Expression et perception du temps d’après l’enquête sur les miracles de Louis d’Anjou*
p. 95-114
Texte intégral
1De la manière dont les hommes du Moyen Âge perçoivent le temps on ignore presque tout et chacun sait qu’une enquête sur ce sujet n’est pas des plus faciles. Il convient à l’évidence de prendre quelque distance par rapport à la sensibilité contemporaine, trop marquée par l’usage incessant du calendrier et trop soumise aux exactitudes d’une civilisation mécanisée. L’écrit, en outre, soulage la mémoire dans son effort pour restituer le passé et prive l’évocation d’une part de son incertitude. Bref, comment perçoivent le temps des hommes qui le plus souvent n’écrivent pas et ne disposent que de points de repères assez généraux ?
2Il ne s’agit pas ici d’analyser la perception morale et religieuse du temps, celle qui inspire des méditations sur les âges révolus et qui nourrit les nostalgies. L’aspect retenu ici est tout à fait différent. Il s’agit du temps familier et quotidien qui rythme les événements réels d’une vie. L’historien dans ce domaine n’a pas accès directement à la perception de l’homme du Moyen Âge, mais simplement à l’expression qu’il donne du temps en employant un vocabulaire banal. Aussi est-ce de la confrontation de multiples emplois des mêmes mots pour signifier des données chronologiques différentes que peuvent apparaître les premiers traits d’une certaine manière de percevoir le temps.
3Dans une recherche de ce genre, il n’y a pas d’analyse possible sans un nombre suffisant de mentions. Il fallait donc faire choix d’une source assez copieuse et n’excluant pas les répétitions les plus fastidieuses. Il convenait qu’elle ait trait à des faits concrets et aussi quotidiens que possible. Il n’est pas sans intérêt qu’elle soit bien datée, que beaucoup de personnes y apparaissent et qu’elle ait un seul rédacteur afin de ne pas achopper sur de simples différences de termes dues à des notaires.
4L’enquête sur les miracles de Louis d’Anjou répond exactement à ces exigences. Cent soixante-quinze personnes viennent témoigner sur 69 miracles principaux et déposent sur des faits qu’ils ont connus, concernant leurs proches et parfois eux-mêmes. Il s’agit le plus souvent de guérisons et ils doivent dire combien de temps une maladie a duré et à quelle date les faits se sont passés. Toutes les dépositions, à une exception près, comportent des connotations temporelles. Certaines décrivent les circonstances et les faits avec beaucoup de précisions et un grand luxe de détails. Il y a là cette évocation de la vie quotidienne qui laisse au temps sa fonction ordinaire1
5L’enquête, commencée à Marseille, à la fin du mois de février 1308, se poursuit pendant le printemps de cette même année et n’est achevée qu’après Pâques, comme l’indiquent diverses remarques faites par les témoins au cours de l’enquête.
6Un seul notaire, Bernard de Salagnac, porte la responsabilité de la transcription, comme il l’écrit lui-même en authentifiant le registre2. On ne peut exclure que la traduction en latin des diverses dépositions n’ait comporté quelques déformations. On remarque cependant que l’évocation du temps se fait dans des termes si simples que le passage de la langue vulgaire au latin ne semble pas de nature a poser de questions. L’expression reste cependant suffisamment variée et ne donne pas le sentiment d’une formulation unique imposée par un rédacteur. À vrai dire, il n’y a aucun moyen de contrôler le texte et force est donc de l’accepter tel quel. Ce parti, toutefois, ne paraît pas déraisonnable, comme l’analyse le confirme.
7Le temps est évoqué de manières très diverses dans les 175 dépositions et il convient d’en préciser les différentes caractéristiques. Les témoins font un effort de mémoire pour restituer la date d’un événement. Un grand nombre répond approximativement aux questions des commissaires enquêteurs. Ils disent : il y a 5 ans, il y a 8 ans, sans plus. D’autres savent donner plus de précisions et connaissent le mois, le jour ou la fête la plus proche. Lorsque la mémoire est défaillante, on rencontre cet aveu très simple un jour dont je n’ai pas souvenir. Toutes ces indications permettent d’aborder le problème de la datation. Il est bien évident qu’il y a un système de référence qui est une certaine façon conventionnelle de fixer des repères. Dans cet effort pour restituer les événements se mêlent le certain et l’incertain. La confrontation des différentes dépositions sur un même fait permet d’éprouver, dans une certaine mesure, l’exactitude de la mémoire. Il ne faut pas trop attendre de cette recherche parce que les divers témoins d’un même miracle semblent être présents au récit des uns et des autres. Aussi la tendance est-elle au mimétisme dans le vocabulaire et dans l’appréciation du temps.
8Percevoir le temps c’est aussi déterminer un moment de la journée ou de la nuit. Bien que les notations de ce genre soient nettement moins nombreuses, elles ont l’intérêt de diviser l’espace d’un jour d’après des critères concrets et facilement accessibles. Il s’agit d’abord de manières de parler qui permettent la compréhension entre les hommes. Plus profondément c’est un système commun de perception du temps.
9Interrogés presque exclusivement sur des guérisons, les témoins disent aux commissaires enquêteurs combien de temps a duré une grave infirmité ou une simple maladie. Le rétablissement et surtout sa persistance sont plus rarement évalués de façon explicite. Par contre, ils évoquent souvent le temps écoulé entre l’invocation faite au saint pour obtenir son aide et la réalisation du miracle. Toutes sortes de questions annexes peuvent entraîner une certaine appréciation de la longueur du temps. Chacun, dans ce domaine, parle en jours, semaines, mois et années, selon ce qu’exigent les différents cas et en se conformant aux habitudes. Les témoins, effectivement, n’emploient pas ces termes indifféremment, mais en usent dans des décomptes simples où chaque unité joue son rôle. À l’aide de ces indications, on peut édifier un véritable système d expression de la durée. On établit ainsi une sorte de grille dont la précision diminue à mesure que le temps évoqué s’allonge. Si la sensibilité au temps écoulé peut être appréciée, c’est à partir d’un inventaire de ce genre, capable de faire apparaître quelle période de temps peut s’exprimer normalement à partir du même mot.
