Cymbeline
p. 139-142
Texte intégral
1Le texte de Cymbeline (1610) est empreint d’une grande beauté. Une poésie enivrante inonde la pièce et s’enroule autour des spectateurs qui tombent dans ses filets en dépit des nombreuses invraisemblances de l’histoire. Les éclats poétiques sont nombreux : Imogène, la fille du roi de Bretagne Cymbeline, n’est pas autorisée à assister au départ de son époux que son père a banni mais quand elle rencontre Pisanio, un serviteur qui a pu accompagner son maître jusqu’à son bateau, elle raconte le départ qu’elle n’a pas vu. Si elle avait pu être là, elle l’aurait suivi du regard, dit-elle, jusqu’à ce qu’il se fût dissous à l’horizon (1.4.21). Jamais départ rêvé n’a été aussi intense et douloureux. Jamais mensonge n’a été aussi vrai. Les perles poétiques abondent. Pour dire son opulence passée, Belarius se compare à un arbre dont les branches ployaient sous le poids excessif de ses fruits (3.3.60). Se croyant abandonnée, Imogène dit qu’elle est un habit passé de mode (3.4.52) et, comme un agneau implorant le boucher (3.4.98), elle demande à Pisanio de la tuer. Quant à ceux qui se laissent guider par l’appât du gain, ils adorent des dieux sales (3.7.27‑28). La pièce nous enseigne aussi que les hommes ont une commune poussière mais que l’argile dont ils sont faits varie en dignité (4.2.2‑3). Replacés dans le contexte du procès dramatique, ces diamants lexicaux sont étourdissants. L’enchantement produit par le texte de Shakespeare est nécessaire pour que le public adhère à cette histoire farfelue. Elle mentionne par exemple la disparition des deux fils du roi Cymbeline, puis elle les montre vingt ans plus tard vivant dans une grotte avec Belarius, un guerrier banni à tort qui a enlevé les nouveaux‑nés pour se venger de l’ingratitude de son maître. La princesse Imogène est le personnage principal de la pièce. Au début de l’histoire, on apprend qu’elle s’est mariée avec Posthumus Leonatus alors que son père lui destinait Cloten, le fils de la veuve qu’il vient d’épouser. Furieux, il a banni le jeune homme qui est parti se réfugier à Rome au désespoir de son épouse vertueuse. Mais en Italie il croise le chemin de Iachimo qui lui lance un défi : s’il arrive à séduire sa femme lors de son prochain séjour en Bretagne, Posthumus lui donnera en retour la précieuse bague qu’elle lui a offerte avant son départ. Elle est sertie d’un diamant et elle avait appartenu à la mère de la jeune mariée. Posthumus relève le défi. Le scélérat se rend alors au palais de Cymbeline et essaie de séduire Imogène. Il est éconduit mais il ne s’avoue pas vaincu. Avant de partir, il lui demande de garder un grand coffre contenant de la vaisselle dans sa chambre pendant la nuit. Elle accepte. À l’heure où les criquets chantent – signe de l’imminence de quelque malheur – il sort du coffre dans lequel il s’était dissimulé et il s’approche de la belle au lit dormant. Il l’observe attentivement. Il remarque cinq grains de beauté sur son sein gauche et lui vole son précieux lien d’amour (1.2.53), le bracelet que Posthumus lui avait donné en échange de sa bague. Après avoir bien regardé la pièce et les tableaux qui la décorent, le personnage sournois retourne discrètement dans sa cachette. Une fois revenu à Rome il décrit la poitrine de la jeune femme et montre le bracelet qu’elle lui a soi-disant offert. Convaincu de l’authenticité de son récit et persuadé que Cymbeline est fourbe – comme toutes les femmes, dit-il – il donne à son fidèle Pisanio l’ordre de la tuer. À la fin de la pièce, le scélérat italien avoue qu’il a été poussé à séduire Imogène par le portrait de la belle que son époux a composé avec sa langue1. Il a été conquis par une peinture lexicale.
2Mon dessin représente le moment où Imogène échange sa bague contre le bracelet de Posthumus. Leur séparation est proche et elle va être précipitée par les manigances de la reine sournoise qui met tout en œuvre pour rendre la situation plus cassante encore. Imogène est une très belle jeune fille et elle forme avec Posthumus un couple magnifique. C’est ce qu’affirme un gentilhomme dans la scène d’exposition de la pièce. Le bannissement de son mari est une épreuve qu’elle surmonte avec dignité et courage. Je l’ai représentée face au spectateur qui occupe la position de son amant. Ses cheveux roux évoquent l’ardeur de son amour pour Posthumus. Une myriade de grains de beauté éclabousse son visage qu’éclaire une lumière dorée qui vient du côté droit de l’image. Elle plonge ses grands yeux verts intenses dans ceux de l’homme qu’elle aime mais qui va la quitter. Elle s’apprête à lui tendre son diamant et à dire avec émotion : « Take it, my heart; / But keep it till you woo another wife, / When Imogen is dead2 ». Pour l’instant elle tient toujours la bague près d’elle, comme si elle voulait retenir Posthumus en même temps que le précieux diamant. Sa main va s’approcher de la surface de la page dans un instant. La bague apparaît au premier plan et l’éclat du diamant se détache sur la peau brune de la jeune femme. Quelques traits blancs tirés à la règle font scintiller la pierre précieuse. Elle porte une robe blanche en dentelle qui laisse apparaître ses épaules. Elle est séduisante et sa tenue aux manches transparentes évoque anachroniquement la scène nocturne qui va causer sa perte. Les tâches de rousseur ne sont pas limitées à son visage : Iachimo en verra cinq sur sa poitrine, qu’il compare aux tâches rouges qui ornent le pistil d’une primevère, et ce sont elles qui vont causer la perte de la femme fleur.
Notes de bas de page
1 C’est un nouvel exemple de l’aptitude du langage à faire apparaître des images dans l’esprit du récepteur. « He began / His mistress’s picture, which, by his tongue, being made, / And then a mind put in’t, either our brags / Were crak’d of kitchen-trulls, or his description / Prove’d us unspeaking sots », 5.5.174-178.
2 « Prends le, mon cœur, / Et porte-le jusqu’à ce que tu en aimes une autre, / Après la mort d’Imogène », 1.2.42-45.
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