Le système familial moderne au Japon : unique ou universel ?
p. 225-234
Texte intégral
Introduction
1Avant la seconde guerre mondiale, le Japon s’est affirmé comme un État familial1. Pour la plupart des Japonais, l’État familial était inhérent à leur pays. Cependant, cet article présente l’hypothèse que tous les États-nations sont des États familiaux, avec pour unité de base la famille moderne. Ainsi, le Japon moderne était obligé d’inventer sa propre tradition de l’État familial en mettant au centre la famille impériale.
2Il est nécessaire de comparer les différentes formes de la famille moderne dans tous les pays, car le modèle de la famille moderne a été plus influencé par le concept de l’état nation que par celui du niveau de développement capitaliste. Les relations de pouvoir entre États-nations intervenant dans la structure interne des États, les modèles modernes de la famille changeaient aussi. Dans cet article, nous examinerons les changements historiques des modèles familiaux et de leurs structures physiques. La famille japonaise est une structure double fondée sur les institutions ie (« ménage ») et katei (« famille »). À partir d’une analyse historique des modèles familiaux, la culture japonaise mérite une comparaison transculturelle.
Les institutions ie/katei
3Au Japon, la particularité du système familial repose sur l’institution ie. En français, ce mot signifie « maison ». Depuis la seconde guerre mondiale, l’ie représente un reliquat du système féodal patriarcal, où le chef était le père, rôle qu’il léguait à son fils aîné. À ce titre, ce système fut aboli par la Constitution d’après-guerre. Le katei, en revanche, fut considéré comme l’équivalent japonais du terme anglais « home2 », centré sur la relation conjugale. Ainsi, on attribuait le terme ie à une forme féodale de famille, tandis que katei correspondait à la famille moderne. Katei étant devenu un terme populaire, on l’utilisait aussi pour signifier la construction d’un État moderne au Japon.
4Aucun des deux mots n’est ancien, l’un étant un néologisme, et l’autre inventé après la révolution Meiji. Les Japonais s’en servaient comme termes d’opposition ou de complément. Le code civil Meiji (1898) établit la base de l’institution ie, octroyant au chef du ménage (le patriarche) le droit de surveiller les membres de la famille et l’obligation d’honorer les ancêtres, et définissant le principe de transmission au fils aîné.
5L’ie devenait l’unité de base de l’état nation qui, lui, était considéré comme une organisation supérieure de l’ie. Du fait de l’adhésion tardive du Japon à l’idée de l’état nation, le gouvernement fut obligé de créer un système d’État absolu à la tête duquel se trouva l’empereur. Le Rescrit impérial sur l’enseignement (1890) représentait la nation en tant que forme élargie de la famille. Le concept d’ie référait non seulement au ménage contemporain, mais il rassemblait tous les membres par leur inscription dans un registre familial, le koseki.
6On trouve le terme katei (littéralement « le jardin de la maison ») dans les textes de l’ancien Japon et il est possible que ce mot soit d’origine chinoise. Dans les années 1880, il était beaucoup utilisé dans des périodiques et des romans de cette époque et on le retrouvait dans la langue populaire, en opposition avec ie, dès les années 1920. Katei signifiait la famille nucléaire, tandis que l’expression ie soulignait le culte des ancêtres et les rapports parents-enfants. Ces deux mots n’étaient pas simplement contradictoires, ils créaient aussi une structure double, constituant ainsi le cadre abstrait de la version japonaise de la famille moderne.