10Pour cette enquête sur le temps, ne sont retenues, en fin de compte, que les indications signifiant la date, le moment et la durée. C’est un champ de recherches assez vaste dont ne sont exclus que les phénomènes répétitifs tels que ceux exprimés par des formules comme : chaque jour, chaque samedi, chaque année, etc.3 Ne sont pas pris en compte non plus les simples adverbes de temps, beaucoup trop nombreux et, semble-t-il, peu significatifs parce qu’il est presque toujours impossible de savoir exactement ce qu’ils désignent.
11Dans cette recherche, chaque indication temporelle est prise en considération une seule fois et entre à ce titre dans les décomptes et les calculs. Les formules complexes où la date et le moment se trouvent évoqués en même temps sont rangées dans la catégorie la plus intéressante. Il n’y a pas de double comptage. Par contre, sont retenues toutes les formulations explicites, même lorsqu’elles reproduisent exactement les termes de la déposition précédente. Il y a, dans le procès de canonisation de Louis d’Anjou, jusqu’à cinq dépositions sur le même miracle. Les faits bien sûr sont les mêmes, ainsi que les dates et la durée, sauf incertitudes de la mémoire. Il y a aussi un phénomène d’imitation évident qui incite les témoins à reprendre les formules du premier d’entre eux. Dans ce cas, chaque indication a été soigneusement relevée. Telle manière de parler, utilisée à propos d’un seul miracle, peut ainsi être employée par trois personnes ou quatre. Il est bien difficile de porter la moindre appréciation sur ces répétitions, car on ne sait si elles traduisent quelques particularités.
L’année
12Les enquêteurs demandent aux témoins à quel moment se sont passés les faits qu’ils rapportent, s’ils ne font pas d’eux-mêmes un récit circonstancié. Sauf omission, il y a toujours dans une déposition, une datation précise ou vague. Il y en a parfois deux ou plus si les événements le demandent ou s’il y a quelques redites. L’ensemble des cas relevés fait en fin de compte une série significative4.
13On peut distinguer dans cette masse trois formulations différentes :
- une datation imprécise en elle-même telle que : un jour dont je n’ai pas le souvenir ou encore le lendemain, une nuit.
- une référence à l’année du type : il y a neuf ans environ ou cela fait cinq ans et plus ou encore l’année où saint Louis a été enterré à Marseille5.
- la mention d’une date identifiable, avec précision ou approximativement, dans le cycle d’une année définie. Ainsi trois jours après la saint Jean, ou au début de la quadragésime.
14Les indications chronologiques vagues, du premier type, représentent 21 % de l’ensemble. Ce pourcentage est en lui-même difficile à commenter. Dans un cas sur cinq, ces témoins ne peuvent pas déterminer l’année. Les autres le font souvent avec prudence et ne cachent pas ce qu’il peut y avoir d’approximatif dans leur évaluation6. Un peu plus d’un témoin sur cinq avoue franchement qu’il n’a pas souvenir du jour où l’événement s’est produit. Ces deux types de lacunes ne se recouvrent pas exactement. Certains ignorent l’année, d’autres le jour. Il est bien évident qu’il s’agit là de personnes dont la mémoire est particulièrement défaillante.
15Ces souvenirs mal datés font état de faits survenus un jour et quelquefois une nuit. Rares sont les formules comme au début de ces huit jours ou encore le cinquième ou le sixième jour. Exceptionnelles sont les mentions telles que un soir ou un matin7. L’effort de mémoire pour situer les événements s’arrête de préférence sur ce couple jour-nuit. La journée 1’emporte à trois contre un8. Cette manière de parler suggère que 1’indéfini tend moins à donner une date qu’à restituer un contexte. La référence à la nuit pourrait être entendue comme la désignation d’un moment et non comme la signification imprécise d’une date. On ne peut en dire autant du jour dont l’usage paraît très ambigu et peut s’entendre dans un sens comme dans l’autre. Bref, la recherche chronologique paraît en ce domaine encore moins importante qu’il n’y paraissait au point de départ. Par contre le rôle psychologique de l’alternance du jour et de la nuit semble considérable.
16La référence chronologique la plus fréquemment donnée indique le nombre d’années écoulées depuis la réalisation d’un miracle. Cette datation sommaire du deuxième type, représente 50 % des cas environ9. La faible valeur de 1’information livrée aux enquêteurs est soulignée par les adverbes qui en marquent le caractère approximatif. Cinq ans et plus, huit ans environ, disent les témoins. On ne sait si ces indéterminations doivent se mesurer en mois ou en années. Dans un cas, il s’agit d’un simple chiffre rond qui limite l’effort de mémoire, dans l’autre de l’incapacité réelle à évaluer le temps. Ces incertitudes oblitèrent 60 % des réponses environ10. Il entre dans cette attitude une part de circonspection, car les témoins répondent à une question des enquêteurs sur ce point précis. Il est clair qu’ils ne savent pas toujours exactement ce qu’ils ont à dire.
17Ces références peuvent se présenter en tableau :
années | Mentions |
1 | 6 |
2 | 4 |
3 | 5 |
4 | 5 |
5 | 5 |
6 | 9 |
7 | 11 |
8 | 23 |
9 | 13 |
10 | 20 |
11 | 0 |
12 | 1 |
14 | 1 |
20 | 3 |
30 | 1 |
L’année de la mort de Louis d’Anjou | 14 |
18Ces chiffres peuvent se commenter. La disparition de presque toutes les mentions d’années après dix ans tient au fait que 1 enquête sur la vie et les miracles du saint a lieu, à quelques mois près, une décennie après sa mort. Sa puissance de thaumaturge se révèle alors sur son tombeau. Il n’y a donc pas de faits merveilleux à raconter antérieurs à ces dix ans.
