Les mères
p. 137-145
Texte intégral
La mère pied-noir est une anxieuse […] Elle s’inquiète quand le petit ne mange pas une tonne de couscous Il a dû prendre froid. Elle veut qu’il réussisse ! Si, après deux mois de mariage, sa fille n’est pas enceinte, elle s’affole. Les petits ! Rien n’est assez bien, rien n’est trop beau pour les petits ! Elle étouffe sa progéniture sous les louanges1.
1Les sources d’archives ne permettant guère d’étudier que l’aspect biologique de la fonction maternelle, ce portrait presque caricatural a pour but de rappeler que la maternité humaine n’est pas seulement le fait de concevoir, de porter et de mettre au monde des enfants.
2Il était, d’autre part, difficile de ne pas évoquer la figure de la mère pied-noire, imposée par le cinéma sous les traits de Marthe de Villalonga, mère inquiète et possessive, envahissante et volubile, chaleureuse et extravertie à outrance. D’autant que ce portrait, comme tout stéréotype, ne paraît guère correspondre à la réalité beaucoup plus complexe liée au grand nombre d’Européennes qui mirent au monde des enfants en Algérie durant plus d’un siècle.
3Ces qualités et ces défauts, que l’on prête en général aux mères du bassin méditerranéen, ne se retrouvent pas sous la plume de tous les auteurs pieds-noirs quand ils parlent de leurs mères. Si la plupart des récits de vie accordent à la mère un rôle de gardienne tutélaire du foyer, des traditions, des normes éducatives, comme presque partout à travers le monde, ce rôle est assumé d’une façon fort diverse en fonction de la personnalité de chaque mère. Qu’y a t-il de commun entre la mère d’Albert Camus, douce, patiente et quasiment muette, et la redoutable mère de Guy Bedos, entre « la femme discrète et effacée, parlant peu, mais pieuse, forte et sage » qu’était la mère d’Andrée Montero2, et « la maîtresse femme d’une grande intelligence, d’une grande volonté, d’une ténacité extraordinaire… » décrite par Raymond Diaz, quand il évoque sa grand-mère3 ? Quant à Marie Cardinal, au fil de ses souvenirs, c’est le portrait d’une femme intransigeante, mais aussi pathétique à force de soumission aux règles religieuses et sociales, qu’elle dresse de sa mère. Au-delà des particularités objectives existant d’une femme à l’autre, par suite des différences de milieu, d’éducation et d’époque, tout portrait est une création forcément subjective. Même à l’intérieur d’une famille, l’image qu’ont les enfants de leur mère peut être sensiblement discordante.
4Dans les archives, c’est essentiellement à travers les documents d’ordre démographique que les mères sont visibles. C’est par l’intermédiaire de leurs enfants qu’elles laissent une trace : nombre de naissances légitimes, illégitimes, mort-nés, enfants abandonnés. Ces données chiffrées permettent, tout au plus, d’évoquer la fonction reproductrice de la mère, et de deviner, parfois, les difficultés que certaines femmes durent affronter.
Des mères particulièrement fécondes
5L’administration chargée des recensements, et les démographes qui ont étudié la natalité des Européens d’Algérie, ont mis l’accent sur l’exceptionnelle fécondité qui caractérisa, pendant au moins tout le XIXe siècle, les femmes pieds-noires.
6Il faut attendre les toutes dernières années du XIXe siècle, et même le début du XXe siècle, pour que le taux de natalité passe sous la barre des trente pour mille, alors qu’en Métropole ce seuil est atteint à partir des années 18304. Par la suite, le nombre de naissances métropolitaines décline de telle sorte que le taux de natalité dépasse de peu 20 ‰ au début du XXe siècle, et tombe à 18 ‰ en 1914 et à 14 ‰ en 1939, alors, qu’en Algérie, c’est seulement à la veille de la guerre de 1939, que le taux de natalité est inférieur à 20 ‰. C’est surtout entre 1850 et 1870 que les taux de natalité des Européens d’Algérie sont exceptionnellement élevés, puisqu’ils tournent autour de 40 ‰, ce qui correspond au taux de natalité de la France au milieu du XVIIIe siècle.
