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La mort « vécue », entre littérature et médecine

p. 149-158


Texte intégral

1L’expérience de la mort appartient a priori au domaine de l’indicible. Par définition, celui qui meurt ne peut partager cette expérience avec personne, encore moins en faire un récit a posteriori. Récemment, les progrès des techniques de réanimation ont pourtant créé une sorte d’entre-deux de la vie et de la mort et donné naissance aussi aux récits de mort, aux near death expériences que Raymond Moody a rassemblés dans Life after life (1976), dont le succès a été immédiat – au moins dans le grand public.

2Dans les siècles précédents, ce type d’expérience n’est pas imaginable. La mort y constitue, du point de vue qui nous intéresse, une frontière infranchissable, qui signifie l’échec de toute narration.

3Or, la médecine, qui engrange quelques succès dans la lutte contre la mort au XIXe siècle, est habituée depuis l’essor de la méthode anatomo-clinique à interroger les morts dans ses amphithéâtres. Elle explore les marges de l’existence humaine, tant à ses débuts qu’à son terme. Rien d’étonnant à ce qu’elle cherche, dans cette démarche conquérante, à transgresser cette frontière agaçante, à réduire cet inconnu, à construire un nouveau savoir autour de la mort, à défaut de pouvoir la vaincre1.

4Elle s’intéresse donc particulièrement, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, à deux cas de figures qui se rapprochent de l’impossible expérience de la mort vécue : le cas de l’inhumation vif et celui de la survie après la décapitation.

5Ces deux cas de figure renvoient à une conception matérialiste de la mort comme processus, de la mort non plus comme basculement mais comme durée ; une mort dont le temps est celui du corps, de ses fonctions, de ses organes, de ses tissus, de ses cellules : une conception de la mort largement banalisée, justement par la science2.

6Or, ces recherches ne restent pas cantonnées au milieu médical ; elles trouvent un large écho dans la société, par la littérature, la presse, et même, parfois, par l’image. La porte entrouverte par les médecins sur cet inconnu fascine leurs contemporains, qui s’engouffrent dans cette brèche, prolongent les hypothèses scientifiques et proposent leurs propres narrations de la mort.

7Le romantisme constitue un terrain favorable à ces narrations : l’exacerbation du moi et le goût pour l’introspection, l’exploration des limites, l’attirance pour le mystère de l’au-delà, le recours au spiritisme, une certaine complaisance pour le sadisme nourrissent ces récits ; mais c’est d’un romantisme lato sensu qu’il s’agit, qui se prolonge dans l’esprit « fin de siècle » jusqu’au cœur de la Belle Époque, pour en constituer, selon l’expression de M. Vovelle, le « revers »3. C’est donc ce discours autour de « la mort vécue », qui oscille entre la déduction savante et la construction romanesque, que l’on va s’efforcer de présenter ici.

La mort simulée : les enterrés vifs

8La première forme potentielle de mort « vécue » est celle qui consiste à être pris pour un mort, et traité comme tel par l’entourage.

9La peur de l’inhumation prématurée est bien antérieure au XVIIIe siècle ; mais elle acquiert au siècle des Lumières une épaisseur scientifique, comme l’ont montré les recherches de Claudio Milanesi4. Cette légitimation se fait à l’occasion des débats – bien connus – qui opposent dans le monde médical essentiellement Bruhier et Winslow à Louis, à propos du degré de certitude des signes la mort.

10Dans la Dissertation... qu’il consacre à ce sujet5, Bruhier multiplie les observations d’inhumations prématurées, tirées de sources livresques, d’ailleurs hétéroclites, et de témoignages. La plupart sont construits sur des modèles narratifs récurrents : les témoins cités racontent comment un mort supposé s’est réveillé in extremis alors qu’on le veillait, qu’on le portait en terre, qu’on profanait sa tombe ou qu’on s’apprêtait à le disséquer ; ou alors, comment l’exhumation d’un corps a montré des traces de lutte, des morsures sur les bras et les mains, des visages convulsés d’horreur qui laissent penser, par induction, que la victime a survécu à son enterrement. Par la multiplication de ces cas (268 dans l’édition de 1749), se forge ainsi le concept de « mort apparente », état redoutable, car susceptible d’être expérimenté par chacun.