7Les périodiques utilisant le terme katei dans leur titre commencèrent à circuler dès la fin du XIXe siècle. Ces revues soulignaient la construction du katei sur la base du couple conjugal et donc différenciaient nettement katei de ie. Ces magazines visaient les intellectuels installés en ville et leurs épouses qui avaient suivi des études secondaires. Or, la grande majorité de leurs lectrices n’effectuaient pas de tâches ménagères. Dès que les magazines commerciaux atteignirent le grand public, le terme katei entra dans la langue populaire. Shufunotomo (L’amie de la ménagère) définissait katei comme une unité de consommation, distincte d’une unité de production. Il recommandait la comptabilité domestique et proposait des articles sur l’éducation pratique des enfants, dans le but d’offrir aux ménagères l’occasion de réfléchir sur la vie quotidienne et de faciliter la gestion pratique de la maison. Avec la popularité croissante des magazines, l’opposition entre katei et ie s’estompa. Un des débats brûlants dans ces magazines concernait le conflit entre une femme et sa belle-famille, et plus particulièrement sa belle-mère, précisément à cause de la double structure de la famille selon laquelle les femmes étaient astreintes à des obligations non seulement à l’égard du katei mais également du ie.
8Avec la révolution industrielle, un grand nombre de jeunes vinrent travailler dans les villes. La majorité de ces jeunes hommes des régions rurales n’étaient pas les fils aînés, mais les deuxième et troisième fils appartenant au ie uniquement par leur inscription familiale. Souvent ils se mariaient en ville et décidaient d’y rester. Ainsi, un système familial double apparut : ces hommes, qui étaient toujours inscrits sur le même registre familial, créèrent, en fait, des familles nucléaires séparées — katei — dans les villes. Les fondations de ces nouvelles familles urbaines s’avéraient si fragiles que les fléaux de la récession et de la guerre les renvoyèrent dans leurs villages d’origine, pour trouver l’aide de leur ie. Les soldats revenant de la guerre, eux aussi, furent recueillis par l’ie.
9Pour le gouvernement Meiji, la double structure de la famille moderne représentait une stratégie pour obliger le pays à rentrer, quoique tardivement, dans le système mondial moderne des états nations, et rattraper ainsi la concurrence capitaliste mondiale. La règle de la succession par le fils aîné empêchait l’émiettement du capital. Les deuxième et troisième fils pouvaient travailler dans les usines ou les bureaux. Ainsi, ils se situaient au milieu du système familial double : ils restaient sur l’ie (registre familial) tout en créant leur katei urbain. Les filles des familles pauvres étaient vendues par leur famille comme ouvrières à bas salaire dans les usines. Ainsi, lorsque les katei urbains souffraient des conséquences de la grande dépression ou de la guerre, les membres de la famille pouvaient être inscrits sur l’ie du village, ce qui eut pour effet une réduction des demandes d’allocations publiques.
Du foyer iroribata à la maison chanoma
10Ie et katei représentent la sphère abstraite de la famille japonaise moderne. Mais la maison, en tant que logis concret de la famille moderne, avait beaucoup évolué aussi. Après la révolution Meiji, il y avait deux types de maisons dans les régions rurales. Certaines personnes vivaient dans des grandes maisons confortables avec un foyer iroribata (« âtre à feu ouvert »). Dans de telles maisons, le patriarche disposait d’un pouvoir absolu et les devoirs vis-à-vis des ancêtres lui étaient confiés. (Une personne née dans une telle maison aurait quatre-vingts ans aujourd’hui.) La majorité des gens vivaient dans des cabanes, koya, signifiant à l’origine un espace dédié exclusivement au sommeil. Les pauvres gens qui vivaient dans des koya allaient travailler dans les villes et s’installaient dans des koya urbains, en fait des pensions, connues sous les noms de kishukusha, naya ou nagaya. Selon une étude effectuée en 1899, les groupes de personnes vivant dans ces pensions étaient de nombre fluctuant ; les mariages proprement dits étaient rares et de courte durée ; les pièces exiguës hébergeaient deux ou trois familles dans un espace de quatre à six tapis tatami ; certaines avaient une fenêtre (mais pas toutes) et il y avait une salle de bains commune3.
