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De la mort à la mortalité : le récit de mort dans la croisade hygiéniste en Espagne

p. 137-147


Texte intégral

1Le discours sur la mort qui sera analysé ici s’élabore loin des amphithéâtres et des académies. Il est issu de la pratique professionnelle et se situe sur le terrain de l’expérience clinique. De la même façon, ce ne sont pas des sommités qui constituent le groupe des narrateurs dont le récit sera étudié, mais d’anonymes médecins qui exercent pour la plupart en milieu rural, dans une des provinces catalanes (la province de Gérone) formant la région de l’Ampurdan, au nord de l’Espagne.

2Si leur action retient aujourd’hui l’attention de l’historien, c’est parce qu’ils se sont regroupés en 1894 dans le cadre d’une association dénommée collège professionnel, qui a traversé tout le XXe siècle et qui a rendu compte de ses activités en publiant à partir de 1896 un bulletin mensuel1.

3S’intéresser à l’œuvre entreprise par ce groupe d’hommes revient à livrer une vision très partielle géographiquement du récit médical de la mort en Espagne. L’étude de leur action dans la durée (de 1894 à 1919) n’en est pas moins intéressante : parce qu’elle permet en premier lieu de s’immerger dans la pratique professionnelle de ce corps et d’y évaluer la place qu’occupe la mort ; parce qu’elle permet en outre d’identifier les temps de la mort : mort « ordinaire » du patient, crises de mortalité liées aux épidémies et de repérer les procédés narratifs à l’œuvre, qui varient selon que c’est le clinicien qui s’exprime en retranscrivant les signes de l’affection conduisant au décès du patient, ou l’hygiéniste dont l’objectif est de faire reculer la mortalité.

4Cette double identité des narrateurs, qui s’expriment en tant que cliniciens et hygiénistes, servira de fil conducteur à cette étude. Il s’agira en premier lieu d’analyser le récit de la mort ordinaire, pour passer ensuite au crible la narration de la mort en temps d’épidémie. En quoi le discours qui sert à qualifier le combat quotidien contre la mort diffère-t-il de la croisade hygiéniste contre la mortalité ?

5Le terme croisade reflète l’ampleur de la tâche à accomplir compte tenu des conditions sanitaires qui règnent dans l’Espagne de la Restauration (1874-1923)2. En 1903, le président du collège des médecins de la province de Gérone donne la mesure du retard qu’accuse son pays en le comparant à la Russie, très semblable à l’Espagne « sinon par la race, du moins par son instruction réduite, par ses superstitions, par sa pauvreté, sa saleté, par la prépondérance des éléments ruraux », du fait également qu’il est entré « par sauts comme le nôtre dans la culture moderne », qu’il est en outre « attaché au traditionalisme » et qu’enfin « on y attend tout du Gouvernement »3.

6À l’aune du retard russe, la situation espagnole n’est donc guère enviable. L’intérêt de cette citation est qu’elle permet en outre de poser le cadre d’exercice de la médecine en milieu rural : la pauvreté et la saleté soulignées sont le lot quotidien de ces médecins ; ceux qui sont leurs interlocuteurs sont également identifiés : d’un côté la population, en proie à la superstition, faiblement instruite ; de l’autre, le gouvernement, largement impuissant à imposer son autorité et à légiférer efficacement en matière d’hygiène et de santé publique. Entre ces deux pôles, ces élites culturelles occupent donc une position d’intermédiaires qui leur octroie une fonction dépassant la sphère strictement professionnelle de leur action.

L’étude clinique ou le récit de la mort ordinaire

7La nature du récit médical de la mort découle en grande partie de la fonction qu’il remplit pour son auteur. Si l’on excepte en effet les notices nécrologiques qui constituent un genre à part, la plupart des articles recensés4 ne relatent pas la mort pour elle-même, mais pour son exemplarité, pour l’intérêt scientifique qu’elle recèle. Ces narrations n’ont donc d’autre but que d’expliquer ce qui a été observé « afin d’augmenter la quantité de faits cliniques » et contribuer par là « à l’étude des sciences médicales »5. Relater la mort vise donc comme l’un de ces narrateurs cliniciens l’avoue lui-même à « apporter des matériaux et former une statistique »6.

