Prologue
p. 9-18
Texte intégral
« Qu’est-ce qu’un jeune homme actuellement découvre dans Nietzsche, qui n’est sûrement pas ce que ma génération y a découvert, qui n’était sûrement pas ce que les générations précédentes y avaient découvert1 ? » (G. Deleuze)
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1Dionysos plasticien ? « Cette question n’est pas pour Nietzsche », qui se disait « peu sensible au plastique »2, estime un éminent esthéticien. Certes, l’homme était avant tout un philosophe-poète ou un philosophe-musicien… Mais le « philosophe-artiste3 » se montre pourtant fasciné par la figure d’Apollon, divinité plastique s’il en est. Un conseil à sa sœur témoigne en outre de sa sensibilité d’amateur d’art : « Il est indispensable que tu coures au moins une fois ou deux à la galerie de peinture, quitte à ne regarder en détail à chaque visite que deux ou trois tableaux4. » On raconte également qu’il possédait un exemplaire de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, dont il disait : cette gravure « me touche de très près, à un point presque inexprimable5 ». Enfin – dernier argument de pure méthode, le plus important ici –, cette question, ce n’est pas à Nietzsche que nous la posons, encore moins pour lui (il ne s’agit pas de faire une « esthétique de Nietzsche6 »), mais à nous-mêmes, pour nous-mêmes, à travers ce que Nietzsche peut nous apprendre, nous faire comprendre : par exemple, comment nous sommes parvenus à des situations extrêmes en art contemporain (notamment dans les années 1960), des situations artistiques dans lesquelles Dionysos semble effectivement « revenu », mais sous une tout autre forme, comme transposé de la musique aux arts plastiques. Il se pourrait, en effet, non seulement que Nietzsche nous donne ici des outils de pensée pour analyser des postures artistiques, mais en outre que la situation elle-même ne soit guère pensable sans faire référence à certains thèmes nietzschéens. Certes, on pourra toujours avancer qu’un artiste comme Duchamp aura eu sur l’art contemporain une influence directe beaucoup plus grande qu’un philosophe comme Nietzsche : c’est même une évidence, qu’il est inutile de défendre. Ce que l’on peut soutenir, en revanche, c’est que l’œuvre de Nietzsche – car il s’agit bien, ici aussi, d’une œuvre – a indirectement préparé les esprits à la réception de l’art contemporain, et qu’il a en quelque sorte créé à la fin du xixe siècle le « terrain intellectuel » sur lequel pouvaient germer les œuvres plastiques dionysiaques de la seconde moitié du xxe siècle.
2Ce qui se dessine ici n’est donc rien d’autre qu’une interprétation, et il ne faudrait pas oublier bon nombre de courants artistiques contemporains qui n’ont évidemment rien de dionysiaque, ni même de nietzschéen tout court. Symétriquement, il va de soi que les perspectives nietzschéennes ne permettent pas d’interpréter l’ensemble des paramètres de l’art contemporain (et notamment le fait indéniable qu’il est lié à la spéculation d’une économie de marché). Faire l’hypothèse d’une lecture nietzschéenne de l’art contemporain, cela ne veut donc pas dire que tout l’art contemporain puisse être lu selon Nietzsche, cela veut dire simplement que ce qui peut l’être mérite sans doute de l’être, et que l’on ne trouvera pas ailleurs une même puissance d’interprétation. Si pour Nietzsche, le monde est comme un texte qui ne préexisterait à aucune de ses interprétations, alors nous tenterons du moins d’interpréter le monde de l’art contemporain en connaissant l’existence des textes de Nietzsche. D’où la requête d’une double enquête : repérer les influences nietzschéennes dans l’art contemporain lui-même (au sens où toute une génération d’artistes s’est nourrie de Nietzsche, ou du moins d’un certain nietzschéisme ambiant), mais aussi dans le discours tenu sur l’art contemporain, influences inconscientes la plupart du temps (« force », « corps », « apparence », « mise en scène », « possibilités de vie », « surface et profondeur », etc. – sans oublier tout