11D’autres études effectuées avant le grand tremblement de terre de Kanto en 1923 n’indiquaient guère de variations à ces conditions. On constatait l’introduction des premières cuisines et des toilettes à l’intérieur des pensions. Par contre, les familles s’étaient agrandies, une personne ne disposant plus que d’un seul tapis tatami, et il y avait peu de fenêtres. Le loyer n’était plus calculé par jour, mais au mois4. Après le tremblement de terre en 1923 et la destruction d’un grand nombre de maisons, la configuration des logements subit d’importants changements. Le nombre d’unités de logement (heya) dans les pensions se réduisit de vingt à huit, voire deux. Dans le même temps, le nombre de cabanes individuelles en location augmenta.
12Pendant la période Taisho (1912-1926), on voit l’introduction d’un nouveau style de maison urbaine équipée d’un chanoma (« salle à manger à la japonaise »). Ce genre de maison était destiné à la famille idéale de la classe moyenne, c’est-à-dire mari et femme, deux enfants et une bonne. La disposition des pièces suivait un plan qui allouait un espace public aux bonnes et aux hôtes et un espace privé aux membres de la famille. Les hôtes restaient exclusivement dans l’espace public. Le style de vie changeait aussi : la famille ne vivait plus agenouillée et couchée sur les tapis, elle s’asseyait sur des chaises et dormait dans des lits. Ce modèle représentait la base d’un plan de logement pour les salariés et il renforçait la vie familiale en tant que katei. Le chanoma créait le lieu où évoluait la famille katei idéale.
13En étudiant les plans des logements, on perçoit facilement la distinction entre ie et katei. Dans une maison avec iroribata (ie), la disposition des places assises reflète l’ordre hiérarchique : le père-patriarche tient la place principale, chaque membre de la famille ayant sa petite place individuelle pour les repas. Par contre, dans une maison avec un chanoma, une table ronde constitue l’espace pour les repas de toute la maisonnée, permettant une égalité symbolique entre les membres. Cependant, la place du père était distinguée par le fait qu’elle se trouvait devant l’autel familial où trônait une photographie de l’empereur. Une pendule réglée à l’heure universelle et une radio émettant les actualités mondiales étaient installées près de sa chaise. Ces symboles associaient un chanoma avec les ancêtres et l’État au-delà de cette famille nucléaire.
14L’élément commun reliant une maison avec un foyer ouvert iroribata (ie) et celle avec un chanoma (katei) était l’autorité patriarcale et le pouvoir qui contrôlait l’espace dans les deux logements.
De la maison chanoma à la maison occidentale
15La nouvelle Constitution et la révision du code civil de la famille (1947) abolirent l’institution ie, mais l’enregistrement de la famille et l’utilisation d’un nom familial restèrent d’usage. Un couple marié doit s’inscrire sous le nom de famille du mari ou de la femme. Lorsqu’un couple adopte le nom de famille de la femme, le registre indique que la femme est le chef du ménage. Ainsi, l’enregistrement de la famille désignait les membres de la famille et gouvernait les individus en tant qu’entité incorporée. La double structure familiale d’avant-guerre, fondée sur les institutions ie et katei, avait évolué, mais la disparition de l’ie ne signifiait pas la disparition totale des éléments ie, dont certains étaient transférés au katei.
16Après la seconde guerre mondiale, sévissait une immense pénurie de logements et les Japonais aspiraient par-dessus tout à acquérir leur propre maison. Ils rêvaient de créer un katei idéal en possédant une maison. Le marché des livres sur le logement augmentait. L’architecte Hamaguchi Miho prônait la relocalisation et une nouvelle conception de la cuisine, lieu autrefois méprisé qui représentait le lieu de travail des bonnes et qui était situé traditionnellement sous le salon. Elle suggérait que la cuisine devait se trouver au même niveau que le chanoma et au sud de la maison, face au soleil. Elle prévoyait qu’une rénovation de la cuisine apporterait une amélioration du statut des femmes5.