8De ce caractère très didactique des observations cliniques découlent deux des caractéristiques du récit médical de mort : son aspect très technique en premier lieu, les auteurs s’adressant à leurs pairs ; l’importance de la recherche des causes du décès en second lieu, le narrateur clinicien ayant à cœur d’expliquer, de faire progresser la connaissance médicale. L’interprétation des symptômes, l’identification des pathologies, l’établissement d’un diagnostic, la présentation du traitement proposé sont donc partie prenante de ce récit.

9Le récit médical de la mort constitue donc un exercice qui sous-entend l’objectivation du discours. Cet exercice octroie en outre à la mort proprement dite une place réduite dans le corps du récit. Pour le narrateur clinicien comptent avant tout en effet les derniers instants, l’agonie du patient, la lutte pour survivre, qui occupent une position centrale dans le dispositif de la narration. Ces histoires cliniques confèrent donc au décès du patient une place inversement proportionnelle au rôle qu’il joue en dernier ressort. L’issue fatale est en effet en général ramassée dans une formule lapidaire, une conclusion qui tient en une phrase, voire quelques mots : « la mort survint quatre jours après le début des premiers symptômes »7 ou encore « le malade meurt en moins de temps qu’il ne faut pour décrire sa fin »8.

10Ce « genre » appelle donc une construction du récit très nettement déséquilibrée : la narration de la mort n’a de sens pour le clinicien que tant qu’il y a de la vie ; dès que la vie cesse le discours médical prend fin, il n’a plus de légitimité à s’exercer : d’où ce dénouement abrupt des histoires cliniques qui se prolongent parfois encore lorsqu’il y a autopsie des corps, mais qui la plupart du temps se réduisent au silence, comme si l’homme de science s’effaçait alors devant la douleur des proches.

11Au-delà de cette apparente uniformité des procédés de narration, est-il possible de discerner des types de récit de la mort ordinaire qui soient différents ? L’analyse approfondie du corpus d’articles témoigne que le récit le plus fréquent est celui qui consiste à décrire les décès en fonction des pathologies, pour mieux les dénombrer, les classer, les répertorier. Une fiche signalétique sommaire du patient est en général établie, complétée par une description de sa complexion physique. L’anonymat du sujet est préservé (il est désigné par ses initiales) et ses antécédents médicaux et familiaux exposés.

12La description des derniers instants se calque sur un moule narratif qui découle de l’observation des signes cliniques de la maladie. L’exemple qui suit en offre une illustration. Il s’agit du récit de la mort d’une enfant de 6 ans, Maria P., qui décède des suites d’une méningite tuberculeuse9. Elle est décrite comme « de tempérament nerveux et de faible constitution », sans antécédents tuberculeux directs et héréditaires. « Sa pâleur, sa mauvaise humeur et son caractère irascible » sont soulignés comme étant anciens. L’auteur de l’étude expose en un premier temps les premières manifestations de la maladie qui surviennent au mois de janvier 1901 : poussées de fièvre, troubles gastriques accompagnés de signes d’amaigrissement. « L’invasion de la douleur » se marque par de violents maux de tête et des vomissements. À partir du 23 avril commence le décompte des jours marquant l’agonie. Ce calendrier macabre est ponctué par les résultats des consultations quotidiennes dont la patiente est l’objet (le pouls d’abord faible et irrégulier s’élève ensuite, la température augmente de même) et par la consignation des symptômes qui évoluent de jour en jour : aux attaques convulsives et aux contractions initiales succède à partir du 27 un « véritable coma », l’enfant ne prononçant plus que des « paroles inintelligibles ». Le récit de la symptomatologie de la douleur donne lieu à une description détaillée des tourments dont souffre la fillette :

« Dilatation de la pupille, rougeurs sur le visage, paupières entrouvertes, regard éteint, strabisme de l’œil droit, mouvements convulsifs du visage et des membres, paralysies passagères et partielles des bras et des jambes, respiration plaintive, rigidité tétanique des mâchoires, pâleur cadavérique »,

13description qui contraste avec la sobriété du compte rendu du décès proprement dit qui intervient le 29 avril, « au milieu de convulsions et de contorsions du tronc et des bras ».