7Comme pour l’illégitimité et les mariages, il est difficile de comparer la natalité d’une population immigrée à celle d’une population traditionnelle, les adultes en âge de procréer étant surreprésentés par rapport aux enfants et aux personnes âgées. Or, le taux brut de natalité pour 1 000 s’établit à partir du nombre de naissances sur le nombre d’individus de sexes et d’âges confondus.
8Le taux de fécondité permet de mieux cerner le dynamisme démographique d’une population puisqu’il donne le nombre d’enfants par femmes en âge de procréer entre 15 et 49 ans. Dans le cas de l’Algérie, les statistiques officielles ne permettent guère d’établir un taux approximatif de fécondité brut que pour la période antérieure à 1856, puisque au-delà de cette date adultes et enfants cessent d’être comptabilisés séparément. On parvient à une fécondité moyenne de 7,14 naissances par femmes en 1844 et de 6,79 naissances pour 1851. Ces taux, déjà fort élevés, devaient être pourtant légèrement inférieurs à la réalité, puisqu’ils ont été calculés en tenant compte de l’ensemble des femmes sans limite d’âge.
9Les mémorialistes attestent, aussi, dans leurs ouvrages de l’existence de familles particulièrement nombreuses.
Une des caractéristiques médico-sociales au cours des trois premières générations est la remarquable fécondité des épouses, avec six à neuf enfants, et parfois plus, par couple, minimisée par la forte mortalité infantile5…
10Dans l’ensemble, pendant longtemps, les enfants européens étaient plus nombreux en Algérie qu’en Métropole à la même époque. Entre 1881 et 1885, le nombre de naissances par femme n’était, en Métropole que de 3,386.
11Au XXe siècle, alors que la composition par âge et sexe de la population européenne d’Algérie se rapproche peu à peu de celle d’une population normale, ce qui rend plus valable la comparaison de ses taux de natalité avec ceux de la Métropole, la fécondité reste toujours plus élevée. Jacques Breil, démographe officiel du Gouvernement général d’Algérie entre les deux guerres, établit pour les années 1935-1937 le taux de fécondité à 728 naissances pour 10 000 femmes de 15 à 49 ans en Algérie, contre 608 en Métropole, soit 20 % d’enfants nés vivants de plus. Par contre, après la seconde guerre mondiale, l’Algérie perd sa prééminence. Le même auteur note, en effet, qu’en 1954, l’Algérie connaît un déficit de 5 % de naissances par rapport à la Métropole7.
12Les deux causes essentielles de la forte natalité algérienne sont : l’âge précoce au mariage des femmes et la forte fécondité des épouses européennes d’origine étrangère.
13Mariées dès 15 ou 16 ans au XIXe siècle, les « Algériennes » pouvaient avoir leur premier enfant dès 17 ou 18 ans. Leur vie conjugale pouvait, donc, correspondre à la quasi-totalité de leurs années de fécondité. Et les étrangères avaient souvent plus d’enfants que les Françaises.
14Le docteur Ricoux fut le premier à mettre l’accent sur la supériorité de la natalité des étrangers par rapport à celle des Français. Il a calculé, pour l’année 1884, le nombre moyen d’enfants des couples en fonction de leur nationalité8.
Nationalités | Ménage national | Ménage mixte | moyenne |
Français | 4,4 | 2,3 | 4 |
Espagnols | 6,8 | 3,4 | 6,6 |
Italiens | 7 | 2,4 | 5,2 |
Maltais | 6 | 2 | 5 |
15La natalité des couples étrangers est supérieure à celles des couples français. Si les couples mixtes ont moins d’enfants, c’est, d’après le docteur Ricoux, qu’ils sont de date récente puisque constitués en Algérie, et que tous leurs enfants sont nés dans ce territoire. Victor Demontès notait aussi la forte fécondité des femmes espagnoles qui « acceptent avec résignation les douleurs et les joies de la maternité ; elles ont presque toujours un nombre respectable d’enfants.9 » Mais selon lui, dans les mariages croisés, la fécondité des Espagnoles reste aussi élevée.