17Le jour où le commandant en chef des forces d’occupation, le général McArthur, quitta le Japon, la bande dessinée Blondie, à l’origine de l’introduction de la vie familiale à l’américaine chez les lecteurs japonais, fut remplacée dans le journal quotidien Asahi par Sazae-san, dans laquelle l’héroïne était une femme au foyer à plein temps, vivant avec son mari, ses enfants et ses frères et sœurs dans la maison parentale. Le succès de cette bande dessinée révéla que la maison du type chanoma n’était plus gouvernée par un patriarche, mais qu’elle était d’ores et déjà sous le contrôle d’une femme — la ménagère.
18On notait aussi la disparition de la cloison entre la cuisine et le chanoma, créant un salon à l’occidentale pour la famille et ses hôtes. Puis un studio pour le père était installé dans ce salon unique puisque le mari/père travaillait à l’extérieur et passait peu de temps à la maison. Une maison avec ce type de salon passait sous le contrôle des femmes. Mais, au moment même où les maris se sentaient exclus dans ces maisons féminines (onna no ie) et où les architectes masculins parlaient de façon désobligeante de la chasse aux modes et de la sur-décoration, les ménagères aussi prenaient conscience d’un sentiment de claustration et d’isolement dans leur espace domestique.
Des appartements conçus par l’Agence de développement urbain (années 1950) aux studios (1975 au présent)
19Dans les années cinquante, le gouvernement japonais se pencha sur les problèmes de logement. Il établit l’Agence des prêts immobiliers en 1951 et alloua des subventions pour la construction des maisons pour la classe moyenne. Puis il construisit un grand nombre d’appartements publics (kodan jutaku) pour faire face à la pénurie de logements. En construisant des logements identiques, le gouvernement fixait aussi la taille des familles et instituait un style de vie unique.
20On peut distinguer trois phases de l’histoire de ces appartements publics. La première phase (1955-1964) prônait la mise à l’épreuve. Tous les appartements publics étaient construits en béton, avec une salle à manger/cuisine versant sud et une salle de bains privée. Par rapport aux maisons en bois sans salles de bains, ces appartements publics modernes représentaient un progrès considérable. Les habitants souhaitaient acheter des appareils électroménagers : des machines à laver, des aspirateurs et des réfrigérateurs6. Les unités d’appartements publics abolissaient les éléments féodaux de l’ie, mais en même temps, assuraient la limitation de la taille de la famille à celle de la famille nucléaire, puisqu’il n’y avait pas de chambre pour les grands-parents. L’espace restreint limitait aussi le nombre d’enfants.
21Dans la deuxième phase (1965-1974), on renforçait la qualité des appartements, grâce à une croissance économique rapide. On y rajoutait un salon, et les ménages indiquaient une préférence pour les appartements connus sous le sigle 3LDK : trois chambres et un espace commun de salon/salle à manger/cuisine.
22La troisième phase (depuis 1975) marque un changement dans la demande : les Japonais ne voulant plus d’appartements publics normalisés qui ne correspondent plus à la diversité de leurs besoins, l’appartement devint plus opulent, et plusieurs types d’unité, jusqu’à 5 ou 6LDK, permettant l’installation des familles étendues ou des handicapés, arrivèrent sur le marché.
23D’après l’histoire de ces appartements publics, l’année 1975 représenta une année charnière pour les familles japonaises et le logement. Depuis cette année-là, le concept katei et le modèle de logement ont convergé. La taille la plus populaire, 3LDK, concerne la famille nucléaire avec un ou deux enfants. Seuls ceux ayant un certain niveau de revenus peuvent espérer obtenir un de ces appartements. Les étrangers temporaires, les familles modestes et les célibataires, ne se conformant pas à l’image de katei, sont totalement exclus des appartements publics. Un appartement 3LDK devient la résidence appropriée à une bonne famille katei.
24Avec l’espace restreint dans les unités d’appartements publics, les cérémonies de mariage, de naissances et de funérailles doivent être organisées à l’extérieur de la résidence. Ce mode de vie aussi pénètre la société japonaise à travers le secteur privé d’immobilier.