14L’étude clinique est souvent aussi l’occasion de relater des faits sortant de l’ordinaire. Dire l’exception constitue donc également l’une des dimensions du récit de mort. Au centre de l’exemple choisi ici, un fœtus mort qui permet au clinicien d’exposer un fait passablement inédit10. L’auteur décrit en effet l’histoire d’une femme âgée de 30 ans, ayant déjà subi par le passé une fausse couche, qui connaît une grossesse à problèmes. En octobre 1901, alors qu’elle est enceinte d’environ six mois, elle ressent des contractions douloureuses qui l’obligent à consulter un médecin. Ce dernier l’informe qu’elle n’est pas enceinte, et lie ses troubles à une tumeur utérine. Cette erreur de diagnostic laisse la patiente à sa souffrance jusqu’à ce que, plusieurs mois s’étant écoulés, elle vienne consulter en mai 1902 l’auteur de l’article qui constate avec surprise que cette femme porte en elle un fœtus mort depuis longtemps. Le fœtus et le placenta sont entrés en état de décomposition, ce qui explique les leucorrhées dont souffre la patiente. Mais, et c’est d’ailleurs ce qui motive la rédaction de cet article, sans qu’aucun symptôme de septicémie puerpérale ne se soit manifesté. Comme en témoigne la photo des « restes » du fœtus qui accompagne le texte, l’image vient suppléer les mots dans ce récit de putréfaction fœtale, portant sur le corps mort, qui est rédigé à titre « de curiosité scientifique ».

15Le récit médical de la mort qui remplit une fonction explicite – faire progresser l’étendue des connaissances scientifiques – peut s’assimiler aussi à un discours du combat pour la modernité, par la condamnation de pratiques archaïques. En juillet 1906, l’un des médecins du collège relate ainsi les conditions dans lesquelles une fillette de quelques jours a trouvé la mort à la suite de pratiques qualifiées de « barbares »11. L’auteur se réfère aux manipulations qui s’exercent sur la poitrine des nourrissons de sexe féminin dans un but prétendument prophylactique, afin d’assurer dans l’avenir le développement maximum des glandes mammaires. Si aux dires de l’auteur, ces manipulations quand elles sont en usage ne se pratiquent qu’en une seule fois peu après la naissance, dans le cas présent elles ont été répétées à plusieurs reprises, se convertissant en des « séances de massage dignes d’un martyrologe ». L’inflammation des tissus tuméfiés, qui a été soignée empiriquement avec des onguents et des huiles, a dégénéré en effet en gangrène. Appelé au chevet de l’infortuné bébé, le médecin réagit à la fois en homme de science, convaincu d’emblée que rien ne pourra empêcher la mort, mais aussi en moraliste. Saisi par l’horreur de la situation, l’auteur de l’article dénonce en effet « l’acharnement auquel les adeptes de cette méthode sont arrivés dans leur œuvre criminelle » et rappelle à ses pairs, auquel son récit s’adresse, la mission qui leur incombe dans cette lutte contre l’ignorance et la barbarie en proclamant :

« Ce rôle prophylactique doit incomber au médecin qui doit s’efforcer de l’exposer chaque fois que l’occasion se présente aux familles dont il a la charge. »

16Si le récit médical de la mort est ouvertement un récit du progrès scientifique contre des pratiques d’un autre temps, il reconnaît aussi par moments ses limites. Le discours sur la mort est en effet aussi un discours de l’impuissance. Les histoires cliniques exposées dans le bulletin témoignent que cette impuissance à sauver la vie de certains malades fait partie de la pratique médicale. Malheureusement banal, l’échec ne laisse toutefois pas indifférent le médecin. Dans deux cas au moins, il est même vécu douloureusement. Le premier renvoie aux cas de mort subite, auquel l’un des membres du collège consacre un article en 191612. Soucieux de définir l’objet de son étude, l’auteur distingue la mort qui survient à la suite d’une maladie, de la mort subite, qui n’étant pas précédée d’une période correspondant à l’agonie place le médecin dans une position inconfortable. La période pré-mortelle en effet « met à couvert » en quelque sorte le médecin qui peut prévoir l’issue fatale. Au contraire, en cas de mort subite du sujet, « l’absence de pronostic de notre part nous place dans la même situation de désagréable surprise que le plus profane de nos clients. » Ce type de décès imprévu est par là même entouré d’un cadre tragique et rend évidente la faiblesse des moyens thérapeutiques dont le corps médical dispose.

