Le morbus gallicus à Venise et à Rome au xvie siècle
Théories médicales et récits littéraires
p. 65-76
Résumés
La communication traite des premières représentations du mal français dans la littérature satirique et burlesque de la Renaissance italienne. La spécificité de la syphilis, par rapport à la peste et à la lèpre, mettait à disposition de nouvelles interprétations symboliques du mal, en la caractérisant comme une maladie de la honte qui, bien que non mortelle, stigmatisait le corps et le modus vivendi du malade. Les premières théories médicales (Gaspar Torella, Paracelce, Antonio Brasavola) cherchèrent l’origine de l’impitoyable épidémie dans le corps féminin et avant tout dans les pratiques sexuelles des prostituées qui peuplaient les deux villes d’Italie les plus importantes du xvie siècle : Rome et Venise. Dans ce cadre la littérature misogyne trouva un champ symbolique de réponses à la peur de la contagion en rédigeant des poèmes qui dénonçaient la vie immorale des malades et décrivaient les thérapies médicales de l’époque (l’utilisation du mercure et du gaïac).
Ever since the first manifestations of syphilis, the female body has been the scapegoat of etiological theories in Renaissance Medicine. In the introduction of their treatises, Gaspar Torella, Paracelsus and Antonio Brasavola, amongst others, proposed that the origin of the disease was related to divine punishment for the sex trade, one of the most prominent phenomenon in sixteenth-century society. Satirical and anti-classical literature picked up on these themes from the scientific discourse and cultural imagery by producing texts in which the courtesan, in the guise of both the victim and transmitter of the epidemic, impersonated the fear of contagion. Pietro Aretino included realistic references to the venereal disease in his Ragionamenti to depict the vicissitudes of everyday popular life and to colour the language of his characters. Francisco Delicado, a Spaniard active in Rome, made it a distinctive element of his Lozana Andalusa, whilst in the scandalous poem La Puttana errante Lorenzo Venier, a pupil of Aretino in Venice, transformed the French disease into the allegorical illness of the whole of Renaissance society, shaken by the Italian Wars and the trauma of the Sack of Rome.
Texte intégral
1Le binôme maladie-punition divine, traditionnellement utilisé pour les explications religieuses des phénomènes épidémiques, dans le cas de la syphilis était justifié par la référence avec le péché de luxure. Dans le cadre d’un discours autant paradoxal qu’emblématique, qui associait l’éros au thanatos, le coït, acte par excellence de l’origine de la vie, devenait ainsi l’acte pécheur porteur de la punition divine1.
2Or, même si en premier lieu le sceau de l’infamie gravitait autour du corps du malade, on a ressenti le besoin d’identifier un bouc émissaire qui pouvait exorciser la peur de la contamination. À ce propos la communauté scientifique avait été appelée à différents titres à donner des réponses, non seulement par rapport à la guérison, mais aussi en ce qui concerne l’étiologie du mal. C’est ainsi qu’en Italie et en France prospérèrent plusieurs théories qui, au-delà de la lecture religieuse qui identifiait la maladie avec le flagellum dei, proposaient de nouveaux arguments afin de préciser les raisons historiques et « environnementales » de la contagion, à savoir une funeste conjonction astrale et une explication à travers la théorie des miasmes ou à travers l’identification du mal dans les terres éloignées du Nouveau Monde2.
3La tendance à rechercher dans l’autre le bouc émissaire se traduit alors dans une épuisante investigation d’un patient zéro qui pourrait endosser les inquiétudes de millions de syphilitiques. Comme on peut l’imaginer, les réponses données à ce propos n’étaient nullement neutres mais s’articulaient plutôt autour des évènements qui avaient investi l’Europe christianisée à la fin du xve siècle : la découverte de l’Amérique et la diaspora des Juifs suite au siège de Grenade en 1492, ainsi que le nouveau phénomène social de la prostitution.