25Cependant, dès que les unités 3LDK ont dominé le marché, un nouveau type de résidence, le wan rumu manshon ou studio d’une pièce unique, est apparu. À l’origine, ces studios étaient destinés aux étudiants universitaires, habitués à vivre dans des maisons avec un salon à l’occidentale et venus à la ville pour poursuivre leurs études supérieures. Financés par leurs parents, ils s’installaient dans les studios. À la fin de leurs études, ils déménageaient souvent dans un appartement mis à disposition par leur employeur. Pour les maris qui devaient faire des longs trajets pour se rendre au bureau tous les jours, ces studios offraient la solution d’une location de résidence temporaire. Les riches, et ceux qui avaient renoncé à acheter une maison dans une grande ville à cause de la flambée des prix des propriétés, s’intéressaient à des résidences secondaires (besso) dans les régions rurales.
26Dans les années soixante-dix, les ménagères commencèrent à travailler à mi-temps pour boucler leur budget domestique devenu très serré. Le coût important des études pour leurs enfants, ainsi que les loyers élevés, les poussaient à entrer sur le marché du travail.
27Les 3LDK et la maison avec un salon à l’occidentale marquèrent la finalisation du concept de la famille japonaise moderne. Cette évolution fut suivie par un autre changement dans la forme de la famille moderne. Depuis, non seulement le mari, mais aussi la femme, ne restaient plus beaucoup à la maison. Dans une maison avec un salon à l’occidentale, chaque membre de la famille investit sa propre chambre, comme s’il habitait dans un studio à la ville. Pour cette raison, le gouvernement proposa une nouvelle politique de la famille visant à renforcer les liens du katei. La politique gouvernementale de la famille ne date pas d’aujourd’hui, mais la nouveauté de cette politique se trouve dans le fait que, pour la première fois, le gouvernement reprenait une conception populaire de la famille et du logement idéaux.
Conclusions
28Autrefois, le mot heya, signifiant « une pièce », était considéré comme un terme péjoratif7. La chambre de bonne, par exemple, stigmatisait sans ambiguïté son statut inférieur au sein de la famille. L’ie représentait le foyer de tous les membres de la famille, dans lequel le patriarche contrôlait tout l’espace et où lui seul y disposait d’un espace personnel. Or, récemment, la signification d’heya a changé. Un studio d’une pièce est doté d’une connotation neutre en termes de fonction, par rapport à la maison du type masculin iroribata ou chanoma, ou à la maison du type féminin avec son salon à l’occidentale. Les magazines ont commencé à rédiger des articles intitulés « Ma pièce » ou « Belle pièce ». Les changements dans le modèle de la famille japonaise moderne vont très loin, et ces changements sont caractérisés par la rapidité et l’efficacité avec lesquelles ils ont été intégrés dans la société japonaise, embrigadée par l’enseignement scolaire et par les médias de la presse écrite, audiovisuels et électroniques.
29Maintenant nous pouvons prévoir une nouvelle double structure familiale avec d’une part la maison avec un salon à l’occidentale et d’autre part le studio. Les étudiants habitant un studio parlent de la maison parentale en tant que jikka, un terme traditionnellement utilisé par une épouse pour indiquer la maison de ses parents. Ces étudiants considèrent la maison de leurs parents comme une vraie maison, tandis que le studio n’est qu’une résidence temporaire. Si cette affirmation s’avère correcte, elle révèle la double structure familiale s’étendant dans l’ère moderne. Et encore, le terme katei semble être doté d’une nouvelle signification, celle d’une vie familiale idéale, bien que la réalité ne corresponde pas à cet idéal. Le mot katei reste essentiellement un outil bureaucratique, tout en gardant une valeur normative puissante.
