La théâtralisation de la mort dans la sculpture funéraire au XIXe siècle
p. 225-239
Texte intégral
1On connaît bien les pages que des écrivains tels qu’Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant1, Mark Twain, jusqu’à Evelyn Waugh, ont consacrées à la théâtralité et à l’atmosphère de mise en scène qui caractérisent les cimetières monumentaux du XIXe siècle, du Père-Lachaise à celui de Staglieno à Gênes, pour ne citer que deux exemples parmi les plus représentatifs.
2Les pages de ces auteurs sont souvent empreintes d’une certaine ironie, sinon d’un sarcasme à proprement parler, quant à la dimension théâtrale que prennent les récits, les images et les symboles qui animent les monuments et les constructions d’architectes. Ainsi Balzac au Père-Lachaise :
« C’est encore tout Paris avec ses mes, ses enseignes, ses industries, ses hôtels ; mais vu par le verre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus rien de grand que sa vanité »2.
3Et plus encore Flaubert :
« J’ai été pris, au Père-Lachaise, d’un dégoût de l’humanité profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux. Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! Ça m’a donné envie de me coucher dans une des fosses. »3
4Mark Twain fait cependant exception, qui semble particulièrement attiré par la « modernité » des images qu’il découvre au cimetière de Staglieno :
« Our last sight was the cemetery and we shall continue to remember it after we shall have forgotten the palaces. It is a vaste marble colonnaded corridor extending around a great unoccupied square of ground ; its broad floor is marble, and on every slab is an inscription – for every slab covers a corpse. On either side, as one walks down the middle of the passage, are monuments, tombs, and sculptured figures that are exquisitely wrought and are full of grace and beauty. They are new, and snowy ; every outline is perfect, every feature guiltless of mutilation, flaw or blemish ; and therefore, to us these far-reaching ranks of bewitching forms are a hundredfold more lovely than the damaged and dingy statuary they have saved from the wreck of ancient art and set up in the galleries of Paris for the worship of the world. »4
5Il en est de même d’Evelyn Waugh qui, malgré une certaine ironie, perçoit le sens historique et social de ces représentations :
« In Genoa for more than a hundred years professional and mercantile families competed in raising purely domestic temples. They stand round two great quadrangles and extend along the terraced hillside beginning with the strong echi of Canova and ending in a whisper of Mestrovic and Epstein. They are of marble and bronze, massively and intricately contrived. Draped and half-draped figures symbolic of mourning and hope stand in unembarrassed intimacy with portrait-sculptures of uncanny realism. There stand the dead in the changing fashions of a century, the men whiskered, frock-coated, bespectacled, the women in bustles and lace shawls and feathered bonnets, every button and bootlace precisely reproduced, and over all has drifted the fine grey dust of a neighbouring quarry... There are tableaux almost vivants in which marble angels of consolation emerge from bronze gates to whisper to the kneeling bereaved. In one group there is a double illusion ; a marble mother lifts her child to kiss the marble bust of his father. In the 1880s the hand of art nouveau softens the sharp chiselling. There is nothing built after 1918 to interest the connoisseur. It is a museum of mid-nineteenth-century bourgeois art in the full, true sense, that the Campo Santo of Genoa stands supreme. If Père la Chaise [sic] and the Albert Memorial were obliterated, the loss would be negligible as long as this great repository survives. »5
6Ce qu’il convient de mettre en évidence dans ces analyses est surtout le contraste entre l’intimité que semblerait exiger la pensée de la mort et l’extériorité et la recherche d’effets spectaculaires du processus représentatif qui marque la plupart des monuments architecturaux et, surtout, certaines sculptures funéraires d’une partie du XIXe siècle6. Mais, à y regarder de plus près, comme cela a d’ailleurs été souligné plusieurs fois7, quelques-uns de ces auteurs sont eux-mêmes profondément fascinés par le processus représentatif de la mort, lorsqu’ils passent de l’analyse sociale à l’œuvre proprement littéraire.