11Or, au cours du XIXe siècle, et particulièrement des années 1820 à la fin des années 1860, ce concept de mort apparente suscite une inflation du discours, tant savant que vulgaire.

12Du côté des médecins, on s’emploie à recenser et à classer les occasions où cet état de mort apparente peut être expérimenté : le coma, la catalepsie, la léthargie, l’hystérie, l’asphyxie par noyade ou intoxication constituent des classiques, mais le siècle voit naître de nouveaux dangers avec l’irruption du choléra en 1832, dont la phase algide reproduit assez bien l’état cadavérique, ou l’introduction du chloroforme dans la pratique chirurgicale, qui provoque un sommeil d’une profondeur telle que le scalpel n’arrive pas à le troubler. Loin de s’apaiser, la peur des inhumations prématurées s’exacerbe, se diffuse, attisée par les médecins eux-mêmes. Une littérature pléthorique s’accumule, le plus souvent dans une perspective militante : il s’agit soit de réclamer l’allongement des délais légaux d’inhumation (24 heures selon le Code civil), soit d’imposer le médecin dans le constat de la mort (cette disposition administrative n’existe que localement, à Paris par exemple), soit de demander la construction de maisons mortuaires pour entreposer les cas douteux, soit encore de proposer une panoplie définitive de signes de la mort. Afin de mieux convaincre, cette littérature médicale s’appuie, comme au temps de Bruhier, sur des récits à prétention documentaire ; ainsi celui de cet étudiant qui raconte 1840 comment il a vu, dans un caveau bordelais,

« un corps d’enfant parfaitement conservé, dont tous les membres sont contractés dans l’action d’un effort désespéré pour soulever le couvercle du cercueil. La figure, pleine d’intelligence, a l’empreinte la plus pathétique de la terreur et du désespoir »6

13(on notera la tentative faite pour lire sur le visage ce qu’a pu être l’expérience de l’enterré vif, tentative promise à une postérité féconde).

14Dans le même temps, une littérature non médicale – qu’on pourrait qualifier, faute de mieux, de philanthropique – se diffuse, pratiquant la compilation et le recopiage, brodant inlassablement sur ce scénario dramatique. Là encore, un exemple : en 1833, paraît un petit livre intitulé Rosoline, ou les mystères de la tombe, témoignage romantique et militant d’un jeune homme qui raconte comment, torturé par le doute, il exhume le cercueil de sa fiancée un mois après sa mort et découvre avec horreur sa main glissée sous le couvercle ; ce récit « gothique » en est déjà à sa cinquième édition quatre ans plus tard. La presse elle-même, enfin, se fait régulièrement l’écho de faits divers relatant des cas d’inhumations précipitées, dans lesquels médecins et philanthropes puisent de nouvelles observations – qu’ils se donnent rarement la peine de vérifier d’ailleurs.

15Or, cette inflation narrative est significative à deux égards. Le premier est la confusion des styles qui s’opère. Les médecins n’hésitent pas, pour frapper leurs lecteurs, à tomber dans les facilités d’un romantisme dévalué : décor lugubre, coups de théâtre, détails morbides... Deuxième nouveauté : le déplacement des points de vue que cette production pléthorique occasionne. D’un récit objectif, extérieur, souvent même postérieur de la mort vécue (du type des observations médicales, en quelque sorte), on glisse vers un récit subjectif, intérieur et en temps réel de cette même mort ; vers une véritable narration de l’expérience de la mort. Ce mouvement est parfaitement perceptible dans la littérature philanthropique que j’ai évoquée plus tôt ; mais il existe aussi, de façon plus surprenante, chez les médecins eux-mêmes qui se laissent aller avec une certaine complaisance aux descriptions sadiques des affres de l’enterré vif.