16Toutefois, même si la natalité des couples français établis en Algérie est moindre que celle des autres couples européens, elle est plus élevée que celle des Français de Métropole ; espoir dans l’avenir et âge précoce du mariage des femmes en sont peut-être responsables.
17À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les différences de natalité, entre les nationalités, perdurent. Mais pour Henri de Peyerimhoff ce sont les différences socioculturelles existant entre les communautés européennes qui en sont responsables.
La différence entre Français et étrangers est due surtout à la composition sociale. Parmi les Français on trouve de nombreux fonctionnaires, de grands propriétaires et des membres de professions libérales. Plus est accusée en Algérie la supériorité de fortune et de culture de l’élément français, plus marquée doit être son infériorité en vue de la natalité10.
Des mères souvent en deuil d’un enfant
Intérêt tardif de l’administration pour la mortalité obstétricale et infantile
18La naissance fut, pendant longtemps, pour la mère comme pour l’enfant, une épreuve souvent dramatique.
19Au début du XIXe siècle, la fièvre puerpérale tuait dans les hôpitaux français une accouchée sur dix, les médecins contaminant les femmes en passant sans aucune précaution d’une autopsie au chevet d’une parturiente11. Il faut attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour que la mortalité obstétricale décline12.
20En Algérie, le taux de mortalité des femmes lors des accouchements n’est pas donné par les recensements. Ce n’est que tardivement, en 1910, que, les causes de décès étant fournies, on peut relever le cas de 68 femmes mortes de la fièvre puerpérale, mais la majorité des décès masculins comme féminins sont déclarés comme étant dus à des maladies indéterminées13. On peut supposer qu’en Algérie, au début de la colonisation, les fièvres puerpérales firent d’autant plus de victimes qu’elles pouvaient toucher des femmes souvent déjà affaiblies par le paludisme et la dysenterie.
21La mortalité infantile, elle-même, n’a guère davantage retenu l’attention des agents chargés des recensements démographiques. Comme il s’agit de peupler la colonie, le gouvernement ne s’intéresse qu’au rapport existant entre la natalité et la mortalité, quel que soit l’âge des défunts.
22Les docteurs Martin et Foley, fournissent le taux de mortalité infantile, pour les premières années de la colonisation. Et un dénombrement des décès par sexe et tranche d’âge a été effectué lors des recensements de 1894, 1900 et 1910.
Une mortalité infantile particulièrement élevée
Depuis dix huit ans, affirment les docteurs Martin et Foley, pour 24 785 naissances, on a, sans compter les morts-nés, 9 071 décès, soit 366 décès sur 1 000 naissances, soit un peu plus d’un tiers, contre un quart à Paris14.
23Ces auteurs ont choisi de comparer le taux de mortalité infantile de l’Algérie à celui de Paris, soit pour minimiser l’importance de la mortalité infantile en Algérie, soit parce que les conditions de vie des immigrés étaient proches de celles des ouvriers de la capitale. Pour l’ensemble de la Métropole, la mortalité infantile était plus faible puisqu’elle oscillait entre 150 et 190 ‰, ce dernier taux étant celui des années d’épidémie de choléra.
24Selon le quotidien algérois L’Akhbar, la mortalité infantile touchait, particulièrement, deux catégories d’enfants : ceux des filles mères, et ceux placés en nourrice.
Un certain nombre de filles mères accouchent et nourrissent elles-mêmes leurs enfants : il en résulte pour elles l’impossibilité de se placer et de gagner de l’argent ; elles doivent donc mener souvent une existence précaire. Les nourrices n’offrent pas toujours toutes les garanties suffisantes de santé : beaucoup sont âgées, plusieurs ont élevé un nourrisson, et si le lait vient à tarir ou seulement à diminuer, elles ont intérêt à le dissimuler […] Quelques nourrices ont la gale et plusieurs des maladies vénériennes. Parmi les enfants, plusieurs m’ont offert des marques non équivoques de syphilis. Il n’existe pas à Alger, comme à Paris, un bureau de nourrices où un médecin constate l’état de santé des femmes qui se font inscrire15.