ce que Deleuze lui-même doit à Nietzsche, et qui se retrouve ainsi dans les textes et les œuvres de tous ceux qui citent Deleuze). Distinguons donc clairement deux choses : d’une part, en amont, l’influence qu’a pu avoir Nietzsche sur certains artistes contemporains (par ses écrits, par la rumeur) ; d’autre part, en aval, l’interprétation que l’on peut donner de l’art contemporain à partir de Nietzsche (avec plus ou moins de rigueur selon les cas). Se posent alors les problèmes respectifs de la réalité de cette influence (sachant que la réalité est toujours faite aussi d’apparence) et de la vérité de cette interprétation (sachant que la vérité n’est jamais qu’un faisceau de perspectives). Sans cesse, nous croiserons donc deux axes de questionnement : en amont, quelle est la réalité de l’influence nietzschéenne sur l’art contemporain ? En aval, quelle est la vérité de l’interprétation nietzschéenne de l’art contemporain ? Reste enfin à préciser le corpus : majoritairement, l’art dit « transgressif » des années 1960 (Fluxus, body art, actionnisme…), qui marque de fait une charnière dans l’Histoire, mais aussi l’art plus diversifié des années 1970 ou 1980, avant de pratiquer quelques incursions dans l’art actuel.
3Encore une lecture de l’art contemporain, donc : nous disons bien une « lecture », et non exactement une « vision », c’est-à-dire une interprétation textuelle (à travers Nietzsche) de ce qui n’est pas du texte. Iconique n’est pas linguistique, assurément ; image et langage sont deux systèmes de signes qui ne se rencontrent pas toujours ; et l’œuvre d’art, par principe, n’est jamais réductible au discours que l’on peut tenir sur elle. À ceux qui déplorent l’envahissement progressif de l’art par le commentaire sur l’art, il suffit en effet de rappeler le principe de l’irréductibilité de l’œuvre d’art à son commentaire, dont pourtant elle se nourrit insatiablement. Quant à elle, la philosophie de l’art n’a pas d’autre issue que de tresser son texte autour de l’œuvre d’art non textuelle. Si elle voulait échapper au langage, si elle croyait lui échapper, elle se perdrait dans une mystique de l’ineffable : l’esthétique n’est pas elle-même une aisthesis, mais d’abord et avant tout un logos. Si bien que l’esthéticien lui-même n’en finit pas de parler, de discourir, de théoriser, jusqu’au point, parfois, où le silence devient une préférence, voire une nécessité. Ainsi, nous « voyons » bien l’art contemporain, et nous voyons toujours cette « vision » d’un certain point de vue, mais ce que nous en rendons, ce que nous en donnons, c’est encore et toujours une « lecture » – et c’est finalement tant mieux pour la sphère de l’art lui-même.
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4De ce point de vue, Nietzsche n’est évidemment pas seul en cause : il y a de nombreuses lectures philosophiques possibles de l’art contemporain et de sa « crise » – ou du moins de sa « querelle7 ». On peut aussi choisir de lire toute l’histoire de l’art sur un schéma hégélien récurrent, Andy Warhol devant ses Boîtes Brillo jouant alors à peu près le rôle de Napoléon sur son cheval : l’un marque la fin de l’art (galerie Stable, New York, 1964) comme l’autre la fin de l’Histoire8. On peut également en appeler légitimement à Kant, en expliquant grâce à lui, non la fin de l’art, mais la fin d’une certaine utopie sociale de l’art fondée sur le sens commun esthétique, ce qui autorise à prendre une saine position dans un contexte délicat. Ainsi Yves Michaud, dans le dernier chapitre de La crise de l’art contemporain, a-t-il pleinement ressenti le besoin d’en appeler à Kant pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’une telle situation ; n’en déplaise à certains9, il n’y a rien de réactionnaire à « kantiser » la crise ; c’est au contraire ce qui nous permet de mieux la comprendre. Le même Kant, d’ailleurs, aura également permis de promouvoir une relecture « (d’)après Duchamp10 », ou de s’en tenir à un formalisme de l’impossible possibilité du jugement de goût11.