16Voici le scénario que propose, par exemple, un respectable médecin anglais francophone au début du XIXe siècle :

« un homme est dans un état de mort apparente, et l’on s’imagine que la mort est confirmée : on le garrotte, on le cloue dans une bière, et on le dépose dans une fosse de six pieds de profondeur, que l’on comble de terre. Cependant, s’il ne s’étouffe pas sur le champ, il revient à lui : il a conscience de son existence, il se voit enterré : il fait de vains efforts pour se débarrasser du linceul qui l’enveloppe ; il pousse des cris qui ne seront pas entendus : la faim le forcera peut-être à se dévorer lui-même ; et, après avoir souffert mille fois la mort, il faudra enfin qu’il achève de mourir » ;

17et l’auteur de conclure lui-même : « Quel affreux tableau ! »7.

18Quelques années plus tard, c’est au tour d’un jeune médecin français d’écrire :

« Chaque année cependant nous révèle d’épouvantables exemples de personnes condamnées, par leurs amis les plus chers, aux angoisses d’une mort de rage et de désespoir ».

19L’observation scientifique ainsi amorcée glisse dans la phrase suivante vers la tentation empathique :

« Qu’elles doivent être horribles les dernières pensées du malheureux qui se réveille au bruit des pas du fossoyeur foulant la terre qui le recouvre ! Il cherche, mais en vain, à rompre la barrière qui le sépare des vivants ; il compte combien l’air, qui commence à lui manquer, lui permettra de vivre encore ; ses efforts sont impuissants ; ses gémissements ne se font point entendre ; il doit périr ! Ainsi l’a voulu notre fatal empressement »8.

20Dernier exemple enfin, tiré d’un auteur du Second Empire :

« autour de lui, tout est silence et ténèbres, – une humidité froide et pénétrante se répand sur tous ses membres ; – il ne distingue rien encore ; il va comprendre ; – il a compris ! ? ! »9

21Puisant à leur tour dans cette littérature médicale et militante, les romanciers affinent les procédés narratifs et franchissent un cap supplémentaire, en passant à la première personne. Balzac, dans Le colonel Chabert (1832) ou Alexandre Dumas dans L’histoire d’un mort racontée par lui-même (1844), mettent dans la bouche de ces ressuscités le récit saisissant de leur expérience de morts vivants. Moins familier, Eugène Scribe, dans le livret de Guido et Ginevra (1838) fait ainsi dire – chanter – à son héroïne :

« Pourquoi donc cette nuit fraîche ?/Pourquoi les murs de ce caveau ?/Et vous, lumière sombre et pâle,/Êtes-vous celle du tombeau ?/Ah ! Tout m’abandonne/La mort m’environne, D’effroi je frissonne/Ô tourment nouveau I/O nuit d’épouvante !/Faut-il donc vivante/Descendre au tombeau ? »10.

22C’est toutefois un auteur qu’on a plutôt tendance à rattacher au naturalisme et au réalisme, Emile Zola, qui pousse jusqu’à la perfection ce motif, dans une nouvelle intitulée La mort d’Olivier Bécaille, publiée à la fin des années 1870.

23Tout mériterait d’être cité de cette nouvelle qui commence par cette phrase improbable : « C’est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de maladie »11. Le narrateur décrit les préparatifs funéraires qui suivent sa syncope, et dont il est le témoin (auditif) impuissant : toilette, veillée, visite du médecin des morts, convoi, inhumation...12. L’apogée de la narration se situe lorsque le héros, qui s’est évanoui en entendant les premières pelletées tomber sur son cercueil, émerge de sa syncope et de son immobilité dans le cimetière déserté. On sait que Zola lisait les médecins et se faisait l’écho, parfois sans recul, de leurs théories – sur l’hérédité, par exemple : et certes, La mort d’Olivier Bécaille témoigne d’une lecture attentive, puisqu’on y retrouve, affûtés et par la minutie documentaire, et par la maîtrise psychologique de l’auteur, la même trame narrative et les mêmes ingrédients : réveil, prise de conscience