4D’ailleurs, la syphilis, à la différence des autres épidémies de l’époque comme la peste et la lèpre, s’apprêtait à de nouvelles interprétations symboliques du mal, en étant caractérisée comme une maladie de la honte qui stigmatisait le corps et le modus vivendi du malade. Pour cette raison, la thèse américaine de l’origine du mal aussi bien que la thèse juive (qui s’appuyait sur la narration donnée par Tacite de l’expulsion du peuple juif de l’Égypte3, trouvèrent dans la luxure leurs prémices argumentatifs4. En outre, les descriptions détaillées des attitudes lubriques des femmes indigènes et la référence au porc, en tant que symbole de l’impureté et du désir sexuel de la société juive, mettaient à disposition un autre topos : celui de la femme comme principe régulateur du péché de chair.
5De son côté, l’art médical, bien qu’il ait pris parfois ses distances avec un discours moral ressenti non inhérent au nouveau savoir empirique qui était en train de se structurer au début du xvie siècle5, assimila dans les prémices de son discours les procès symboliques que l’imaginaire collectif avait créés par rapport à la nouvelle maladie vénérienne6. C’est pourquoi le soma féminin, depuis toujours interprété comme un espace physique « autre » et secret – et qui était en tant que tel potentiellement dangereux – devint le point de départ du discours médical qui s’appuya, comme nous le verrons, sur une mise à jour de certains lieux communs de la tradition misogyne7.
6Une très rapide évocation des syphiligraphes les plus connus de l’époque fait remarquer que la relation entre la femme et le mal français était la condition préalable à la description scientifique de la maladie.
7Gaspar Torella, médecin espagnol qui en 1492 avait suivi à Rome le pape Alexandre VI est un des premiers à s’occuper de la description et du soin du mal français à travers les thérapies à base de mercure. Son Tractatus cum consiliis contra pudendagra, publié en 1497 et dédié à Cesare Borgia (fils d’Alexandre VI et lui-même atteint du mal de Naples), identifiait déjà à partir du titre le siège de la contagion dans les organes sexuels féminins (pudenda). Dans l’appendice du traité le médecin espagnol décrit cinq cas cliniques soignés par lui-même entre septembre et octobre 1497 dont le premier est celui d’un jeune homme de 24 ans, Nicolas Valentius, qui avait contracté la maladie vénérienne après avoir eu des rencontres sexuelles avec une femme atteinte de pudendagra. D’ailleurs l’urgence de limiter la rapide propagation de l’épidémie à travers des mesures restrictives et prophylactiques pour les prostituées était aperçue par Torella comme un impératif moral et politique8. Dans un autre traité, De dolore in pudendagra, le médecin d’Alexandre VI se plaignait qu’aucune autorité politique n’avait pris l’initiative de désigner des femmes surveillantes qui auraient dû visiter les publicas mulieres infectas afin de les séparer de celles saines et de les faire soigner dans des structures d’hospitalisation spécifiques9.
8Thierry de Hery, qui en 1539 avait accompagné en Italie François Ier (lui aussi affecté par la syphilis) et qui deviendra dans les années suivantes un des médecins les plus célèbres pour les thérapies à base de mercure à Rome, reprend l’opinion générale de l’époque selon laquelle l’immonde coït entre un soldat lépreux et une prostituée aurait été le début de la contagion vénérienne10.
9Également Paracelse, le Luther de la médecine de la Renaissance, dans son traité De chirurgia magna publié en 153711 souligna le caractère bestial de l’acte de naissance de la maladie vénérienne en le comparant avec l’union hybride entre un cheval et une ânesse :
Ex coitu nimirum Leprosi Galli cum scorto impudenti, Bubonibus veneris laborante, quod deinde Scortum contagio omnes fecit, qui postea in eius amplexu venerunt, atque sic ex Lepra et Bubone venereo Gallica ista lue sorta, per contagium totum perpretavit Orbem, quemammodum ex Equi et Asinea coitu Mulorum genus extitit12.
10L’utilisation ironique du mot nimirum, l’adjectif impudenti qui fait référence à la prostituée et la misogynie inhérente à la comparaison avec l’ânesse livrent au public de lecteurs la conception d’un corps féminin qui, d’autant plus quand il est corrompu sur le plan moral, se présente par nature porteur de maladie.
