La mort du Parlement d’Aix
p. 191-208
Texte intégral
1Je pense que je dois à ma double vocation d’historien de la Révolution – en Provence ou ailleurs – comme d’historien des mentalités, et singulièrement des représentations collectives devant la mort, le privilège d’avoir à fermer le cycle des cinq siècles d’existence du Parlement d’Aix. Les institutions meurent aussi même s’il faut se garder de toute transposition anthropomorphique facile.
2Mais il peut être utile, au moins dans une visée pédagogique, de se demander comment et de quoi est mort le Parlement d’Aix, entre 1788 et 90. La facilité, qui reviendrait à clore prématurément ce dossier, serait sans doute de se référer à une aventure – celle de la Révolution commençante – qui inscrit son destin dans celui, collectif, de toutes les cours souveraines. Leur sort est scellé dès le 4 août 89 par la suppression de toutes les compagnies à commencer par le Parlement de Paris programmée dans l’attente d’une réforme complète du système judiciaire, inaugurant une transition brève puisque c’est le 3 novembre 1789 que les Parlements ont été mis en vacances, une chambre des vacations expédiant les affaires courantes jusqu’à la suppression définitive, des compagnies de province le 30 septembre 1790, du Parlement de Paris le 15 octobre (décret du 7-11 septembre 1790). L’histoire du Parlement d’Aix se conforme à ce scénario national puisque c’est le 28 septembre que se clôt le dernier registre tenu par la Chambre des vacations. Mais il y a la manière, et dans ce contexte général l’aventure de la Compagnie d’Aix assume sa part de singularité par comparaison avec celle d’autres cours souveraines. Une abondante documentation, et une bibliographie non moins abondante permettent d’en suivre les modalités et les étapes. Je tenterai d’en dégager au moins les principaux caractères, tels que je les ai rassemblés, en relisant, après un quart de siècle les derniers registres du Parlement que j’avais autrefois dépouillés dans mon étude sur les troubles sociaux en Provence avant et pendant la Révolution. Mais je me dois de reconnaître combien je suis redevable aux travaux ultérieurs et tout particulièrement à la thèse magistrale de Monique Cubells apportant une lecture que l’on peut dire définitive de ce chapitre. Faisant mon profit de cet apport, comme des travaux de F.X. Emmanuelli, je voudrais, en termes de problématique m’interroger sur les causes, puis sur les modalités d’une mort annoncée, même s’il est trop facile de la dire telle a posteriori.
3En première approche, la singularité aixoise peut apparaître dans les silences, ou pour le moins la discrétion du Parlement d’Aix, à la veille comme au cours de la phase ultime de son existence : Monique Cubells comme F. X. Emmanuelli le relèvent mais les études classiques-générale comme celle de H. Carré sur « la fin des Parlements », ou locales comme J. Viguier sur « les débuts de la Révolution en Provence », voire dans une tonalité contrastée comme les premiers chroniqueurs du XIXe siècle, Cabasse ou Lourde-en avaient déjà porté témoignage. À Grenoble, c’est provisoirement uni autour du Parlement que le peuple se soulève en 1788 lors de la journée des Tuiles, à Pau de même, ou Besançon, pour ne point parler de Paris : rien d’équivalent en Provence.
4Il y a là, en apparence un paradoxe qui ne peut manquer d’interroger, si l’on se réfère, en un flash back volontairement rapide aux heures de gloire du Parlement d’Aix au cours du XVIIIe siècle, pour ne point remonter aux fureurs du siècle précédent. En pointe des combats et de la contestation du pouvoir royal, engagé dans les querelles religieuses, le Parlement d’Aix s’était signalé dès le début du siècle dans le conflit autour de la Bulle Unigenitus, puis avec un parfum de scandale d’écho européen il avait dans les années 30 connu le procès Girard-La Cadière, puis encore le conflit des billets de confession au tournant des années 50, et surtout il avait été avec Paris, à l’initiative de la suppression de la Compagnie de Jésus... enfin l’épisode du Parlement Maupeou de 1771 à 74 y avait revêtu une âpreté particulière. Il est vrai que cette ardeur, transférée des problèmes religieux à ceux de la fiscalité royale et de la réforme de l’État s’était sensiblement atténuée à partir de 1775, tous les auteurs en conviennent, et que cette relative passivité se retrouvera, on le verra, en 1788-89 alors même que la Provence est le lieu d’affrontements fort vifs, tant dans le conflit qui se noue lors de la campagne des élections aux États Généraux, dans la noblesse mais aussi dans le Tiers-État, que dans l’épisode des troubles de Provence en mars 1789, l’une des premières poussées de la prérévolution populaire dans les villes comme dans les campagnes.
5Concerné directement, le Parlement d’Aix semble avoir cependant adopté ce qu’on désignerait aujourd’hui familièrement comme un profil bas, à quelques bouffées près dont l’ultime oraison funèbre prononcée par Pascalis – qui y perdra la vie – ont laissé le souvenir aux nostalgiques de l’ancienne constitution provençale. Avant de dire la mort, il convient donc pour remplir notre contrat, de formuler quelques éléments de diagnostic pour tenter d’élucider ce paradoxe à partir de la crise de cette institution pluriséculaire.
6Sa puissance apparaît cependant, en bien ou en mal, exceptionnellement forte au cœur de la province et Monique Cubells peut écrire « la province le savait bien qui voyait MM. du Parlement tout d’une pièce comme une puissance redoutée ». Cette puissance est autoproclamée : en 1754 les parlementaires se font gloire d’avoir « aidé la couronne à maintenir son indépendance contre les ecclésiastiques » mais aussi, c’est face à la monarchie qu’ils se présentent en 1756 comme les « interprètes de l’esprit général de la nation » avec vocation « d’intercéder pour ceux qui ne doivent qu’obéir ». Discerner derrière cette façade imposante les symptômes annonciateurs de la mort c’est faire en quelques mots le bilan contrasté des forces et faiblesses du Parlement d’Aix dans la phase ultime de son existence, soit dans les quinze dernières années.