17Autre cas où l’impuissance face à la mort est vécue de façon douloureuse : le récit des derniers instants d’un confrère. Affecté en tant que médecin incapable de sauver la vie d’un collègue, le narrateur l’est en général aussi sur le plan humain, en tant qu’ami ou proche du moribond. La dimension tragique du récit est encore plus forte quand le patient est conscient de la gravité de son état et suit les progrès du mal qui va entraîner sa fin. C’est le cas dans le récit qui suit, extrait d’une notice nécrologique parue en 191313 :

« Nous entendîmes de sa bouche qu’il voyait avancer la maladie et voyait venir la mort ; nous pûmes nous convaincre que la tendresse, l’amitié et la science représentées par les médecins qui l’assistaient étaient impuissantes à répondre à la supplique de son épouse qui leur disait : Sauvez-le ! Cela fut impossible, la maladie s’était rendue maître du cœur, la mort rôdait, l’une et l’autre voulaient se venger du médecin qui tant de fois les avait chassées du foyer de ses clients et Vilar (c’est son nom) mourut comme meurt l’homme juste, entouré de sa famille et dans l’attente d’une vie meilleure ».

18La solidarité professionnelle n’est pas seule toutefois à faire naître cette émotion dans les récits d’impuissance face à la mort. Les obstacles que la pratique médicale rencontre sur son chemin suscitent aussi le découragement et l’amertume. Ainsi quand le médecin est dans l’incapacité à sauver la vie du patient parce qu’il est appelé trop tard à son chevet. C’est le cas dans l’un des récits que rapporte un membre du collège concernant le décès d’un enfant de cinq ans survenu en 1895 des suites de la maladie de croup. Intervenant trop tard pour pratiquer une trachéotomie, le médecin se heurte en outre à l’obstination de la famille qui refuse l’application du sérum antidiphtérique14. Le clinicien assiste donc impuissant à l’agonie par asphyxie de cet enfant, entre le 19 et le 22 septembre 1895, particulièrement insoutenable, le malade « se consumant en efforts inutiles pour éliminer et cracher les fausses membranes qui l’étouffent ».

19Si pour lutter contre la mort, les médecins doivent parfois affronter la résistance des familles sceptiques face aux pratiques thérapeutiques nouvelles, il leur faut à d’autres moments compter avec la pauvreté des moyens dont ils disposent en milieu rural. Analysant les effets d’une épidémie de diphtérie survenue en 1897 dans la région, l’un des membres du collège relate ainsi que sur cinq des décès qu’il a enregistrés parmi sa clientèle, quatre sont dus à une administration trop tardive du sérum antidiphtérique, alors que le dernier est survenu faute d’avoir pu procéder en temps utile à une seconde injection, le sérum nécessaire ayant été acheminé trop tard depuis Barcelone, « moyennant quoi le patient mourut en pleine asphyxie »15. L’impuissance du médecin face à la mort découle donc également des conditions d’exercice en milieu rural, conditions qui dans la province de Gérone sont particulièrement médiocres. C’est ce qui explique que le combat conduit contre la mort s’accompagne aussi d’un discours de la dénonciation.

Du récit de mort à la Croisade contre la mortalité

20En ce domaine, le narrateur-hygiéniste prend le pas sur le narrateur-clinicien. Le combat hygiéniste dans lequel s’engagent les médecins est conduit dans deux directions : auprès des patients qu’il faut gagner aux principes de l’hygiène moderne et auprès des autorités censées adopter des mesures prophylactiques susceptibles de garantir la santé publique. Dans le premier cas, la mission que s’octroient ces médecins relève du devoir professionnel. Comme le rappelle l’un des membres de l’association en 1902, il leur appartient en effet de propager « jusqu’au plus profond de la société les connaissances de la science hygiénique »16. Or, ces connaissances « qui sont du domaine public dans tous les pays moyennement instruits. »17 ne sont guère à l’honneur en Espagne. De là la mission sociale revendiquée par ces élites culturelles qui entendent lutter pour obtenir l’amélioration de l’environnement sanitaire.