7En fait, si l’on prend pour exemples Flaubert et Zola, l’on perçoit chez eux une sorte d’intérêt théâtral vis-à-vis de ce thème, qui se révèle par l’insistance sur les détails les plus cruels du phénomène et sur son déroulement ; autant dans sa successivité dramatique que dans la quotidienneté banale du contexte que le scénario ajoute à l’événement8. La fascination exercée par le récit de la mort tend en réalité, au cours du XIXe siècle et particulièrement dans la seconde moitié, à développer la description en termes d’« objectivité » maximale, avec un scrupule d’identification et de réalisme qui n’est guère différent – dans le besoin où l’on est d’avoir des certitudes – de celui avec lequel le théâtre du XIXe siècle mettait en scène ses propres récits : plus attentif, souvent, à la véracité de la reconstitution du milieu ambiant, que, paradoxalement, à la « vérité » des émotions et des événements représentés.
8L’on citera pour exemple, dans Madame Bovary, le crescendo descriptif qui annonce l’approche de la mort de l’héroïne – décrite en un enchevêtrement continuel entre la crudité obsessionnelle des détails physiologiques (un besoin quasi « notarial » de concrétiser la mort) et les rapports avec l’espace physique dans lequel se déroule la scène, jusqu’au point culminant du récit, la géniale invention de la phrase finale, qui arrête de manière épique sa progression dramatique : « Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus ». À cette dramatisation s’oppose, peu après, conformément à la culture bourgeoise du temps, l’éloignement du drame par l’intermédiaire de la monumentalisation de la mort :
« Il eut de belles idées à propos du tombeau d’Emma. Il proposa d’abord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde... ou bien “un amas de mines”. Et, dans tous les plans, Homais ne démordait point du saule pleureur, qu’il considérait comme le symbole obligé de la tristesse.
Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir des tombeaux chez un entrepreneur de sépultures... Enfin, après avoir examiné une centaine de dessins, s’être commandé un devis et avoir fait un second voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales « un génie tenant une torche éteinte. »9
9Tout ceci paraît quand même acceptable tant que la narration se cantonne à la sphère littéraire et use de la médiation des mots, aussi crus soient-ils. Ces mêmes écrivains – et la plupart des critiques de leur époque – jugent par contre incongrue, trop directe, la narration qui emprunte d’autres moyens de représentation, susceptibles de simuler plus directement la réalité. Paradoxalement, par exemple, la description précise de la mort de Madame Bovary, de sa chambre, de ses objets, peut sembler moins rude que le spectacle visuel de la transformation progressive du visage de Madame Godé-Darel sous le regard aussi affectif qu’inquiétant de Ferdinand Hodler dans sa célèbre série de portraits – même si, à y regarder de près, la rudesse de la séquence descriptive qui anime les deux récits est tout à fait comparable10.
10Mais cette contradiction semble être plus forte encore quand le cadre descriptif est celui de la sculpture. Une sorte de ‘double’ de la réalité même, grâce à cet hyperréalisme qui pendant la seconde moitié du XIXe siècle se diffuse sur les monuments publics aussi bien que sur les monuments funéraires privés.
11Ce n’est donc pas le fait du hasard si un écrivain tel que Maupassant, confronté à la sculpture funéraire de son époque, a porté attention à cette dimension d’échange qui, à l’évidence, le gênait à cause de l’absence de médiation par laquelle l’image de la mort était présenté. Il raconte dans La vie errante combien il fut déconcerté en visitant le cimetière de Staglieno – à coup sûr l’un des plus représentatifs et des plus internationalement connus-, autant par la forte densité des images du « réalisme bourgeois » que par l’inquiétante hyperdéfinition atteinte dans les années 1870-1880 :
« Quand on a visité dans Gênes ces antiques et nobles demeures..., il ne reste plus à voir que le Campo-Santo, cimetière moderne, musée de sculpture funèbre le plus bizarre, le plus surprenant, le plus macabre et le plus comique peut-être, qui soit au monde. Tout le long d’un immense quadrilatère de galeries, cloître géant ouvert sur un préau..., on défile devant une succession de bourgeois de marbre qui pleurent leurs morts.
