Introduction
p. 177-180
Texte intégral
1Les « formes inouïes » appellent des « répliques critiques ». Entendons par là : répliques d’un « spectateur en dialogue » (Dort) avec ce qu’il a vu ; répliques à la suite de la secousse plus ou moins forte suscitée en lui par la scène ; mais aussi répliques dans son acception guerrière, résorption polémique de ce qui dérange trop ses assises ; répliques au sens itératif du terme, rien ne change dans le déroulement du protocole habituel de réception.
2Au plan éditorial, les années 1870 ont vu s’inventer dans les journaux une nouvelle rubrique : la « soirée ». Mineure et écrite sous pseudonyme, elle ne s’engouffre pas moins dans la faille laissée par le prestigieux feuilleton dramatique, obnubilé par l’inévitable résumé des pièces et engoncé dans la monotonie de son dispositif. Les « soiristes » osent toutes les variétés de tons et de formes, prennent en compte les réactions du public, s’intéressent à la dimension matérielle de la représentation, « déshabill[ent] la mise en scène » (Offenbach) – comme on déshabille quelqu’un du regard –, jusqu’à mettre la focale sur le processus de création davantage que sur le spectacle créé. En somme, les « soiristes » intègrent véritablement les mutations à l’œuvre sur les plateaux au même moment. Néanmoins, ils mènent un double jeu : « À une époque où la chronique des théâtres relègue […] “les infiniment petits de la vie théâtrale” [Sarcey], la soirée […] relève bel et bien d’une forme d’écriture de l’inouï. Dans la mesure, en revanche, où cette rubrique spirituelle et comique table […] sur la commune supériorité de l’auteur et du lecteur vis-à-vis de ce dont elle rit, elle n’est, quant à elle, jamais dépassée par son objet », résume ainsi Marianne Bouchardon. Dans l’entre-deux-guerres, ce sont les théâtres d’art qui publient eux-mêmes leurs propres périodiques, à l’instar du Bulletin de la Chimère et de Masques, pour les salles dirigées par Gaston Baty. Ces lieux de création exigeants, en rupture avec l’hégémonie boulevardière des spectacles ambiants, souffrent d’un déficit criant de médiatisation, et de médiation, du côté de la critique dramatique établie. Ces bulletins et revues visent par conséquent à « instruire les spectateurs, aider à comprendre, étayer les choix esthétiques, partager des propositions, sauvegarder et répandre la mémoire des expériences cumulées » (Cristina Trinchero). On mesure donc ici la gageure, le défi à relever. « Évolutionnaires » et « animateurs » y élaborent patiemment la théorisation de leurs propres gestes artistiques. Certes, ils ne parviennent pas vraiment à toucher le « grand public » – ce serpent de mer, cette « chimère » en effet –, mais ils laissent dans leur sillage une iconographie et des dossiers aussi précieux que précurseurs. À cette volonté, et même à ce volontarisme, qui prône une ouverture des écoutilles, s’oppose côté belge une surdité tenace à l’encontre du théâtre politique : que ce soit Brecht, taxé d’auteur de « prêches pour cours du soir marxistes », ou plus tard Jean Louvet, pour qui l’on recycle la formule (une de ses œuvres étant ramenée à une « pièce de patronage “brechtien” pour cours du soir marxiste »). La plupart des journalistes ne va ainsi pas au-delà « des catégories peu ou prou formatées [qui] préexistent à l’approche critique et la conditionnent » (Nancy Delhalle). Il ne semble donc pas y avoir eu ici un équivalent de la revue Théâtre populaire dans laquelle Barthes et Dort soutenaient âprement le brechtisme côté français. Cependant, l’assourdissement de l’inouï provient parfois de l’intérieur même des théâtres. À propos des bibles du spectacle que les ouvreurs distribuent au public avant chaque représentation dans nos scènes contemporaines, Chloé Larmet constate que la « noble intention héritière des symbolistes en leur temps […] semble s’être depuis pervertie pour devenir un appareil critique prêt-à-l’emploi, à disposition des journalistes ou critiques paresseux ». L’inouï ne réchappe d’ailleurs pas à son inclusion parmi les éléments de langage obligés de la communication autour des spectacles (et des TGV « inOui » qui permettent parfois d’aller les voir). Trois contre‑propositions viennent lui redonner un sens moins balisé et dévoyé, avant d’inviter à suivre l’exemple périlleux de Boutès : celui qui a préféré sauter à l’eau pour entendre véritablement le chant des sirènes tandis qu’Ulysse est resté attaché à son mât et que ses compagnons ont bouché leurs oreilles à toute « auralité ».