19Le prince angevin, mort à Brignoles le 19 août 1297, est enseveli à Marseille dans les jours qui suivent. Il accomplit son premier miracle l’après-midi de ses funérailles. Les guérisons spectaculaires se multiplient dans les semaines et les mois qui suivent11. Une telle activité ouvrait le chemin de la canonisation. L’enquête ordonnée par le pape commence, à Marseille, à la fin du mois de février 1308. Bref, lorsque les témoins déposent sur les miracles, il y a au moins dix ans et six mois que le prince est décédé. C’est la onzième année depuis son ensevelissement qui court. Or, précisément, ce chiffre n’est retenu par personne. Les uns avancent un nombre facile à retenir, faisant un compte rond et approximatif : dix ans. D’autres disent l’année de la mort de Louis d’Anjou. Cette formule n’est pas l’équivalente de la précédente, parce qu’elle n’évalue pas le temps. Elle fixe un point de repère mémorable et très présent à la conscience, mais dont la date exacte n’est pas retenue selon toute vraisemblance. Le même tableau faisant apparaître les références aux années accuse un déséquilibre manifeste entre le nombre de faits situés entre un et cinq ans et entre six et dix ans. Il y a une explication objective. Les miracles de Louis d’Anjou sont très nombreux dans les mois et les années qui suivent immédiatement son enterrement et les indications chronologiques relevées trahissent indiscutablement cette activité exceptionnelle.
20Ce déséquilibre pourrait encore retenir l’attention pour ce qu’il signifie du point de vue de la sensibilité au temps. Se référer à une année est une datation pour le moins sommaire, connaître le jour exact est plus précis. Or, le souvenir de l’année et celui de la date ne sont pas une seule et même chose pour la mémoire. Il n’est pas sans intérêt de comparer au tableau précédent les indications de 1’année mentionnées dans les datations précises.
Année | Mentions |
L’année en cours ou 1 an | 48 |
2 | 1 |
3 | 2 |
4 | 5 |
5 | 0 |
6 | 3 |
7 | 2 |
8 | 1 |
9 | 1 |
10 | 7 |
21La relative abondance de datations précises à dix ans de distance peut surprendre. Il s’agit d’une année très spéciale, celle de la mort du prince angevin où les miracles ont été très nombreux. Aussi, proportionnellement, la probabilité de garder en mémoire la date exacte de quelques-uns d’entre eux est-elle plus grande. Il n’y a cependant que trois guérisons datées, car pour l’une d’elles, le procès conserve quatre témoignages. Les autres mentions de date qui se rapportent à la période allant de deux à neuf ans, ne font apparaître que des différences sans signification, car il n’y a jamais plus d’un miracle bien daté par année. Bref, il n’y a pas de distinction à introduire dans la mémoire du temps écoulé pour la période qui va de deux à dix ans.
22Il en va tout autrement pour l’année en cours et pour celle qui vient de s’achever. Les témoins savent si bien ce qu’ils ont à dire qu’il y a soudain une foule de précisions. Le nombre de références à des dates, dans sa brutalité, amplifie le phénomène dans la mesure où chaque témoin peut faire le récit des événements en situant exactement chaque épisode. Cette réserve ne modifie en rien une conclusion qui s’impose comme une évidence : les dates exactes sont retenues par la mémoire sur une période d’un an environ. Au-delà, le souvenir est approximatif. S’il est précis, il est exceptionnel. Il n’y a d’ailleurs aucune différence entre les années relativement proches et les périodes plus lointaines. La première ligne de défaillance de la mémoire dans le souvenir du temps se situe à la fin de la première année. Tout se passe comme si le souvenir du jour et de la date se maintenait aussi longtemps que le cycle d’un an n’est pas bouclé. Au-delà de cette courte durée, surnage dans la mémoire le nombre des années qui sépare de l’événement, comme si on changeait de système de référence une fois écoulée la première année.
23L’abolition du souvenir de la date précise ne garantit en rien que l’évaluation des années soit exactement conservée par la mémoire. Les incertitudes sur ce point apparaissent lorsqu’on confronte les dépositions des différents témoins sur les mêmes faits. Des divergences se font jour en dépit du conformisme des témoins qui répètent le plus souvent les propos de leur prédécesseur. Tel place les événements sept ans en arrière, tel autre huit ou neuf.
24Des variations de cette sorte se relèvent à propos de douze miracles et concernent trente-six témoignages, soit 30 % du total environ. C’est beaucoup, compte tenu du mimétisme général. Les différences enregistrées portent sur une période allant jusqu’à trois ans, les plus fréquentes étant de deux seulement. Comme la période globale n’excède pas dix ans, l’ampleur de l’incertitude dans l’appréciation paraît considérable. Ce flottement commence à se manifester entre cinq et six ans et ne porte alors que sur un an. Il est plus caractéristique d’événements situés entre sept et dix ans. Bref, la perte du sens des années écoulées paraît caractériser cette dernière période.
25Cette incapacité à évaluer correctement le nombre des années est particulièrement évidente lorsqu’un des témoins, le premier de préférence, déclare que le miracle a eu lieu l’année où Louis d’Anjou a été inhumé. Sur douze miracles comportant des incertitudes dans la datation, cinq relèvent de cette série.
26Ainsi un témoin ne sait pas dire si un miracle a eu lieu l’année de la mort du prince ou la suivante12. Cette défaillance de la mémoire, franchement reconnue n’est pas très grave. Dans un autre cas, alors que la guérison est datée par un témoin de l’époque de la mort du prince, les deux autres la replacent neuf et dix ans en arrière. Le dernier chiffre est acceptable, c’est un compte rond, le premier est tout simplement une erreur13. Deux miracles datés de 1297, sont considérés par les autres témoins comme accomplis huit ans auparavant14. Dans un dernier cas, pour un miracle attribué à l’année de la sépulture du prince, deux témoins avancent les chiffres de sept et huit ans15.
27Il paraît raisonnable de ne pas mettre en doute la référence à la mort, à l’inhumation et au début de l’activité de thaumaturge de Louis d’Anjou. Il s’agit d’événements dont le souvenir s’impose. Dater une guérison de cette année-là, c’est simplement mettre en concomitance deux faits, ce qui n’appelle aucune évaluation chiffrée du temps écoulé. Le décès ou les funérailles du prince servent de point de repère concret. Il apparaît par contre évident que les divers témoins ne savent pas exactement quelle année ces événements ont eu lieu et ne peuvent donner sans erreur l’évaluation du temps écoulé. Il y a une marge d’incertitude particulièrement grave. Entre sept, huit et dix ans la perception est floue. Bref, le souvenir concret est vivant, sa datation est incertaine.