5Mais, dans ce débat, il semble qu’un philosophe ait été sous-estimé, ou du moins sous-utilisé, dans notre volonté de compréhension du monde de l’art aujourd’hui. Certes, Arthur Danto lui-même a consacré à Nietzsche un de ses premiers ouvrages12, et surtout, Georges Didi-Huberman s’est inspiré de la notion nietzschéenne de ressentiment dans un bel article13 : l’homme du ressentiment, qui critique l’art contemporain à tout va, est encore dans la « morale » (sans la conscience de sa généalogie), et non dans la réflexion esthétique ; il est finalement l’homme de l’impuissance à regarder, à aimer et à connaître – à quoi s’oppose précisément la recherche d’un gai savoir. Dans cette lignée, il nous semble que l’essentiel reste à faire : voir comment, d’une certaine manière, de nombreux artistes de la seconde moitié du xxe siècle auraient pu dire, eux aussi, « ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient14 ». Ainsi, pour ne prendre ici qu’un seul exemple de ce concept élargi de l’art, la célèbre formule de Robert Filliou (« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art15 ») est-elle, du moins en son principe, éminemment nietzschéenne. Plus généralement, de grands thèmes nietzschéens tels que le corps-sujet, la mort de Dieu ou le renversement des valeurs, semblent toujours traverser le siècle artistique. Comme le disait déjà Mikel Dufrenne à la fin des années 1960, « Apollon est mort », et nous cherchons encore un art qui se présente à nous de telle sorte que « Dionysos y compose avec Apollon »16.
6Dans le même ordre d’idées, et pour esquisser d’emblée notre perspective, chacun sait que Nietzsche est le premier philosophe à avoir mis à mal les plus fameux couples de concepts de l’histoire de la philosophie : le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid. C’est ainsi qu’un aphorisme de Par-delà bien et mal nous entraîne également par-delà vrai et faux, en même temps que la vérité est invitée à prendre modèle sur les nuances de l’art :
Car enfin, qu’est-ce qui nous force à admettre qu’il existe une antinomie radicale entre le « vrai » et le « faux » ? Ne suffit-il pas de distinguer des degrés dans l’apparence, en quelque sorte des couleurs et des nuances plus ou moins claires, plus ou moins sombres – des « valeurs » diverses, pour employer le langage des peintres17 ?
7Si l’on en croit Nietzsche, ces couples de concepts auraient seulement une fonction consolatrice en philosophie : ils permettraient aux penseurs d’ignorer le changement, la lutte, la douleur, en somme, d’éviter le monde tout court. Telle est du moins l’interprétation par Nietzsche de la philosophie comme symptôme – d’une maladie qui le guettait sans doute lui-même. On peut d’ores et déjà avancer, pour le dire vite mais sans forcer le trait, que la quasi-totalité de l’art contemporain pourrait revendiquer ces deux thèses nietzschéennes à son propre compte : d’une part, dépasser les clivages entre le bien et le mal (l’art inventerait – conditionnel de rigueur – de nouvelles valeurs), le vrai et le faux (l’art se voudrait lui-même conceptuel), le beau et le laid (qu’est-ce qu’une esthétique de la laideur ?) ; d’autre part, ne pas séparer l’art et la vie, c’est-à-dire ne pas fermer les yeux sur le changement, la lutte, la douleur, c’est-à-dire aussi ne pas laisser à l’art la fonction consolatrice, décorative presque, d’une certaine philosophie.