« Brusquement, je me souvins. Une horreur souleva mes cheveux, je sentis l’affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête comme une glace »,

24angoisse maîtrisée

« Tout en me répétant qu’il me fallait du calme, je sentais des bouffées de folie monter jusqu’à mon crâne. Alors je m’exhortais, essayant de me rappeler ce que je savais sur la façon dont on enterre »,

25efforts pour sortir

« Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant, avec les poings. Le bois résista. J’employai ensuite les genoux, m’arc-boutant sur les pieds et sur les reins. Il n’y eut pas un craquement. Je finis par donner toute ma force, je poussai du corps entier, si violemment, que mes os meurtris criaient... »,

26folie autodestructrice

« Tout d’un coup, je me mis à crier, à hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui se dégonflait. J’appelais au secours d’une voix que je ne me connaissais pas, m’affolant davantage à chaque nouvel appel, criant que je ne voulais pas mourir. Et j’égratignais le bois avec mes ongles, je me tordais dans les convulsions d’un loup enfermé »,

27désespoir sans fond

« Un grand accablement suivit. J’attendais la mort, au milieu d’une somnolence douloureuse »13.

28Cette perfection narrative est d’autant plus remarquable qu’elle est atteinte au moment où, paradoxalement, la hantise des inhumations prématurées recule et où le discours médical se dépouille de ses oripeaux lyriques. Dans les années 1880, c’est plutôt la question de la survie des décapités qui offre de nouvelles pistes aux explorateurs de la mort.

La mort vécue : le paradoxe du décapité

29Les angoisses concernant la possibilité d’une survie alors que la mort a été constatée, ces angoisses développées au XVIIIe siècle connaissent en effet un prolongement inattendu avec l’invention de la guillotine.

30On sait que la mise au point de la guillotine est l’œuvre du chirurgien Antoine Louis, – celui-là même, ironiquement, qui s’efforce de rassurer ses contemporains sur les dangers de l’inhumation prématurée. La volonté des législateurs d’imposer non seulement un supplice uniforme, mais encore le plus humain et le moins douloureux possible, les conduit à choisir une méthode privilégiant l’instantanéité, par opposition aux longues mises à mort ou aux maladresses cruelles des bourreaux de l’Ancien régime. Mais ce triomphe de l’instantanéité comporte son revers : la décollation est si rapide, si soudaine que s’insinue bientôt le doute sur le caractère immédiat de la mort ; difficile de concevoir et d’admettre, justement, qu’un corps si plein de vie puisse être déserté en une fraction de seconde de toute forme de vie.

31De 1793 à 1798 environ, des débats célèbres opposent sur cette question des physiologistes allemands et français : Sommering, Oelsner et Sue d’un côté et, de l’autre, Wedekind, Le Pelletier, Sédillot, Gastellier, Cabanis et d’autres encore, le tout dans un contexte de remise en cause des excès de la Révolution et de controverses scientifiques autour des concepts d’irritabilité et de sensibilité14.

32Le débat porte en premier lieu, – de façon logique si l’on se souvient du but poursuivi par Louis, sur la question de la douleur ; c’est ainsi que certains, comme Sue, en viennent à s’interroger sur la possibilité d’une souffrance ressentie par les deux moitiés du corps brutalement séparées. Mais la question de la douleur est en quelque sorte englobée dans celle, plus angoissante encore, de la conscience. L’affirmation de Sommering, selon laquelle « aussi longtemps que le cerveau conserve sa force vitale, le supplicié a le sentiment de son existence »15, donne la clef d’un paradoxe qu’on pensait impossible : celui de l’expérience de la mort.

