Mesure pour Mesure
p. 133-138
Texte intégral
1L’intrigue de Mesure pour Mesure (1604) se déroule à Vienne. Le Duc se prépare à quitter son Duché pour des raisons qu’il n’avouera qu’au moine Thomas : il ne veut pas ternir son image en chassant de la ville les prostituées et les dépravés qui y jouissent d’une trop grande liberté (1.2.118). Alors, prétextant quelque mission d’importance il met à sa place Angelo, un ascète dont le sang glacé circule à peine dans ses veines et qui va, à n’en pas douter, appliquer la loi à la lettre. Angelo va donc faire le travail ingrat que Vincentio n’a jamais eu le courage d’engager pendant les quatorze années de son mandat au cours desquelles il a laissé la loi somnoler (2.2.91). Il va le remplacer et ses mots porteront, en embuscade, la fermeté dont le Duc n’a jamais fait preuve. La première décision d’Angelo est de condamner à mort Claudio dont l’erreur fut de ne pas signer tous les documents relatifs à son mariage avec Juliette, la jeune femme qui porte leur enfant. La loi le veut. Il sera donc exécuté sans tarder. Symboliquement, Angelo devient Vincentio. La fusion des deux hommes m’a poussé à les représenter sous les traits d’un personnage hybride.
2Je l’ai voulu austère et froid. Sa barbe courte, sa moustache grisonnante, sa bouche droite et les cernes sous ses yeux expriment l’insensibilité dont Vincentio aurait aimé pouvoir faire preuve et celle qui habite Angelo. Le second est donc la version fantasmée du premier. Mais c’est d’un fantasme de détachement et de rigueur qu’il s’agit paradoxalement. Son visage est encadré par le tissu épais de son habit de bure qui se fond dans la couleur brune de la feuille, de même que le Duc va disparaître dans les rues de Vienne. Il va se déguiser ainsi pour circuler librement dans la cité après son départ du palais. En ce qui concerne Angelo, il ne peut pas porter de tenue plus adéquate pour afficher son austérité et son détachement. Le personnage dévisage l’observateur de l’image. Il est à la fois distant et menaçant, à la fois dans l’image est hors d’elle, comme Vincentio qui a quitté Vienne pour y demeurer absent.
3Depuis la cellule de la prison dans laquelle l’ange exterminateur l’a jeté, Claudio envoie son ami, le fantasque Lucio, enjoindre sa sœur Isabella d’intervenir auprès du nouvel homme fort pour obtenir sa grâce. Le messager la trouve dans le couvent des Clarisses auquel elle se destine et dont elle vient de franchir le seuil. Elle quitte donc ce refuge pour se rendre avec Lucio au palais ducal. Là, elle rencontre Angelo. Elle qui voulait n’être plus qu’une âme va devoir réinvestir son corps de femme pour le faire changer d’avis. Elle passe symboliquement du couvent à la maison close. À moins qu’elle ne quitte la maison de Dieu pour entrer dans l’antre du diable. J’ai inscrit la phrase : « Let’s write good angel on the devil’s horn1 », dans la partie supérieure de l’image : ce sont les mots que prononce le substitut du Duc avant de laisser Isabella pénétrer à nouveau dans son palais. Mon second dessin portant sur Mesure pour Mesure représente la rencontre entre Isabella et Angelo.
4La première entrevue entre les deux personnages se passe plutôt mal malgré l’aide de Lucio. Angelo demande à la jeune femme de revenir le lendemain seule pour poursuivre leur conversation. Puis il se confie en aparté : elle l’a bouleversé. Il est tombé amoureux d’elle. Alors que la plus belle courtisane l’aurait laissé de marbre, dit-il, il se rend compte qu’une jeune fille pure et vertueuse a conquis son cœur et perdu son âme. Pour corrompre un saint, le diable n’envoie-t-il pas un saint2 ? demande-t-il. C’est un péché que d’aimer la vertu, dit-il encore3. Angelo sait qu’il est désormais perdu. Il assiste à sa propre chute. Pourtant, le diable ennemi sur la corne duquel des mots de mise en garde devraient être gravés et qui a causé sa chute, n’est autre que la pure et chaste Isabella. Mais que penser d’une chute qui fait passer de l’insensibilité à l’éveil du désir, de la mortification à l’amour ? S’agit-il vraiment d’une chute ? Au cours de leur seconde rencontre, il lui avouera qu’il est tombé amoureux d’elle et que, si elle veut sauver son frère, elle doit déposer devant lui les trésors de son corps. Elle partira en claquant la porte. Angelo éprouve des sentiments. L’ange éthéré a gagné une ombre.