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8Il est vrai que l’on a davantage l’habitude de voir les thèses nietzschéennes convoquées pour interpréter l’art moderne que l’art contemporain. On a ainsi pu montrer l’importance de l’esthétique nietzschéenne, et notamment de La naissance de la tragédie, pour une meilleure compréhension de la modernité18. On a même pu avancer que certains courants artistiques majeurs, tels que le symbolisme, le Jugendstil, l’expressionnisme, « sont tous inspirés par Nietzsche19 » – ne serait-ce que le nom même du groupe Die Brücke (« le pont ») vient directement du prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra20. L’influence de Nietzsche sur l’art moderne est historiquement plus avérée, du fait de sa plus grande proximité ; les artistes l’avaient lu, les critiques aussi, ou à peu près ; la diffusion de son œuvre commençait tout juste en Europe21. Dès 1899, à l’âge de 20 ans, Paul Klee hésite entre devenir peintre ou musicien, et note ceci dans son Journal : « Beaucoup de paradoxes, Nietzsche dans l’air. Exaltation de soi et des impulsions. Impulsion sexuelle sans borne. Nouvelle éthique22. » On voit déjà quelle image vitale le philosophe véhicule… De même, Kandinsky cite le mot de Nietzsche « Dieu est mort » au début de son troisième chapitre « Tournant spirituel » dans Du spirituel dans l’art, avant d’ajouter : « Lorsque la religion, la science et la morale (cette dernière par la rude main de Nietzsche) sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détourne ses regards des contingences extérieures et les ramène sur lui-même23. » On aura noté que presque tout le vocabulaire est ici nietzschéen : la religion, la science et la morale sont « ébranlées », de la même manière que le marteau du philosophe fait trembler le socle des idoles à leur crépuscule, « l’homme détourne ses regards » comme le grand affirmateur de saint Janvier se contente de le faire à l’aphorisme 276 du Gai savoir : « la rude main de Nietzsche » est passée avant l’habile main de l’artiste. Il est donc permis de croire que cette même main étend son ombre jusqu’à aujourd’hui, un peu plus de cent ans après sa mort.
9Il est vrai également que l’esthétique contemporaine – au moins depuis Langages de l’art de Nelson Goodman, en passant par les deux volumes de L’œuvre de l’art de Gérard Genette – paraît plus axée aujourd’hui sur la philosophie analytique, et notamment sur la question du jugement esthétique. En (r)appeler à Nietzsche, que Jean-Marie Schaeffer inclut comme un des moments de la théorie spéculative de l’art, quelque part entre Novalis et Heidegger, peut donc paraître relever d’une perspective quelque peu décalée, pour ne pas dire dépassée. Mais trois questions, au moins, demeurent. D’une part, Nietzsche appartient-il réellement à cette « théorie spéculative » au même titre que les autres penseurs de l’esthétique, Hegel et Schopenhauer par exemple ? Rien n’est moins sûr24. D’autre part, la référence à une pensée qui se voulait « inactuelle » ne pourrait-elle pas être elle-même « intempestive » ? En tout état de cause, le lecteur jugera sur pièces de la valeur heuristique apportée ici par Nietzsche à l’art contemporain, et se fera donc sa propre opinion sur les qualités de compréhension – complémentaires, à notre avis – apportées respectivement par l’esthétique analytique et l’esthétique dite « continentale ». Enfin, reste la question même du jugement, de son utilité ou de son inutilité : si une œuvre est un objet intentionnel candidat à une appréciation esthétique, alors le fait qu’elle soit bonne ou mauvaise n’a-t-il vraiment aucune importance ? La « relation esthétique25 » peut-elle réellement faire comme si seule la subjectivité comptait, sans une tension post-kantienne vers une certaine universalité ? Après tout, comme le soutient Rainer Rochlitz, « contrairement à ce qu’affirment des esthéticiens comme Nelson Goodman, il n’est pas indifférent qu’une œuvre d’art soit bonne ou mauvaise26 »… Il faut donc énoncer clairement qu’il y a de tout dans l’art contemporain, littéralement et absolument de tout : des œuvres bonnes, des œuvres fortes (on ne dit plus « belles », peu importe), des œuvres faibles, voire mauvaises, et tout le reste entre les deux. Quitte à les discuter, nous verrons d’ailleurs qu’une lecture de Nietzsche pourra nous donner ici quelques critères.