3Non seulement les « formes inouïes » peuvent susciter des « répliques » de type éditorial, mais aussi provoquer des « sursauts théoriques ». L’« œil artiste » et l’idéalisme de Théophile Gautier se heurtent en l’occurrence à « ce paradoxe que l’inouï véritable n’a de valeur que dans le non ouï, le non concrétisé » (Amélie Calderone). Le critique inlassable de La Presse, accueillant aussi bien un opéra qu’un numéro de cirque, une tragédie classique qu’un vaudeville, se retrouve pris dans un double mouvement contradictoire : « entre fascination enthousiaste face à quelques spectacles relevant […] de la miraculeuse épiphanie ; et répulsion à l’idée de faire advenir un Idéal dans la chair ». C’est dire ici que la fréquentation assidue de salles en tous genres n’empêche pas une approche théorique et rêveuse du théâtre puisque la scène est parfois suspectée de tuer l’idée dans la forme. Il arrive au contraire que certaines œuvres poussent à infléchir la théorisation. Ainsi, Christophe Bident reconnaît que Médée-Matériau de Vassiliev, Paroles du sage et Ode maritime de Régy n’ont pas vraiment changé sa pratique critique au sein du Magazine littéraire mais ont enrichi l’échafaudage conceptuel qui sous-tend son projet en cours d’« histoire philosophique de la mise en scène », l’obligeant à y intégrer la dimension de l’« ob-scénité ». Prolongeant un article de Georges Banu sur « La critique : utopie et autobiographie » qui ouvrait alors une nouvelle perspective théorique, Cristina Tosetto décèle les « chemins détournés de l’autofiction » empruntés par Dort, et enjoint à « reconsidérer toute une série de documents délaissés : les notes des critiques, les journaux intimes, la correspondance », en somme les « coulisses » de la critique dramatique. Frayant un autre chemin détourné, ou plus exactement un détournement de chemin, à partir d’une analyse serrée et complice de Qu’ils crèvent les critiques ! (2018) de Jean-Pierre Léonardini, Yannick Butel prend au vol et au mot une prédiction désillusionnée de celui qui aura exercé sa plume pendant près de cinquante ans à L’Humanité : « Quant au théâtre, vous verrez, on finira par un haïku. » Si l’on entend par là une forme brève de poésie pratiquée dans cet « Empire des signes » qu’a été le Japon pour Barthes, alors on peut en effet souhaiter que la critique « abrite ou enveloppe, voire prépare, la perspective heureuse ou pas, d’un énoncé rare ». De sorte que le haïku serait malgré tout une réponse, et non des moindres, à l’inouï. Puissent ce fragile trisyllabe, ce mât d’i dérisoire et ce tréma en sursis maintenir une lueur dans un « temps de détresse » (Hölderlin).
Auteur
Jérémie Majorel, maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, membre du laboratoire Passages XX-XXI (EA 4160), est l’auteur de Maurice Blanchot : herméneutique et déconstruction (Honoré Champion, 2013). Il a également publié plusieurs articles sur Koltès, Joël Pommerat, Guy Cassiers, Krzysztof Warlikowski et François Tanguy dans divers collectifs et revues. Il est critique dramatique à L’Insensé. Dernières parutions : Lire Marcel Cohen (Hermann, 2021), codirigé avec Marie-Jeanne Zenetti, et Genet : Les Bonnes, Le Balcon (Atlande, 2021), où il a coécrit les Thèmes avec Héléna O’James et rédigé les Leçons.
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