7Des forces, je ne dirai pour faire bref, presque rien car tout est dit ou presque dans la belle synthèse de Monique Cubells, portrait de groupe majestueux encore que sans concessions. Dans un groupe structuré qui place la haute robe en position exceptionnelle au sein de la noblesse provençale, à parité pour le moins avec la noblesse d’épée, les structures familiales voire dynastiques portent témoignage de sa cohésion, autant qu’un style de vie et du paraître par où Messieurs du Parlement s’affirment dans leurs hôtels et leurs bastides. Puissance qui s’affirme aussi dans leur poids social à la fois comme seigneurs, fieffés ou non, et comme grands propriétaires, dans leur culture comme dans les formes de sociabilité qui les distinguent. Conscience on l’a vu, d’être dépositaires d’une mission comme défenseurs de la monarchie mais en même temps des censeurs en tant que gardiens des lois fondamentales : trait commun certes à tous les Parlements, mais qui se colore à la fin du siècle dans le cas provençal sous l’influence de la reprise de ce que nous appellerions, avec quelque anachronisme, une conscience identitaire autour de la défense de l’ancienne constitution provençale, dont l’avocat Pascalis et quelques autres se font les portes parole, donnant ici à l’idéologie parlementaire une tonalité particulière.
8Mais en contrepoint, voici des rides, des fissures que je me contente d’énumérer au risque de la caricature. Déclin du prix des charges de président et surtout de conseiller, difficulté à les pourvoir dans un groupe qui se ferme et se replie, crise de l’assiduité et absentéisme croissant dans les nouvelles générations que soulignent les observateurs comme Fauris de Saint Vincent. Crise de foi et de culture, encore que mesurée, mais si les gestes changent peu, les idées nouvelles ne pénètrent qu’une petite élite éclairée, malgré l’éclat apparent de quelques bibliothèques et collections. Les grandes figures de parlementaires appartiennent à la génération précédente.
9Déclin de l’ardeur répressive : test ambigu que l’on scrute au fil des courbes du livre des prisons, ou des lettres de cachet. La Provence sage des dernières décennies de l’Ancien Régime ou à tout du moins de la quinzaine d’années qui suivent la grande flambée contestatrice des années 70 reflète-t-elle l’apaisement des tensions, que cependant la multiplication des conflits avec les communautés atteste, ou l’annonce d’une nouvelle façon de rendre Injustice ? Les deux sans doute. Mais dans ces mêmes décennies d’autres indices se dévoilent : tout en s’associant généralement aux campagnes des autres Parlements sur la défense des privilèges et les problèmes fiscaux, le Parlement d’Aix semble s’assagir, c’est le temps des compromis avec le pouvoir royal. Puis, notons-le, la polémique religieuse, que la minorité agissante issue de la tradition janséniste avait conduite brillamment jusqu’à l’expulsion des jésuites a perdu sa consistance et disparaît semble-t-il de l’univers des nouveaux parlementaires. De ce repli, il est une expression symbolique et que j’aurais aimé développer – je ne le ferai pas – c’est l’aventure de la destruction du palais des comtes de Provence entreprise en 1778, rupture avec un passé récusé, qu’on l’interprète en termes de volonté moderniste inconsciemment vandale, ou comme geste de rancune à l’égard de lieux souillés par la présence momentanée du Parlement Maupeou.
10Mais plus encore que la destruction c’est l’échec à reconstruire qui me frappe, celui des grands projets confiés à Nicolas Ledoux de leurs vicissitudes et du fiasco du grand dessein architectural et urbanistique : en 87 quand s’achève la démolition, la Révolution laissera béant ce trou dans la ville et dans la mémoire, et c’est lui faire un mauvais grief que de l’en rendre responsable. Ce fiasco a des causes qui tiennent à la lenteur de l’élaboration des projets de Ledoux. Mais on a dénoncé dès l’époque les arrières plans douteux, la collusion de l’Intendant Des Galois de Latour avec l’affairiste Mignard, beau-père du Conseiller D’André, adjudicataire.
11C’est ici que l’on peut parler de crise. Le Parlement d’Aix à la veille de la Révolution n’est plus lui-même un monument incontesté. Beaucoup ne l’aiment pas : c’est de tradition dira-t-on, dans cette Provence dont le proverbe local énumère les trois fléaux traditionnels : « le mistral, la Durance et le Parlement ». Mais on s’en accommodait. Et voici que se rouvrent les procès avec les communautés, que la rivalité avec la cour des Comptes exacerbée par l’épisode du Parlement Maupeou a laissé des traces durables, que l’Intendant et premier président des Galois de Latour un temps encensé, médaillé, est contesté, dénoncé pour ses concussions – à Marseille comme dans les opérations autour du nouveau palais.
12Les attaques contre le Parlement se multiplient : ce sont dira-t-on des personnages marginaux qui sont les plus virulents, et qui ont leurs raisons : Sade ne pardonne pas d’avoir été brûlé en effigie pour quelques peccadilles et se défoule dans les « Harangueurs provençaux » ou le « Président mystifié », réveillant ailleurs le souvenir des « bûchers de Cabrières et de Mérindol ».
13Plus connu et faisant une intrusion spectaculaire dans ce monde réglé, Mirabeau (qui avait cependant défendu le Parlement en 71 lors de l’épisode du Parlement Maupeou) ouvre en 1782 par une intrusion fracassante ce que j’appellerai la crise des années 80. Guy Chaussinand Nogaret, dans une récente biographie de Mirabeau, légèrement romancée et point dans le style austère de son maître François Furet, évoque d’entrée dans son tableau introductif le retour à Aix de celui qui n’est pas encore le tribun, mais déjà le déclassé célèbre, venu tenter de reprendre dans une ville hostile et son épouse frivole, et la dot qui va avec elle ! Forçant à mon avis un peu le trait, aux franges du Western spaghetti, l’auteur présente la société aixoise, sous l’emprise du milieu parlementaire, comme un gigantesque lobby de corruptions et de dépravations. Un « parrain » Monsieur de Marignane, fort de sa richesse « olympique », de sa connivence avec les chambres du Parlement et le corps stipendié des avocats qui font bloc pour sa défense – Pascalis, Portalis surtout préludant indignement à une brillante carrière. Et l’on sait l’issue que l’on a dite scandaleuse du procès aux dépens de Mirabeau. Fait divers ou césure profonde avec une opinion populaire qui a écouté le Tribun avec passion ?
14Mais voici que le fait divers scandaleux semble devenir monnaie courante dans cette société des cours d’amour du Tholonet et de Tourves, chez les Valbelle, les Gallifet et tous ces jeunes qui les entourent et mènent la dolce vita. Le jeune président d’Entrecasteaux égorge sa femme, en 1784, et la complaisance de ses collègues lui permet de fuir pour mourir misérablement à Lisbonne : mais Portalis dans le procès posthume qui eut lieu fait déclarer intacte sa mémoire en l’absence de jugement, l’honneur de la compagnie est sauf. De même, dans ces années la peccadille outrée de l’affaire de la Torse – une bande de jeunes parlementaires éméchés au retour d’une des folles nuits du Tholonet s’est amusée à pendre un paysan rencontré sur le chemin – est-elle étouffée en considération de la respectabilité des familles. Et les chroniqueurs ne sont pas en peine de citer d’autres exemples, des débauches de certains parlementaires – de Villeneuve, de Bruny, d’Entrecasteaux, aux escroqueries du marquis de Julhau...1.