11Antonio Brasavola, maître de Gabriel Fallope et médecin de Hercule II d’Este et du pape Paul III, en s’appuyant sur la théorie des miasmes, reconnaissait dans son traité De morbo Gallico la causa causarum de la syphilis dans l’utérus pourri d’une superbe prostituée qui avait offert ses services à l’armée française pendant le siège de Naples :
In Gallorum castris 1495 scortum aderat nobilissimum ac pulcherrimum, in uteri ore putrefactum gerens abscessum. Viri, qui cum illa coibant, adjuvante etiam humiditate ac putredine, dum membra virilia per uteri collum perfricabant, ob loci etiam putredinem in eorum virilibus membris pravam quandam affectionem contrahebant, qua exulcerabantur. Haec lues unum primo infecit hominem, postea duos et tres et centum, quia illa erat publica meretrix et pulcherrima ; et ut procax est natura humana in coitum, multae midieres, cum his vitiatis viris coeuntes, lue ista infectae sunt, quam deinde aliis viris sunt impartitae ut denique lues per totam Italiam sparsa sit et per Gallias et brevibus per universam Europam13.
[Dans le camp des Français en 1495, il y avait une très belle prostituée qui gardait dans la bouche de son utérus un abcès pourri. Les hommes, qui avaient un coït avec elle, par le biais de l’humidité et de la putréfaction, pendant qu’ils frottaient le membre viril contre le col de l’utérus, à cause de la putréfaction du lieu, ils contractaient une mauvaise affection, qui devenait un ulcère. Ce mal, tout d’abord, n’infectait qu’un homme, après deux et trois et cent, car elle était une prostituée publique et très belle ; et vu que la nature humaine est désireuse de coït, plusieurs femmes, qui couchent avec ces hommes, étaient atteintes par la maladie. Elles ont partagé ce mal avec des autres hommes et par conséquent la maladie s’est répandue dans toute l’Italie, dans toute la France et très vite dans l’Europe entière.]
12Le corps féminin incriminé possédait donc certaines anomalies fonctionnelles sur la mise en avant desquelles reposait un discours dénigrant : la première femme atteinte était une courtisane et elle cachait dans son utérus la repoussante origine de l’infection. En outre, l’attribut pulcherrima utilisé par Brasavola par rapport à la courtisane accusée d’être le premier vecteur de contamination14 nous éclaire sur la conception ambivalente qu’on avait du corps et de la beauté féminine à la Renaissance.
13Si, en effet, le xvie siècle se montre comme la période de l’âge moderne qui a dédié le plus d’attention à la tractation en défense et en louange des femmes à travers une très riche production de traités sur la descriptio puellae15, il n’en demeure pas moins vrai que dans le système littéraire perdurait parallèlement le traditionnel registre misogyne de la poésie classique et médiévale. D’ailleurs, dans le cadre du nouveau système de la Renaissance, en fonction de l’objectif rhétorique souhaité, l’« autre » féminin faisait l’objet d’une description aussi bien à travers la canonisation esthétique de base pétrarquiste que par les biais de la vituperatio qui informait autant les discours scientifiques – comme nous avons pu le voir – que les discours littéraires16.
14La poésie burlesque et satirique italienne de l’époque, dirigée par l’école romaine de Francesco Berni et par l’entourage vénitien de Pierre Arétin, avait revendiqué le registre misogyne de la tradition comico-réaliste médiévale, en élisant comme victimes de sa plume les trois typologies féminines de la société de l’époque, à savoir l’épouse, la vetula et la prostituée. En laissant de côté les deux premières catégories, la figure féminine la plus hétérodoxe à surveiller et à punir par la poésie satirique était sans aucun doute la libre courtisane17. D’ailleurs, le commerce sexuel, bien qu’il n’ait pas été un trait exclusif de la seule société de la Renaissance, connaîtra au xvie siècle son véritable âge d’or. Rome et Venise, avec d’autres villes d’Italie comme Florence, Bologne et Naples, représentaient pendant les premières décennies du siècle le centre d’irradiation d’un vrai phénomène social de la prostitution18 ; ce qui permit à la population des courtisanes de devenir la classe sociale la plus touchée par les pustules du mal français.
15Nous retrouvons un des premiers témoignages littéraires d’une lecture satirique et misogyne de la prostitution comme moyen de contagion de la syphilis dans un poème publié à Vénise en 1530 par un des plus puissants représentants de l’aristocratie de la Sérénissime, à savoir le jeune poète et homme politique Lorenzo Venier19.
