L’affaire Cabrières et Mérindol : de la valeur des témoignages (1545-1551)
p. 41-53
Texte intégral
1Parmi les multiples affaires que le parlement d’Aix-en-Provence eut à traiter, il ne fait guère de doute que l’affaire de Cabrières et Mérindol se situe au premier rang de celles qui défrayèrent la chronique sur le moment et, devenant récurrente, durant les trois siècles d’existence de cette Cour.
2J’en veux pour preuve les remous qu’elle provoqua à l’époque même, les copies des plaidoiries et réquisitoires qui se multiplièrent aux XVIIe et XVIIIe siècles, les émotions qu’elle ne cessa de susciter, comme le percevait ce magistrat aixois du XVIIIe siècle qui écrivait ceci1 :
« L’an 1550 et 1551 le parlement de Provence reçut un grand échec à son autorité, tant en son chef qu’en son corps, par la mésintelligence et l’envie de quelques-uns de ses officiers, qui le firent comparaître en jugement par devant celui de Paris : chose inouïe, qu’un parlement réponde devant un autre en pareille autorité. »
3Il s’agit de l’exécution effectuée en avril 1545 de l’arrêt rendu par le Parlement en novembre 1540, soit près de cinq ans auparavant, contre Mérindol en particulier et les vaudois du Luberon en général.
4Il ne s’agit pas de reprendre le récit de cette exécution qui dégénéra en massacre et laissa des traces durables dans le pays et sur la population du Luberon2. Je voudrais plutôt aborder ici une réflexion sur le témoignage qui est, comme l’on sait, la base même de la recherche en histoire. J’entends donc ici « témoignage » au sens historique du terme, soit document ou source, pour l’établissement d’un fait et non au sens juridique.
5Je propose, pour ce faire, une démarche en trois temps pour permettre d’arriver à ce but, somme toute, élémentaire pour l’historien, mais tâche qu’il n’a pas toujours, ni même souvent la possibilité d’accomplir. Dans une première étape, je rappellerai brièvement la situation et l’enchaînement des événements qui aboutit à « l’affaire de Cabrières et Mérindol » ; dans une deuxième, seront présentés les documents dont nous disposons et enfin, dans une dernière étape, nous confronterons les témoignages pour en tirer quelques réflexions sinon des conclusions.
De l’arrêt de Mérindol au procès parisien (1540-1551)
6L’invention des vaudois en Provence se fit au début des années 1530, exactement en 1531-1532, sur la demande expresse de François Ier invitant les évêques à la recherche des hérétiques3. Le relais fut pris par l’archevêque d’Aix qui découvrit les vaudois de son diocèse dans les paroisses du Luberon. Dès l’année précédente, en novembre 1530, l’évêque d’Apt, quant à lui, avait nommé le dominicain Jean de Roma inquisiteur dans son diocèse. Le religieux fut le véritable révélateur de l’importance du réseau vaudois, dont la présence en Provence, remontant parfois jusqu’aux années 1460 mais passée pour ainsi dire inaperçue jusque là, ne constituait que l’aile la plus occidentale d’une diaspora à la dimension européenne4.
7À compter de 1532 les arrestations, procédures et exécutions ne cessèrent guère à l’encontre des vaudois et des autres « hérétiques » de Provence. C’est ainsi que le 30 juillet 1540, le Parlement avait cité « ceux de Mérindol » à comparaître pour crime de lèse-majesté divine. Les intéressés n’avaient pas obéi. Une dernière fois et très régulièrement ils furent « ajournés à trois brefs jours » par la cour aixoise le 7 octobre de la même année, injonction qui resta tout autant lettre morte. Constatant le défaut, le 18 novembre 1540, le Parlement prit l’arrêt dit « de Mérindol », destiné à la célébrité. Il prévoyait l’arrestation à Mérindol de vingt-deux personnes convaincues d’hérésie, puisque défaillantes, la saisie de leurs biens ainsi que la destruction et l’arasement des maisons et des bastides du lieu.
8Durant les années qui suivirent, la politique du roi oscilla entre rigueur – donc application de l’arrêt – et indulgence avec des édits de pardon moyennant l’abjuration. À l’évidence les vaudois naviguèrent à vue, parant au plus pressé, et parvinrent ainsi à suspendre le bras justicier pendant presque cinq ans. Durant l’hiver 1544-1545, sous la pression du pape par l’intermédiaire de son ambassadeur à la cour de France, le roi finit par ordonner l’exécution de l’arrêt, demandant au Parlement de se faire prêter main forte par le gouverneur de Provence : des troupes furent donc levées, ainsi que le ban et l’arrière-ban, profitant en outre du passage des vieilles bandes du Piémont qui traversaient la Provence pour aller s’embarquer à Marseille en vue d’une expédition maritime destinée à l’invasion de l’Angleterre.
