms de familles et des noms de lieux du Midi de la France, Éditions du Beffroi, 2002, p. 209-210.

5 Jean-Claude Bouvier, Noms de lieux du Dauphiné, Paris, Bonneton, 2002, p. 208.

6 A. Soutou, « Signification archéologique du toponyme La Fare dans le sud de la France », Revue Internationale d’Onomastique, année 1963.

7 Atlante toponomastico del Piemonte montano, 13, Ostana, Università degli studi di Torino e Regione Piemonte, 1998, p. 224.

8 Atlante toponomastico del Piemonte montano, 14, Ponte Canavese, 1999, p. 92.

9 Atlante toponomastico del Piemonte montano, 12, Demonte, 1997, p. 256.

10 Hubert Bessat, Claudette Germi, Lieux en mémoire de l’alpe. Toponymie des alpages en Savoie et Vallée d’Aoste, Grenoble, Ellug, 1993, 1.1.5, p. 73.

11 H. Bessat, Cl. Germi, op. cit., p.171.

12 H. Bessat, Cl. Germi, op. cit., p. 87.

13 Voir en particulier Albert Dauzat, Gaston Deslandes, Charles Rostaing, Dictionnaire étymologique des noms de rivières et de montagnes en France, Paris, Éditions Klincksieck, 1982, p. 175-177.

14 Voir Philippe Joutard, La légende des Camisards – Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977, p. 331, 342 ; Jean-Noël Pelen, « Récit et toponymie », Rives nord-méditerranéennes, Publications de l’UMR Telemme, 11, Récit et toponymie, 2002, p. 8-9 ; Paul Fabre, « Ce que la toponymie peut apporter à la... toponymie », dans Nommer l’espace, op. cit., p. 20.

15 Voir Ph. Joutard, op. cit., p. 299, 331, 342 ; J.-N. Pelen, article cité, p. 8, et « Le légendaire de l’identité communautaire en Cévennes, du XVIIIe au XXe siècle », Le Monde Alpin et Rhodanien, n° 1-4, 1982, Croyances, récits et pratiques de tradition. Mélanges Charles Joisten 1936-1981, p. 133.

16 Docteur Vincent Paschetta, Haut pays niçois – Mercantour sud, Grenoble, Didier et Richard, 1981, p. 201.

17 Sur cette question voir en particulier J.-C. Bouvier, Noms de lieux du Dauphiné, op. cit., p. 131-132.

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