21La croisade hygiéniste qui est menée en ce domaine est double. Il s’agit d’obtenir du pouvoir central qu’il définisse une politique cohérente et constructive de santé publique. Il s’agit également de faire pression localement sur les autorités municipales18 pour que les services sanitaires répondent aux exigences fixées par la science médicale moderne. La mobilisation des médecins du collège est sur ce point à la mesure des carences qui existent. L’absence de réglementation est telle en effet que « tout type de désinfection est totalement inconnu » dans la ville, « que les gravats provenant de la destruction des immeubles sont utilisés pour combler les ornières des rues », ce qui explique que « l’action de la mort » soit localement « lente, mais continue », au point qu’en 1900 Gérone a battu les records de mortalité avec un taux de 45 pour mille, ce triste score étant dépassé seulement par Bombay19.

22En fait, ce taux doit être revu à la baisse : les statistiques établies par l’autorité centrale étant souvent erronées20, le taux de mortalité pour l’année 1900 doit être ramené à environ 36 pour mille. Toutefois ce taux représente « quasiment le double de ce qui peut être considéré comme la moyenne normale d’une ville où règne la salubrité, ce qui revient à dire que Gérone perd annuellement le double d’existences de ce qu’elle devrait si elle prenait soin de sa santé. »21. C’est le directeur général en charge de la santé au niveau national, Angel Pulido, qui s’exprime ainsi à la suite d’une visite qu’il effectue à Gérone en septembre 1902. Préalablement à cette visite, les membres du collège avaient déjà attiré son attention dans une lettre rédigée en août 1901, en insistant notamment sur la pauvreté des installations dont dispose l’hôpital de Gérone, dépourvu de salles de désinfection, de salles où isoler les malades contagieux, où la stérilisation des instruments fait le plus souvent défaut par manque de moyens matériels22. En 1916 encore, le retard de l’organisation sanitaire de la province est patent, puisque aucun centre de vaccination n’y existe et que les médecins dépendent pour leur fourniture en vaccins de Barcelone ou de Saragosse23. Dans ces conditions, on comprend que les membres du collège se soient rassemblés derrière la bannière de la croisade hygiéniste, avec « la conviction de l’apôtre et la clairvoyance du prophète »24.

23Leur pratique professionnelle les conduit ainsi à livrer un premier combat contre la routine, ennemie de la science médicale. Retraçant les méfaits occasionnés en 1900 par la fièvre typhoïde dans une région montagneuse du nord de la province, l’un de ces médecins peut ainsi écrire25 :

« Ici se termine la longue série des victimes de cette terrible maladie, la majorité arrachée à la vie dans la plénitude de leurs forces, à l’âge le plus productif pour leurs familles et la société entière, victimes presque toutes des effets de la routine ».

24Et l’auteur poursuit en mettant en évidence la force d’inertie qu’oppose au progrès sa clientèle rurale, en ces termes :

« Ou en haut nous n’avons pas la force de persuasion suffisante, ou en bas, nos patients sont tellement fermés aux idées nouvelles qu’il est impossible de les gagner à notre cause », d’autant que « l’expérience démontre combien les gens sont rétifs à certaines pratiques quand elles sont simples et ne sont pas accompagnées du sceau du mystère et des ténèbres ».