15Tout serait-il pourri au royaume de Danemark ? À tout le moins cela marque mal, comme on dit ici. Et quand Beaumarchais vedette nationale gagne de façon inespérée devant la cour d’Aix un procès contre un aristocrate, le comte de la Blache, le chroniqueur écrit : la canaille a été si aise de voir un homme comme Beaumarchais avoir le dessus sur un homme de qualité qu’elle a fait mille folies.
16Les « affaires » d’Aix, dirait-on aujourd’hui, n’expliquent pas tout : mais il est des temps où elles deviennent un symptôme. Le Parlement n’abordait pas en position de force les approches de la Révolution.
17Ce n’est point uniquement pour cela, on s’en doute, qu’on peut expliquer son comportement durant les années cruciales de la prérévolution et des premiers mois de 1789.
18En 1774, le retour du Parlement, à la fin de l’épisode du Parlement Maupeou s’était fait dans l’enthousiasme du petit peuple, si l’on en croit les récits : en 82, le procès Mirabeau voyait déjà l’opinion populaire se mobiliser contre le Parlement. Entre 1787 et 89 les épisodes de la prérévolution confirment ce rejet du fait de l’attitude, conciliatrice en apparence, mais au fond sans ambiguïté de la cour. On peut la définir par rapport à deux points de référence : les repères nationaux dont le conflit entre le pouvoir royal et le Parlement de Paris scandent les étapes, les repères locaux dont l’attitude de la noblesse en corps donne le ton, de la convocation des États provinciaux en 1787 à la campagne pour l’élection aux États Généraux au printemps 1789.
19Dans la première perspective, on note sans surprise que le Parlement d’Aix s’associe en 1787 aux protestations du Parlement de Paris contre le projet de réforme fiscale que Calonne avait proposé aux Notables, ce qui lui vaut un exil momentané du 15 au 20 septembre. Il persiste et signe en 88 quand l’opposition parlementaire aux projets de Lomenie de Brienne suscite la tentative royale de réforme radicale du système judiciaire tentée par le garde des Sceaux Lamoignon, prévoyant l’établissement des Grands Bailliages. En s’appuyant sur les « lois constitutives et fondamentales » de la Provence, le Parlement d’Aix manifeste sa résistance et dénonce : « un système qui tente de nous subordonner au gouvernement des français, nous asservit à une cour étrangère ». Mais il doit en consentir le 8 mai l’enregistrement d’autorité par le marquis de Miran, Commandant de la province. Ce fut l’occasion d’une démonstration symbolique de la part du barreau aixois, vivier de fortes personnalités, Pascalis, son porte-parole, Pazery, Gassier, Alpheran, Dubreuil, Portalis ; c’est ce dernier qui développe un argumentaire défensif (« Examen impartial des édits », de 1788), fondé sur les droits et privilèges de la province, thème que reprend Pascalis en tant qu’assesseur d’Aix et procureur du pays.
20La monarchie a alors proposé par la voix du Comte de Caraman un statut spécial pour la Provence qui aurait conservé son Parlement et sa cour des Comptes dans le cadre d’un grand bailliage unique : ce compromis a été unanimement rejeté par tous les corps, sur fond d’une hostilité collective manifeste du petit peuple. Mais cette hostilité aux projets royaux n’entraîne pas pour autant un regain de popularité du Parlement : suspendu le 8 mai 88 comme les autres cours, rétabli le 20 octobre quand Brienne retire ses édits et sacrifie Lamoignon, il est réinstallé en présence, nous dit-on (Cabasse), d’« un peuple muet et immobile » qui boude les manifestations festives rituelles.
21En fait, l’annonce de la convocation des États généraux pour mai 1789 a eu pour effet de marginaliser l’initiative propre du Parlement, qui dans l’affrontement général tel qu’il culmine en Provence va devenir un partenaire mais non le premier dans un jeu complexe et simple à la fois. Le théâtre en est fourni par les États de Provence ressuscités en décembre 1787 pour une session d’un mois, et à nouveau réunis de janvier à avril 1989, la noblesse y domine et principalement la noblesse fieffée qui dénie aux nobles non-possesseurs de fiefs toute participation à ses assemblées, mais au contraire la pression est vive dans l’assemblée des Communautés de Provence comme dans le Consulat d’Aix, où domine la dynamique du Tiers État, en faveur du doublement du Tiers, et de l’ouverture du droit de suffrage.
22On sait l’âpreté d’un conflit où s’est manifestée l’intransigeance butée de la noblesse fieffée, schisme intérieur dans le camp des privilégiés, illustré lors de la seconde session des États en 89 par les démonstrations éloquentes de Mirabeau, qui rejeté par son ordre se fera élire aux États Généraux par le Tiers-État d’Aix. Sans nous risquer dans le récit de cet affrontement n’en retenons que ce qui concerne le Parlement : l’analyse précise et sans appel de Monique Cubells décrit cette attitude comme attentiste, prudente, évitant de s’engager ouvertement dans un des camps, mais au fond solidaire de celle des nobles fieffés, groupe auquel la majorité des Parlementaires appartient. Plus conciliants peut-être que ce lobby si l’on en juge aux tests de présence et d’absence dans les diverses assemblés politiques qui permettent de les sonder, les parlementaires aixois ont manifesté surtout par leur abstention, ainsi dans les assemblées de sénéchaussées. Seul le conseiller D’André qui affecte provisoirement d’être dans le mouvement est élu aux États Généraux par la noblesse de la Sénéchaussée d’Aix. Monique Cubells dénombre, en prudente estimation parmi 60 parlementaires en activité, une minorité mais décidée et combative d’une quinzaine de réactionnaires purs et durs, pour 5 (au plus) qui sont ouverts aux idées nouvelles, et une quarantaine de conservateurs craintifs et hésitants.
23Ce profil bas explique des prises de position modestes et réservées : refus de s’associer au mouvement animé par les aixois pour l’élargissement du vote aux États Généraux, mais aussi à l’inverse de se joindre ouvertement au camp des possédants, afin, explicite-t-on dans une délibération du 8 janvier 1789 « de ne pas accroître l’aigreur du peuple ». En gage de bonne volonté, le Parlement s’associe aux concessions que propose la noblesse provençale dans le domaine fiscal, et propose d’abandonner pour sa part son droit de ne pas payer intégralement la taille.