10De même, il n’y a pas un art contemporain, il y en a plusieurs. Cette trivialité veut insister sur un fait : l’art « contemporain », comme on l’appelle, désigne désormais un genre, voire un paradigme27, alors qu’il devrait seulement évoquer une époque – celle dont, précisément, nous sommes les contemporains, au sens large après 1945, au sens plus étroit après 1960 (ensuite, on emploie plus souvent aujourd’hui la formule « art actuel », notamment à partir des années 1990). Il n’y a donc pas une seule problématique univoque de l’art contemporain, c’est-à-dire de l’époque contemporaine : pour le grand public et quelques lettrés, le genre en question est de préférence provocateur, mystificateur, charlatanesque, pour ne pas dire « nul28 ». Mais il existe également toute une tendance réflexive et formaliste, bien vivace elle aussi, bien que moins voyante ; la peinture et le dessin n’ont pas encore fait leur testament ; et il existe encore mille autres tendances… En bref, cet ouvrage n’appartient à aucune partie prenante de ce que l’on a pu appeler la « crise » de l’art contemporain : a priori, il ne démonte ni ne défend l’art contemporain en général, il essaie juste de jeter un regard différent sur certaines œuvres en particulier, à partir d’un point de vue global. De même, il n’appartient ni au mouvement d’un nietzschéisme ambiant à la petite semaine29 ni à la lignée de ceux qui ressentent le besoin d’expliquer pourquoi ils ne sont pas nietzschéens30. Sur Nietzsche comme sur l’art, le lecteur averti ne trouvera donc dans cet ouvrage ni dévotion inculte ni critique inutile. Son seul propos est de pensée : en quoi une lecture attentive d’un philosophe intempestif peut-elle nous éclairer sur l’art et les artistes de notre temps ?
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11Un mot enfin sur la méthode suivie ici : faut-il préciser que nous ne sommes pas partis de Nietzsche pour nous demander artificiellement comment appliquer la philosophie nietzschéenne à l’art contemporain ? Nous sommes évidemment partis des artistes, des œuvres, de cette seconde moitié du xxe siècle, et nous avons eu l’impression, à plusieurs reprises, d’être en quelque sorte en terrain connu, en tout cas pour l’atmosphère quasi idéologique qui émanait d’un tel art (ainsi « l’art et la vie » chez Fluxus, pour ne prendre ici qu’un seul exemple de ce qui sera développé par la suite). Se retrouver en terrain connu, ou du moins en avoir l’impression, était bien sûr, comme toujours, une manière de se rassurer : nous y voyons du Nietzsche, donc l’art contemporain n’est pas si insaisissable que cela31. Mais qui dit « terrain connu » dit aussi « terre inconnue », et à plusieurs reprises, le nietzschéisme de l’art contemporain nous a paru à nous-mêmes une hypothèse douteuse, pour ne pas dire suspecte (car le soupçon peut également s’appliquer au bon usage d’une philosophie du soupçon)… Bienheureux les esprits naïfs pour qui le syntagme « Nietzsche et l’art contemporain » sonne comme une évidence ! Au contraire, il s’est toujours agi pour nous de faire de cette formule un problème. À quoi bon, en effet, interpréter un art de la seconde moitié du xxe siècle par une philosophie de la seconde moitié du siècle précédent ? N’est-ce pas la meilleure façon d’accumuler les contresens, tant historiques qu’artistiques ? Néanmoins, peut-être y a-t-il ici une vertu de la distance, et même de l’anachronisme : comme on le sait, l’interprétation vient toujours après-coup, et il faut du temps pour ruminer certaines pensées. Or, après maintes ruminations, et maintes déceptions face à l’indigence d’une certaine critique d’art contemporaine, quand elle se contente d’« injecter du concept dans les catalogues, comme on dirait aujourd’hui32 », il se trouve qu’aucune autre pensée ne nous paraît aussi forte que celle, inactuelle, de Nietzsche pour penser notre actualité – mais c’est sans doute, bien entendu, qu’il nous faudra plus de temps encore pour les autres pensées, et pourquoi pas pour les autres arts… En ce sens, il n’est pas faux de dire que « Nietzsche seul est à même de rendre possible une compréhension de ce qui fait et a fait notre siècle33 ». Ainsi, aujourd’hui : ruminons l’art contemporain, qui nous donne à penser.