33Le cauchemar simplement esquissé par l’inhumation prématurée atteint ici sa forme la plus achevée : la mort infligée, avérée, (actée – pour parler notre jargon contemporain) est proprement vécue par la conscience enfermée dans la tête du décapité (et non plus dans la bière) : et ce n’est pas seulement le moment de la mort qui est vécu, mais aussi ceux qui la suivent immédiatement, – l’état de la mort, en quelque sorte. La question de la conscience finit d’ailleurs par rejoindre la première (celle de la douleur), car l’hypothèse d’une survie de la conscience entraîne quasi automatiquement celle d’un sentiment de douleur morale portée au plus haut degré de cruauté. Comme l’écrit Jean-Joseph Sue, « Quelle situation plus horrible que celle d’avoir la perception de son exécution, et à la suite l’arrière pensée de son supplice »16. Si cette tête pouvait parler et faire partager son expérience... chose impossible bien sûr, mais que les auteurs tentent de contourner en invitant déjà leurs contemporains à lire, dans la succession des mouvements du visage, les narrations de la mort.

34Cette question de la conscience et de sa durée ne cesse de tourmenter les médecins au XIXe siècle, motivant des réponses contradictoires. Pour les uns, la survie – et a fortiori la conscience – n’existent pas ; l’asphyxie du cerveau par hémorragie ou la syncope provoquée par le choc sur les cervicales sont invoqués à l’appui de cette thèse rassurante. Telle est la conclusion, par exemple, du docteur Loye, professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Paris et auteur d’une somme sur la question parue en 188817. Pour d’autres, du reste assez nombreux, la réponse est impossible à donner et le doute subsiste. La seule issue consisterait à obtenir, de la part des intéressés eux-mêmes, un signe, un indice de la persistance de la conscience, une sorte de narration en direct de cette mort vécue.

35C’est sans doute la quête de cette narration qui explique la multiplication des observations et, parfois, des expériences tentées sur des criminels. En 1884, par exemple, un médecin écrit à la très sérieuse Revue Scientifique pour raconter la scène troublante dont il a été témoin, lors d’une décapitation à Saigon neuf ans plus tôt : les yeux du décapité se posent sur lui, et le suivent alors qu’il se déplace ; plus encore, le docteur tente d’interpréter les expressions du visage, et de cerner à travers elle les pensées du malheureux, en se basant sur ses connaissances physiologiques :

« la face exprimait à ce moment une angoisse manifeste, l’angoisse poignante d’une personne en état d’asphyxie aiguë. La bouche s’ouvrit violemment, comme pour un dernier appel d’air respirable ; et la tête, ainsi déplacée de sa position d’équilibre, roula sur le côté »18.

36Quelques expériences tentées sur les décapités immédiatement après le supplice vont dans le même sens : elles consistent à l’interpeller dans l’espoir d’obtenir une réaction significative, une sorte de témoignage de l’au-delà19 ; ainsi, les Archives d’anthropologie criminelle rapportent l’expérience tentée par le docteur Beaurieux, médecin en chef des hospices d’Orléans, sur Languille, guillotiné le 28 juin 1905 dans cette même ville.

« J’appelai une première fois, d’une voix forte et brève : « Languille ! » Je vis alors les paupières se soulever lentement sans aucune contraction spasmodique – j’insiste à dessein sur cette particularité-, mais d’un mouvement régulier, net et normal comme cela se passe pendant la vie chez les gens qu’on éveille ou qu’on arrache à leurs réflexions. Puis les yeux de Languille se fixèrent d’une façon précise sur les miens et les pupilles accommodèrent. Je n’ai donc pas eu affaire à un regard vague et terne, sans expression aucune, comme nous pouvons l’observer tous les jours chez les mourants que nous interpellons : j’ai eu affaire à des yeux bien vivants qui me regardaient »20 ;

37appelé à nouveau, Languille réagit moins vivement et demeure enfin inerte au troisième appel, reproduisant de façon frappante le scénario imaginé par Villiers de l’Isle Adam vingt ans plus tôt.