28Il paraît légitime d’estimer que les quatorze personnes qui attribuent à l’année de la mort du prince angevin les événements qu’elles rapportent, ne savent pas en fait les dater, sinon par référence à cet événement concret mémorable. Ces gens ont perdu le sens du nombre exact des années. La défaillance de la mémoire dans l’évaluation chiffrée du temps paraît nette.
29Les constatations précédentes conduisent à dire que la mémoire du jour et de la date se perd au bout d’un an et que l’évaluation des années écoulées depuis un événement est incertaine au bout de sept ou huit ans.
Le jour
30Fixer un jour, dans le cycle d’une année, c’est faire choix d’un système de référence qui permet de donner une date sans erreur possible. Ces habitudes de langage assurent une communication sûre entre les hommes. Les termes utilisés sont communs, particulièrement accessibles et significatifs. Ils doivent se rapporter sans ambiguïté à une époque de l’année.
31Relever ce vocabulaire permet de mettre en évidence les points de repère en usage et d’identifier des systèmes différents. Une date peut en effet se donner par rapport aux mois de l’année, par référence au cycle liturgique et aux fêtes des saints, par évocation des travaux des champs. La fréquence des termes permet de connaître le système le plus commun. Il reste à savoir comment on y fixe un jour et quelle exactitude peuvent avoir ces formules.
32Parmi les 70 mentions de dates se référant d’une manière plus ou moins précise au cycle de 1’année, plusieurs n’ont pas de lien direct avec un point de repère parce qu’il s’agit du lendemain ou du dimanche suivant un jour déjà nommé. Par contre, d’autres formulations telle que un jour entre Noël et la Quadragésime en comportent deux. Sur l’ensemble on peut retenir 67 mentions.
33Les travaux et les jours sont mal représentés : une référence aux vendanges, trois aux moissons. On pourrait y ajouter deux mentions supplémentaires des moissons, mais les témoins font état du mois d’août dans la même formule16. Même avec ce complément le calendrier agricole ne joue pas un grand rôle.
34L’identification d’une date par le mois n’est pas non plus très fréquente, douze cas en tout. Sont cités : février, mars, mai, juin, août, septembre. Les indications chronologiques ne sont pas précises pour autant. Les formules habituelles sont un jour de fête au mois de mai, à la fin du mois de septembre, au mois de mars de cette année17. Échappent à ce flou deux dépositions seulement. Une pauvre femme qui mendie pour se rendre à Marseille avec sa fille, raconte comment elle a été hébergée, près de cette ville, le 24 février de 1308. Son hôtesse explique comment elle l’a reçue, le sixième jour avant la fin du mois de février, c’est-à-dire très exactement le même soir, puisque 1308 est une année bissextile18. La rigoureuse exactitude de ces deux dates n’est pas trop surprenante dans la mesure où la déposition intervient, selon toute vraisemblance, dans les deux mois qui suivent l’événement. La mémoire est, à cette distance, encore fidèle. Quant au choix de la manière de dater, moderne chez cette pauvresse et presque savante chez son hôtesse, il ne semble pas qu’il y ait d’explications immédiates et évidentes.
35Ce sont les fêtes religieuses qui se taillent la meilleure part dans ce système de références. Les saints cependant ne sont pas très sollicités.
36On relève :
La saint Jean Baptiste | 3 mentions |
La saint Laurent (10 août) | 4 mentions |
La saint Michel | 2 mentions |
La Toussaint | 1 mention |
37En fait, deux miracles sont datés par rapport à la saint Jean et un seul par rapport aux autres fêtes.
38Le cycle liturgique fournit l’essentiel des points de repères.
Noël | 11 mentions |
Épiphanie | 7 mentions |
Annonciation | 1 mention |
Quadragésime | 10 mentions |
Rameaux | 2 mentions |
Pâques | 5 mentions |
Ascension | 1 mention |
Pentecôte | 3 mentions |
Invention de la Croix | 1 mention |
39Ce tableau fait ressortir deux ensembles, d’une part Noël et l’Épiphanie, d’autre part le cycle pascal, du début du carême à la Pentecôte. Ils sont en fait très différents. Dans le premier cas, il s’agit de fêtes fixes et dans l’autre de solennités mobiles. Par rapport à Noël et à l’Épiphanie une date peut être déterminée avec exactitude, par rapport au carême, elle est variable chaque année. La coexistence de ces deux ensembles, presque à égalité, montre que la précision n’a pas grande importance pour ceux qui déposent. Il suffit de savoir que tel ou tel événement est arrivé un peu avant Pâques ou un peu après. Ces usages excluent toute rigueur.
40Les références à la Noël et au cycle pascal concentrent les points de repères sur les mois allant de janvier à juin. Le second semestre est presque vide. C’est dans cette période qu’apparaissent une partie des dénominations différentes : les saints, les travaux et même pour une part les mois de l’année. Dès lors, le système de datation pourrait s’interpréter ainsi. Les cycles liturgiques de Noël et de Pâques fournissent l’essentiel du cadre. Pour le reste de l’année, les gens ont recours, pêle-mêle, à d’autres systèmes, les travaux, les mois et les saints. L’incohérence est sans danger puisque l’exactitude n’a pas grande importance.
41Par rapport à ces points de repères, le mode de datation paraît compliqué. Les témoins disent : trois jours avant la saint Jean, le samedi après l’octave de l’Épiphanie, le quatrième jour après la Noël19. Avec des formules de cette sorte, ils parviennent à fixer une date sur une période de quelques jours. Même en usant de l’octave des grandes fêtes liturgiques comme d’un relais supplémentaire, ils ne parviennent pas à dépasser une plage de plus de la quinzaine. Une formule comme quinze jours avant les Rameaux ne se trouve qu’à propos d’un seul miracle20. Elle est tout à la fois plus rationnelle et plus moderne que les mentions habituelles.