25Si les mentalités sont l’un des obstacles qui se dressent sur la route du médecin-hygiéniste, les carences des politiques de santé sont également en cause. Relatant les effets d’une épidémie de variole survenue en 1892-1893 dans la région, l’un des membres du collège démontre statistiques à l’appui que sur la totalité de la population que compte la commune où il exerce (environ 1 500 personnes), seuls 3 % des vaccinés ont été affectés par l’épidémie, n’ayant développé par ailleurs que des formes bénignes de la maladie, alors qu’au contraire près de 20 % de la population non vaccinée a été touchée, dont 7 % environ sont décédés. Ces données témoignent donc si besoin en était de l’efficacité de la vaccination, obligatoire certes en théorie, mais non dans les faits, d’où la nécessité selon l’auteur que le gouvernement se mobilise sur cette question. Un décret royal adopté en janvier 1903 lui fera d’ailleurs écho, soulignant que la variole figure dans les statistiques de mortalité pour une part non négligeable et rappelant la nécessité d’imposer la vaccination obligatoire26.

26Autre exemple mettant en jeu l’attitude des pouvoirs publics : le récit de l’épidémie de choléra survenue dans la région de Ripoll durant les mois d’août et septembre 1911. Apparue dans un village situé à 8 km de Ripoll et peuplé essentiellement d’ouvriers employés dans un centre manufacturier, l’épidémie touche environ 65 à 70 personnes, dont 23 décèdent. Dans une commune voisine (Campdevanol), 21 personnes meurent à leur tour. La réaction des autorités qui refusent que la maladie soit identifiée suscite l’incompréhension de ceux qui sont chargés de la combattre. Le président du collège ironise sur cette stratégie du silence, en ces termes27 :

« Notre organisation sanitaire [...] qui nous rend compte des cas de peste aux antipodes, qui journellement publie dans la Gazette (le journal officiel) des ordonnances et des circulaires précisant ce qu’il faut faire et ce qu’il faut interdire, que cela soit ou non réalisable ; qui chaque semaine crée un organisme nouveau, doté d’un personnel expert [...] ne doit pas se taire. La vérité doit être dite, le respect dû à la science l’exige, l’opinion publique le requiert ».

27Si en temps de crise, le pouvoir n’apparaît donc pas toujours à la hauteur de sa fonction, en temps ordinaire il est souvent dépeint comme peu soucieux d’assurer efficacement la préservation de la santé publique. La résurgence des cas de paludisme dans la région littorale de la Costa Brava (notamment dans la plaine de Bellcaire) en liaison avec l’extension des surfaces consacrées à la riziculture en apporte un témoignage édifiant. La première mention concernant ce dossier remonte à septembre 1899, lorsque le collège des médecins nomme en son sein une commission chargée de rédiger un rapport sur les conséquences que pourrait avoir sur la santé publique la ré-introduction de la culture du riz dans cette région. La commission en question émet un avis négatif qui ne sera pourtant pas suivi d’effets. En 1905, on recense ainsi 40 cas de paludisme dans la région dont l’apparition est liée à l’extension des surfaces rizicoles. Face aux remous qu’entraîne la résurgence de cette pathologie dont les formes sont pour l’instant bénignes mais qui à terme peuvent devenir chroniques, une ordonnance royale est promulguée qui interdit la culture du riz. Mais la mobilisation des riziculteurs qui font jouer leur influence finit par l’emporter et l’autorisation de cultiver le riz leur est à nouveau octroyée, au point qu’en 1914 comme l’écrit l’un des médecins du collège : « le développement extraordinaire qu’a acquis cette année le paludisme comme conséquence de la culture du riz est public et notoire »28.

28L’intérêt de cet exemple est double : il éclaire l’un des aspects de la croisade hygiéniste entreprise par ces élites médicales dont le point de vue en tant qu’experts est ignoré ici par les pouvoirs publics ; il permet en outre d’illustrer un aspect inédit du récit de mort qui pour mieux servir le progrès dans le présent, convoque le passé et fait appel à l’histoire. Comme l’écrit en effet l’auteur de cette étude, « l’histoire du paludisme dans la région de l’Ampurdan est une histoire macabre »29. Trouvant dans les marécages et les lagunes qui occupaient autrefois cette région littorale un terrain favorable à son extension, le paludisme fut aggravé encore par l’introduction de la culture du riz. Les funestes effets de cette maladie s’inscrivent donc dans la durée :

« Les épidémies endémiques qui se sont succédées depuis des siècles sont innombrables, celles qui sont liées à la culture du riz ayant été les plus mortifères. Il n’est donc pas étrange que le peuple ait toujours regardé (cette culture) avec méfiance et qu’il ait parfois adopté des attitudes belliqueuses pour défendre son droit à la vie ».