25Ces mauvaises conditions de vie du début de la colonisation ne concernaient pas que les bas quartiers d’Alger. À l’intérieur des terres, les premiers colons connurent des conditions de logement qualifiées, dans certains rapports d’inspecteurs des colonies agricoles, de « catastrophiques : les baraques, dans lesquelles de nombreuses personnes s’entassent, manquent d’air, et deviennent étouffantes avec la chaleur d’été »16. Et les maisons, rapidement construites par la suite, présentent aussi souvent des problèmes sanitaires.
26Quand ils ne succombaient pas dans les jours ou les mois suivant leur naissance, beaucoup d’enfants n’atteignaient pas leur dixième année. Aux maladies infantiles s’ajoutaient en Algérie, en dehors des graves épidémies de choléra, le paludisme, la typhoïde, la dysenterie, fièvres longtemps présentes d’une façon endémique, particulièrement dans les plaines côtières habitées par la majorité des Européens. Consulter les microfilms des actes de décès des Européens qui s’étaient établis en Algérie durant les deux premières décennies de la colonisation, revient à visionner un cimetière d’enfants, tant les actes de décès d’enfants sont nombreux. Le relevé des décès, uniquement féminins, de l’état civil des Européens morts à Alger en 1836, révèle qu’un peu plus de la moitié de ces décès concerne des petites filles de moins de deux ans, et un cinquième de ces bébés sont mortes avant six mois.
27Les annuaires statistiques fournissent, pour les années 1840 et 1844, le nombre de décès d’enfants européens de moins de dix ans. En rapprochant ces chiffres de ceux des naissances d’enfants vivants, on parvient aux taux de mortalité, presque incroyables, de 630 enfants de moins de 10 ans pour 1 000 naissances en 1840, et 660 en 1844, et encore n’est-ce pas des années d’épidémies de choléra ! Si l’on excepte quelques villes manufacturières du nord-est de la France17, il faut remonter au début du XVIIIe siècle pour trouver en Métropole un tel taux de mortalité chez les enfants.
28Au début de la colonisation, suivant que l’enfant était Français ou étranger, légitime ou naturel, garçon ou fille, le risque de mourir avant dix ans était plus ou moins grand.
29En 1840, la mortalité, des enfants français de moins de dix ans est plus forte que celle des enfants étrangers (709 pour mille contre 590). Et cette différence est accentuée en 1844 : 738 décès de petits Français pour 1 000 naissances françaises, et 562 enfants étrangers pour 1 000 naissances étrangères.
30Les parents espagnols, maltais ou italiens connaissant les fortes chaleurs du climat méditerranéen et les dangers des fièvres dysentériques ou paludéennes étaient, sans doute, plus à même d’en protéger leurs enfants.
31La mortalité des enfants naturels est légèrement plus faible que celle des enfants légitimes. L’enfant naturel qu’une mère ou les parents concubins avaient choisi de garder, était, peut-être, mieux soigné qu’un enfant légitime au sein d’une famille nombreuse.
32Enfin, les garçons meurent un peu plus que les filles. D’une façon générale, les garçons ont une mortalité par accident, durant l’enfance et l’adolescence, plus élevée que les filles. Du moins en milieu familial car dans les orphelinats « la mortalité des filles abandonnées est plus forte : 598 pour 1 000 filles reçues pour 542 pour 1 000 garçons »18. Les nourrices auxquelles on confiait les nourrissons étaient-elles choisies avec un peu plus d’attention quand il s’agissait de garçons ou bien ces femmes accordaient-elles plus de sollicitude aux enfants de sexe masculin ?
33Si la mise en place de structures sanitaires, l’installation de réseaux d’eau potable, la lutte contre les moustiques fit reculer peu à peu la mortalité des Européens d’Algérie, et en particulier la mortalité infantile, les jeunes enfants continuent, jusqu’à la fin du XIXe siècle, à être un peu plus nombreux qu’en Métropole à mourir avant d’atteindre leur première année.