24Réactionnaires sans ostentation, les Parlementaires d’Aix qui ont accepté de saluer le nouveau cours des choses au lendemain du 14 juillet pourraient paraître d’anodins acteurs, s’ils n’avaient été directement sollicités dans leur position sociale de propriétaires et de seigneurs mêmes, par l’explosion en mars 1989 de la révolte populaire : ce sera pour eux une épreuve et un moment de vérité. La prérévolution populaire embrase la Provence, au creux de la crise économique, sociale et frumentaire du printemps, conjointement aux motivations politiques du moment. Il ne m’appartient pas de retracer ces troubles, que j’ai étudiés autrefois et dont les travaux ultérieurs ont affiné le profil ; au plus d’en rappeler l’ampleur puisqu’ils intéressent toute la Provence occidentale principalement, rayonnant à partir de la mi-mars à partir de foyers urbains : Marseille, Aix, Toulon, Arles, Sisteron, pour pénétrer profondément dans la Provence occidentale rurale jusqu’à la Haute Provence. Chemin faisant, ils ont adopté le double caractère de mouvements urbains focalisés sur les subsistances, mais aussi l’hostilité aux oligarchies municipales et leur fiscalité oppressive, pour se muer dans l’arrière pays en soulèvement antinobiliaire, où les châteaux brûlent et sont pillés. Relativement peu sanglante, quelques morts initialement de part et d’autres – cette insurrection n’épargne pas les Parlementaires – le président de Thomassin assailli dans son château, M. De Peynier contraint à renoncer à ses droits seigneuriaux, cependant qu’à Salernes c’est l’homme d’affaires du président de Gallifet qui assume le choc et qu’à Soleilhas le château de M. de Fortis échappe de peu à l’incendie. Agressés individuellement en tant que seigneurs et propriétaires, les Parlementaires le sont plus directement encore, en tant que responsables du maintien d’un ordre que la confusion qui règne dans les instances locales du pouvoir royal rend problématique : mais leur premier président, M. Des Galois de Latour n’est-il pas l’Intendant de la Province ?
25Dans quelle mesure la brutalité de cette sollicitation a-t-elle réveillé une ardeur répressive traditionnelle que l’on avait vu s’amoindrir semblait-il dans la décennie précédente, sur fond d’un climat social apparemment plus serein depuis la flambée des années 70 ? Les avis divergent sensiblement, des chroniqueurs les plus anciens du XIXe siècle jusqu’aux historiens d’hier et d’aujourd’hui. J. Cabasse thuriféraire posthume de la Cour en 1828, insiste sur l’indulgence quand Lourde, repris par Jules Viguier, dénonce la cruauté de la répression. Les modernes – M. Cubells ou F. X. Emmanuelli – apportent un arbitrage plus nuancé. En reprenant les pages du dernier registre des délibérations de la Cour, celui même que Monsieur Taine avait feuilleté l’un des premiers, je suis tenté de donner raison successivement aux uns et aux autres. C’est encore une mansuétude inquiète qui s’exprime dès le 30 janvier 89, avant même l’explosion : en demandant des mesures contre la fermentation en cours, M. de Calissanne tient à dire combien il est « douloureux quand on est une juridiction paternelle d’avoir à prendre des mesures contre quelques individus qui veulent en vain représenter l’universalité » pour conclure que dans le moment présent il est peut-être nécessaire « d’user de bonté et de clémence » avant qu’on ne soit « forcé de punir un peuple trompé qui se laisse séduire et se croit malheureux, l’arrêter au bord du précipice qu’il se creuse lui-même » : mais on rappelle que l’autorité s’appesantira sur les coupables et qu’il existe des lois contre les attroupements.
26Les troubles de Manosque (l’évêque de Sisteron molesté) et plus encore ceux d’Aix même et de Marseille n’infléchissent pas immédiatement une attitude qui se veut prudente « le mouvement populaire est l’effet d’une maladie politique que des moyens violents aigriraient... Il est des temps où le magistrat doit suspendre le glaive » (14 mars). Mais de cette date à la fin du mois la prise de conscience de l’ampleur du mouvement convainct que l’effervescence générale « peut avoir des suites que la sagesse et l’autorité du seigneur roi peut seule arrêter » et conduit tout en présentant le tableau en défense d’une province ruinée par la crise et la cherté, à insister sur l’intérêt commun des trois ordres à maintenir une « subordination nécessaire » en exerçant une vigilance accrue. Et c’est en ce sens que l’on envoie une députation à Versailles. Mais sur place une commission est établie dès le 26 mars pour suivre les affaires. On parle encore rapprochement des cœurs et des sentiments, bonheur commun, union des ordres, mais c’est pour réunir « frères et amis » contre « une foule de factieux la plupart vagabonds et étrangers ».
27Le ton change en avril quand l’avocat général Montmeyan adresse un rapport féroce à Necker, et quand en réponse les lettres patentes royales du 16 avril 89 commettent le procureur général du parlement pour faire l’instruction lui-même et pour juger en première et dernière instance tout ce qui est relatif aux dernières émeutes et séditions. En position de responsabilité le Parlement ne se dérobe pas c’est le moins qu’on puisse dire, il se mobilise, désignant des commissaires pour se porter sur les différents fronts de l’agitation : aux conseillers De Bourguet, Fabris, Franc les troubles de Puget, St Nazaire, Toulon, Hyères, aux conseillers Perier, De Fonscolombe et De Fortis ceux de Brignoles, Nans, le Luc. Des expéditions punitives ramènent ainsi en provenance du Luc pour commencer, nombre de prévenus qui s’entassent dans les prisons d’Aix. Ce zèle réveille (est-ce bien le moment ?) la rivalité avec la Chambre des Comptes qui du fait de ses attributions revendique l’instruction des soulèvements antifiscaux, à Marseille, à Brignoles que l’on se dispute. Et l’avocat général de la cour des Comptes, Autheman peut dénoncer à Necker le 8 juin 1789 le volontarisme répressif du Parlement, son rival, qui « a voulu sacrifier tous les tribunaux à son ambition et à l’annonce de sa grandeur et de sa souveraineté ».
28Mais l’avocat général Montmeyan n’a-t-il pas pris les devants en écrivant le 28 mai « le maintien de l’ordre public et la nécessité de donner quelques exemples capables de prévenir à jamais de pareils excès semblent exiger qu’on ne mette aux pouvoirs qui leur seront confiés [aux Parlementaires] et à l’étendue de l’arrondissement dans lequel ils pourront exercer d’autres bornes que celles que leur zèle et leur prudence les porteront à y mettre eux-mêmes ». L’heure n’est plus à la clémence quand on écrit au Garde des Sceaux Barentin « la loi nous prescrit d’avertir le souverain qui par un acte de clémence prématurée et contre toutes les formes peut compromettre la sécurité publique ». Ce que Montmeyan d’une manière plus sournoise exprime à Necker « je crains pour le Parlement la haine du peuple, si après qu’il aura rendu des arrêts rigoureux le roi annonce d’une manière solennelle et sans restrictions qu’il a toujours été porté à la clémence ».