Quel mystère ! L’exécution de ces personnages atteste un métier remarquable, un vrai talent d’ouvriers d’art. La nature des robes, des vestes, des pantalons, y apparaît par des procédés de facture stupéfiants... et rien n’est plus irrésistiblement grotesque, monstrueusement ordinaire, indignement commun, que ces gens qui pleurent des parents aimés... »11
12Ce que Maupassant percevait à Staglieno – et qu’il ne savait, non sans un certain snobisme, s’il devait le définir comme surprenant ou comique – était en fait une nouvelle représentation de la mort qui s’était déjà répandue dans la culture funéraire européenne mais qui, ailleurs qu’à Gênes, restait encore fortement mêlée à des formules plus traditionnelles de type classique. Alors qu’elle s’imposait comme une sorte d’évidence dans les nouvelles galeries du cimetière génois, qu’elle peuplait depuis quelques décennies. L’organisation architecturale elle-même, ces portiques et galeries où les statues sont disposées, – commune à plusieurs cimetières italiens, par exemple ceux de Bologne, Brescia, Turin, etc. (illustration 1) – exaltait ici plus qu’ailleurs cette densité représentative, offrant au visiteur les séquences d’une scène théâtrale toujours en mouvement.
13Dans d’autres cimetières, comme par exemple ceux de Paris, où les tombeaux sont pour la plupart établis dans des espaces naturels ouverts, un tel réalisme était en fait déjà présent depuis plusieurs décennies – on pense au Cavaignac de Rude, de 1847, placé au cimetière Montmartre en 1856 -, mais il atteignait rarement l’évidence spectaculaire proposée à Gênes et dans d’autres cimetières italiens.
14La critique de Maupassant témoigne d’un malaise évident face à des représentations aussi spectaculaires. La raison fondamentale en est à chercher dans la tendance plus générale qui s’affirme au cours des années 1880 et qui s’oriente progressivement vers un symbolisme plus indéterminé dans la représentation de la mort, en opposition au caractère descriptif du réalisme – ce qui devait dès lors faire paraître de telles statues toujours plus incongrues dans le climat d’inquiétude de l’époque12.
15D’ailleurs, peut-être peut-on remarquer que, à ce moment-là, le réalisme de la sculpture officielle était en voie de transformation dans le goût du public, passant d’un processus cognitif de la réalité à un système descriptif, « substitut » de la réalité même. Il concrétisait ainsi les inquiétudes critiques déjà exprimées longtemps auparavant par Charles Baudelaire à l’égard du goût d’une bourgeoisie toujours plus avide de certitudes représentatives :
« En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (...) est celui-ci : “Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.” Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : “Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.” À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. »13
16Ce besoin, à mesure qu’il s’insinuait dans la sensibilité commune, s’était chargé d’une recherche de spectacularité toujours plus intense par rapport à la réalité. Spectacularité qui se concrétisait non seulement sous forme d’un reflet de la cité des vivants dans celle des morts – comme le relevait Balzac, qui soulignait d’ailleurs la façon dont cela produisait une dimension « réduite » et donc « théâtrale »14 –, mais aussi en essayant de représenter en termes hyperréalistes l’apparence même de la réalité quotidienne.
17Au demeurant, on sait que l’hyperréalisme ne produit pas de réalité15, mais une absence de réalité, tout comme la virtuosité descriptive éloigne, en dépit des apparences, de la perception du réel. Tout cela entraîne un autre caractère de la mise en scène, d’autant plus forte est la présence gestuelle et la simulation d’un comportement réel et quotidien. Par ailleurs, dans le climat réaliste, le geste, en perdant cette emphase qui caractérisait les « passions » néoclassiques ou romantiques (et qui passait pour être fortement « emblématique » des états d’âme), peut paradoxalement se révéler encore plus incongru, si on le compare avec le geste réel : l’effet de tableau vivant, de chronique du quotidien figée dans le temps et l’espace, devient encore plus évident, comme le remarquait fort justement Maupassant.
18Mais ce qui rend l’ensemble théâtral, hormis la mise en évidence d’une apparente naturalité des gestes et des costumes, est le fait que souvent les représentations cherchent à se situer dans un contexte tout aussi réel en apparence : à l’intérieur d’une pièce, sur le seuil d’une porte, ou au centre d’un morceau de prairie, au bord d’un sentier, etc. Il en résulte un assemblage spatial qui ramène tout à une sorte de « non-lieu », semblable, par certains côtés, à la réunion de situations apparemment analogues, mais qui en réalité ne communiquent pas entre elles, comme les décors divers entassés dans le cadre surréel des entrepôts de théâtre.