9Les troupes furent réunies en février et mars, et les étapes des soldats, préparées dans la région du Luberon. Finalement l’armée était prête, commandée par le capitaine Polin de la Garde et les autres troupes par le baron Jean Maynier d’Oppède qui, outre la première présidence qu’il occupait au parlement d’Aix détenait aussi la lieutenance du roi en Provence, en l’absence du gouverneur, Louis-Adhémar de Grignan, envoyé en ambassade auprès des princes allemands par François Ier. Trois commissaires du Parlement, choisis au sein de la cour aixoise, avaient été désignés pour superviser l’opération qui, en droit, était une simple exécution de justice : le second président François de La Font et les deux conseillers Honoré de Tributiis et Bernard de Badet. Le soir du 13 avril 1545, soit la semaine suivant celle de Pâques dite « de Quasimodo », puisque Pâques cette année-là tomba le 7 avril, les commissaires couchaient à Pertuis. Pendant ce temps, les troupes pontificales avaient été réunies à Cavaillon, visant la petite cité fortifiée de Cabrières-d’Avignon, entièrement vaudoise.
10La campagne militaire dura jusqu’au dimanche suivant 19 avril où, à la suite du siège et de l’envoi de quarante-neuf boulets de canon, fut pris le lieu de Cabrières-du-Comtat, marquant la fin officielle de l’exécution. Mais, accompagnant et ensuivant l’action militaire, de multiples « dérapages » eurent lieu : vols et pillages, viols et meurtres, saccages des cultures. Si la victoire de la vérité et du roi fût célébrée sur l’hérésie et la rébellion, le pays avait subi un traumatisme considérable : neuf villages incendiés, d’autres également en mines, des milliers de fugitifs, des enfants rançonnés, des centaines d’hommes envoyés aux galères ; un pays dévasté.
11La dame de Cental, Mérite de Trivulce, tutrice du seigneur de La Tour d’Aigues alors mineur, en tant que dame des villages de la vallée-d’Aigues saccagés lors des opérations alors qu’ils n’étaient pas officiellement compris dans l’arrêt parlementaire, fut la première à en appeler au roi, et ce dès 1545. L’affaire suivit son cours, lentement car délicate à traiter. François Ier mourut en 1547 sans avoir donné une suite judiciaire adéquate à la plainte. Henri II créa finalement une juridiction spéciale, la Chambre de la Reine, pour instruire et juger le cas, au demeurant fort embarrassant. Puis, en 1550, le roi renvoya l’affaire devant la Grand Chambre du parlement de Paris : ce fut un tollé dans le monde de la robe. N’empêche, la procédure était lancée. Pour le roi, c’est-à-dire la cause publique, instruisit et plaida l’avocat Jacques Aubéry ; la défense du président Maynier d’Oppède, emprisonné à Vincennes depuis octobre 1547, fut confiée à Pierre Robert. De nombreux autres accusés durent comparaître en ce procès qui occupa le tout Paris pendant des semaines.
12Tels sont les faits grossièrement résumés.
Trois témoignages
13Si l’affaire de Cabrières et Mérindol défraya la chronique, donnant d’ailleurs par le même coup une publicité nationale et internationale aux vaudois qui, à vrai dire, s’en seraient bien passés, ce ne fut pas à cause des cruautés et débordements commis lors de l’expédition de 1545 mais bien plutôt par l’incroyable nouveauté juridique qui voyait une cour souveraine traduite devant une autre.
14Il reste que, pour nous, un des points qui, outre les aspects juridiques, sont susceptibles de nous intéresser est le massacre même des vaudois du Luberon. Nous disposons de trois documents qui, chacun à sa façon, nous rapportent le récit de cette exécution, sans compter les autres sources ponctuelles, indirectes ou substitutives. Le point commun entre ces trois documents c’est qu’ils prétendent tous trois narrer les événements ; leur différence est que, inévitablement, chacun infléchit les faits dans un certain sens, sciemment ou non, en fonction de la position des auteurs et des buts poursuivis.