16L’auteur, très proche de l’Arétin, dans les années 1530 rédigea une paradoxale composition en octaves, dans laquelle le protagoniste principal était une insatiable courtisane qui, avec le mal français « brodé » sur le corps, entamait son voyage initiatique dans la péninsule à travers d’épiques pérégrinations érotiques :
Questa invitta gaglioffa un dì sentendo,
Che l’Ancroia, Marphisa e Brandamante
Andâr pel mondo gran prove facendo
A onta di Macone e Trivigante,
Grand’animo in la potta e in cul avendo,
Deliberò farsi Puttana errante ;
E la foia a Venetia avendo doma,
Qual dirovvi s’armò per gir a Roma.
Fu la corazza sua una schiavina,
Che reggeva il baston aspro e nodoso,
Riccamata per opra damaschina
Di lebbraccia, rognaccia e mal francioso,
E ‘l suo cimier, sopra la celatina,
L’ospedal trionfante pedocchioso ;
Portò la fame per lancia e per scudo
La potta spalancata e ‘l cul ignudo20.
[Cette irréductible canaille un jour apprenant, / que l’Ancroia, Marphisa et Brandamante / allaient par le monde des grandes épreuves faisant, / en dépit de Macone et Trivigante, / une grande envie dans la chatte et dans le cul ayant, / décida de se faire courtisane errante.
Son armure était une cape, damasquiné et brodé de lèpre, de gale et de mal français, et son panache sur le casque [était] un hôpital triomphant de poux ; elle portait la faim pour lance et pour bouclier la chatte ouverte et le cul nu.]
17Dans le cadre de la narration paradoxale créée par le poète vénitien21, la quête chevaleresque de la courtisane commence à Ferrare et s’arrête symboliquement à Florence, où la femme lance un défi à la population pour un manège érotique, en s’adressant en premier lieu aux « paladins de saint Job et de France », à savoir ceux affectés par la syphilis :
I’ sfido ogni oste ghiotto e traffarello
Ogni ladro impiccato e traditore,
E paladino di Giobbe e di Francia
S’avesse ben de l’Argalia la lancia22.
[Je défie chaque hôte glouton, chaque voleur pendu et tricheur, et paladin de saint Job et de France, s’ils avaient la lance d’Argalia.]
18Le chemin continue ensuite vers Sienne pour la cérémonie du doctorat de la courtisane et termine à Rome dans une formidable orgie avec les vingt mille soldats espagnols et allemands qui envahirent la ville le jour de la défaite tragique, le 6 mai 1527. Dans la spectaculaire et fantasmagorique narration satirique de Venier, le mal français ne se montre pas seulement comme un attribut de la courtisane mais aussi de certains de ses compagnons d’aventure (par exemple le cuisinier syphilitique qui répond au défi au chant 2, octave XXIX), en devenant ainsi le symbole évident de la corruption morale qui avait frappé les états italiens à partir de la fin du xve siècle. L’année 1494, d’ailleurs, signifia pour l’Italie à la fois la rencontre avec les pustules du mal français et le début de sa fin en tant que puissance européenne : l’avènement de la syphilis en même temps que le déclenchement des Guerres d’Italie s’inscrivaient, en effet, dans un cadre très sensible de peur et de mea culpa, en devenant de manière plus ou moins manifeste le juste châtiment pour la conduite politique et morale des cours italiennes23.
19Même le maître de Venier, à savoir l’Arétin, en tant que chantre par excellence du monde des courtisanes, n’oublia pas d’évoquer dans ses Ragionamenti24 la maladie du siècle. À l’ouverture de la première journée du dialogue entre les deux courtisanes Nanna et Antonia, tandis que la première se plaint des ambitions de carrière de sa fille Pippa dans le monde de la prostitution de Rome, la deuxième interlocutrice, amie et confidente de Nanna, lui reproche de porter le deuil pour des problèmes ridicules par rapport à d’autres châtiments bien pires :
Antonia. – Questi son guai, ad una come sei tu, più dolci che non è un poco di rognuzza a chi la sera intorno al foco, mandato giù le calze, ha piacere di grattarsi: guai sono il veder montare il grano, i tormenti sono il veder carestia nel vino, la crudelità è la pigion della casa, la morte è il pigliare il legno due o tre volte l’anno e non isbollarsi, non isgommarsi e non isdogliarsi mai25.