38D’abord enfermée dans la sphère médicale, la question de la survie des décapités ne tarde pas à en sortir. Deux éléments, dans le contexte, favorisent cette vulgarisation. Le premier est celui de l’adoucissement des peines, qui caractérise le XIXe siècle, et de la montée en puissance des abolitionnistes ; les partisans de l’abolition de la peine de mort, à la suite de Victor Hugo, sont en effet à la recherche d’arguments originaux, plus concrets, cautionnés par ces héros de la République que sont les savants. C’est ainsi qu’Alexandre Dumas, dans une nouvelle intitulée Mille et un fantômes, et parue en 1849 (à un moment où la question de l’abolition de la peine de mort est abondamment discutée) raconte dans une série de récits enchâssés trois cas de décapitations suivies de survie. Celui de Charlotte Corday (le fameux soufflet post mortem qui aurait fait rougir de honte la tête exhibée par le bourreau), est encadré de deux récits plus spectaculaires ; le premier, qui amorce la nouvelle et renvoie au registre du fait divers, raconte comment la tête d’une femme injustement assassinée et décapitée par son mari garde assez d’énergie vitale pour le traiter de misérable ; dans le second, situé pendant la Terreur, un médecin (qui expérimente justement sur cette question de la survie) se voit livrer, une nuit, le cadavre de sa fiancée, jeune aristocrate vivant dans la clandestinité, dénoncée et guillotinée. Or, la tête de la jeune fille lui manifeste les plus tendres sentiments puisque selon le récit de Dumas, plusieurs heures après le supplice, elle l’appelle par deux fois, baise sa main et lui jette un regard d’adieu. La véracité est ici sacrifiée au fantastique, mais la nouvelle ne fait que prolonger, finalement les spéculations médicales.

39Un deuxième élément contribue à porter sur la place publique le problème de la survie des décapités : l’essor de la presse à sensation, qui connaît un âge d’or à la fin du siècle, et qui est particulièrement friande de détails morbides. Les médecins y sont ainsi fréquemment questionnés par des journalistes, à l’occasion d’exécutions médiatiques. L’un d’eux, le docteur Dassy, raconte au Matin ses souvenirs concernant l’exécution de Menesclou en 1880 ;

« je voulais essayer de prouver que, dans une tête séparée du tronc, la conscience n’est que suspendue, comme dans la syncope, et qu’elle peut se manifester de nouveau si la tête est replacée dans les conditions physiologiques où elle se trouvait avant la décollation » ;

40sa conclusion est sans appel :

« je vis la face revivifiée dans une expression générale de réveil et d’étonnement. J’affirme que pendant ces deux secondes, le cerveau a pensé... Pour l’instant, retenez bien ceci. Il n’est pas de pire supplice que la décapitation par la machine de M. Guillotin, député humanitaire et sensible. Retenez, retenez bien ceci : quand le couteau a fait son œuvre, a chu, avec le bruit sinistre que vous connaissez, que la tête a roulé dans la sciure, cette tête, vous entendez bien ! Cette tête séparée de son corps entend les voix de la foule. Le décapité se sent mourir dans le panier : il voit la guillotine et la clarté du jour »21.

41Or, cette inflation du discours se prête au même glissement que celui observé dans le cas de l’inhumation prématurée : d’une description physiologique sèche et objective, on passe à une tentative de narration subjective de l’expérience du décapité, déjà perceptible ici. Il ne s’agit de rien de moins, finalement, que de prolonger l’expérience traumatisante initiée par Hugo dans Le dernier jour d’un condamné (1829), en reprenant le récit là où Hugo l’a arrêté, c’est-à-dire au moment même où l’on vient chercher le condamné22. Deux exemples permettront de le comprendre. Une première tentative extrêmement originale est tentée par un peintre bruxellois, Antoine Wiertz, lui-même abolitionniste, en 185323. Il signe en effet cette année-là un triptyque monumental (à défaut d’être réussi) intitulé « Pensées et visions d’une tête coupée », qu’il accompagne d’une longue légende, censée relater une expérience de magnétisme pratiquée sur la tête d’un décapité ; le triptyque correspond d’ailleurs aux trois minutes vécues par la tête, dont les pensées sont soigneusement rapportées dans la légende selon la même séquence chronologique.