42La pratique usuelle situe une journée dans un laps de temps assez court et les fêtes mémorables ne paraissent pas assez proches les unes des autres. Aussi le cadre du cycle liturgique paraît-il comporter des blancs et des vides qui rendent la datation difficile. Ainsi s’explique peut-être le recours à des repères d’une importance moindre ou les formules hybrides comme entre la Nativité du Seigneur et la quadragésime21. Bref, il n’est pas aisé du tout, compte tenu de l’usage habituel, de donner une date. La multiplicité des points de repères valables pour quelques jours répond à cette difficulté. La mobilité des grandes fêtes liturgiques enlève en outre toute exactitude à ce système. À vrai dire, la perte rapide du sens du jour et de la date ne paraît pas sans rapport avec cette dernière remarque. Le cycle de Pâques, du carême à la Pentecôte, si important comme cadre de datation de mars à juin, ne fournit que des fêtes mobiles. Elles fonctionnent correctement comme points de repères pendant l’année en cours, mais pas au-delà. Il faudrait pour qu’il en soit autrement que la population puisse conserver en mémoire la date de Pâques des années précédentes. À l’impossibilité pratique s’ajoute un grave obstacle théorique. Il n’y a aucun repère reçu qui permette de dire la date de Pâques. Dans le système usuel exploré jusqu’ici, Pâques est Pâques, ni plus ni moins et nul ne songe à en préciser la date dans le cycle de l’année. La présence d’un repère essentiel, variable chaque an, suffit à ruiner toute exactitude et à rendre vain tout effort de mémoire.
Le moment
43La détermination du moment est moins importante que celle de la date. Les enquêteurs ne posent pas de questions explicites à ce sujet. Les indications surviennent, au fil des dépositions, lorsque les témoins éprouvent le besoin d’éclairer leur récit par une précision chronologique de cet ordre. Il n’y a donc rien d’étonnant que les indications de ce genre soient plus rares. On peut en retenir 48 pour l’ensemble des miracles.
44Dire le moment, c’est faire usage d’un système de références beaucoup moins complexe que celui qui permet de dater. Les manières usuelles de parler peuvent mettre en évidence la perception la plus commune du déroulement de la journée et de la nuit. Il est possible, si le nombre des mentions le permet, de déterminer les temps forts, perçus comme autant de points de repères. Reportés sur un cycle journalier, ils en donnent le rythme vécu. La faiblesse des occurrences rend cependant le travail précaire et les conclusions fragiles.
45Désigner le moment par le système des heures venu de l’Antiquité est peu pratiqué. On relève cinq mentions de ce genre : circa horam primant, circa horam tertiam, circa horam nonam, ainsi que deux fois la formule hora tarda22. Cet ensemble ne concerne que deux miracles et les cinq formules se trouvent concentrées en deux dépositions. Dans les trois premiers cas, il s’agit bien de désigner une heure au sens précis du terme, avec autant d’exactitude que possible. L’emploi du système antique est conscient et ne comporte aucune allusion à la liturgie et à son déroulement. S’expriment ainsi un Marseillais qui a dans son entourage, à l’occasion de ce miracle, un prêtre et un médecin. Le troisième emploi est le fait de cette femme capable de donner une date en disant : le sixième jour avant la fin de février. Cette dernière coïncidence est troublante. Il se peut que l’on ait affaire dans ces deux cas à des personnes d’un niveau culturel plus élevé. Hora tarda est employée deux fois, par la même personne, précisément par cette femme dont il vient d’être question. C’est une formule qui trahit la perception directe, donc le vécu.
46Les autres dénominations comportent cette évaluation incertaine qui est le propre de la vie. La nuit élimine presque complètement les points de repères. Les témoins disent simplement in nocte, rarement il est vrai, et plus souvent circa mediam noctem23. Ils ne connaissent pas d’autres divisions. Compte tenu des faibles moyens dont ils disposent pour préciser le moment, il s’agit simplement du cœur de la nuit, sans plus.
47Il y a plus de variété pour parler du soir. Sero existe et apparaît dans deux miracles différents, le crépuscule dans un seul, mais sous la bouche de deux témoins24. Il en va de même pour le couvre-feu qui s’accompagne d’une sonnerie de cloches. La référence la plus fréquente est aux vêpres. Les faits se passent avant, au moment ou après les vêpres. Cette variété de combinaisons indique le point de repère le plus important. Un témoin fait état du temps qui s’écoule de vêpres au premier sommeil25. Ce terme qui désigne habituellement le soir est employé au pluriel et une seule fois au singulier. Les témoins ne font pas référence à la fin de la journée, mais à l’office liturgique qui est célébré à ce moment. Ils entendent situer un événement par rapport à cette prière officielle qui, en ville et à proximité des monastères, est annoncée par des sonneries de cloches. La perception concrète du moment est articulée sur un signal familier.
48Le matin est désigné presque à égalité par mane et par aurora. Ce dernier terme paraît plus précis et ne demande aucun commentaire. Il n’en va pas de même pour le premier, car on rencontre par deux fois summo mane, ce qui est à l’évidence la pointe du jour. C’est encore le matin lorsque les religieux disent leur messe, mais certainement moins tôt26. Il n’est fait qu’une seule mention d’une heure plus tardive, celle où les frères disent tierce. Le vocabulaire pour les premières heures de la journée est manifestement plus pauvre que pour le soir, alors que le nombre global des occurrences est identique. Il faut en conclure que la perception des différences entre les divers moments du matin est moindre.
49On est surpris, par contre, de ne trouver aucune mention du milieu de la journée. Il y a un vide complet entre tierce et vêpres. Ce silence est bien sûr impossible à commenter. Cette littérature très particulière de récits de guérisons peut privilégier le soir et le matin, moments critiques, au détriment du reste du jour. Cette hypothèse, fragile au demeurant, ne dissipe pas pour autant la perplexité que provoque une telle constatation.
50Le lendemain est, par contre, un moment privilégié. Aussi fréquemment évoqué que le soir ou le matin, il indique la poursuite et le dénouement d’une affaire d’un jour sur l’autre. La dimension est ici le fait concret qui motive le récit et non le cadre de la journée avec ses divers moments. Cette désignation, vague au demeurant, semble s’attacher principalement au matin, comme au point de départ de la suite.
51La répartition des termes analysés jusqu’ici fait apparaître trois pôles équivalents pour la désignation des différents moments : le matin, le soir, le lendemain. Il n’y a que les mentions de la nuit, en petit nombre il est vrai, qui perturbent ce schéma, articulé sur l’opposition de la journée et de la nuit, qui s’attache précisément aux moments où l’on passe de l’une à l’autre. L’heure, perception chronologique précise, retient moins que les moments indécis où les hommes changent d’activités.