[Antonia. – Ça, pour une femme comme toi, c’est des ennuis plus doux qu’un brin de gale à qui, le soir au coin du feu, aime baisser ses chausses pour se gratter. Les ennuis, c’est de voir monter le prix du blé ; le supplice, c’est de voir le vin manquer ; le martyre, c’est le loyer à payer ; la mort, c’est de prendre des tisanes de gaïac deux ou trois fois l’an sans jamais se débarrasser de ses pustules, de ses gommes et de ses douleurs.]
20Ce principe de réalité d’Antonia ramène Nanna – et le lecteur – à la sphère immanente de la vie quotidienne, pour laquelle la loi du marché, la famine du tonneau, le prix du loyer sont des vraies cruautés et la mort signifie rester victime du mal français et de ses inutiles et interminables thérapies à base de gaïac, le nouveau remède importé de l’Amérique.
21De même, les bolle, les gomme et les doglie qui affectent Antonia sont la cause non seulement d’une souffrance vécue dans l’intimité de son propre corps, mais aussi la raison d’une débâcle économique due à la fin de l’appétit nécessaire pour l’exercice de sa profession :
Antonia. – Lascia star pensierosa a me che, dal mal francioso in fuora, non trovo cane che mi abbai26.
[Antonia. – Laisse les soucis pour moi, qui n’a que mon mal français et, à part ça, je ne trouve pas un chien pour m’aboyer après.]
22Encore dans un autre texte de l’époque, écrit cette fois-ci par un clerc espagnol, Francisco Delicado, qui s’était installé en Italie après l’expulsion des Juifs en 1492, on retrouve la même Rome souterraine, populaire et atteinte par les plaies de l’épidémie vénérienne.
23La Belle Andalouse, roman sous la forme d’un dialogue publié à Venise juste après le Sac de Rome du 1527, raconte les avatars d’une jeune fille espagnole syphilitique qui se trouve à devoir se débrouiller dans le système social des quartiers romains populaires en compagnie des artisans, charlatans et courtisanes27. Pauvre et orpheline, ce qui sauve l’entreprenante jeune fille est sa brillante ingéniosité et les rencontres aventureuses dans les bas-fonds, où le mal français se montre comme une maladie gérée par les biais d’une médicine pas toujours orthodoxe et symbole de la stigmatisation sociale. Pour ce qui concerne le roman de Delicado, en outre, une des différences les plus remarquables par rapport à la description de la syphilis et aux Ragionamenti de l’Aretin est l’implication autobiographique de l’auteur. Dans l’appendice apologétique Como se escusa el autor en la fine del retrato della Lozana nous retrouvons, en effet, une touchante déclaration du clerc espagnol à propos de sa propre contamination par le mal français :
Et si l’on me reproche d’avoir perdu mon temps à retracer le portrait de la Lozana, qu’on sache que je me distrayais à l’aide de ces futilités. Et si, par aventure, il vous vient entre les mains un autre traité, De consolatione infirmorum, vous y trouveriez la description de mes souffrances qui pourront consoler ceux que l’adversité a poursuivis, comme moi. Quant au traité que j’ai écrit sur le bois des Indes, il vous dira le remède qui m’a guéri ; reconnaissez que l’auteur n’a pas entièrement perdu son temps car, au rebours de tous ces gens qui ont arraché branches et feuilles de l’arbre de la vanité, moi qui suis de petite taille, je n’ai pas pu atteindre très haut et me suis assis sous la ramure où j’ai attendu la fin de la maladie, ce qui n’a pas tardé28.
24En visant à dévoiler les savoirs scientifiques les plus récents, dans un petit traité publié à Venise en 1529, El modo de adoperar il legno d’India, l’auteur espagnol avait reproposé l’origine américaine du châtiment divin et avait donné un barème des techniques d’administration du bois qui venait de l’Amérique. Le gaïac, en effet, dans la narration rocambolesque du roman, était le remède préféré par la troupe des courtisanes que la belle andalouse avait croisées dans les quartiers populaires de Rome29.