42Un deuxième exemple peut être tiré de la presse : lorsque les médecins ne sont pas assez diserts, les journalistes n’hésitent pas en effet à faire parler les têtes des condamnés. Dans une modeste feuille publiée à Avignon en 1891, Affaires à sensation, l’auteur anonyme raconte jusqu’à son dénouement judiciaire l’affaire du meurtre de Gouffé qui tenait la France en haleine depuis deux ans. Après le récit de l’exécution du coupable, le dernier paragraphe s’interroge, je cite, sur « ce que pense la tête du guillotiné » :

« d’après l’hypnotisme24, voici la réponse : Il voit comme un éclair ! la foudre est tombée... Oh ! Horreur ! La tête pense ! Elle voit... elle souffre horriblement. Elle sent, elle pense, elle ne comprend pas ce qui s’est passé... Elle cherche son corps... Il lui semble que son corps va la rejoindre... Elle attend toujours le coup suprême... Elle attend la mort... la mort ne vient pas. »

43L’auteur passe alors à la première personne :

« Ah ! Quelle est cette main qui m’étrangle ? Une main énorme... impitoyable... Oh ! Ce poids qui m’écrase... Devant mes yeux je ne vois plus qu’un gros nuage rouge... mais je me délivrerai de cette main maudite. Ah, lâche-moi, monstre... Mais c’est en vain que je m’arrache à lui de mes deux mains. Oh ! Qu’est-ce que je sens ?... une plaie béante... mon sang qui coule... je suis une tête coupée ! »

44et l’auteur de conclure ce récit proprement haletant :

« ce n’est qu’après ces longues souffrances qui doivent lui paraître une éternité, que la tête du guillotiné a conscience qu’elle est séparée du corps »25.

45Nous voici au terme de cette excursion morbide. Les narrations de la mort qu’elle a rencontrées me semblent constituer une tentative, inédite jusqu’alors, de faire parler les morts ; aux traditionnels récits livrés par des revenants, les hommes du XIXe siècle ont en effet ajouté une autre forme de narration, celle des vivants qui expérimentent en temps réel l’état de mort – ce qui rend l’empathie narrative redoutablement efficace. Aux origines de cet oxymore, la médecine elle-même, qui étend son magistère sur l’avant et sur l’après-mort au XIXe siècle, et dont les spéculations rencontrent les inquiétudes des contemporains, les nourrissent et s’en nourrissent en retour. Le monde des morts, cette armée « beaucoup plus puissante que celle des vivants » (Jacques Tourneur) s’enrichit de deux figures d’autant plus angoissantes qu’elles sont proches de nous, les vivants ; il faudrait s’interroger sur les formes réactivées de ces angoisses à travers les cas des individus plongés dans des formes récentes de comas et dont l’inertie narrative, qui s’affiche désormais, cryptée et inaccessible sur les moniteurs, ne suffit pas à nous rassurer quant à leur absence de ce monde-ci26.

Notes de bas de page

1 Anne Carol, Les médecins et la mort XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 2004.

2 Cf supra, V. Barras, « Une histoire de la notion de mort ».

3 Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 651.

4 Claudio Milanesi, Mort apparent, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1991.

5 Jean-Jacques Bruhier, Dissertation sur l’incertitude des signes de la mort et l’abus des enterrements et des embaumements précipités, Paris, 1742.

6 André Chanet, Des signes de la mort réelle et de la mort apparente, thèse de la faculté de médecine de Montpellier, 1840, p. 6.