19Ceci apparaît de manière particulièrement évidente lorsque, comme dans de nombreux cimetières méditerranéens, l’encadrement architectural exalte la scène, en se faisant le vrai plateau scénique d’une représentation de la mémoire. L’on en trouve quelques cas exemplaires dans des cimetières à forte connotation architecturale, comme le cimetière de la Chartreuse de Bologne et celui de Staglieno à Gênes. Le développement des galeries couvertes y a souvent offert l’occasion, en pleine période réaliste bourgeoise, de représentations d’« intérieurs » familiaux, avec tous ces détails de comportements et de décoration qui semblent propres à une narration vériste.
20Ainsi, parmi les nombreux exemples possibles, les tombeaux Pienovi (illustration 2) et Raggio (illustration 3) à Gênes. Dans le premier, la veuve soulève, une dernière fois, le linceul qui recouvre le corps de son mari. Dans le second, une expressive réunion familiale autour du lit du défunt, quasi photographique, anime la chambre dont tous les éléments du décor sont décrits avec précision, tout comme les habits « à la mode » des proches et du défunt lui-même le sont avec cette méticulosité de reconstitution que l’on retrouve dans les scénographies des théâtres de l’époque.
21Mais la netteté photographique de la scène est ici rendue plausible dans une certaine mesure par le fait qu’elle se situe à l’intérieur d’un espace couvert, comme si elle se déroulait face à un spectateur au théâtre. Elle l’est beaucoup moins sans doute lorsque la reconstitution se passe « à ciel ouvert », ce qui est souvent le cas. Nous citerons là aussi des cas exemplaires tels ceux, bien connus, des tombeaux Lains du cimetière Saint-Pierre de Marseille, ou de Charles-Joseph Pigeon dans celui du Montparnasse à Paris (1905), où les deux époux sont représentés, quoique de façon différente, dans l’intimité de leur chambre à coucher, indiquée symboliquement par le lit conjugal, à ciel ouvert, dans un cadre d’une parfaite incongruité, puisqu’il n’est pas constitué par les murs d’une chambre, mais par des tombeaux de série (illustration 4).
22Des scènes tout à fait semblables animent les autres cimetières européens, le Monumentale de Milan, celui de Turin ou le Père-Lachaise, avec un réalisme plus ou moins prononcé, mais avec la même recherche représentative. Il est permis d’avancer que la volonté de restitution de la mémoire personnelle, qui s’exprime par le biais de la représentation concrète de la réalité et de l’image des proches, était sans aucun doute bien plus forte que le souci de cohérence avec le cadre ambiant16.
23D’autre part tout ceci n’était pas différent de ce qui avait alors cours dans la représentation des vivants au format carte de visite : le caractère « fictif » et incohérent des décors qui servaient de cadres dans les ateliers photographiques était tout à fait secondaire en regard du fort degré de réalité et de « mémoire » que restituent même les plus banals des portraits photographiques de l’époque.
24L’effet de mise en scène prévaut, par contre, quand l’aspect photographique de la représentation est transposé dans la sculpture. En fait, l’expérience plastique, par sa présomption de pérennité, contredit la temporalité transitoire de l’image photographique, même lorsqu’elle arrive à des degrés particulièrement marqués de « décalque » réaliste – dans le cas par exemple du tombeau Whitehead et Bentley (illustration 5) ou celui de Joseph Gauthier (Marseille, cimetière Saint-Pierre). L’étole de renard ou l’habit à la mode de Madame Gauthier ou ceux de ses proches (illustrations 6, 7), qui posent comme pour la promenade dominicale ou pour le rituel photographique (comme d’ailleurs le cordonnier de la Tomba De Scalzo à La Spezia) (illustration 8) finissent par donner aux images un caractère d’artefact qui va à l’encontre de la prétendue naturalité de la scène17. Ainsi « l’arrêt sur image » de la larme qui jaillit des yeux de la femme en pleurs (tombeau Lavarello par S. Saccomano, Gênes, Staglieno, illustrations 9), bien loin de donner une certitude représentative, comme cela en était l’intention, finit par en accentuer le caractère théâtral.