29Et l’auteur de relater l’une de ces révoltes remontant à la fin du XVIIIe siècle, survenue à la suite d’une épidémie qui décimait les habitants de cette zone. C’est un groupe de femmes qui prit l’initiative du mouvement, à la tête desquelles se trouvait selon l’auteur « la grand-mère d’un médecin qui exerce aujourd’hui à Barcelone ». Le cortège, bientôt rejoint par des hommes, parcourut les rizières piétinant et détruisant tous les plants sur leur passage. Comme le rapporte le narrateur :

« Ce fut un mouvement de fureur, une explosion de colère, qui se serait terminé malheureusement par le châtiment des révoltés et surtout de celle qui apparaissait comme la principale coupable si n’avaient été stériles les recherches de la garde civile qui ne put trouver un seul témoin qui dénonce la femme en question et les autres coupables ».

30Le discours savant cède donc la place ici au récit qui fait du peuple un héros collectif, se faisant justice lui-même et dont la fureur apparaît si implacable qu’il décourage toute tentative de délation. Cet épisode n’est d’ailleurs pas le seul que la mémoire collective ait retenu. L’auteur poursuit en faisant référence à une autre épidémie, celle de 1835, qui dura deux ans et qui fit dans le seul village de La Escala, 513 morts, soit près du quart de la population d’alors. De cette « mortalité épouvantable » « le funèbre souvenir perdure encore » à travers notamment ce chant populaire que l’on fredonnait encore après l’épidémie, qui déclare :

« Si vous avez une fille que vous n’estimez guère
Mariez-la à Albons ou à Bellcaire
Si vous voulez qu’elle meure bientôt
Mariez-la à Viladamat ».

31Aucun des éléments caractéristiques de ce type de récit collectif transmis par la mémoire ne semble ici manquer : dans la première histoire, une émeute motivée par le désespoir de ces mères et épouses en colère ; l’identification du meneur, une femme en l’occurrence, dont l’action acquiert d’autant plus de poids et de crédit qu’elle est la grand-mère d’un célèbre médecin de Barcelone ; dans la seconde histoire, la référence à l’un des modes d’expression de la culture populaire, le chant.

32En dernier recours toutefois, la parole revient à l’hygiéniste qui déplore que l’incurie des pouvoirs publics ait pu pousser les victimes du paludisme dans cette région à de telles extrémités. Et de conclure sur ce qui lui semble être l’une des fonctions que remplit la mort dans ce type d’émeutes : tout se passe en effet comme si alors « la mort était indispensable pour témoigner des altérations dont souffre la santé publique ».

33Les caractéristiques du récit médical de la mort tel qu’il a été appréhendé ici doivent sans doute beaucoup à la source utilisée : un modeste bulletin destiné aux membres d’une association de médecins exerçant dans le cadre provincial. La mission même de cet organe détermine ainsi la nature du discours sur la mort qui a été exploré : ce discours n’est pas le fruit de la recherche, mais de la pratique professionnelle. C’est donc en tant que témoin direct de la mort de ses patients que le médecin s’en fait ici le narrateur. Les récits de mort s’alimentent donc à la pratique médicale de ces hommes et revêtent pour cela deux formes principales, qui varient selon la conjoncture : la première renvoie à travers l’expérience de la mort au quotidien, aux études cliniques, la seconde qui correspond aux temps de crise, met en jeu les récits des épidémies.

34La finalité scientifique et didactique des études cliniques détermine les caractéristiques de ce récit de mort : objectivation du discours, prééminence dans la narration du processus de l’agonie au détriment de la mort proprement dite. La neutralité du ton de mise ici s’efface toutefois vite dès qu’il s’agit de dénoncer une situation jugée contraire au progrès. Le récit de mort change alors de registre, dès que celui qui s’exprime ne se situe plus sur le terrain de la pratique médicale quotidienne, mais sur celui de la croisade hygiéniste. Simple témoin de la mort des autres, le médecin-hygiéniste devient alors volontiers acteur des politiques de santé publique.