La durée
52Ceux qui viennent témoigner au procès de canonisation de Louis d’Anjou ont souvent à exprimer une durée. Ils doivent dire aux enquêteurs combien de semaines, de mois ou d’années, un de leurs familiers est resté impotent ou malade et quel temps il a fallu au saint pour lui rendre la santé. Le récit peut demander quelques évaluations complémentaires si les faits en question l’exigent. Le nombre de mentions du temps écoulé paraît tout à fait suffisant pour fonder une analyse27. Cette assise documentaire, assez large, offre quelques garanties.
53Il y a, dans l’évaluation de la durée, deux cas tout à fait différents. D’une part un temps, assez court, inférieur à la journée, d’autre part une période assez longue qui peut s’exprimer en jours, en semaines et en mois. Dans le premier cas, les témoins paraissent à la recherche d’un étalon de mesure qui leur permette de rendre compte de ce qu’ils ont éprouvé, dans le second, ils font une évaluation chiffrée, en usant d’unités connues de tous et ne comportant aucune ambiguïté. Ils se servent d’un système habituel, bien reçu et clair.
54La courte durée est exprimée par un vocabulaire très varié, corrigé par des adjectifs et même par des membres de phrases entiers. On relève l’emploi du mot temps, vague à souhait. Modicum tempus semble bien indiquer une durée assez brève, celle d’un court trajet, d’un sommeil. Par contre, on ne peut pas évaluer aliquod tempus dont la valeur dépend entièrement du contexte28. Les témoins emploient également le terme hora dans des formules telles que : une heure, une grande heure, une petite heure. Plus fréquent est l’usage de spacium pour déterminer un temps. L’espace d’une lieue ou d’un mille est le temps que l’on met habituellement pour parcourir ces distances. Servent encore de référence le temps nécessaire pour dire vingt Pater Noster, le psaume Miserere ou ceux de la pénitence. Spacium dans ces formules est simplement la longueur de temps. Le terme est encore employé avec de simples adjectifs.
55La courte durée s’évalue encore par rapport à des critères sûrs : le jour ou la nuit dans des expressions telles que le tiers d’un jour ou la moitié d’une nuit. Moins bien définies encore sont les formules telles que : le reste de la nuit, une partie de la nuit. On ne rencontre quelque exactitude que dans des explications complètes telles que : de l’aurore à la troisième heure ou du milieu de la nuit à l’aurore29.
56Cet inventaire appelle quelques remarques. En dehors de spacium aucun terme n’est employé plus de deux ou trois fois. Il en va de même pour les formules plus complexes. Compte tenu du mimétisme dans le vocabulaire, chaque miracle comporte une évaluation différente de la courte durée. Cette variété semble exclure tout système accepté et tout usage social bien établi. Spacium par contre est le seul mot assez fréquemment utilisé puisqu’il entre dans le tiers des expressions qui définissent la courte durée30. En lui-même le terme ne signifie rien de précis. C’est le temps qu’il faut pour faire telle ou telle chose. Ce pourrait être une unité de mesure si cet espace avait une valeur définie. Or, il n’en a pas. Chacun doit choisir parmi les gestes familiers celui qui fournit la durée de référence. Cette mesure du temps court se fait sans aucune norme et sans aucun critère. La comparaison, au gré de chacun, est le moyen le plus sûr de se faire comprendre.
57Le caractère subjectif de ces évaluations est évident. Peuvent être perçus différemment la durée elle-même aussi bien que les gestes qui servent de référence. Tel témoin évalue le temps écoulé à celui qu’il faut pour dire vingt Pater Noster. Tel autre estime que pour le même laps de temps, il faut vingt Pater et vingt Ave Maria. Ces deux prières ayant approximativement la même longueur, l’évaluation va du simple au double. Hélas, rien n’assure que les témoins récitent leurs prières à la même cadence ! Bref, l’approximation est irrémédiablement liée à ce mode d’évaluation. L’usage s’accommode de ces difficultés. La variété du vocabulaire traduit peut-être une certaine gêne.
58Les durées qui s’expriment en jours, semaines et mois ne se heurtent pas à ces difficultés puisque les unités de mesure sont sûres et le vocabulaire connu de tous. Les usages guident le mode d’expression du temps. L’inventaire donne d’abord accès aux manières de parler. Une durée peut se calculer en jours. Le tableau ci-joint relève le nombre de mentions pour chaque cas.
jours | Mentions |
2 | 4 |
3 | 16 |
4 | 6 |
5 | 0 |
5 ou 6 | 3 |
6 | 1 |
7 | 2 |
8 | 21 |
9 | 1 |
10 | 0 |
11 | 1 |
12 | 1 |
15 | 20 |
20 | 3 |
46 | 1 |
peu | 24 |
quelques | 4 |
nombreux | 8 |
59L’irrégularité évidente des mentions met en évidence trois durées privilégiées : trois, huit et quinze jours. Comme on ne peut imaginer que les événements se plient à ces chiffres, force est bien de les considérer comme des points de repères pour l’évaluation de la durée. Tel est bien le cas. Au cours de leurs explications, les témoins disent communément pendant quinze jours et plus ou en moins de quinze jours. La période est extensible, en plus ou en moins. Il en va de même pour les trois jours et les huit jours. Bref, les nombres retenus, entendus de manière aussi flexible, permettent de couvrir presque toute la période envisagée. Le décompte précédent fait apparaître que la période de quinze jours, avec des plus et des moins, couvre une durée réelle qui va de dix à vingt jours. Celle de huit jours s’étend de six à dix jours. Il en va de même pour les trois jours, mais de manière moins nette.
60Dans un tel système, l’approximation est de règle. Il n’y a rien d’étonnant qu’un témoin dise sept jours, là où un autre en compte huit. Il est un peu plus surprenant de savoir que le même fait dure environ quinze jours ou sept jours et plus suivant les témoins31. Même si elle paraît excessive une telle variation s’explique.