15Le premier témoignage, chronologiquement, est le procès-verbal de l’exécution qui fut rédigé par les commissaires du Parlement. Il n’est pas daté, ce qui peut paraître étrange pour un document de cette nature et d’importance. Nous pouvons, sans grand risque d’erreur, le dater de l’année même 1545 sans préciser davantage s’il fut rédigé « à chaud », dès les commissaires rentrés à Aix où ils retournèrent le samedi 25 avril, ou bien dans les semaines ou les mois qui suivirent. Ce texte, par sa nature même, frappe par sa précision, sa concision, son laconisme : chaque terme doit être pesé, tout autant que les silences. Son objectif est évidemment de montrer que les exactions commises ont été peu nombreuses voire minimes ou même nulles et qu’en aucun cas elles ne peuvent être attribuées aux représentants du Parlement ni, par conséquent, à la Cour elle-même5.
16Le deuxième document est la plaidoirie de Jacques Aubéry, avocat au parlement de Paris. Il conviendrait mieux de parler ici de réquisitoire puisque l’avocat parlait au nom du roi, qui l’avait nommé son représentant en cette affaire par lettres de 1550 et 1551, défendant donc l’intérêt public. Ce texte se révèle à la fois long et précisément documenté. Il fallut sept jours à son auteur pour le prononcer, au cours du procès qui dura cinquante séances devant le parlement de Paris en 1551. Auparavant, Aubéry avait mené son enquête pendant plus d’un an : l’avocat de Maynier d’Oppède, Pierre Robert, précise même treize mois. Aubéry ne semble pas être venu en Provence pour la conduire, il a probablement travaillé sur des copies des divers documents, s’est même fait établir une carte (p. 100), cite sans cesse les pièces auxquelles il se réfère allant parfois jusqu’à préciser le folio du document examiné (p. 185). La tâche de l’avocat était des plus délicates, d’ailleurs l’avocat général du roi s’était récusé. En effet il lui fallait établir d’abord les exactions commises durant l’exécution sans pour autant passer pour un défenseur de l’hérésie et des hérétiques ; montrer les irrégularités de procédure sans impliquer la mémoire du feu roi François Ier, prouvant qu’il avait été soit mal informé soit même trompé. C’est dans ce document que nous trouverons les renseignements les plus précis, les plus concrets et les plus horribles du massacre des vaudois du Luberon6.
17La troisième et dernière source d’informations prise en considération est constituée par la plaidoirie de l’avocat Pierre Robert également prononcée au cours du procès devant le parlement de Paris en 1551 mais en faveur cette fois du baron Maynier d’Oppède, premier président du parlement de Provence, alors détenu depuis quelque quatre ans dans les prisons de Vincennes. Ce document, dont il existe plusieurs copies, reste jusqu’à présent inédit. Le but de l’avocat Robert était clair : disculper Maynier d’Oppède des soupçons qui pesaient sur lui et, par conséquent, sur la Cour provençale. Il s’agissait donc de minimiser les « bavures » de l’expédition et, dans la mesure où certaines ne pouvaient être niées, montrer que la responsabilité du premier président du parlement d’Aix n’était en rien engagée. Le fait que la bibliothèque Méjanes ne possède aucune copie de la plaidoirie d’Aubéry, alors qu’il en existe au moins six dans trois dépôts parisiens, tandis qu’elle détient trois copies de la plaidoirie de Robert est, à cet égard, significatif7.
18On le voit, la tâche de l’historien est ici à la fois simple et stimulante : elle consiste à établir les faits sur la confrontation de témoignages, ce qui constitue la base même du travail historique lequel, comme chacun sait, est une enquête. Je ne retiendrai pas ici la question de la forme juridique, qui pourtant tient une place de choix dans ce procès : les règles ont-elles été ponctuellement et rigoureusement respectées dans la procédure ? C’est un domaine qui pourrait intéresser un historien du droit mais dans lequel je ne suis pas compétent. Comme je l’ai indiqué plus haut, je ne retiens que le récit des opérations conduites pendant la « semaine sanglante », soit du lundi 13 au dimanche 19 avril 1545, que l’on peut prolonger jusqu’au samedi 25, jour où les commissaires furent de retour à Aix-en-Provence. Comment chacun de ces trois documents, dont j’ai indiqué les auteurs et les buts, a-t-il rapporté les événements ? Telle est la question. Notons toutefois que d’autres pièces, de première importance, n’ont pu être retrouvées jusqu’ici comme le procès-verbal du baron d’Oppède en tant que lieutenant du roi en Provence ou celui d’Honoré Boissoni, le greffier criminel.