5Shakespeare a présenté une version très libre de l’histoire de la chute de l’ange étincelant que les Écritures4 rapportent. Mais dans Mesure pour mesure, c’est la vertu, plutôt que l’orgueil, qui est dévastatrice. L’ange est en effet la victime du pouvoir corrupteur de la bonté et de la pureté. La démonstration est vertigineuse et elle donne la pleine mesure du talent de conteur de Shakespeare. Il renverse les polarités et introduit dans le drame une pensée iconoclaste d’une fulgurance et d’une modernité dont seul Le Conte d’hiver se fera l’écho quelques années plus tard. En effet, dans la pièce de 1611, Paulina dira au roi Léontes que « l’hérétique n’est pas celle qui meurt sur le bûcher mais celui qui l’allume5 ». Séduit par cette virtuosité, j’ai décidé de représenter la rencontre entre Angelo et Isabella. La jeune femme dont la jeunesse, dit Lucio, manie le dialecte silencieux qui émeut les hommes6, lui tourne le dos. Les mains jointes comme dans une supplique secrète, elle sent la présence de l’homme derrière elle. Elle semble élaborer une stratégie pour convaincre son interlocuteur. Seule la partie inférieure du visage de l’ange imparfait est éclairée par la lumière. Elle vient de la droite de l’image tandis que celle qui inonde la moitié du visage d’Isabella vient de la gauche, comme pour signifier l’incompatibilité des deux personnages qu’une commune aspiration à la sainteté rapproche pourtant. Sous les deux personnages j’ai inscrit les mots qu’Angelo adresse au public et à lui-même : « Est-ce sa faute ou la mienne ? Le tentateur ou le tenté, lequel est le plus grand pécheur, hein7 ? » Mon dessin souligne l’ambiguïté de la relation qui se noue entre la jeune vierge venue séduire le saint et le saint qui laisse son cœur de glace se réchauffer à la vue de son irrésistible beauté. On peut en effet se demander lequel des deux personnages est la victime de l’autre. L’ambiguïté en question est tout de même frêle dans la mesure où le fait d’être belle n’est en aucune manière un signe de dangerosité. L’idée selon laquelle toutes les femmes sont corruptrices et entachées par l’attitude d’Ève au Jardin d’Éden n’est plus valide de nos jours et la beauté n’est plus perçue comme une menace. Mais à la fin du xvie siècle, de telles pensées circulaient encore et jouissaient d’une grande popularité. Shakespeare a donc aimé à remettre en question les certitudes de ses contemporains. Il n’a de cesse de remettre en cause les nôtres.
Notes de bas de page
1 « On peut écrire bon ange sur la corne du diable », 2.4.16.
2 « O cunning enemy, that, to catch a saint, / With saints dost bait thy hook! », 2.2.180-181.
3 « To sin in loving virtue », 2.2.183.
4 Isaïe, 14:3-20.
5 « It is an heretic that makes the fire, / Not she which burns in’t », 2.3.114-115.
6 « For in her youth / There is a prone and silent dialect / Such as move men », 1.2.172-174.
7 « Is this her fault, or mine? / The tempter or the tempted, who sins most, ha? », 2.2.163-164.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Théâtres brésiliens
Manifeste, mises en scène, dispositifs
Silvia Fernandes et Yannick Butel (dir.)
2015
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons (dir.)
2015
Écrire l'inouï
La critique dramatique dépassée par son objet (xixe-xxie siècle)
Jérémie Majorel et Olivier Bara (dir.)
2022