Notes de bas de page

1 Archives du Collège des Médecins de la Province de Gérone, Gérone.

2 Sur ce point, voir Medicina y Sociedad en la España del siglo XIX, Revue Asclepio, Vol XXI, Madrid ; Ramón Navarro, Historia de la sanidad en España, Madrid-Barcelone, Lunwerg, 2002.

3 José Pascual, « Plan para una topografía médica », Boletín del Colegio de los médicos de la provincia de Gerona (BCMG), n° 3, mars 1903, pp 33-36.

4 98 au total, parus entre janvier 1896 et décembre 1919.

5 Enrique Vilar, « Notas clínicas », BCMG n° 2, février 1903, p. 17-21.

6 Juan Sau, « Tratamiento de la fiebre tifoidea por la vacuna específica o antitífica », BCMG n° 1, janvier 1919, p. 1-6.

7 José Careras, « Caso clínico de hidrofóbia », BCMG, n° 11, novembre 1911, p. 200-201.

8 Enrique Vilar, « Notas clínicas », BCMG, n° 2, février 1903, p. 17-21.

9 Bonfilio Garriga, « Caso clínico de meningitis tuberculosa », BCMG, n° 3, mars 1901, p. 53-57.

10 Manuel Serrat, Luis Duran, Joaquín Prat, « Caso de putrefacción fetal intra-uterina sin septicemia ni toxemia », BCMG n° 11 novembre 1903, p. 173-177.

11 Juan Sau, « Un caso de gangrenia en una criatura de 15 días », BCMG n° 7 juillet 1906, p. 94-97.

12 Juan Sau, « Muerte repentina en las enfermedades », BCMQ n° 1, janvier 1916, p. 5-14.

13 José Pascual, « Enrique Vilar y Pell, médico de Figueras », BCMG, n° 3, mars 1913, p. 46-48.

14 Miguel Balvey y Bas, « Dermatosis estreptococicas. Estrépto-difteria cutanea », BCMG, n° 6, juin 1903, p. 94-99.

15 Vicente Pages, « Una epidemia de difteria en Castellfollit (1897) », BCMG, n° 12, décembre 1916, p. 153-157.

16 Juan Sau, « Del contagio en la fiebre tifoidea », BCMG n° 11, novembre 1902, p. 179-185.

17 Juan Sau, « De la fiebre tifoidea en las poblaciones rurales y en el campo », BCMG, n° 1, janvier 1905, p. 2-7.

18 Sur ce point, voir Joan Puigbert i Busquets, Política municipal a la Girona de la Restauració (1874-1900), Gérone, Ajuntament de Girona, Col-leció Historia de Girona, vol 26,2000.

19 José Pascual, « La desinfección de las habitaciones », BCMG n° 5, mai 1909, p. 50-55.

20 À cette date la population totale de la ville n’est pas de 16.081 habitants, comme l’indiquent les chiffres du recensement, mais de 20 000 environ.

21 « Comunicación sanitaria. Al ayuntamiento de Gerona », lettre rédigée par Angel Pulido, BCMG n° 10, octobre 1902, p. 161-165.

22 José Pascual, « Ni por esas », BCMG n° 8 août, 1902, p. 121-126.

23 José Pascual y otros, « Pidiendo un laboratorio », BCMG, n° 9, septembre 1916, p. 119-123.

24 Juan Sau, « Del contagio en la fiebre tifoidea », BCMG, n° 11, novembre 1902, p. 179-185.

25 Idem.

26 Antonio Maura, « Sobre vacunacinón », Décret royal du 15 janvier 1903, BCMG, n° 1, janvier 1903, p. 10-16.

27 Joaquín Prat, « El ¿... ? de Ripoll », BCMG n° 11, novembre 1911, p. 158-160.

28 Juan Pi, « El cultivo del arroz en el llano de Bellcaire », BCMG, n° 1, janvier 1914, p. 1-6.

29 Juan Pi, « El cultivo del arroz en el llano de Bellcaire », BCMG n° 2, février 1914, p. 21-27. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet article.

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