25Si aujourd’hui de telles images semblent contredire, dans leur mise en scène fictive de la réalité, le scientisme de l’époque, elles peuvent par contre être interprétées comme le signe constitutif d’un fort processus de transformation des mentalités, qui exigeait des représentations – même les plus absolues, comme l’image de la mort – un caractère concret de proposition, toujours plus proche de ce besoin de chronique de l’événement, qui est peut-être l’un des aspects les plus significatifs de la communication dans la seconde moitié du XIXe siècle18. Du moins tant que le besoin de mystère et l’inquiétude de la fin de siècle ne ramèneront pas la représentation de la mort à l’indétermination et au symbole. Alors même, l’aspect théâtral ne disparaîtra pas complètement : il trouvera en partie de nouvelles formes d’expression19 (illustration 10).
26Les contours de la représentation existent d’autant mieux dans la mémoire qu’ils sont davantage identifiables. Le succès des journaux illustrés – qui versent de plus en plus dans le fait divers à travers leur enrichissement progressif en images « prises sur le vif » –, semblerait correspondre à des besoins analogues en matière de concret représentatif.
27Que l’on aille dans ce sens est en fait confirmé par le caractère spectaculaire que prennent peu à peu quelques thèmes traditionnels. Le premier d’entre eux est le « gisant ». L’image classique de la figure qui symbolise le repos éternel semble se transformer peu à peu en l’image concrète du défunt portraituré au dernier moment, avec une crudité descriptive toujours plus forte. C’est à ce « regard fixé sur la mort » qu’appartiennent à la fois les portraits de Hodler déjà cités et les expériences extrêmes du réalisme bourgeois, d’ailleurs communes avec la littérature réaliste, depuis le Cavaignac de Rude jusqu’aux défunts de certaines sculptures de Staglieno, qui semblent des instantanés d’une sorte de voyeurisme de la mort. Au point que cette brutalité se transforme en documentation « photographique » (presque en reportage) de l’événement même de la mort20. Des monuments tels que l’Alphonse Baudin d’Aimé Millet (1872, Paris, cimetière Montmartre), le Croce-Spinelli et Sivel d’Alphonse Dumilatre (1878, Paris, cimetière du Père-Lachaise) ou le très célèbre Victor Noir de Jules Dalou (1891, ibidem) sont des témoignages fort évidents de cette recherche d’un spectaculaire poussé à l’extrême. Mais les exemples en sont très nombreux et répandus dans toute la sculpture funéraire occidentale de la fin du XIXe siècle.
28Cette oscillation entre théâtralité et réalisme « photographique » est du reste aussi décrite par Antoinette Le Normand-Romain, qui a mené des études spécifiques sur les thèmes du « gisant », de la « mort tragique » et de leurs transformations :
« Millet introduit un élément plus théâtral dans le gisant de Baudin ; Dalou en revanche tient à rester dans les limites d’un réalisme que l’on a qualifié de “photographique” en étendant, au ras du sol, le cadavre de Victor Noir, dont on voit d’abord les bottes dépasser dans l’allée... À la sculpture funéraire ne peut convenir en effet cette tentation pittoresque qui l’affaiblit, car elle distrait le spectateur de son sens profond ».
29Mais la spécialiste elle-même ne peut, à la fin, éviter de poser cette question fondamentale :
« Mais caractériser le défunt le mieux possible, fût-ce par sa mort elle-même, n’est-ce pas au contraire ce que recherchait le XIXe siècle ? »21
30Que cette exigence du spectaculaire se soit répandue progressivement est démontré d’abord par le fait que le personnage principal est de plus en plus inscrit dans son milieu ambiant, que l’on ait choisi de mettre en évidence le moment de la mort, ou bien le milieu familial ou encore le contexte de son travail comme thème narratif de ces reconstitutions. Et aussi par la ritualisation même des thèmes – bien qu’ils soient d’origine classique-, comme celui du cortège funèbre accompagnant le cercueil, traduit en une véritable épreuve « photographique » d’un événement concret, qui abandonne derrière lui tout résidu symbolique22. Exemple parmi les plus explicites d’un tel processus, le cortège qui accompagne le torero populaire Joselito, « El Gallo » de Mariano Benlliure y Gil, au cimetière de San Fernando à Séville ; l’on y voit un échange presque total entre réalité et représentation, un véritable théâtre en action23 (illustration 11).