Trois versions pour un massacre
19La confrontation de ces documents est d’autant plus intéressante que deux d’entre eux connaissent les autres et s’y réfèrent. Bien entendu le procès-verbal, antérieur de six ans, est un témoignage tout à fait indépendant des deux autres. En revanche Aubéry le cite explicitement : « se tait le dit procès-verbal » (p. 112), « les commissaires disent par leur procès-verbal » (p. 95), « incontinent, ce dit le procès-verbal » (p. 97)... Robert, quant à lui, se réfère constamment « aux gens du roi », c’est-à-dire en fait à la plaidoirie d’Aubéry. Certes, en toute rigueur donc, ces sources ne sont pas absolument indépendantes les unes des autres, mais, vu leur orientation connue et déterminée, la comparaison ne peut être qu’instructive et propice à l’établissement des faits.
20Il n’est guère possible, ni utile d’ailleurs, de comparer point par point chacun des éléments du récit au long des six jours que dura l’expédition. Je retiendrai, pris parmi d’autres, seulement deux moments particulièrement lourds pour l’établissement des faits et pour l’attribution des responsabilités.
Le jeune homme de Mérindol
« Le samedi qui fut le dix-huitième dudit mois d’avril toute la troupe vient à Mérindol et pour ce que le baron de la Garde y était arrivé le premier avec huit enseignes de gens de pied, il avait fait mettre le feu par les maisons qui furent trouvées vides, et depuis furent rasées par le commandement des commissaires, comme porte le procès-verbal qui n’en dit autre chose » (Aubéry, p. 112).
21Et voici le passage correspondant du procès-verbal rédigé par les commissaires du Parlement :
« Et le vendredi XVIIe du dit moys attendismes que les bandes fussent assemblées au dit Cadenet pour, le lendemain XVIIIe, aller au dit Mérindol. Ce que fismes en la compagnie des dits demandeur, seigneur président, lieutenant général du roy et baron de la Garde, capitaine général, ayant avec eulx huyt ensègnes de gens de piedz et ung nombre de gens de cheval du ban et arrière-ban du dit païs de Prouvence, avecques certayne bande et l’artilherye.
Et pour ce que les manans et habitans du lieu de Mérindol avoyent laysséz leurs maysons toutes ouvertes et retiré leur personnes et biens parmy les bois et rochers des montaignes, le dit seigneur de la Garde, y estant des premiers, fit mettre le feu et brusler les dites maysons, lesquelles nous, à la réquisition du dit Guérin, advocat du roy, commendasmes estre rasées, suyvant le dit arrest, ce que les pionniers estant à la suyte du dit seigneur commencèrent faire en notre présence. Et nous nous retournasmes au lieu d’Oppède » (p. 96).
22Or, à suivre Aubéry, l’affaire ne s’arrêta pas là à Mérindol. En effet l’avocat du roi continue :
« Toutefois un témoin dit qu’une pauvre femme fut trouvée près de l’église et tuée par un soldat des vieilles bandes. Aussi se tait le dit procès-verbal d’un cas insigne (qui est une espèce de fausseté par omission, parlant avec révérence), c’est la mort d’un pauvre jeune homme âgé d’environ vingt ans qu’un soldat, qui était allé chasser aux bois après les hommes, emmena (un témoin dit qu’il le prit au grand chemin mais Gaspard Forbin. neveu de monsieur d’Oppède, dit que le dit jeune homme fut pris au bois, caché dedans une baume) : ce garçon fut amené à monsieur d’Oppède et les autres de sa compagnie qui avaient dîné en une place sous les arbres de Mérindol, lequel sieur d’Oppède le demanda au soldat qui l’avait pris, ce que le soldat refusa disant qu’il en voulait faire son profit, parce qu’il y avait là des capitaines des galères qui achetaient les personnes pour s’en servir. Derechef le sieur d’Oppède l’envoya demander par le sieur de Pourrières son gendre et y pensa avoir grande mutinerie car le soldat qui l’avait pris était aimé de sa compagnie. À la fin trois écus furent donnés à ce soldat par monsieur d’Oppède pour avoir ce pauvre garçon. Il fut interrogé tant par monsieur d’Oppède que par d’autres assistants, d’où il était, il répondit qu’il était de Mallemort et servait le baile de Mérindol. Interrogé s’il savait Pater Noster et Ave Maria, il répondit que oui ; et parce qu’il ne les put bien dire, il fut dit que c’était un luthérien ce qu’il déniait constamment disant n’être pas luthérien. Des interrogatoires qui lui furent faits, il n’y a rien par écrit, ce qui fait penser que ce pauvre homme n’était point chargé... Sans autre forme de procès ni de justice, monsieur d’Oppède en communique aux capitaines présents, et aussitôt après commande qu’on le mène. Ce pauvre homme est mené contre un olivier, où il est attaché par le commandement et en présence du dit sieur d’Oppède. et tirèrent contre son corps cinq arquebusiers, quatre desquels l’atteignirent, et du cinquième coup tomba mort par terre... Ce jugement donc n’est pas des trois commissaires..., il est donc du gouverneur et lieutenant du roi, et ainsi le déposent tous ceux qui en parlent, lequel gouverneur était incompétent, car il n’était pas là pour juger, mais seulement pour bailler mainforte aux commissaires en ce qui était de l’exécution » (p. 112-114).