25Or, dans un dialogue entre Lozana et Silvano, son camarade d’aventure, on découvre que les thérapies médicales adoptées par les courtisanes ne produisaient pas systématiquement la guérison espérée : nombreuses parmi elles tombaient ainsi en disgrâce à cause du terrible mal et la dernière étape de leur carrière était souvent l’hôpital des Incurables :
Dès qu’elles sont atteintes du mal Français et devenues vieilles, il est nécessaire que mortes ou vives aillent en pèlerinage à Santiago des Charettes, et là, le char, la couronne de fleurs et les blessures témoigneront de leur mérite et renommée à celles qui leur succéderont, lesquelles devront prendre audibilia pro visibilia30.
26La référence aux « charrettes » pour le nom de l’hôpital ne doit pas nous étonner puisque cela évoque une pratique sociale très diffuse à Rome qui prévoyait une vraie procession profane des prostituées atteintes du mal français dans les rues de la ville et qui ne devait se conclure qu’aux portes de l’hôpital31.
27Telle coutume est attestée par une série de textes de littérature populaire qui, nous l’imaginons, pouvaient circuler avec un certain succès parmi le public des lecteurs de l’époque : le Lamento di una cortigiana ferrarese per essere redutta in la carretta per el mal franceze et le Purgatorio delle cortigiane32. Lesquels sont attribués, avec quelques réserves, à Andrea Veneziano, un comédien et décorateur qui jusqu’au Sac de Rome, pendant lequel il trouva la mort, était actif auprès des cours de Jules II et Léon X comme à celle de Clément VII33. Les poèmes semblent être une transposition des pièces de théâtre mises en place pour les rues de la ville, où les courtisanes touchées par l’épidémie étaient prises pour cibles par le regard satirique du comédien.
28Mais si dans le premier poème la voix qui parle est celle d’une prostituée tombée en disgrâce et obligée de subir le châtiment public de la « charrette », dans le deuxième on est déjà à l’intérieur de l’hôpital des Incurables de Rome, où la plainte continue avec la description repoussante des plaies vénériennes et s’achève avec l’appel à la rémission des péchés34.
29Pour conclure, nous pouvons affirmer que la relation entre le mal français et le péché de chair, alors qu’elle reconnaissait dans le corps féminin sa propre dérivation, avait réduit le champ d’analyse au seul monde de la prostitution. Néanmoins, même si le savoir médical assimilait cette idéologie d’une manière plus ou moins homogène, le discours littéraire interprétait le binôme femme-maladie dans une surprenante pluralité de formes. La lecture satirique de la Pute errante proposée par Lorenzo Venier, la représentation réaliste de la maladie chez l’Arétin et celle autobiographique de Delicado, les plaintes des courtisanes obligées au châtiment de la « charrette » sont, en effet, toutes des déclinaisons différentes d’une même exigence littéraire : raconter l’angoisse provoquée par l’épidémie vénérienne qui, en même temps que le déclenchement des Guerres d’Italie, avait bouleversé la société italienne au début du xvie siècle.
Notes de bas de page
1 W. Schleiner, « Infection and Cure through a Woman: Renaissance Constructions of Syphilis », Journal of Medieval and Renaissance Studies, n° 24, 1994, p. 501-517 ; A. Bayle, « Discours moral et tableaux cliniques : la pluralité des figures féminines dans les textes médicaux sur la syphilis au xvie siècle », Histoire, médecine et santé, n° 9, 2016, p. 19-39.
2 A. Foa, « Il nuovo e il vecchio: l’insorgere della sifilide (1494- 1530) », Quaderni Storici, n° 19, 1984, p. 11-34 ; J. Arrizabalaga et al., The Great Pox. The French Disease in Renaissance Europe, New Haven/London, Yale University Press, 1997 ; E. Tognotti, L’altra faccia di Venere. La sifilide dalla prima età moderna all’avvento dell’Aids (xv-xx sec.), Milano, Franco Angeli Editore, 2006.
3 Tacite, Historiae, t. V, 3.
4 A. Foa, art. cit.
5 M. Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 1997, t. II.
6 Comme l’a bien remarqué Winfred Schleiner : « One cannot read for into the works of Renaissance syphilographers without being struck by gendered perceptions of syphilis in the period ». W. Schleiner, Renaissance Medical Ethics, Washington, Georgetown University, 1995, p. 183.