31Au demeurant, que cet intérêt pour la narration chroniqueuse fasse partie non seulement de la mentalité bourgeoise mais encore populaire, l’on en trouvera la preuve dans les récits contemporains de la visite au cimetière et en particulier dans les comptes rendus rituels de la presse qui marquent – avec une fréquence toujours plus grande dans les dernières décennies du siècle – la célébration du 2 novembre. Les récits de ces commémorations annuelles trahissent en fait une interférence toujours plus forte des exigences de la piété individuelle et d’une certaine mondanité. C’est à cette dernière que sont de plus en plus attentifs, non seulement le public, mais encore les journaux, qui reprennent souvent pour ces récits un ton davantage approprié au compte rendu des spectacles et des expositions, insistant sur la description des toilettes, les comportements plus ou moins pittoresques du public, l’état météorologique, les curiosités, allant jusqu’à proposer, avec illustrations à l’appui, dans les parcours internes du cimetière, des itinéraires monumentaux impromptus jusqu’aux dernières « nouveautés »24.
32Du reste, à partir du milieu du XIXe siècle, les guides – souvent illustrés – s’étaient multipliés un peu partout pour accompagner touristes et curieux dans leur visite de lieux qui, par le caractère spectaculaire de leurs monuments, devenaient toujours davantage dans les grandes villes d’Occident des attractions publiques, en sus d’être des lieux de mémoires privées. Ce n’est certainement pas le fait du hasard si en 1853 une publication telle que le très célèbre Tableau de Paris d’Edmond Texier intègre parmi les lieux et les activités significatifs d’une grande ville une description détaillée des cimetières parisiens, de leurs monuments, des rituels sociaux de leur visite, en sus de leurs aspects pittoresques (la figure du « sculpteur de cimetière », les « croqu’morts », etc.), sans oublier de souligner un malaise grandissant devant la disparité entre ces scénographies monumentales et la pauvreté des sépultures des indigents – réserve que l’on trouvera de plus en plus fréquemment dans les comptes rendus des dernières décennies du siècle25. Au demeurant, l’aspect ‘touristique’ de ces narrations était déjà entré alors depuis des décennies dans les descriptions des cimetières anglo-saxons, où la théâtralité monumentale venait fréquemment s’ajouter à la forte suggestivité du paysage.
Notes de bas de page
1 Sur lequel nous reviendrons infra.
2 Honoré de Balzac, La comédie humaine, V. Études des mœurs. III. Scènes de la Vie parisienne. I, Histoire des Treize. I, Ferragus, texte établi par H. Bouterau, Paris, Gallimard, 1952., p. 897.
3 Gustave Flaubert, Correspondance, nouvelle édition augmentée, 6e série, 1869-1872, « À George Sand, Croisset, mardi 2 février 1869. »
4 Mark Twain, The Innocents Abroad, Londres-Glasgow, 1961, p. 112 (éd. or., Londres, 1869).
5 Evelyn Waugh, A Tourist in Africa, Londres, Chapman & Hall, 1960, p. 20-21.
6 Pour ce qui concerne précisément l’architecture voir Michel Ragon, L’espace de la mort, Paris, Albin Michel, 1981.
7 Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, en particulier, la sixième partie, « Certitudes et inquiétudes : la mort bourgeoise au XIXe siècle ». Sur les problématiques de représentativité littéraire, en plus des études classiques comme celle de Mario PRAZ, La morte, la carne e il diavolo nella letteratura romantica, Florence, Sansoni, 1988 (1ère éd. Milan-Rome, 1930), voir Ernestina Pellegrini, Necropoli immaginarie. Le rappresentazioni della morte in Balzac, Flaubert, Zola, Dickens, Dostoevskij e Tolstoj, Florence, Le Lettere, 1996.
8 Sur ce sujet voir Linda Nochlin, Realismo. La pittura in Europa nel XIX secolo, Torino, Einaudi, 1979 (Realism, Harmondsworth, Penguin Books Ltd., 1971), et le chapitre « La raffigurazione della morte intorno alla metà dell’Ottocento ».