23La différence de ces deux versions est déjà remarquable, notamment par le silence du procès-verbal. Voyons à présent ce qu’en dit l’avocat du principal accusé, Maynier d’Oppède, à savoir P. Robert :
« Sur ces entrefaites partie de la compagnie du baron de La Garde, conduite par son lieutenant, rencontre au haut de la dite montagne (du Luberon) grande compagnie de vaudois qui commencèrent la charge. Il y eut un conflit de part et d’autre auquel fut pris, par la disposition de fortune, un nommé Maurice Gaillard, fils d’un vaudois de Mérindol nommé Esperit, âgé de 26 à 30 ans, ayant une épée et halebarde desquelles il résistait avec les autres aux forces ordonnées par le roy. Ce prisonnier, amené par les soldats, confirmant la façon de la prise telle que dessus, en présence du dit Maynier et des capitaines, il fut interrogé par eux tant état, manière de vivre que forme de sa capture. A quoy il répondit qu’il étoit habitant de Mérindol, serviteur depuis longtemps d’André Maynier, baille du dit lieu, lequel étoit, comme vous avez ouï, le premier nommé et condamné à mort avec sa famille par l’arrêt qu’on appelle de Mérindol, qu’il falloit là exécuter. Quant à la forme de sa capture, confesse qu’il étoit en armes là auprès avec les autres compagnies vaudoyses et que, comme il résistait aux forces du roy, il avoit été pris en une escarmouche. Au regard de sa manière de vivre, confesse être vaudois et tenir la religion de son dit maître et telle qu’il avoit ouye et entendue par les prédications de Garbille, Peireri et autres barbes. Examiné particulièrement sur tous les sacremens introduits par l’Eglise, il les abhore parce qu’il ne connoit Notre Seigneur Jésus Christ et son Eglise catholique encore que, en ses premiers ans, il eut receu le saint baptême. On luy remontre ses fautes. Admonesté plusieurs fois de se réduire, toutesfois il demeure entier et sont les remontrances à luy faites sans fruit, comme le bon grain qui est semé sur la pierre. Guérin... requit aux commissaires qu’il fût exécuté à mort et passé par les piques ou arquebusé par les soldats, parce qu’en leur compagnie n’y avoit aucun exécuteur de haute justice. Les commissaires ayant vu et entendu ce que dessus, après longue délibération, adjugèrent ses conclusions à Guérin et, après avoir refusé la confession à laquelle il fut exhorté par le président de la Font et autres assistants, iceluy Guérin le prit et le délivra aux soldats, par lesquels le dit Maurice Gaillard fut exécuté à mort en présence des autres vaudois étans en la montagne, la sédition desquels on espérait éteindre par la dite exécution laquelle, combien qu’elle fût nécessaire pour le repos du païs et par ainsi louable en ce cas selon la loy, ordonnance et coutume de France, toutefois on l’a voulue convertir en crime en rejettant le fait d’icelle sur le président Maynier.8 »
24L’avocat Robert montre ensuite que, sur ce point, neuf témoins ont été confrontés au président d’Oppède, que leurs témoignages sont suspects, qu’ils sont contradictoires sur les conditions de la capture, de sa comparution, sur la somme que le président aurait donnée au soldat s’élevant tantôt à trois et tantôt à quatre écus... Bref, à l’entendre, les formes de Injustice auraient été respectées, avec notamment la présence des commissaires du Parlement, pour autant qu’elles pouvaient l’être en ces circonstances d’exception.
