Militer pour la Mère et l’Enfant : propos de femmes (Algérie-Maroc)
Entretiens de Aïcha Echh-Chenna et Fatima Kharadja
p. 123-139
Texte intégral
Le charme des militantes réside en premier lieu dans le naturel avec lequel elles nous confient les actions les plus éloignées de la commune prudence. Mêmes réduits au tiers de leur longueur initiale les propos ici présentés permettent de mesurer, par-delà la diversité des trajectoires de vie et des méthodes de terrain, la force de l’action de deux de ces militantes et de prendre goût à leur sagesse et à leur tranquille audace.
Toutes ces amies que nous recevons dans le cadre de l’Association Forum-Femmes-Méditerranée à Marseille nous remercient de les accueillir, de les écouter, de les entourer. Mais tout ceci, on le comprendra à la lecture de ces quelques pages, n’est rien au regard de ce que nous recevons d’elles.
G. D.
Une longue carrière militante : Aïcha Echh-Chenna
Les premières expériences militantes
1Je suis née à Casablanca en 1941 et j’ai perdu mon père et ma petite sœur vers trois ans et demi. Ma mère s’est remariée à un notable de Marrakech qui avait déjà une autre épouse et de grands enfants, comme cela se passait à l’époque. Quand j’ai eu douze ans, mon beau-père a voulu me retirer de l’école pour que je reste à la maison apprendre la couture. Ma mère a refusé et, en 1953, elle m’a mise seule dans l’autocar et envoyée chez ma tante à 240 kilomètres.
2Quand j’ai eu quinze ans et demi, ma mère est venue me rejoindre à Casablanca chez ma tante. Chose extraordinaire à l’époque et en tous les cas ça lui a réussi, elle a pris le Coran, l’a mis sur les genoux de son mari et lui a dit : « Au nom de ce saint Coran, je te demande de me répudier, je voudrais aller à Casablanca rejoindre ma fille ». Et il a accepté sans discuter. Elle a vendu un bijou pour me payer des cours de dactylographie et ensuite, à seize ans environ, je suis entrée à la Ligue antituberculeuse chez les lépreux. Je remplissais leurs dossiers sociaux, je les interrogeais sur l’évolution de leur maladie. C’était très dur et au bout de six mois on m’a envoyée dans un dispensaire antituberculeux ; là, je ne voyais pas la maladie, ça m’impressionnait moins. Ainsi a commencé ma vie de travail.
3J’ai toujours été aidée, dans mon travail comme dans ma réflexion, par les assistantes sociales que j’ai constamment fréquentées depuis mon enfance, qui m’aimaient beaucoup et m’ont permis de devenir moi-même assistante sociale et d’obtenir des postes où j’ai vu beaucoup de choses. Dans ces différents postes et dans les associations où j’étais bénévole, j’ai pu observer la société marocaine de très près. Peu à peu, j’ai été conscientisée sur les problèmes des femmes et des enfants abandonnés et peu à peu aussi je suis passée dans le concret puisque pour moi, la seule réponse à un problème concret est une réponse concrète.
4Parmi ces expériences, certaines ont provoqué en moi de véritables chocs. Je m’étais engagée dans l’Association marocaine des plannings familiaux qui me permettait d’aller partout. Un jour, en prison, je parlais des MST puisque c’était dans mon programme de planification familiale. Une des prisonnières s’est levée, c’était une femme très belle. Elle me dit :
regarde, je suis seule, j’ai deux enfants, je n’ai pas de métier, je n’ai jamais été à l’école et la seule chose que je puisse faire, c’est les ménages. Donne-moi une seule maison où une femme accepte qu’une femme aussi belle que moi fasse le ménage chez elle, il n’y en a pas. Alors il me reste le seul métier possible, je le fais, et voila pourquoi je suis en prison. Maintenant si tu as une autre proposition à me faire je veux bien l’écouter.