29Il a raison : quand en juin les premières instructions bouclées, la première exécution capitale, les lourdes condamnations aux peines des fers témoignent de l’efficacité de la répression2 la montée même du mouvement révolutionnaire mobilise contre l’activisme des parlementaires : et les marseillais menacent d’organiser une expédition punitive pour délivrer à Aix les prisonniers des geôles du Parlement. L’Intendant des Galois de Latour, encensé par les États de Provence est devenu objet d’exécration auquel on rappelle ses concussions, il quitte en pleine audience le 17 juillet la séance de la Grand Chambre qu’il préside pour prendre la route de l’émigration. Mais alors même qu’on instrumente à marches forcées sur Toulon, Pertuis, Hyères, les Pennes, le vent tourne à Paris : dès le 7 juillet, l’avocat général avait rappelé qu’aux termes de la déclaration royale du 25 mai, le Parlement sera mis en vacances le 13 août, cédant la place à une Chambre des Vacations. Mais tandis que la cour décide de solliciter des lettres patentes du roi pour obtenir que celle-ci ait la permission de poursuivre l’instruction des affaires en cours, soudain un vent d’indulgence reprend force quand le 23 juillet (il s’est entre temps passé quelque chose à Paris !) le premier président revenant sur la sévérité forcée à l’égard de « citoyens égarés par une espèce de délire général », confesse qu’elle répugnait son humanité, sentiment partagé par les commissaires qui l’invitent à recourir à la clémence en faveur des prisonniers non encore jugés : le roi est sollicité de donner des lettres de pardon, suspendre « toute extension et même toute intrusion extérieure » en réaffirmant toutefois les droits éternels et imprescriptibles de la propriété et en engageant les éventuels bénéficiaires de cette grâce de « se garder de toute illusion, de tout enthousiasme même de celui qui fait désirer trop violemment le bien ».
30Les derniers mois durant lesquels siègent la Grand Chambre ou les Chambres réunies, jusqu’à la fin d’octobre, témoignent de façon ambiguë de la docilité contrainte du Parlement au nouveau cours des choses. Il répond favorablement le 24 juillet à l’invitation de la Municipalité d’Aix à assister à un Te Deum à la cathédrale Saint Sauveur pour célébrer l’union du roi et de la Nation et le 8 août il obtempère à l’invitation qui lui est faite de faire parvenir avant la fin de ses séances ses vœux et ses hommages à l’Assemblée Nationale, chargeant le Conseiller D’André, par ailleurs député, de lui faire part de son respect, comme de l’adhésion aux principes qu’elle soutient. Il prend aussi des mesures d’élargissement à l’égard des prévenus non encore jugés pour les affaires d’Aups, La Valette ou Besse, et répond au maire de Brignoles qui veut poursuivre l’enquête qu’« attendu les circonstances » ce n’est pas opportun. Ce faisant, il anticipe à peine sur l’édit royal du début d’août qui porte amnistie générale sur les troubles du printemps, mais s’il doit en apparence tourner casaque en convoquant le sieur De Cuers, coseigneur de Cogolin pour lui faire rendre compte de son attitude provocatrice vis-à-vis de la garde bourgeoise du lieu, on a fait remarquer qu’il n’élude pas les occasions de repartir sur nouveaux frais : condamnant injustement en octobre encore la Commune de Ferres, à la frontière du Piémont dans le procès qui l’oppose à son seigneur d’Alziari pour une affaire de four banal, et projetant pour l’exécution du procès une expédition militaire, dont on le dissuade heureusement... Mais il ne peut ignorer le rappel qui lui est fait (4 septembre) de l’attribution de compétence transférée désormais à la maréchaussée en matière d’émotions populaires, attroupements et excès.
31La Chambre des vacations qui se met en place à partir du 11 novembre 1789, sous la direction du président de Cabre, après réception le 10 du décret de l’Assemblée Nationale portant que tous les Parlements du royaume continueront de rester en vacance assure une continuité minimale non sans peine : son premier président obligé de s’absenter le 17 novembre fait péniblement le tour de ville à la recherche d’un remplaçant : à l’hôtel de Lauris le président s’est excusé sur sa santé, chez le Président De Noyer le portier a répondu que son maître était en campagne... Entre abstention et émigration largement commencée, à l’exemple du président De la Tour, la scène se vide. Des incidents significatifs attestent de faibles velléités de résistance : dans la nuit du 24 au 25 mars, un conseiller Grimaldi de Régusse a insulté un brigadier de la Garde nationale aixoise, condamné à une amende, il a obtenu de la chambre des vacations qu’elle soit suspendue, mais a dû s’exécuter. Désavouée, la Chambre épanche son amertume dans une lettre au roi évoquant : « le mépris éclatant de la justice souveraine que votre Parlement exerce en votre et pour le bien des peuples », réduits à « dévorer tous les dégoûts » ils concluent : « les événements peuvent nous priver de l’honneur de rendre en votre nom et sous votre autorité la justice à vos peuples mais aucun événement ne saurait altérer »[notre fidélité]. À quoi le Garde des Sceaux répond en les priant « de ne pas faire d’entraves par amour pour la paix ».
32L’activité de la cour se réduit à l’enregistrement sans phrases de la foule des décrets qui arrivent de l’Assemblée Nationale, en pleine activité de liquidation de la féodalité et de restructuration administrative, dont la majorité ne doit guère lui plaire. On la voit cependant tenter de reprendre quelque initiative lorsque commencent à se dessiner le mauvais gré et les conflits sur le refus du rachat onéreux des droits seigneuriaux abolis : ainsi est-il saisi en septembre 1990 par la municipalité de Sisteron, qui transmet, d’une plainte de la municipalité de Baudinard relatant excès, injures et violences sur le fait des droits seigneuriaux « payables cette année comme par le passé ». Contre les perturbateurs, les gardes nationales de Sisteron et de ses alentours se sont mobilisées, emprisonnant à Sisteron 6 à 10 détenus. Recevant ces pièces comme dénonciation, la Chambre des vacations ordonne une information et commence à instrumenter : l’initiative n’ira pas loin et son issue est significative. Convoqué le 15 septembre pour compte rendu, le substitut du procureur du Roi à Sisteron convient sans peine qu’il a fait élargir les prisonniers au bout de 3 à 6 jours, convaincu qu’ils ne sont « ni tapageurs ni séditieux », et ce malgré la résistance d’une partie des autorités, ce qui suggère un règlement de comptes local. Et la Chambre des vacations – signe des temps – « satisfaite de sa conduite, le renvoie à reprendre ses fonctions » (15 septembre).