25Quoique limité, puisqu’il s’agit de la mort d’un seul individu tandis que se déchaîne la tourmente alentour, l’épisode est d’importance non seulement parce qu’il établit un débordement commis par les troupes royales mais aussi parce qu’il implique la responsabilité directe du baron d’Oppède. De fait le cinquième appel d’Aubéry porte sur la compétence de Jean Maynier d’Oppède : agissait-il en tant que président du Parlement ou bien en tant que lieutenant du roi en l’absence du gouverneur ? Comme un représentant du législatif ou comme le bras de l’exécutif ? Et voici l’appréciation d’Aubéry sur l’attitude adoptée par le président d’Oppède pour sa défense :
« Il se tourne en cette défense, ainsi que l’occasion le mène, quelquefois il s’attribue deux qualités, quelquefois il se tient à l’une et rejette l’autre, comme le malade qui se tourne sur un côté, puis sur un autre, pour se penser bien trouver » (p. 116).
26La comparaison des trois documents est instructive : le procès-verbal a totalement passé sous silence cet épisode du jeune homme de Mérindol ; sans Aubéry nous l’ignorerions totalement alors qu’il implique directement la responsabilité de Maynier d’Oppède ; l’avocat du président tente de démontrer la régularité de ce qui fut l’exécution d’un hérétique ayant pris les armes contre le roi et qui fut saisi en flagrant délit de rébellion.
Cabrières-d’Avignon
27Le second exemple concerne Cabrières-d’Avignon, après la prise de la ville. Voici ce qu’en dit le très officiel procès-verbal :
« Et y furent prins Heustache Marron, caporal des dits luthériens, et un des prescheurs qui preschoyent les erreurs au dit lieu, lesquels furent menéz en Avignon par les gens de notre sainct père, Et quant aux aultres. qui y estoyent prisonniers en la dite salle basse du chasteau, pour ce qu’ils se rebellèrent, de rechiefz contre les gardes et en blessèrent aulcungs en combattant par ensemble, sur cest furye en fust faicte une nierveilheuse exécution et meurtre ainsi qui se disoyt publiquement et que plus à plain peult estre contenu au procès-verbal du dit seigneur président et lieutenant du roy auquel, en ce regard, attendu que n’estions du païs de Prouvence et le dit seigneur luy avoit commandé procéder mutuellement avec les gens de notre dit saint père, nous sommes remis pour le faict de la divine justice, exécution faicte Cabrières. où estoyt l’azille de tous les dits luthériens et vauldoys » (p. 100).
28Les commissaires, on le voit, signalent qu’il y eut un massacre à Cabrières mais, arguant de leur incompétence puisque cette localité sise en Comtat ne relevait pas du ressort du parlement de Provence, se contentent de renvoyer au procès-verbal du président, document demeuré introuvable jusqu’ici, comme il a déjà été signalé. Le silence est cependant admirable car, à lire Aubéry, la scène prend une ampleur réellement dramatique :
« De cette même fureur l’on vient à l’église où étaient les femmes, filles et petits enfants, et là les soldats forcent femmes et filles en la dite église publiquement et devant tous ; même un soldat nommé Valéry, natif de la ville d’Aix, força une jeune femme du dit lieu de Cabrières. Une autre, après avoir été connue charnellement en la dite église, fut menée au clocher, et puis les soldats la jetèrent du haut en bas ; ils en forcèrent une fort grosse, prête à enfanter ; ils tuèrent et mirent au fil de l’épée la dite multitude de femmes, filles et enfants dans la dite église, excepté quelques filles que les gendarmes emmenaient pour en abuser, et quelques enfants qu’ils vendaient à deniers comptants à quelques habitants de L’Isle qui est une ville du comté de Venise, ils vendaient aussi quelques hommes aux capitaines des galères... tant que là il fut tué environ neuf cens âmes » (p. 123).
29Ici encore peuvent se mesurer l’ampleur du silence et la valeur du laconisme des commissaires en leur procès-verbal ; telle fut la « merveilleuse exécution et meurtre » qu’ils avaient signalée.
30Poursuivant la comparaison, nous pourrions encore examiner ce qu’il survint le 21 avril à Lacoste où, selon Aubéry, les soldats tentèrent de s’emparer du lieu fortifié, livrèrent le blé en herbe à leurs chevaux et au bétail dont ils s’étaient emparé au cours de l’expédition, s’emparèrent de femmes et de filles trouvées alentour dont ils abusèrent et qu’ils rançonnèrent ensuite ainsi que plusieurs hommes qu’ils avaient pris. Le lendemain 22 avril, la porte du lieu ayant été ouverte sur l’ordre exprès du président Maynier, la troupe se précipita à l’intérieur, pillant et brûlant les maisons, s’emparant des chevaux dans les écuries du château, violant femmes et filles, jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans. De fait le seigneur de Lacoste et ses habitants avaient refusé d’obéir à Maynier d’Oppède qui avait exigé que quatre brèches fussent faites dans les remparts et que les habitants se rendissent la corde au cou jusqu’aux prisons d’Aix9.