34Ainsi pour 1894, le taux de mortalité infantile était de 180 ‰19 alors qu’en France il était de 170 ‰20. Et on trouve encore, pour 1 000 naissances, 287 enfants qui meurent avant l’âge de dix ans. Relativement au nombre total de décès les enterrements d’enfants restent très nombreux, puisqu’ils représentent 40 % de l’ensemble des décès. Ce n’est qu’au XXe siècle, que la mortalité infantile de l’Algérie rejoint celle de la Métropole. En 1910, la mortalité infantile en Algérie est de 105,34 ‰ contre 106 ‰ en France en 1912. Et en 1922, elle tombe à 91 ‰, pour 90,4 en France.
Des conditions matérielles parfois dramatiques
35Du fait de la surmortalité masculine, nombreuses étaient les femmes qui se retrouvaient seules pour élever leurs enfants. Quand elles n’avaient pas de famille pour les aider, ce qui était fréquent durant les premières décennies de la colonisation, certaines étaient acculées à demander le placement dans les orphelinats d’un ou plusieurs de leurs enfants. En général, selon l’administration,
Le parent survivant ne demande le placement que d’une partie des enfants ; quand le survivant est le père, les plus jeunes sont placés, quand c’est la mère, c’est le contraire. Ainsi, en 1851, à la suite du décès de son mari, Marie Bellon, veuve Rivière, demande le placement de ses trois filles, âgées de 9, 6 et 3 ans, conservant avec elle son fils d’un an21.
36La réponse ne parvint à cette femme que trois ans plus tard, en avril 1853, et une seule de ses filles fut recueillie.
37Le plus souvent, dans le cas de demande de placement à titre exceptionnel par un veuf ou une veuve, les enfants ne sont pas tous recueillis, et les pères sont souvent mieux entendus que les mères. Leur incapacité déclarée à élever seuls un jeune enfant est davantage reconnue que les problèmes d’ordre matériel que peuvent rencontrer des veuves, mères de plusieurs enfants. Beaucoup se voient refuser la prise en charge par l’État d’une partie de leurs enfants. Plusieurs refus paraissent peu justifiables. En novembre 1852, la veuve, d’un colon piémontais décrite par le commandant de division comme déjà âgée, et dans un dénuement complet, demande le placement de sa fille, en conservant avec elle son fils de six ans. Le ministre de la guerre répond que « la mère n’a que 42 ans et que la fille à 10 ans, dans un pays de développement précoce comme l’Algérie, devrait être plus utile qu’à charge »22. Mais il avance aussi un autre argument qui semble constituer le véritable motif de rejet du dossier :
La veuve Pozzo est étrangère, et, à ce titre, elle n’a pas tout à fait les mêmes droits que les nationaux aux libéralités de l’assistance publique. D’ailleurs si elle ne trouve pas, dans son travail, les ressources nécessaires pour subsister elle-même, et faire subsister sa famille, elle n’est pour la colonie qu’un membre parasite qu’on n’a aucun intérêt à retenir.
38On peut difficilement être plus clair. Les étrangers, de tolérés, deviennent indésirables quand ils sont dans le besoin. De même, l’administration fait, en quelque sorte, payer, à une petite fille de six ans, le comportement de sa mère, dont les seules ressources, depuis son veuvage, sont tirées de la prostitution. Le motif de refus énoncé est qu’« il est intolérable qu’une mère se prévale de sa propre immoralité pour se décharger sur la société de tous les devoirs que lui impose la maternité »23.
39Les veuves de militaires ne semblent pas avoir profité de faveurs particulières, à en juger par le refus de prise en charge de ses deux enfants en bas âge, signifié à une femme restée sans ressources après le décès de son mari, qui avait pourtant servi en Afrique, durant plusieurs années. Le refus est motivé par le fait que la femme est en âge de travailler. Aussi bien, les instructions ministérielles rappellent sans cesse :
qu’en principe, les orphelinats d’Algérie ne sont destinés à recevoir que les orphelins de père et de mère, et que ce n’est qu’à titre exceptionnel, que les orphelins de père ou de mère peuvent être admis sur son autorisation spéciale24.