7 John Bunnell Davis, Projet de règlement concernant les décès, précédé de réflexions sur l’abus des enterrements précipités..., Verdun, Christophe, 1806, p. 193

8 Émile Champneuf, De la mort apparente et des dangers des inhumations trop promptes, thèse de la Faculté de Médecine de Paris, 1832 n° 69, p. 5

9 Léon Vafflard, Notice sur les champs de sépultures anciens et modernes de la ville de Paris, Paris, Verboeckhoven, 1867, p. 74.

10 Cité dans Eugène Palmier, Considérations sur les signes de la mort, thèse de la Faculté de médecine de Montpellier, 1840, p. 1.

11 Émile Zola, La mort d’Olivier Bécaille, réédition Librio, 1994, p. 9

12 Le modèle (partiel) en a peut-être été le récit fait par le cardinal Donnet au Sénat en 1866 ; lors d’une séance consacrée aux pétitions concernant la législation des décès, le cardinal livre aux sénateurs un récit angoissant (et sans doute exagéré) du péril couru par un de ses proches, victime d’une syncope, avant de révéler dans un coup de théâtre final que le protagoniste de l’aventure, le « mort » est là, parmi eux.

13 Émile Zola, op. cit., p. 28-30.

14 Voir Vincent Barras, « Le laboratoire de la décapitation », in Régis Bertrand, Anne Carol dir., L’exécution capitale, une mort donnée en spectacle XVIe-XXe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 59-70 ; Anne Carol, « La question de la douleur et les expériences médicales sur les suppliciés au XIXe siècle », ibid., p. 71-82.

15 Samuel Thomas Sommering, « Lettre de M. Sommering à M. Oelsner », Mémoires de la Société médicale d’émulation, 1798, t. I, p. 272 ; la lettre est publiée par le Moniteur en novembre 1795.

16 Jean-Joseph Sue, Recherches physiologiques et expérimentales sur la vitalité, suivie d’une nouvelle édition de son opinion sur le supplice de la guillotine ou sur la douleur qui survit à la décollation, Paris, 1797, p. 61

17 Paul Loye, La mort par décapitation, Paris, Lecrosnier et Labé, 1888, 285 p. (préface de Paul Brouardel).

18 Docteur Petitgand, « Observations sur un décapité annamite », Revue scientifique, 5 juillet 1884, p. 11.

19 Ces expériences trouvent une illustration littéraire magistrale dans la nouvelle de Villiers de L’isle Adam, « Le secret de l’échafaud », publiée en 1883 dans le Figaro, et mettant en scène un condamné célèbre, le docteur Couty de la Pommerais, et un chirurgien non moins célèbre, Velpeau.

20 Docteur Beaurieux, « Exécution de Languille ; observation prise immédiatement après la décapitation », Archives d’anthropologie criminelle, 1905, t. XX, p. 645.

21 Le Matin, 3 mars 1907, p. 2.

22 On se souvient que les derniers mots de Hugo sont « Ah ! Les misérables ! Il me semble qu’on monte l’escalier... »

23 On sait que Wiertz est un lecteur et un admirateur de Victor Hugo, dont il illustre Notre Dame de Paris.

24 Le truchement de l’hypnotisme pour approcher la réalité de la mort a été magistralement mis en scène par Edgar A. Poe dans « L’étrange cas de M. Valdemar ». Auteur qui a aussi mis en scène dans de nombreuses nouvelles des inhumations prématurées... comme « Bérénice », « La chute de la maison Usher », par exemple. Ces spéculations renvoient au goût plus général pour le spiritisme.

25 Affaires à sensation, Avignon, Avias, 1891, p. 3

26 Voir la tentative – relevant plutôt de l’humour noir – de Daniel Pennac pour faire parler son héros dans le coma, impuissant et pillé par les chirurgiens en attente de greffes : La petite marchande de prose, 1989.

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