5Cela a été un choc et je vais me poser beaucoup de questions sur la condition des femmes au Maroc.
6Petit à petit je suis confrontée à la situation des enfants abandonnés. Une année où il faisait particulièrement froid au Maroc, j’ai vu des enfants mourir de froid et cela m’a révoltée. J’étais déjà mère et mon regard avait commencé à changer. J’ai obtenu de l’Union nationale des femmes marocaines des aides généreuses pour ces enfants. Ensuite, nous étions en 1981, je rentre de congé de maternité. Un jour, à 5 h 30 je vois une jeune maman donner le sein à son bébé. Elle signe l’acte d’abandon, la maison d’enfants abandonnés arrive et elle tire d’un coup sec le sein de la bouche de son bébé, le lait gicle, le bébé crie. Ce cri, je l’ai toujours dans ma tête. Je suis sortie très choquée car le bébé avait à peu près le même âge que le mien. Cette nuit-là je ne dors pas, je me révolte.
7En 1982, avait lieu le premier sommet islamique à Casablanca qui coïncidait avec l’année du recensement. On a mis dans un centre tous les laissés pour compte, les vieillards, les clochards, les jeunes enfants en rupture familiale, les petites bonnes qui avaient fui les violences. Je vais avoir vraiment tout le tableau de la misère devant moi. Au service social, j’ai vu des choses incroyables, d’où ma première dépression et mon premier arrêt de travail. À mon retour, mon patron me donne l’ordre d’aller voir les enfants abandonnés. Une note de service avait demandé que l’enquête pour l’adoption, qui n’est pas chez nous une adoption plénière comme en France, passe désormais par l’autorité et non par les assistantes sociales. Dès que les gens ont appris cela, il y a eu un blocage parce que l’adoption doit se faire dans le silence pour prévenir l’indexation de l’enfant comme fils du péché. Donc, les enfants vont entrer par paquets dans la maison d’enfants abandonnés, mourir par paquets — plus ils étaient abandonnés, plus ils étaient malades — et dans l’indifférence. Et mon patron me demande d’aller voir parce qu’ils avaient besoin de lait, de couches, ils avaient besoin de tout.
8J’y suis allée pour voir et j’ai vu… Je ne peux pas dire si c’est par malheur ou par bonheur, j’ai vu l’horreur de ma vie et je n’ai pas pu me taire. Je suis retournée voir le responsable et je lui ai demandé de me permettre d’entrer dans la maison avec des gens parce que j’allais créer un réseau de soutien pour ces enfants. Et là j’ai commencé à ameuter les gens, les associations, tout le monde. Et j’amenais les gens regarder les enfants. Un Comité de soutien s’est créé immédiatement pour apporter le plus urgent et aller voir le gouverneur. Tout de suite il a donné l’ordre de créer une commission d’enquête et d’essayer d’arranger les choses. Ce fut le début d’une association qui avait engagé d’un coup cinquante personnes. Pour dire le manque qu’il y avait. L’association continue à s’occuper des enfants abandonnés, à améliorer les conditions matérielles et les conditions de prise en charge.
9Parallèlement, je continue de travailler dans ce centre où on a ramassé tous les laissées-pour-compte. Je commence à faire les choses par moi-même, sillonner le Maroc, rapatrier des petites bonnes, les écouter. Avoir l’écoute et le regard, et essayer d’arranger à ma façon mais ça ne sera pas encore suffisant. Et on recevait de plus en plus de mamans en difficulté qu’elles soient veuves, divorcées ou abandonnées. On a voulu créer une crèche garderie à Casablanca, afin que les mamans qui ont envie de garder leurs enfants puissent les garder, travailler dans la journée et récupérer leur enfant le soir. Les sœurs ont donné un local, Terre des Hommes a donné les structures et l’argent pour organiser cette petite crèche.