61Les témoins avouent la défaillance de leur mémoire en disant en peu de jours ou en quelques jours. Dans certains cas, il est possible de comparer ces expressions à l’évaluation chiffrée d’un autre témoin. Peu de jours équivaut aussi bien à huit jours qu’à quinze et il en va de même pour quelques jours. Il n y a aucune gradation dans la valeur des expressions et le flou est total32.
62L’évaluation de la durée en jours fait apparaître trois plages de temps, conçues globalement, auxquelles les témoins ajoutent des correctifs en plus ou en moins. Il ne s’agit pas d’arrondir le chiffre pour se conformer à des habitudes de langage, mais de corriger une durée connue pour essayer de parvenir aussi près que possible de la vérité. La vraie perception est que le temps s’écoule en blocs de trois, huit et quinze jours. L’évaluation du temps en semaines est beaucoup plus rare. Le petit nombre des mentions relevées rendrait l’étude inutile si elle ne venait compléter les remarques faites précédemment sur les jours. Un tableau permet de fixer les indications contenues dans les dépositions.
semaines | mentions |
1 | 1 |
2 | 0 |
3 | 8 |
4 | 0 |
5 | 2 |
6 | 1 |
7 | 1 |
63On ne relève pas d’évaluation en semaines pour des durées plus longues.
64Seul le compte en trois semaines est bien attesté. Cet usage est sans mystère. Huit jours est une expression plus commune qu’une semaine, et quinze jours que deux semaines. Les habitudes de langage sont évidentes. La semaine comme unité n’a d’intérêt que pour exprimer une période de vingt jours environ. Dans ce cas, la formulation permet d’esquiver une certaine complexité dans la numération. L’usage des mois pour fixer la durée fait aussi apparaître un déséquilibre qu’un tableau met immédiatement en évidence.
mois | mentions |
1 | 14 |
2 | 9 |
3 | 9 |
4 | 2 |
5 | 2 |
6 | 2 |
7 | 5 |
8 | 1 |
9 | 1 |
nombreux | 1 |
65Au-delà de neuf, la référence aux mois disparaît, complètement. On peut ici penser que compte tenu du caractère approximatif de l’évaluation du temps, les témoins usent de l’unité supérieure : l’année. Ils peuvent l’employer de manière abusive et erronée ou plus exactement en disant : environ un an ou en moins d’un an. Cette expression ne revient que deux fois, ce qui est peu probant. On relève également deux mentions de la moitié d’une année dont l’une est exactement : dans la moitié d’une année33. L’indication est intéressante, mais elle ne suffit pas à corriger le déséquilibre évident entre les trois premiers mois et les autres. De même l’allongement de la durée réelle de cette période par un supplément vague et extensible n’est attesté que pour le premier mois. Bref, ces explications sur ces particularités sont insuffisantes.
66Avant de se résoudre à attribuer cette disparité aux événements eux-mêmes, on peut faire une dernière remarque. Chaque unité, jour, semaine, mois, contribue, à sa manière, à calculer le temps et sert à une seule et même opération : évaluer la durée. Aussi, les trois premiers mois de l’année prennent-ils la suite des évaluations en semaines et en jours. Les quatorze mentions de un mois se comparent mieux aux huit mentions de trois semaines et aux vingt mentions de quinze jours qu’aux relevés faits pour six ou sept mois. Le changement d’unité est trompeur, car il y a continuité dans les faits. À vrai dire, le détail confirme ce point de vue. Un mois, au sens plein du terme est évoqué sept fois, un mois et plus cinq fois, un mois et demi deux fois. Le décompte sur deux mois comporte aussi des approximations au dire même des témoins.
67Il ressort de cette analyse que des trois jours aux trois mois, il y a des durées moyennes sur lesquelles les façons de parler sont très diverses. Le temps écoulé s’y exprime avec les mots simples : jours semaines et mois, enchevêtrés et complémentaires. Il y a quinze jours et trois semaines. Les affirmations acceptent des corrections. Dans l’ensemble le nombre des mentions est décroissant à mesure que l’on passe de la courte à la moyenne durée. Au-delà du trimestre, pour ce qui est du temps écoulé, on change de période.
68Le décompte par années, assez bien représenté n’est important que pour les premières. L’espace d’un an est trop long pour dire exactement le temps qui s’écoule pour la première et la deuxième année. On a déjà relevé les deux mentions de la demi-année. Les témoins emploient également l’année et demie34. Au-delà, il n’est fait état que du chiffre des années avec du plus ou du moins. L’approximation est de règle au-delà des deux ans.
Conclusion
69Fixer la date, préciser le moment, évaluer la durée, autant d’opérations qui se sont révélées à la fois usuelles et complexes.
70Tous les témoins sont normalement en mesure de dire quelques mots sur le temps et son écoulement, même si certains d’entre eux ne font que répéter les paroles de ceux qui les ont précédés. Sur ce point, c’est un peuple très divers qui s’exprime. On ne peut pas dire plus, tant l’analyse sociale paraît incertaine sur les données du procès de canonisation. On atteint toutefois une couche de population assez large, compte tenu des métiers dont il est question ici ou là. Le niveau culturel, général est manifestement au-dessous du savoir clérical.
71Le mélange de variété et d’uniformité dans l’expression que l’inventaire met en évidence est de nature à rassurer. En dépit du passage de la langue vulgaire au latin, le matériel paraît relativement sûr. C’est l’interprétation, née d’une confrontation méticuleuse des usages qui fait apparaître des structures et non le simple langage. Le travail du notaire paraît, après analyse, assez simple. Il se borne à traduire des mots et des chiffres, sans imposer un système d’expression.