40À partir des années 1860, les admissions d’enfants ayant encore un parent vivant deviennent encore plus difficiles à obtenir. L’État préfère fournir une aide au parent devant assumer seul la charge de jeunes enfants pour maintenir, autant que ce peut, la cellule familiale. Tout dossier de demande de secours envoyé à la préfecture fait l’objet d’une enquête de police qui aboutit à une fiche de renseignements. Plus de la moitié des fiches, établies au cours des années 1930, concerne des demandes de secours émanant de femmes. La plupart sont des femmes ayant des enfants à charge, veuves surtout mais aussi divorcées, séparées ou abandonnées par leur mari et une fille mère sans travail25.
41Il est indéniable que beaucoup de femmes européennes, quand elles se trouvaient seules, avec ou sans enfants, connaissaient des situations difficiles dans la mesure où peu de ces femmes étaient capables de s’assumer matériellement. Le fait d’appartenir à la nation colonisatrice ne protégeait pas les femmes européennes d’Algérie du destin commun des femmes de l’époque. Et la morale masculine décidait si elles étaient ou non dignes de recevoir des secours de l’État. Toute femme, fichée par la police comme « vivant maritalement ou de moralité douteuse », se voyait systématiquement refuser toute aide.
Notes de bas de page
1 Les pieds noirs, collectif, Paris, Éditions Philippe Lebaud, coll. « Ces minorités qui font la France », 1982, p. 171.
2 A. Montero, Rio Salado, op. cit., p. 24.
3 R. Diaz, Lumières et ombres sur Perrégaux, Montpellier, Collection Français d’Afrique, 1992, t. II, p. 14.
4 La comparaison avec les taux de natalité bruts de la France a été rendue possible par les informations fournies dans les n° 1420 et 1167 des « Que sais-je », écrits par A. Fine et J.-Cl. Sanguoï, La population française au XIXe siècle, Paris, PUF, 1991, et La population française au XXe siècle, Paris, PUF, 1998.
5 Ch. A. Clarac, Chroniques familiales au Maghreb, (1830-1962), généalogie des Clarac et des branches annexes, brochure remise au CDHA d’Aix-en-Provence, non paginée.
6 A. Fine et J.-Cl. Sanguoï, La population française au XIXe siècle, op. cit., p. 41.
7 J. Breil, La population en Algérie, Étude quantitative, t. III, Paris, Imprimerie Nationale, 1957.
8 Dr Ricoux, La population européenne en Algérie pendant l’année 1884, tableau n° 10, op. cit.
9 V. Demontès, Le peuple algérien, essai de démographie algérienne, op. cit., p. 288.
10 H. Peyerimhoff (de), Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895, Alger, Imprimerie Torrent, 1906.
11 Y. Knibiehler et C. Fouquet, Histoire des mères, Paris, Éditions Montalba, 1977, p. 276.
12 Les travaux de Tarnier, sur la surmortalité en milieu hospitalier, et les règles d’asepsie édictées par le docteur Terrillon, font tomber, en Métropole, la mortalité des accouchées de 9,3 pour 100 en 1858 à 0,3 pour 100 en 1889.
13 ANOM, annuaire statistique du GGA, année 1910.
14 Drs L. E. Foley et V. Martin, Histoire statistique de la colonisation algérienne…, op. cit.
15 L’Akhbar, juillet 1842.
16 ANOM, F 80 1424, Les colonies agricoles du Constantinois des années 1848-1850.
17 Dr L.-R. Villerme, Tableau physique et moral des ouvriers dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840, 2 vols.
18 Drs L. E. Foley et V. Martin, Histoire statistique de la colonisation…, op. cit.
19 Les pourcentages fournis pour l’Algérie dans ce paragraphe ont été établis à partir des données de naissances et décès relevées dans les annuaires statistiques des années 1894, 1910 et 1922.
20 A. Fine et J.-C. Sanguoï, La population française au XIXe siècle, op. cit., p. 22.
21 ANOM, GGA, série F 80, dossier 1640, Admissions à titre exceptionnelle.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Instructions du ministre de la guerre du 23 juillet 1850, du 8 mars 1854 et du 27 mars 1857.
25 ANOM Algérie, série 1 K 53, Cabinet du préfet d’Alger.
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