10À ce moment-là — même en étant assistante sociale, j’ai toujours continué à me dévouer pour le volontariat — je vais être dans un orphelinat. Et je vais beaucoup écouter les jeunes. Toujours, les hommes, les femmes, les jeunes, les moins jeunes viennent spontanément vers moi me raconter les choses qu’ils n’osent raconter à personne. Et je parle d’amour fraternel aux jeunes filles qui étaient dans l’orphelinat, je leur propose de bonne foi de s’aimer les unes les autres, que les plus grandes s’occupent des petites. Une fille très intelligente se lève, et me dit qu’elle ne sait pas comment donner de l’amour, seulement de la haine. J’en parle autour de moi et je vais découvrir les anciennes petites bonnes qui deviennent mères célibataires, je vais découvrir l’inceste — le plus tard possible, parce que c’est un secret qu’on ne donne pas tous les jours comme ça — je vais découvrir des fillettes battues, violentées, cassées moralement. Et on remarque que les mamans qu’on a orientées vers cette crèche de Terre des Hommes, celles qui étaient le plus marquées par la vie, ne pouvaient pas s’en sortir. On a donc réfléchi à comment faire pour créer une association qui aide les mères à se prendre en charge.
Solidarité féminine
11L’association a été créée en 1985 ; entre temps, j’ai travaillé dans d’autres associations et sensibilisé la société. Peut-être pas avec le poids que j’ai aujourd’hui mais j’ai toujours parlé.
12Être une association nous permettait de reverser les bénéfices éventuels aux femmes. On avait observé qu’il y avait des gens qui mangeaient des casse-croûte dans la rue. On s’est dit d’une pierre deux coups : un repas chaud, pas cher, propre et on va vendre. On s’est lancé dans l’aventure comme ça et nous voilà gérant un restaurant avec des femmes n’ayant aucune notion d’hygiène, de cuisine, de calcul. Elles étaient analphabètes, pleines de problèmes psychologiques, de haine, de tensions. On était devant le fait accompli, il ne restait qu’à se retrousser les manches, c’est ce qu’on a fait. Notre seul capital se montait à 2 000 dirhams, 200 euros aujourd’hui, sur lesquels on a payé 60 euros pour les statuts et les assiettes. On a reçu quelques tables d’une ancienne cantine appartenant à des écoles tenues par les religieux chrétiens. Je dois dire en toute honnêteté que si j’avais su tout ce qui m’attendait, je ne crois pas que je l’aurais fait. Parce qu’on s’est retrouvées devant de grosses difficultés, enfermées dans un piège qu’on avait créé nous-mêmes. Mais il fallait aider ces femmes et là on ne pouvait plus faire marche arrière parce que ces femmes, quand même, avaient des enfants.
13Le gouverneur nous a reçues, on a été médiatisé, on a découvert l’existence des bailleurs de fonds. Les premiers ont été Canadiens. Notre premier petit restaurant tournait, il permettait parfois de partager des bénéfices. Puis on a voulu créer un kiosque pour la vente de produits alimentaires et le gouverneur nous a donné les autorisations. Le CNUD nous a financé un autre kiosque et on a rencontré d’autres bailleurs de fonds. Enfin, la communauté chrétienne nous a donné les dépendances d’une ancienne église à Aïn Sebaa, au quartier industriel, et là on s’est retrouvé dans des locaux qu’il fallait retaper. Les Canadiens nous ont encore aidées financièrement. Puis on a lancé un deuxième restaurant à l’autre bout de Casablanca et le problème de la garde des enfants s’est posé. Le Père a accepté de nous donner la petite maison à côté de notre local. On retape, on ouvre la crèche et les femmes continuent à venir à Solidarité. Et plus on observe, plus on voit qu’il y a des choses à faire. J’ai peu à peu continué à grignoter le terrain de l’église.