72Tous les gens peuvent exprimer le temps, selon les usages établis et se faire comprendre. Il s’agit là d’un phénomène de communication particulièrement intéressant dans la mesure où les moyens pour le dire paraissent à la fois variables, flottants et imprécis. Il semble légitime de leur attribuer le qualificatif de populaire dans la mesure où ils sont en discordance avec la pratique officielle qui apparaît dans les actes des chancelleries. Pour dire la date, les témoins n’usent presque pas des mois de l’année et ils ne savent pas utiliser le système simplifié issu du calendrier antique. Bien plus, dans cette enquête qui se déroule à Marseille et qui rassemble surtout des Provençaux, il n’est pratiquement pas question de l’Annonciation comme point de repère pour une datation. Or, c’est la date officielle du début de l’année. C’est un jalon ignoré pour marquer le temps. Cette indifférence au calendrier savant explique la difficulté qu’il y a à savoir si les témoins parlent de l’année en cours ou de l’année précédente. Ils perçoivent le déroulement concret d’une année par rapport au moment où ils parlent ou encore d’une fête de Pâques à une autre, mais pas le changement d’un millésime à l’autre, un jour donné. L’année n’est pas un chiffre, mais un cycle complet et entier. Celui qui se déroule remplace le précédent qui disparaît presque entièrement de la mémoire. En dehors de cette perception concrète, une année n’est rien.
73Fixer une date est une opération complexe car il faut un point de référence connu de tous. Or, le système le plus commun est lui-même mobile puisqu’il s’agit du cycle liturgique qui va du carême à la Pentecôte. Dans ces conditions, l’exactitude n’a pratiquement pas de sens, puisque quelques jours avant Pâques peut, selon les années, être équivalent à quelques jours après, si l’on se réfère à la façon moderne et rigoureuse de donner une date. Ce flottement ne paraît pas poser de questions. Comme il n’y a aucun moyen pour dater exactement le système mobile, la mémoire du temps se dissipe très vite, avec l’année. L’approximation généralisée provoque une multiplication des points de référence qui découpent le temps en tranches très courtes d’une quinzaine de jours au maximum. Ces jours qui servent à situer les autres ont tous quelque chose de remarquable qui les rend familiers. L’évaluation exacte se fait en précisant avant ou après.
74Pour évaluer la durée, au-dessous du jour, il faudrait une unité, qui est dans la vie commune du début du XIVe siècle inexistante. Là encore, la population ne dispose que de points de repères, facilement perceptibles, mais flottants au gré des saisons. Les gens s’expriment assez bien quand il s’agit du soir et du matin. Le reste de la journée ne paraît pas comporter d’éléments permettant de retenir l’attention. Bref, pour fixer la date ou pour évaluer la durée ils se livrent à une gymnastique compliquée qui n’aboutit qu’à des résultats approximatifs. L’effort paraît important pour un résultat assez piètre aux yeux d’un homme du XXe siècle.
75La mémoire tient aux faits, pas aux chiffres. Les contradictions entre les divers témoins montrent la précarité des évaluations. Le temps est difficilement perçu en dehors de cette référence à un événement marquant. À Marseille, on garde le souvenir de l’année où Louis d’Anjou a été enseveli. Dire la date de la cérémonie est une autre affaire. Savoir si huit ou dix ans se sont écoulés depuis exige un décompte mental que certains ne parviennent pas à faire. Bref, l’évaluation chiffrée n’est pas naturelle, pas plus pour la date que pour la durée. Les témoins avancent souvent un chiffre, puis y ajoutent ou y retranchent, pour cerner plus exactement ce qu’ils veulent dire qui reste vague néanmoins. Ces tâtonnements sont la vraie démarche de l’esprit. Le vocabulaire fournit effectivement des éléments d’appréciation usuels, souples et complexes comme la vie. Ils perçoivent le temps sous forme de sections ou de tranches qui acceptent des correctifs.
76Il est certain que le jeu de la mémoire dans l’effort de datation et d’évaluation de la durée est d’un intérêt prodigieux. Ce qui a été avancé ici repose sur l’étude attentive d’une seule source, remarquable, mais ayant des caractéristiques très précises. Il est bien évident qu’il faut confronter ces résultats à ceux que l’on obtiendrait avec d’autres textes.
Notes de bas de page
1 Le Procès de canonisation de Louis d’Anjou a été édité dans les Analecta Franciscana, t. VII, Quaracchi, Florence, 1951. Les miracles occupent les p. 122-254. Les références sont données après le sigle AF.
2 AF, p. 254.
3 Ces expressions ne sont pas très nombreuses, 22 dans toute l’enquête sur les miracles.
4 On peut retenir 244 cas.
5 Une référence à l’année peut se combiner avec une grande incertitude sur le jour.
6 53 cas sur 244, 10 cas d’ignorance de l’année, 12 défaillances de mémoire avouées.
7 Chacune de ces mentions est unique.
8 34 fois jour pour 11 fois nuit.
9 121 cas sur 244.
10 72 cas d’incertitude.
11 J. Paul, « Le rayonnement géographique du pèlerinage au tombeau de Louis d’Anjou », Cahiers de Fanjeaux, t. XV, Le Pèlerinage, Toulouse, 1980, p. 137-158.
12 AF, p. 150.
13 AF, p. 174-175.
14 AF, p. 189 et p. 236.
15 AF, p. 214-216.
16 In mense augusti proximo preterito post messes, AF, p. 243.
17 AF, p. 145, 182, 206.
18 In sexta die exeunte februario anno quo supra, AF, p. 164.
19 AF, p. 141, 196, 225.
20 AF, p. 224.
21 AF, p. 199.
22 AF, p. 131, 164.
23 Deux emplois de nocte, cinq de circa mediam noctem.
24 AF, p. 241. Deux emplois d’ignitegium à propos d’un seul miracle, p. 130-131.
25 AF, p. 202.
26 De mane, eo tempore quo fratres consueverunt dicere missas suas, AF, p. 233.
27 On peut retenir 299 mentions de durée.
28 Longo tempore définit une durée de plusieurs jours et peut-être plusieurs semaines. Aliquod tempus est très variable.
29 Ab aurora usque ad horam terciam, AF, p. 137; A media nocte usque ad auroram AF, p. 141.
30 Spacium est employé 11 fois.
31 AF, p. 194, p. 141-142.
32 AF, p. 143, p. 151-152, p. 188-189.
33 Infra dimidium annum, AF, p. 228.
34 Est annus et dimidius elapsus et ultra bene per tres menses, AF, p. 225. La formule signifie en fait 1 an et 9 mois.
Notes de fin
* Communication publiée pour la première fois dans l’ouvrage : Temps, mémoire, tradition au Moyen Âge, Actes du XIIIe congrès de la société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, PUP, Aix-en-Provence, 1983.
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