12Il pourra apparaître alors que si les thèses de Nietzsche peuvent se révéler aussi fécondes pour une approche de l’art d’aujourd’hui, c’est sans doute que Nietzsche lui-même était le premier philosophe à se dire également artiste. C’est bien en somme parce que Nietzsche a eu, pour lui-même, une conscience aiguë, extrême, des problèmes de la création artistique (musicale, littéraire, poétique et philosophique, en l’occurrence) qu’il peut nous donner des outils pour penser librement l’art en général, et l’art contemporain en particulier. Bien entendu, lorsque Nietzsche se disait « philosophe-artiste », c’était en un tout autre sens (voir infra, § 12) que celui de l’art contemporain… Il n’en reste pas moins que Nietzsche incarne ce « tournant esthétique de la philosophie34 », c’est-à-dire qu’il pense la philosophie en artiste, ou du moins qu’il la pense depuis l’art – raison de plus pour, une fois encore aujourd’hui, penser l’art depuis la philosophie.
Notes de bas de page
1 G. Deleuze, Pensée nomade, Nietzsche aujourd’hui ?, Paris, UGE, 10/18, 1973, t. I, p. 159.
2 M. Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997, p. 281 : « Que donnerait une transposition du thème dionysien dans les arts plastiques à l’époque des premières révolutions formelles ? Cette question n’est pas pour Nietzsche. » Parallèlement, l’importance propre de la musique fait que l’on ne saurait non plus « construire un système des arts en partant de Nietzsche » (A. Philonenko, Nietzsche. Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 5).
3 Voir infra (§ 12) la source et le sens de cette expression nietzschéenne.
4 Lettre à sa sœur d’avril 1862 à Dresde (cf. Correspondance I, juin 1850 – avril 1869, Paris, Gallimard, 1986).
5 Lettre à Malvida von Meysenbug du 24 mars 1875. Sur tous ces points, on consultera la monumentale biographie de C. P. Janz (Nietzsche. Biographie, 3 vol., Paris, Gallimard, trad. fr. 1985) ainsi que l’ouvrage plus synthétique de R. Safranski (Nietzsche. Biographie d’une pensée, Arles, Actes Sud, 2000, notamment p. 308 pour la gravure de Dürer). Voir également infra, § 15.
6 Cf. M. Kessler, L’esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998. Le titre même de l’ouvrage semble une évidence ; pourtant, s’il n’y a pas de système nietzschéen, il n’y a pas non plus à strictement parler d’« esthétique » de Nietzsche, au sens où il existe par exemple une esthétique de Kant, parfaitement délimitée et constituée (et constituée par sa délimitation même), ou une esthétique de Hegel (même s’il ne s’agit en l’occurrence que de notes de cours, mais qui correspondent précisément à la systématicité d’un cours). L’esthétique de Nietzsche, si elle existe, se caractérise d’abord par son éclatement, ou plutôt son envahissement progressif de tous les domaines de la philosophie, jusque dans le style même. En ce sens, le second ouvrage de l’auteur (en fait l’autre partie d’une même thèse : Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999) est beaucoup plus convaincant, même si le recours systématique aux fragments posthumes, en soi intéressant, reste tout de même discutable d’un point de vue méthodologique.
7 Cf. respectivement Y. Michaud, La crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997, et M. Jimenez, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005. Ce sont là, chacun en leur genre, deux modèles de clarté pour comprendre le contexte auquel nous faisons référence.
8 Cf. A. Danto, Introduction, Après la fin de l’art, Paris, Seuil, 1996.
9 Cf. F. Forest, Pour un art actuel, Paris, L’Harmattan, 1997, III.1.
10 Cf. T. de Duve, Kant (d’)après Duchamp, Au nom de l’art, Paris, Minuit, 1989, p. 67 sq.
11 Cf. M. Kessler, Les antinomies de l’art contemporain, Paris, PUF, 1999. La deuxième partie du même ouvrage fait quant à elle allusion à Nietzsche dans son titre (« Considérations critiques intempestives »).