31Le procès-verbal des commissaires, lui, se contente de parler de « désordres ». Les représentants du Parlement se rendirent effectivement sur le lieu de Lacoste où ils constatèrent la tentative des soldats pour brûler la porte du château. Ils libérèrent les filles et femmes trouvées aux mains de la troupe et donnèrent ordre qu’elles fussent remises au seigneur et que les hommes prisonniers soient conduits sous bonne garde aux prisons d’Aix. Ce que les soldats promirent de faire. Mais pas un mot d’éventuels débordements, abus ou excès (p. 100-102).
32Ainsi, une fois encore les deux versions paraissent très sensiblement différentes. Chaque fois le procès-verbal passe sous silence les exactions les plus flagrantes. Bien d’autres épisodes, présents chez Aubéry, ne font l’objet d’aucune mention ni même d’une allusion dans le procès-verbal des commissaires. Nous avons retenu les deux épisodes ci-dessus, auxquels s’ajoute celui de Lacoste parce que, au moins partiellement, le document aixois les mentionnait aussi. Ainsi se révèle mieux encore le caractère partiel qui, du coup, devient ici partial.
33Malheureusement, sur les deux derniers points, à savoir le massacre de Cabrières et les excès de Lacoste, il n’est pas possible de comparer le procès-verbal parlementaire et le réquisitoire d’Aubéry d’une part avec la plaidoirie de Robert d’autre part. En effet celle-ci, dans toutes les copies connues, qu’elles soient parisiennes ou aixoises, en l’absence de l’original jusqu’ici introuvable, s’interrompent brutalement, au milieu même d’une phrase, peu après le récit de la mésaventure du jeune homme de Mérindol, par ces mots : « le reste défaut)10. De fait toutes les copies s’achèvent exactement de la même façon et au même endroit, ce qui semble indiquer assez clairement qu’elles sont toutes tributaires d’un même exemplaire. Je n’ai pu jusqu’ici déterminer si l’une d’entre elles a servi de modèle aux autres, ou si elles ont toutes été reproduites à partir d’un exemplaire princeps inconnu. Nous pouvons déplorer une confrontation aussi limitée. En effet soit elle porte sur les trois textes, mais ne concerne qu’une faible part des événements, soit elle intéresse l’ensemble de la « semaine sanglante » du Luberon mais se réduit alors à deux documents. Il demeure que cette confrontation des témoignages s’avère particulièrement révélatrice et invite les historiens une fois encore, si toutefois c’était nécessaire, à la prudence.
34Que tirer de la confrontation de nos trois sources ? D’abord elle nous rappelle cette banalité transmise en droit par l’adage bien connu : testis unus, testis nullus. Je veux dire que si nous ne disposions que d’un seul de ces documents, notre vision des faits en serait totalement tributaire.
35Mais nous pouvons aller plus loin. Le procès-verbal, laconique par nature et par option, comme il a été dit, si nous pouvons le prendre argent comptant pour tout ce qui dessert le parlement d’Aix, vu ses auteurs, nous ne pouvons en revanche rien tirer de ses lacunes : nous savons la nullité de l’argument a silentio. Pourtant il me semble que le silence ici prend un relief particulier dans la mesure où nous avons le texte d’Aubéry qui, sur plusieurs points, a pu être vérifié. Ainsi j’ai pu trouver trace de la vente d’hommes aux galères, de la vente d’enfants, du partage du butin, tout cela par des actes notariés. De fait il convient d’attribuer une valeur toute spéciale aux faits qui desservent la cause défendue par l’auteur du récit et, dans le même esprit, ses silences sur des faits attestés par ailleurs. Quant à la position de l’avocat de Maynier, le seul point sur lequel il a été comparé à Aubéry montre une contradiction totale : comment trancher en l’absence des autres pièces du procès ?