14De fil en aiguille, on agrandit les projets, on ouvre un deuxième kiosque, puis un troisième, un 4e, un 5e. On fait de la restauration, on fait des cours de cuisine sur le terrain, puis on passe carrément à une formation bien outillée, avec des professionnelles pour apprendre la cuisine et la pâtisserie aux bénéficiaires. À chaque fois on a demandé aux bailleurs de fonds de s’asseoir avec nous, parce que nous, les histoires de recherche-action, on était en plein dans l’action sans la rechercher, il nous fallait répondre tout de suite aux questions. Et pour avoir un personnel, il faut de l’argent et un partenaire qui puisse donner un salaire puisque les mamans gagnent à peine de quoi survivre.
15On était franchement à l’étroit dans notre restaurant et on n’avait pas toutes les conditions — on était dans une cave — pour avoir des clients à table. J’ai d’abord frappé aux portes marocaines pour avoir des locaux, je ne les ai pas eus. Les Marocains disent que je suis la meilleure des femmes, ils m’embrassent le front mais ils ne me donnent pas de locaux. On voulait rester au centre ville car on estime que ces femmes qui sont exclues, on ne va pas les mettre encore dans la banlieue. Et nos clients potentiels se trouvent aussi dans le centre ville. Simplement, le centre ville, c’est très cher. J’ai difficilement obtenu des bailleurs de fonds qu’ils donnent ce qu’ils pouvaient, j’ai réorienté de l’argent qui était prévu pour les kiosques avec l’autorisation des bailleurs, puis j’ai frappé à d’autres portes. Le hasard a voulu que je rencontre le ministre des affaires islamiques et quelqu’un m’a dit : « tu lui as tapé dans l’œil ». J’ai pensé : « très bien, puisque je lui ai tapé dans l’œil, je vais taper à sa porte ». Je lui ai demandé de nous aider pour qu’il ne soit pas dit que seules les associations et organismes étrangers nous donnent de l’argent. Et il a donné une partie. On a mis tout cet argent ensemble et on a pu acheter une maison et avoir notre secrétariat après quatorze ans d’existence et engager une animatrice pour encadrer les femmes. Auparavant, on travaillait avec un papier à en tête, un stylo, et un cachet qu’on était trois à avoir et c’est tout. Sauf l’argent, qui était évidemment à la banque avec des comptes séparés, jusque-là, tout était chez nous.
16On avait pensé que les mamans allaient s’occuper des enfants mais on se rend compte tout de suite que ce n’est pas possible, que s’occuper d’un enfant c’est un métier, que ces mamans ont des relations très difficiles avec leurs propres enfants, on découvre le mélange d’amour et de haine que peut avoir la mère pour son enfant. On a demandé à un partenaire qui faisait de l’éducation à la citoyenneté et aux droits humains de nous aider. Car pour nous, les droits humains passent par là. On ne va pas chanter aux gens comment avoir leurs droits s’ils n’ont pas encore mangé, s’ils n’ont pas de toit. Et on a pu avoir une structure avec les assistantes sociales, avec une psychiatre, avec une juriste pour déclarer l’enfant à l’État civil.
17La maman n’a pas le droit de donner son nom de famille à elle, il faut qu’elle se fasse accompagner par une assistante sociale. Même si elle a le droit de déclarer son enfant avec un nom d’emprunt, ce n’est pas du tout évident d’y arriver et tout dépend de la relation avec l’être humain qui est en face d’elle. C’est souvent le rejet automatique, même si elle a des droits, elle ne peut pas accéder à ses droits à cause de l’exclusion. Donc les assistantes sociales font cet accompagnement. Pour les logements, c’est pareil, on ne loue pas à une mère célibataire parce que la société dit qu’elle s’est prostituée et qu’on ne loue pas à une prostituée. Donc elles ont besoin d’être accompagnées par une assistante sociale. C’est comme ça qu’on a engagé deux assistantes sociales. Sinon au départ on était tout à la fois membre du comité, assistante sociale, trésorière et tout et tout. Les assistantes sociales sont le pivot, ce sont elles qui accompagnent la maman qui se prépare à partir de chez nous, elles entrent en contact avec la juriste, avec la psychologue, avec les animatrices. Quand les filles se marient et qu’elles trouvent un emploi, c’est ce que nous voulons, elles sont armées pour vivre comme tout le monde dans la société ; pauvres parmi les pauvres mais indépendantes, avec leur enfant dans les bras. Elles partent et elles sont remplacées immédiatement par une autre maman.