9 Gustave Flaubert, Madame Bovary (éd. or. 1856), dans Œuvres, éd. d’Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 3e partie, chap. 8, p. 623 et chap. 11, p. 641. Encore plus théâtral est le récit de la mort « imaginée » de Madame Bovary, qui précède la mort véritable, p. 520-521.
10 Jura Brüschweiler, Ein Maler von Liebe und Tod : Ferdinand Hodler und Valentine Godé-Darel : ein Werkzyklus 1908-1915, Kunsthaus, Zürich, 1976 et Ferdinand Hodler, Fundación « la Caixa », Madrid, Barcelone, Barcelona Fundación « la Caixa », 2001.
11 Guy de Maupassant, La vie errante, Paris, P. Ollendorff, 1890, p. 36-37.
12 M. Vovelle., op.cit., chap. 36, p. 651 et sq. : « Le revers de la “Belle Époque” ».
13 Charles Baudelaire, L’art romantique et autres œuvres critiques IX. Salon de 1859. Lettres à M. le Directeur de la Revue française, dans Œuvres complètes, éd. de Y.-G Le Dantec et Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1033-1034.
14 Balzac, texte cité supra. Il est intéressant d’observer que cette interprétation est également proposée, sans sarcasme et comme un pur constat des conditions sociales du temps, dans un texte contemporain comme celui d’Edmond Texier, Tableau de Paris. Ouvrage illustré de Quinze Cents Gravures, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1853, t. II, p. 139.
15 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976.
16 Michel Vovelle montre comment ce type de tombeaux, comme d’ailleurs ceux de Staglieno que nous avons cités, expriment un fort besoin de rendre présent le rôle familial dans le rite représentatif de la mémoire bourgeoise. Vovelle, op. cit, ch. 34, « Le cercle de famille ».
17 Cet échange « photographique » se maintiendra souvent au cours du XXe siècle, autant en Europe qu’aux Etats-Unis : voir plus loin les limites historiques du développement du « Réalisme bourgeois ».
18 Nochlin, op. cit., chapitre « La raffigurazione della morte intorno alla metà dell’Ottocento ».
19 Un seul exemple : les proportions colossales de l’allégorie du Travail dans la Tomba Besenziatica du sculpteur Enrico Butti. 1912, au Monumentale de Milan, 1912, fig. 15.
20 Que cette mentalité ait été un facteur de large diffusion pour envahir les représentations du XIXe siècle dans un échange continu avec l’image photographique, on en trouvera une belle démonstration dans Emmanuelle Héran dir., Le Dernier Portrait, catalogue d’exposition, Musée d’Orsay, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2002. Quelques exemples parmi les plus représentatifs de cet imaginaire sont au cimetière génois de Staglieno : voir Franco Sborgi, Staglieno e la scultura funeraria in Liguria, Turin, Artema, 1997, p. 155-156.
21 Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de Marbre. La sculpture funéraire en France 1804-1914, Paris, Agence culturelle de Paris, 1995, p. 234. Id., « De la mort paisible à la mort tragique », in Anne Pingeot dir., La Sculpture Française au XIXe siècle, Paris, Grand Palais, Réunion des Musées Nationaux, 1986, p. 268-285.
22 Voir, à titre d’exemples, le Monument au Maréchal Foch, Paris, Invalides (sculpteur P. Landowsky), ou le Monumento Campelli, 1909 (sculpteur L. Panzeri), Milan, Cimetière monumental, le monument Giorello (Monumento ad un eroe del Lavoro, 1907-1913 : sculpteur L. Bistolfi), Montevideo, cimetière, etc., progressivement toujours plus symbolistes par rapport à celui de Benlliure.
23 La dramatisation est encore plus accentuée par le contraste entre le corps du torero – en marbre-, et les personnages du cortège, qui sont en bronze comme le cercueil lui-même : cf. Manual e Itinerario para los visitantes del Cementerio de San Fernando, Séville, 1990. Aussi significatifs que les participants au cortège sont les personnages identifiables : Ivàn Maestre, San Fernando : el cementerio de los toreros, http://www.emsf.es/rev16/toreros.htm. L’œuvre est de 1922.
24 Voir sur les reportages des journalistes pour Staglieno Sborgi, op. cit.
25 Texier, op. cit., t. Il, p. 142. Cf. l’illustration de J. H. Valentin, « La tombe du pauvre ».
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