7 E. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin. La femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993.
8 G. Torella, Tractatus cum consiliis contra pudendagra, Roma, P. de la Turre, 1497.
9 J. Arrizabalaga, « Medicina Universitaria y Morbus Gallicus en la Italia de finales del siglo xv: el arquiatra pontificio Gaspar Torrella (c. 1542-c. 1520) », Asclepio, n° 40 (1), 1988, p. 9-10 ; J. Arrizabalaga, « Práctica y teoría en la medicina universitaria de finales del siglo xv: el tratamiento del mal francés en la corte papal de Alejandro VI Borgia », Arbor, n° 153, 1996, p. 130-132. Dans le recueil de Luigi Luisini (Luigi Luisini, Aphrodisiacus sive de de lue venerea in duos tomos bipartitus, Jena, Chr. Henr. Cunonis Heredes, 1789) il y a quatre traités sur le mal français écrits par le médecin espagnol : le De Pudendagra liber, p. 491-502, le De dolore in Pudendagra Dialogus, p. 502-527, le De Ulceribus in Pudendagra liber, p. 527-546 et les Consilia quedam adversus Pudendagram, p. 546-554.
10 T. de Héry, La Méthode curatoire de la maladie Venerienne, vulgairement appelée grosse vairolle, et de la diversité de ses symptomes, Paris, M. David et A. L’Angelier, 1552, p. 2-3.
11 J. Arrizabalaga et al., art. cit. ; P. Ball, The Devil’s Doctor. Paracelsus and the World of Renaissance Magic and Science, London, Heinemann, 2006, p. 238 ; G. Minois, Il prete e il medico. Fra religione, scienza e coscienza, Bari, Edizioni Dedalo, 2016, p. 130.
12 Paracelse, Chirurgia magna, (1536), Strasbourg, Toxites, 1573, p. 97. Par rapport à la référence de l’anesse je renvoie à l’archétype grec de Simonide d’Amorgos, Sur les femmes (fr. 7 West, 7 Pellizer-Tedeschi) ; Les traductions de l’italien qui suivent sont les miennes.
13 A. Brasavola, « De morbo Gallico », dans L. Luigi, Aphrodisiacus, sive de lue venerea, editio princeps De radicis Chinae usu, cum quaestionibus de ligno sancto, (1566), Lugduni Batavorum [Jena], Apud J. A. Langerak et J. & H. Verbek, 1728, p. 671-672. En outre dans le recueil de Luisini Luigi il y a du même auteur : le « De morbo gallico et ligno indico quaestionibus », p. 706-711 et le « De radicis Chinae usu », p. 711-730. En 1559 à Venice Pietro Rostinio publiera une vulgarisation du traité De morbo Gallico de Brasavola (Trattato del mal francese, dell’eccellente medico et dottore Pietro Rostinio, nel quale si discorre sopra 234 sorti di esso male & a quanti modi si può prender, causare, & guarire, Venezia, Lodovico Avanzi, 1559, fol. 21 r-v.).
14 A. Brasavola, « De morbo Gallico », in L. Luisini, op. cit., p. 671-672.
15 Voir les Ritratti de Gian GiorgioTrissino (1519), le Celso de Agnolo Firenzuola (1541) et le Libro de la bella donna de Federico Luigini (1554).
16 M. Aurigemma, Lirica, poemi e trattati civili del Cinquecento, Roma, Laterza, 1973 ; F. Daenens, « Superiore perché inferiore » : il paradosso della superiorità della donna in alcuni trattati italiani del Cinquecento, in Trasgressione tragica e norma domestica. Esemplari di tipologie femminili dalla letteratura europea, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1983, p. 11-50 ; P. Benson, The Invention of the Renaissance Woman. The Challenge of Female Independence in the Literature and Thought of Italy and England, University Park, Penn State University Press, 1992 ; P. Bettella, « Corpo di parti: ambiguità e frammentarietà nella rappresentazione della bellezza femminile nei trattati di Trissino e Firenzuola », Forum Italicum, n° 33 (2), 1999, p. 319-325 ; L. Brestolini, P. Orvieto, La poesia comico-realistica. Dalle origini al Cinquecento, Roma, Carocci, 2000, chap. 1 (p. 13-44), chap. 2 (p. 45-63), chap. 5 (p. 87-98), chap. 6 (p. 99-126) ; L. Bolzoni, « L’amore e le donne nella trattatistica degli anni Trenta », in D. Boillet, M. Plaisance (dir.), Les Années Trente du xvie siècle italien, Actes du colloque international (Paris, 3-5 juin 2004), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 31-46 ; M.-F. Piéjus, « Vénus bifrons : le double idéal féminin dans La Raffaella d’Alessandro Piccolomini », in Visages et paroles de femmes dans la littérature italienne de la Renaissance, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 73-140.