12 Cf. A. Danto, Nietzsche as Philosopher, New York, Macmillan Company, 1965, et en traduction allemande Nietzsche als Philosoph, Munich, Wilhelm Fink, 1998. À signaler que malgré son titre (Nietzsche: Aesthetics and Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, 2000), l’ouvrage de M. Rampley ne traite pas directement de notre sujet. En serait plus proche, d’un certain point de vue, le collectif de S. Kemal, I. Gaskell, D. W. Conway (dir.), Nietzsche, Philosophy and the Arts, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (où figure notamment un article de J. Carvalho sur Nietzsche et le jazz).
13 Cf. G. Didi-Huberman, D’un ressentiment en mal d’esthétique, L’art contemporain en question, Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1994, p. 67 sq.
14 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 5.
15 La source exacte de cette formule n’est d’ailleurs pas aisée à trouver. À notre connaissance, elle ne figure telle quelle dans aucun texte de R. Filliou (à part évidemment dans le titre du même nom du recueil de ses écrits, Québec, Intervention, 2003), mais elle apparaît sous la forme d’une inscription sur un cartel dans la vidéo intitulée Sans titre – Sans tête, filmée le 1er juin 1983 à Berne par J.-H. Martin, et référencée sous la cote V11 dans R. Filliou, Éditions et multiples, Dijon, Les Presses du réel, 2003, p. 107. Elle semble un redoublement volontaire d’une source première dadaïste (certains l’attribuent en effet à T. Tzara), si l’on en croit cette précision de R. Filliou lui-même : « Comme les Dadaïstes l’ont dit : “la vie est plus intéressante que l’art” » (La Fête permanente présente Robert Filliou, catalogue de l’exposition, Hanovre, Sprengel-Museum Hannover, 1984, p. 94). Dans son ouvrage L’art et la vie. Comment les artistes rêvent de changer le monde, xixe-xxie siècles (Dijon, Les Presses du réel, 2019, p. 179), M. Fréchuret donne encore une autre source antérieure, d’après l’artiste A. Labelle-Rojoux : la déclaration aurait été prononcée pour la première fois lors d’une conférence-performance intitulée Gong Show, réalisée à l’automne 1977 dans la galerie d’art de l’université de Calgary au Canada.
16 M. Dufrenne, Esthétique et philosophie, Paris, Klincksieck, 1967, t. I, p. 177.
17 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 34.
18 Cf. P. Audi, L’ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique, Paris, Le Livre de Poche, 2003. L’auteur fait curieusement le choix inverse du nôtre d’évacuer toute référence à Dionysos ou Apollon, « tartes à la crème du nietzschéisme traditionnel » (p. 13).
19 R. Safranski, Nietzsche, op. cit., p. 300.
20 « Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but. » (F. Nietzsche, Prologue, Ainsi parlait Zarathoustra, § 4)
21 Il y a d’ailleurs toute une histoire de la réception des idées de Nietzsche en France, dans les milieux de l’art et de la littérature : Henri Albert, le premier traducteur de Nietzsche, tenait la rubrique « Lettres allemandes » au Mercure de France dans les dernières années du xixe siècle, et c’est dans ses traductions que Gide, Valéry ou Bataille connurent l’œuvre du philosophe allemand. Mais Nietzsche ne fut pleinement reconnu jusque dans sa dimension dionysiaque de philosophe-artiste qu’avec le premier numéro de la revue Acéphale, fondée en 1936, avec Bataille, Klossowski et Masson, encore dans la mouvance surréaliste. Plus généralement, cf. J. Le Rider, Nietzsche en France. De la fin du xixe siècle au temps présent, Paris, PUF, 1999 ; et pour l’Allemagne, T. Meyer, Nietzsche und die Kunst, Tübingen, Bâle, Francke, 1993.