33S’occupant dans ses dernières séances d’enregistrer les nouveaux décrets – dont celui du 11 août portant liquidation des offices et l’organisation judiciaire, arrêtant ses registres et préparant les dossiers nécessaires pour cette liquidation, la Chambre s’autorise, on l’a vu, l’ultime insolence de refuser de livrer ses archives au greffier de la municipalité. Le laconisme de cette dernière partie du registre des délibérations du Parlement de Provence, où la Chambre des vacations tend à devenir simple chambre d’enregistrement ne doit pas totalement tromper, bien qu’il reflète, on l’a vu au passage la dispersion spontanée de la majorité des membres de la cour : soit qu’ils se soient repliés à leur campagne – dans leurs châteaux ou leurs bastides, soit que, à l’instar du président Des Galois de La Tour, ils aient pris, dès les lendemains du 14 juillet, le chemin de l’émigration en Italie. Flux au demeurant modeste par référence à d’autres cours de province, celles du Nord, ou de la frontière de Dijon à Besançon ou Grenoble.
34Mais il reste des parlementaires sur place, des vieux et des plus jeunes, comme il reste des avocats (dont la corporation est dissoute par décret du 2 septembre 1790) que leurs liens étroits associent à la cour. C’est dans ce milieu comme chez les anciens privilégiés que se recrutent les adhérents du Club des Amis du Roi et du Clergé, adversaires des Clubs Aixois dont la présence s’impose alors, Amis de la Constitution et Antipolitiques. Ces derniers affirment leur hostilité au défunt Parlement en octobre 1790 en bataillant pour faire supprimer dans l’église des Grands Augustins l’inscription « fastueuse et fausse à la gloire de l’ancienne cour ». Prudent, le maire Emeric David essaie de tergiverser mais s’incline devant un ordre de l’Assemblée Nationale.
35L’activité de ces milieux contre révolutionnaires ne se déroule pas totalement au grand jour : plusieurs d’entre ses membres ont des liens avec les milieux émigrés de Turin qui tentent alors de tisser la trame d’une contre Révolution dans le Midi, et parmi eux Pascalis, l’avocat réputé, porte-parole de l’idéologie parlementaire et nostalgique de l’ancienne Constitution Provençale.
36C’est avec lui que nous introduirons la dernière séquence tragique de notre parcours, sous la forme d’un tableau en deux cadavres. Nous avons dit l’effacement sans phrases de la Chambre des vacations, à la lecture de ses registres. Mais ce silence est trompeur. Car la dernière séance du Parlement a été le lieu d’une démonstration théâtrale, le 27 septembre au cours de laquelle il reçut une délégation des avocats, traditionnels suppôts de la cour : à sa tête Pascalis, D’Alpheran, Dubreuil accompagnés d’une dizaine de jeunes avocats. C’est à Pascalis au nom de ce barreau désavoué qu’il est revenu de prononcer un discours, profession de foi et oraison funèbre tout à la fois. La chambre avait jugé ce texte digne d’être transcrit mais la prudence l’emporta : ce qui explique le silence, mais Roux Alpheran en a transmis plus tard la teneur aux chroniqueurs du siècle suivant.
37Longue récrimination que nous ne pouvons que résumer : Pascalis rappelle que :
« les édits du 8 mai 88 l’ont forcé comme administrateur du Pays de consigner dans [les] registres les réclamations d’un peuple jaloux de sa constitution et de sa liberté, idolâtre des vertus de son Roi. Dans des circonstances plus désastreuses, il vient remplir un ministère non moins imposant et au nom d’un ordre qui s’honorera toujours de seconder [les] efforts pour le maintien des droits du pays déposer dans votre sein les alarmes des bons citoyens.
« Si le Peuple – tête exaltée par des prérogatives dont il ne connaît pas les dangers, cœur corrompu par les idées républicaines – souscrit au renversement de la monarchie, à l’anéantissement de notre constitution à la destruction de toutes les institutions politiques s’il applaudit... à sa dispersion de la magistrature qui veille sans cesse pour son bonheur... ce sera alors l’anarchie, l’aveuglement, « le refus du vœu de cette foule de communautés qui ont inutilement sollicité la convocation de nos états »... plaignons ses erreurs, gémissons sur le délire, craignons qu’il ne se charge lui-même un jour de sa vengeance... ».
« Le temps viendra où les prestiges seront dissipés, du retour aux sentiments naturels de fidélité, de franchise et de loyauté : on bénira à la constitution de Provence, applaudie par les publicistes, égide de la liberté sociale, garant de la fidélité publique. Ce sont là les vœux d’un Ordre (celui des avocats dont il exalte les mérites) décidé à s’ensevelir avec la magistrature et qui veut vivre et mourir en citoyen provençal, bon et fidèle sujet du Comte de Provence, roi de France ».
38Ce plaidoyer pour un monde perdu reflétait-il les sentiments unanimes de l’ancienne cour de parlement ? Il a du moins donné un support durable à une certaine image et par la même, on peut dire que Pascalis a auréolé cette fin d’une certaine grandeur, jusqu’alors absente.
39La tirade a été connue à Paris, où la presse patriotique (les « Annales » de Linguet) notent avec ironie que Pascalis « croit tout perdre parce que les mortiers et bonnets carrés cessent d’être en usage », et où la dénonciation qui en est portée à l’assemblée par les corps administratifs est atténuée par les propos de D’André, qui félicite Pascalis.
40Mais la montée de la tension à Aix, où patriotes et aristocrates s’affrontent en rixes violentes autour du café Casati, état-major des aristocrates est vive. Le 12 décembre 1790 un noble, De Giramand tire un coup de pistolet, arrêté, protégé par des officiers aristocrates que leurs soldats refusent de suivre il est incarcéré avec Pascalis et La Roquette. Le 14 décembre tous trois sont pendus sur le cours en plein midi par ce que l’on désigne comme des « forcenés ». L’émotion est vive, à Paris même où l’abbé Maury et Mirabeau s’affrontent à l’Assemblée, qui décide d’envoyer des troupes dans ce Midi livré à ses fureurs.