30Au moment où Joan Scott soulignait le contenu politique des concepts de genre et Lynn Hunt révélait les mécanismes de la romance familiale dans les images et les rites de la première révolution mondiale8, ici au Japon nous essayions de réécrire l’histoire de la vie quotidienne et nous découvrions que la maison impériale d’avant-guerre était subtilement modulée à l’intérieur d’un système double d’ie et de katei. Elle fonctionnait non seulement à travers les rites de dévotion aux ancêtres et la création d’un mythe d’une lignée consanguine éternelle, mais aussi par les images de la vie domestique à l’époque impériale, étalées sur papier glacé des nouveaux magazines féminins. Avec une comparaison de perspective, le schéma standard de la société japonaise d’avant-guerre, basé sur un État familial de système impérial unique, doit être révisé. Le système japonais n’a rien de particulier ; tous les États modernes sont des états familiaux. C’est précisément pour cette raison que le Japon moderne s’est senti obligé de créer ses propres traditions de l’État familial avec la maison impériale au centre.
31Une autre nouvelle notion s’annonce. Les individus qui habitent dans les heya cherchent de nouveaux types de cohabitation. Le plan de logement shiruba (plan de logement pour le troisième âge) montre un nouveau type de cohabitation. Des auteures et créatrices de bandes dessinées, telles que Tomioka Taeko, parlent des styles de vie où la cohabitation ne serait pas limitée aux liens du mariage ou du sang, mais où un individu pourrait poursuivre la réussite absolue de ses objectifs de vie9. Le ménage masculin et le ménage féminin seraient tous les deux représentatifs des familles pour la société, la famille serait l’unité de base de l’état-nation, mais dans des romans d’essai ou futuristes, nous voyons s’élaborer une recherche tâtonnante vers la famille de demain (et vers le logement dans lequel elle s’installera). Les pièces neutres heya, autrefois éparpillées, seraient rassemblées dans des lieux susceptibles de contribuer à l’épanouissement de l’individu. Elles incarneraient non seulement la façon dont on vivrait, mais aussi celle dont on mourrait — et non pas des résidences de famille pour la société.
Notes de bas de page
1 Avec la bienveillante autorisation du Professeur G. McCormack et de la Cambridge University Press. Cet article, intitulé « The Modem Japanese Family System : Unique or Universal ? », a été publié en anglais dans : Denoon D., Hudson M., Mc Cormack G., Morris-Suzuki T., Multicultural Japan : Palaeolithic to Postmodern 1966, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 224-232. Article traduit de l’anglais par Caroline Mackenzie.
2 En anglais, home signifie à la fois le « chez-soi » et le « foyer familial » - NdT.
3 Yokoyama Gennosuke, Nihon no kaso shakai (La classe ouvrière japonaise), 1899, Tokyo, Iwanami bunko edn. 1949, p. 57.
4 Shakai fukusi chosa kenkyukai (éd.), Senzen Nihon shakai jigyoshosa shiryo shusei (Dossiers réunis d’investigation sur les entreprises sociales au Japon avant la guerre) 3 vol., Tokyo, Keiso Shobo, 1989.
5 Hamaguichi Miho, Nihon jutaku no kokensei (La qualité féodale des logements japonais), Tokyo, Sogami Shobo, 1949.
6 Nihon jutaku kodanshi (Histoire de l’Agence japonaise de logement), Tokyo, Nihon Jutaku Kodan, 1981.
7 Voir, par exemple, Yanagida Kunio, Meiji Tishoshi seohen (L’histoire Meiji et Taisho de la perspective du changement social), Tokyo, Nihon Jutaku Kodan, 1931.
8 Voir Scott Joan W., Butler Judith (dir.), Feminists Theorize the Political, New York, Routledge, 1992 ; Avery Hunt Lynn (dir.) The Invention of Pornography : Obscenity and the Origins of the Modern, New York, Zone Books, 1993 ; Avery Hunt Lynn, Eroticism and the Body Politic, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991.
9 Voir, Nishikawa Yuko, « Three kinds of ie houses in modern Japanese literature », Intercultural Communication Studies, vol. 1, n° 2, automne 1991.
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