17 M. Milani, Contro le puttane. Rime venete del xvi secolo, Bassano del Grappa, Ghedina e Tassotto Editore, 1994 ; P. Pucci, « Decostruzione disgustosa e definizione di classe nella Tariffa delle puttane di Venegia », Rivista della letteratura italiana, vol. XXVIII, n° 1, 2010, p. 29-49.
18 P. Larivaille, La Vie quotidienne des courtisanes en Italie au temps de la Renaissance, Rome et Venice, xve et xvie siècle, Paris, Hachette, 1975 ; A. Barzaghi, Donne o cortigiane: la prostituzione a Venezia. Documenti di costume dal xvi al xviii secolo, Verona, Bertani, 1980 ; S. Mantioni, Cortigiane e prostitute nella Roma del xvi secolo, Roma, Aracne Editrice, 2016.
19 L. Venier, La puttana errante, Milano, Edizioni Unicopli, 2005.
20 L. Venier, op. cit., chant 1, octaves XXVIII-XIX.
21 G. Erasmi, « La puttana errante: parodia epica ispirata all’Aretino », in P. Aretino, Nel cinque centenario della nascita, Atti del Concegno internazionale di Roma-Viterbo-Toronto-Los Angeles, Roma, Salerno Editrice, 1992, p. 875-895 ; N. Catelli, « Fra uncini e uncinate. Note sulla parodia nel Cinquecento », Parole rubate, n° 1, 2010, p. 1-11.
22 L. Venier, op. cit., chant 2, octave XXVII.
23 A.-C. Fiorato, Italie 1494, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 1994.
24 L’Arétin, Ragionamenti, Paris, Les Belles Lettres, (1534), 1998.
25 Ibid., p. 7.
26 Ibid., p. 5.
27 C. Perugini, « Introduction à Francisco DELICADO », La Lozana andaluza, Fundaciòn José Manuel Lara, 2004, p. XI-LXXXV ; M.-L. Garcia-Verdugo, La Lozana Andaluza y la literatura del siglo xvi: la sifilis como enfermedad y metafora, Madrid, Pliegos, 1994 ; L. Imperiale, « Oidos y ojos del Renacimiento romano: Francisco Delicado y Pietro Aretino », La Torre, n° 9, 1995, p. 515-530 ; L. Imperiale, La Roma clandestina de Francisco Delicado y Pietro Aretino, New York, Peter Lang, 1997.
28 F. Delicado, Portrait de la Gaillarde andalouse, Paris, Fayard, 1993, p. 296.
29 La présence du gaïac dans la littérature italienne de la Renaissance se retrouve aussi dans un poème d’Agnolo Firenzuola du 1532, In lode del Legno Santo, où l’auteur fait l’éloge paradoxal du nouveau remède utilisé pour la syphilis à partir des années Vingt en Europe. Voir A. Firenzuola, Opere, Roma, Sansoni, 1993, p. 954-957.
30 F. Delicado, op. cit., p. 220.
31 J. Arrizabalaga et al., art. cit.
32 Le Purgatorio delle cortigiane a été publié à Bologne en 1529.
33 G. de Caro, « Andrea Veneziano », Dizionario biografico Treccani, vol. 3, 1961 ; G. Aquilecchia, « Per l’attribuzione e il testo del Lamento d’una cortigiana ferrarese », in Schede di italianistica, Torino, Einaudi, 1976, p. 127-151.
34 P. Ugolini, « The Satirist’s Purgatory: Il purgatorio delle cortegiane and the Writer’s Discontent », Italian Studies, n° 64 (1), 2009, p. 1-19.
Auteur
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, France
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