41À côté de Pascalis, ce héros connu d’un des aspects de la geste provençale, qu’il me soit permis, en contrepoint, d’en évoquer un autre, dont la renommée fut toute locale. Ce qui nous ramène quelques mois en arrière, à l’été 1790. Le 14 juillet, lorsque la France presque entière à l’instar de Paris, célèbre dans les fêtes de la Fédération, l’unité nationale rêvée sinon encore construite, un banquet civique se tient dans le parc de Gémenos, propriété du maire, qui se trouve être Monsieur d’Albertas, ancien président de la Cour des Comptes, un temps même, on s’en souvient Président du Parlement Maupeou. Le drame éclate : le président est poignardé par un jeune homme Anicet Martel. La documentation n’est pas prolixe sur ce quasi anonyme, pour L. Cabasse chroniqueur « Restauration » c’est simplement « un monstre ». Roux Alpheran guère plus loquace ne donne que le signalement, en criminologiste averti, « d’un très petit homme, bossu ayant la tête grosse et le visage effilé ».
42Nous devons au rédacteur anonyme d’une plaquette sur les exécutions capitales à Aix publiée en 1860 par la Confrérie des Pénitents Bleus une notice sinon plus sympathique du moins un peu plus explicite : né à Auriol, habitant Toulon, cet élève en chirurgie a été l’instrument d’une vengeance familiale : son père était instituteur à Gémenos et « ses mœurs étaient entièrement dissolues » :
« ...Sa conduite scandaleuse méritait donc un châtiment : l’honneur des familles l’exigeait et la morale publique le commandait. L’instituteur fut destitué de ses fonctions. Son fils Anicet alors élève en chirurgie s’était jeté dans toute la fougue des passions révolutionnaires. La destitution de son père provoqua sa vengeance et M. d’Albertas auteur comme maire de cette mesure fut naturellement sa victime... ».
43Libre à nous de nous interroger sur la part respective des motivations individuelles et du politique dans le crime et dans son châtiment. Car le procès d’Anicet Martel a été, c’est le moins qu’on puisse dire, instruit et mené rondement en 15 jours par la Chambre des vacations, talonnée par le compte à rebours puisqu’elle n’a elle-même guère plus de deux mois à vivre. C’est dans ses dernières pages, à la date du 2 août 1790, que figure l’arrêt qui déclare ledit Martel « dûment atteint confès et connaissant du cas de crime d’assassinat prémédité..., pour réparation de quoi le condamne à l’amende honorable, à la roue, à y expirer, à dix livres d’amende envers le roi... », à quoi s’ajoutent autres dix livres pour dommages et intérêts que Monsieur d’Albertas fils appliquera à l’hôpital de Gémenos, et encore les frais d’une messe pour le repos de l’âme de Monsieur d’Albertas (sans parler d’une amende pour « fol appel » modérée (on l’apprécie !) à 12 livres et les épices qui se montent à 77 centimes. Ensuite de l’arrêt, le verbal de l’exécution le même jour à 7 heures du soir, « à la roue, ainsi l’attesté-je, signé Aymard ».
44Ce que le greffier omet de signaler ce sont les circonstances : les amis d’Anicet Martel, carabins ou jeunes révolutionnaires, avaient prémédité de le faire évader en provoquant un tumulte dans une foule aixoise visiblement hostile à l’exécution. Complice, le bourreau feignant la peur s’enfuit, jusqu’à ce que l’on le découvre caché dans un confessionnal de l’Église des Capucins. Anicet Martel rattrapé lui aussi pour sa part par un capitaine du régiment de Lyonnais subit son supplice. Mais quand les pénitents bleus traditionnellement préposés à cet office voulurent se saisir de son corps pour l’ensevelir, il fallut le soustraire à ses amis... pour peu de temps puisqu’ils le déterrèrent durant la nuit, et qu’il fut « disséqué » dit le chroniqueur, que nous corrigerons en « dessiqué », par aspersion de térébenthine, et ainsi momifié dans la posture et avec le rictus du supplice. Commence alors la seconde vie d’Anicet Martel, préposé aux épreuves d’initiation d’une loge maçonnique aixoise, qui le prêtera à Martigues, d’où il revint à Aix, où il était encore en service en 1860 puisque le chroniqueur des pénitents bleus, qui avait visiblement ses grandes et ses petites entrées partout, en donne une description fort réaliste.
45Ne retenons que la morale de l’histoire. Au même titre que Pascalis, mais par des voies différentes, Anicet Martel a rendu service à la cour souveraine, en scellant la réconciliation ultime du Parlement et de la Cour des Comptes, en la personne de Monsieur D’Albertas, jadis âprement dénoncé au temps du Parlement Maupeou. Mais la solidarité s’imposait en ces ultimes moments. Puis, ce dernier roué vif porte témoignage de ce que fut avec obstination – un an après la prise de la Bastille – une certaine image de la justice d’Ancien Régime dont il est le dernier roué vif, avec quelques uns des Suisses de Chateauvieux à Nancy.
46Entre les deux cadavres dont j’ai réchauffé les cendres, Pascalis et Anicet Martel, je laisse à chacun le soin de choisir son héros emblématique. C’est sur ces images qu’il convient de conclure. On peut le faire lestement comme Camille Desmoulins dans son journal des « Révolutions de France et de Brabant » « Grande insurrection à Aix, trois aristocrates pendus par le peuple, entre autres Monsieur Pascalis, le chef des protestants contre la suppression du Parlement d’Aix ». La nouvelle de cette fin tragique ne rappelle aux rieurs patriotes que le commencement de la prose de Pâques « Victimae Paschali laudes ». Le tendre Camille avait parfois l’humour un peu lourd.
47Pour les parlementaires, des temps difficiles commençaient : beaucoup se sont empressés semble-t-il de percevoir la liquidation de leurs offices, 42 ont émigré, les autres se sont souvent repliés sur leurs terres, quitte à être victimes de la nouvelle poussée antinobiliaire paysanne du printemps à l’automne 1792, six ont été arrêtés et cinq guillotinés en 1794, à Marseille, à Lyon ou Orange. Est-ce beaucoup, est-ce peu ? Toute comptabilité macabre est de mauvais goût, mais si l’on se réfère à la statistique autrefois dressée par H. Carré, pour une douzaine de cours souveraines qui n’ont eu aucune victime, ou moins de 4, il en est cinq qui ont été plus durement frappées : 8 % des effectifs à Aix, 10 % à Dijon, 14 à Paris, 20 à Bordeaux mais 50 % à Toulouse.
48En conclura-t-on que les Parlementaires d’Aix ont bénéficié relativement de la discrétion de leur conduite (aucun d’entre eux n’a répondu à l’invitation lancée par Calonne aux officiers des cours souveraines de se réunir à Mannheim dans l’émigration).