22 P. Klee, Journal, Paris, Grasset, 1959, p. 29.
23 V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art [1911], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989, p. 69 et 79.
24 Cf. J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992. Comme tant d’autres textes sur Nietzsche, celui-ci – d’autant plus exemplaire qu’il est brillant – ne voit dans l’œuvre nietzschéenne que le contenu d’une certaine doctrine, que l’on pourrait ramener à un système. D’emblée, une telle lecture se trouve ainsi partiellement invalidée par l’omission (volontaire ?) du statut lui-même esthétique du discours nietzschéen. Chacun sait que Nietzsche accordait au moins autant d’importance à ce qui est dit qu’à comment ce qui est dit est dit. De la sorte, l’interprétation ainsi donnée ne saurait jamais être convaincante qu’à moitié : parler de Nietzsche sans penser au philosophe-artiste qu’il voulait être, c’est faire l’impasse sur la forme même que Nietzsche entendait conférer au discours philosophique, et c’est du même coup faire entrer Nietzsche dans la grande lignée des autres philosophes spéculatifs de l’« âge moderne », ce dont précisément il n’a cessé de se défendre. Pour les mêmes raisons, les trois paradigmes historiques proposés par Mark Sherringham (Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Payot, 1992), tout en se révélant astucieux, présentent l’inconvénient majeur de placer Nietzsche dans l’impossible paradigme « romantique ».
25 Cf. G. Genette, L’œuvre de l’art, t. II, La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre étude : La nouvelle « relation esthétique » de Gérard Genette, Art et mutations. Les nouvelles relations esthétiques, Paris, Klincksieck, coll. « L’Université des arts », 2004, p. 209-222.
26 R. Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994, p. 92.
27 Cf. N. Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2014, rééd. coll. « Folio Essais », 2022, mais aussi, dans une autre perspective, D. Chateau, L’art comptant pour un, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Collection Mamco », 2009.
28 Selon le mot tristement célèbre de J. Baudrillard : « Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en termes superficiels. » (Le complot de l’art, Libération, 20 mai 1996, rééd. Paris, Sens & Tonka, 1997, p. 19, et à nouveau augmenté d’autres textes chez le même éditeur, 2005)
29 Y. Michaud pointe ainsi l’attitude « joyeuse, ludique, dionysiaque, à vrai dire vitaliste-nietzschéenne » de nombreux critiques d’art : « Ils prennent acte de la diversité de l’art contemporain, pour en célébrer la profusion, la vitalité et le dynamisme et jubilent de voir son fonctionnement s’aligner sur celui de la mode. » (Critères esthétiques et jugement de goût, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1999, p. 60)
30 Cf. A. Boyer et al., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1991, rééd. Le Livre de Poche, 2002.
31 On pourra penser aussi à l’étrange livre d’Anne Cauquelin (Fréquenter les incorporels, Paris, PUF, 2006), qui voit, elle, l’art contemporain à travers le prisme des catégories stoïciennes. Mais la méthode n’est pas ici la même, tant s’en faut : l’influence réelle de Nietzsche est d’abord démontrée, avant d’en venir aux diverses hypothèses d’interprétation.
32 J.-P. Lefebvre, Présentation, in G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique, t. I, Paris, Aubier, 1995, p. xxxix.
33 M. Onfray, Le désir d’être un volcan, Journal hédoniste I, Paris, Grasset, 1996, p. 367. En revanche, dans Archéologie du présent. Manifeste pour une esthétique cynique (Paris, Adam Biro / Grasset, 2003), les formules à l’emporte-pièce sont si nombreuses qu’elles rendent la lecture délicate (« Duchamp est aux beaux-arts ce que Nietzsche est à la philosophie » [p. 22], « renverser le platonisme », « déchristianiser la chair », etc.), quand ce ne sont pas des erreurs factuelles (ainsi le fameux 4’33”, et non 3’55”, de silence de John Cage ! [p. 33]).
34 M. Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, op. cit., quatrième de couverture.
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