36L’histoire, quoique l’on en dise, n’est pas un tribunal. Les juges du parlement de Paris, à l’issue de ce long procès qui s’était ouvert le 18 septembre 1551, finirent par blanchir les principaux artisans de l’expédition du Luberon, à l’exception de l’avocat général Guillaume Guérin, qui servit de bouc émissaire et encore de façon indirecte puisqu’il fut condamné et exécuté pour faux en écriture et prévarication. Quant à Maynier d’Oppède, il fut réintégré dans ses fonctions par lettres royales du 2 novembre 1553 et il demeura premier président du parlement d’Aix jusqu’à sa mort en 1558. À la vue des pièces utilisées ci-dessus, l’historien n’est pas tenu de partager le point de vue des parlementaires parisiens, dont la tâche, reconnaissons-le, était bien délicate.
37Ainsi il me semble que, à l’occasion d’une affaire aussi dramatique que cette Exécution de Cabrières et Mérindol, au-delà du caractère sanglant et dévastateur du massacre, au-delà également des aspects juridiques et judiciaires qui en assurèrent sa célébrité, les documents officiels qui nous en sont parvenus invitent une fois encore l’historien à réfléchir sur l’utilisation des documents dans sa discipline et le citoyen à ne pas se faire trop rapidement une opinion à partir d’un témoignage unique, fut-il ramifié et diversifié par les divers médias.
Notes de bas de page
1 Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, Ms 775 (798-R 257), p. 27 ; copie du procès.
2 Voir G. AUDISIO, Les vaudois du Luberon. Une minorité en Provence (1460-1560), Mérindol. 1984, ch. 8 : La croisade de 1545, pp. 347-407.
3 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, G 205 : lettre du 7 juillet 1531, publiée dans G. AUDISIO, Les vaudois du Luberon..., op. cit., pp. 496-497.
4 Pour l’histoire générale des vaudois, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Les vaudois. Histoire d’une dissidence XIIe-XVIe siècle, Paris, Fayard. 1998. Sur cette première vague de poursuites en Luberon et sur l’inquisiteur Jean de Roma, Id., Le barbe et l’inquisiteur. Procès du barbe vaudois Pierre Griot par l’inquisiteur Jean de Roma (Apt, 1532), Aix-en-Provence, 1979 (épuisé), réédition en préparation Paris, H. Champion, 2003.
5 Ce document a été édité : G. AUDISIO, Procès-verbal d’un massacre. Les vaudois du Luberon (avril 1545), Aix-en-Provence, Édisud, 1992.
6 Ce texte a été édité pour la première à Paris en 1645 et récemment réédité par mes soins : J. AUBÉRY, Histoire de l’exécution de Cabrières et de Mérindol et d’autres lieux de Provence, Paris, Les éditions de Paris, 1995.
7 Copies de la plaidoirie de J. AUBÉRY, toutes à Paris : Archives Nationales, Ms U 828 ; Bibliothèque Nationale. Ms fr. 15585, 16565, Ms fr. NA 7175. Fonds Dupuy 346 ; Bibliothèque Mazarine, Ms 2041, reprenant le Ms fr. 16565 de la Bibliothèque Nationale.
Copies de la plaidoirie de P. ROBERT : Paris, Bibliothèque Nationale, Ms fr. 16545, fr. NA 2402, fr. NA 7175, Dupuy 346 ; Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, Ms 774 (796-R 593). 775 (798-R 257), 954 (929-R 781).
8 Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, Ms 775 (798-R 257), p. 224-225.
9 J. AUBÉRY, op. cit., p. 139-141.
10 Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence. Ms 775 (798-R257), p. 233 ; Paris. B.N., Ms fr. NA 2402, f° 430 ; Ms fr. NA 7175, f° 214. Je tiens à remercier A. Bouyala qui a bien voulu vérifier ce point dans les diverses copies parisiennes. L’interruption est fort ancienne puisque nous trouvons dans l’ouvrage de l’abbé Papon, Histoire générale de Provence, Paris, 1786, 4 vol., t. 4, p. 121, suite à l’épisode du jeune homme pris les armes à la main et exécuté : « C’est le dernier fait rapporté dans le Plaidoyer de Robert, dont il nous reste à peine la moitié. Nous devons d’autant plus regretter cette perte, que cet avocat ayant à détruire les préjugés qu’on avait contre le président d’Oppède, et les accusations graves qu’on intentait contre lui, il était obligé de le justifier par des preuves authentiques. Nous sommes donc réduits à n’avoir pour la suite de cette Histoire, d’autres guides que les auteurs protestants... ».
Auteur
UMR Telemme, CNRS – Université de Provence
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