49On peut pousser plus loin la curiosité, et s’interroger sur les lendemains et le devenir de cette cohorte. En 1811 la cour impériale d’Aix compte 7 anciens parlementaires (et un fils de parlementaire). Quelques uns se sont recyclés dans l’appareil d’état impérial, à vrai dire peu. Restent les familles, les hôtels, un patrimoine dont il conviendrait d’estimer dans quelles proportions il a été ébréché. Reste surtout une image, façonnée du XIXe siècle à nos jours.
50C’est ici qu’il faudrait s’engager sur la voie de la mémoire du Parlement : nous ne ferons que l’entrouvrir. Ce sont deux mémoires, à vrai dire, qui sont à l’œuvre : d’un côté fidélité, nostalgie et respect – Roux Alphéran, chroniqueur aixois des années 1840 est porteur d’une mémoire vive, celle des gens de robe associés à la cour, nourrie de souvenirs personnels et familiaux, Charles Cabasse autre thuriféraire célèbre ces « institutions colossales [qui] s’écroulèrent sans bruit comme par le seul effet naturel d’un nouvel ordre d’idées, leurs débris tombèrent aux pieds du trône ». Sans conteste, cette sensibilité nostalgique a longuement prévalu dans toute une tradition littéraire aixoise et provençale.
51Mais par ailleurs l’image négative du Parlement a trouvé, dans les travaux de sensibilité libérale puis républicaine du premier XIXe siècle des représentants pugnaces, ainsi Lourde dans son « Histoire de la Révolution à Marseille et en Provence » publiée en 1838 : « Depuis longtemps, ce Parlement corrompu n’avait plus de voix et d’énergie que pour la défense de ses privilèges : heureuse la province quand son intérêt se trouvait d’accord avec celui de son Parlement ! La justice était publiquement tarifée et vendue, on savait d’avance ce que le gain d’un procès devait coûter et les plaideurs au lieu de bonnes raisons portaient de l’or à leurs juges ».
52Cette lecture sévère a trouvé des échos ultérieurs chez les historiens républicains de la Troisième République, tel Jules Viguier qui dresse un réquisitoire sans complaisance dans son ouvrage sur « Les débuts de la Révolution en Provence ». Le temps est venu des évaluations plus sereines, si tant est qu’on puisse jamais se déprendre d’un réflexe de sympathie ou de sévérité : mais cette histoire est assez riche et complexe pour que chacun y trouve son compte.
Notes de bas de page
1 On a quelque scrupule – celui de survaloriser une lecture anecdotique de l’histoire en abordant celle de ces microcosmes urbains en termes de lobbies ou maffias, à partir de faits divers, fussent-ils suggestifs. Mais les incursions que j’ai pu faire pour ma part dans ce milieu en rédigeant la biographie de deux héros obscurs, un menuisier enrichi, Joseph Sec, un poète aixois Théodore Desorgues qui eut dans le Paris révolutionnaire une éphémère célébrité, m’ont confronté à divers titres à l’incontournable présence du Parlement. Joseph Sec gruge par ses achats immobiliers aux portes de la ville la fortune ébréchée d’un président au Parlement. Monsieur de Gueydan.
Mais c’est la saga familiale des Desorgues, père et fils, que je souhaite évoquer d’un mot dans la perspective actuelle. Jean-Pierre Desorgues, le père, fut un avocat talentueux, jurisconsulte distingué, qui occupa de 1769 à 1771 les fonctions d’assesseur du pays d’Aix, responsabilité stratégique dans l’administration locale puis de subdélégué général de la province, bras droit de l’Intendant, de 1772 à 1775. Un âpre désir de parvenir, en passant par l’acquisition de la noblesse qui lui a été refusée en 1770, malgré la demande de l’Assemblée des communautés de Provence, pouvait s’appuyer sur la protection de Monsieur d’Albertas, premier président de la chambre des Comptes. C’est lui sans doute, devenu momentanément président du Parlement entre 1770 et 1775, qui a placé Desorgues auprès des intendants Sénac de Meilhan et Montyon, dans l’intermède du « Parlement Maupeou ». Mauvais choix de carrière : le clan d’Albertas a subi le contrecoup de la rentrée de l’ancien parlement, de rancune longue, et le subdélégué général a perdu sa place. Quand Jean-Pierre Desorgues a tenté une autre voie pour parvenir, en achetant en 1773 pour 70 000 livres une charge de Conseiller-Secrétaire du roi en la Chancellerie du Parlement, il a trouvé porte close au palais pour cette « qualification sans aucune sorte de fonction », assortie d’un refus « de tout droit d’exercer, d’enregistrer ou de signer ». Peut-on considérer comme une vengeance, voire une revanche la reconversion de ses activités ? Ce riche roturier va dans les années suivantes (1779-1782) investir ses fonds dans l’achat de demeures de maître, assorties de domaines conséquents au terroir d’Aix, au détriment de familles parlementaires en difficulté : « La Galice », d’une valeur de 50 000 livres, sur Messire Thomassin de Peynier, « La Dedonne », pour 53 000 livres qui permettent à Messire François Dedons de Pierrefeu, autre président, de régler les dettes de son fils, puis le célèbre « Pavillon de Lenfant », avec terres attenantes, pour un montant comparable.
Avec un avoir de 600 000 livres, Jean-Pierre Desorgues pouvait se targuer d’être plus riche que la plupart de Messieurs du Parlement. L’ultime étape confronte à un triomphe brutalement interrompu. Quand la Cour des Comptes, où le Président d’Albertas a passé la main à son fils J.-B. Suzanne d’Albertas, entreprend en 1784 de rajeunir ses cadres en promouvant une fournée de jeunes conseillers, pour moitié d’entre eux roturiers, Jean-Pierre Desorgues en acquiert une – 20 000 livres, une bagatelle-, pour son fils aîné Jean-François. Las ! En se postant à la fenêtre de sa maison, rue de l’Opéra, pour voir passer le carrosse qui doit conduire l’héritier de l’ambition familiale au palais afin d’y recevoir les insignes de sa charge, le gros vieillard se penche et vient se fracasser sur la chaussée. C’est ce qui s’appelle une ascension manquée. soit dit cruellement, où le fait divers reprend le pas sur l’histoire. Mais des aventures de Jean-Pierre Desorgues, nous retiendrons l’importance de solidarités antagonistes, du cloisonnement de groupes d’influence – ici celui de la cour des Comptes – et finalement de l’hégémonie, dans un conflit de pression inégal, du groupe parlementaire dans cette société bien verrouillée.
2 Emmanuelli fait état de 6 émeutiers tués lors des affrontements, le bilan de la répression étant de 9 condamnations à mort (avec 4 contumaces), plus de 20 condamnations aux galères, 30 bannissements.
Auteur
Université de Paris I
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