18On a demandé à l’association American Human International d’aménager une crèche garderie dans la villa. On a pu avoir notre propre crèche garderie avec des jardinières d’enfants pendant la journée. Ce sont des femmes de métier, mais les relations sont assez conflictuelles avec les mamans ; elles pensent que les jardinières d’enfants gagnent leur vie grâce à elles. Ce n’est pas seulement par mauvais caractère, cela vient aussi du fait que nous leur apprenons à se tenir droites. Qu’elles gagnent leur vie par leur travail, ça leur donne du poids et la première personne à qui elles vont montrer qu’elles ont du poids va être soit le cadre, soit les jardinières d’enfants.
19Le personnel doit accepter de venir travailler pour un petit salaire dans une association à problèmes, de femmes à problèmes, avec des enfants à problèmes. Il ne doit pas être très loin des femmes qui sont les acteurs du cirque si je peux dire, et qui produisent de l’argent. Donc, on fait très attention pour choisir celles qui travaillent à Solidarité féminine. Pour le moment nous avons engagé une enseignante en couture et broderie, on a ajouté la couture et la broderie sur machine industrielle. Nous avons 10 machines maintenant. Et pour certaines mamans c’est presque une ergothérapie, ça les repose. Alors si on en était capable, on pourrait carrément mettre les mamans qui aiment la broderie à produire et vendre et donc leur permettre de gagner de l’argent grâce à ce qu’elles aiment faire. Mais pour le moment ce n’est pas encore le cas. On a encore engagé une professeure d’alphabétisation, une de sensibilisation aux droits humains, une professeure de cuisine, une professeure de pâtisserie. On a en plus deux assistantes sociales, une juriste, parce qu’il faut des accompagnements aussi pour le tribunal.
Le hammam
20L’idée du hammam est venue en 1999. Un bailleur de fonds suisse nous a donné l’argent pour acheter le terrain et on a demandé à d’autres bailleurs de nous aider pour la construction. On tourne actuellement à une trentaine de mamans et, quand on aura le hammam, on augmentera notre capacité d’accueil.
21Le projet hamman comprend un bain maure, avec centre de remise en forme. Le service aura sa crèche garderie, son service de réintégration avec assistante sociale, psychologue. Notre projet restera le même mais avec mise en forme, beauté, soin, esthétique et acceptation de leur corps par les mamans. Parce qu’on a observé qu’elles avaient honte de leur corps. On voudrait qu’elles prennent conscience qu’elles sont des mamans comme toutes les autres mamans. Les musulmans disent que le paradis est sous les pieds de la mère, on leur dit :
Si tu as à la chance de trouver quelqu’un qui va t’accompagner dans la vie, c’est bien, mais il ne faut pas que tu partes avec ce désespoir, tu n’es pas en faute, tu as subi les erreurs que la société t’a fait faire.
22Elles ont accouché aussi dans de mauvaises conditions psychologiques. La femme mariée a le droit de crier tout son saoul pendant l’accouchement, mais une mère célibataire n’a pas le droit de crier parce que ce n’est qu’une traînée, un ramassis de saletés, donc elles arrivent avec cette souffrance sans compter que, tout de suite après l’accouchement, elle peuvent être présentées au juge ou subir les menaces du violeur.
23Toute l’équipe de Solidarité Féminine vit avec les femmes parce que les mamans ont besoin de cet esprit de famille et je suis toujours en train de lutter pour qu’il n’y ait pas le clan des employées et celui des mères. Il faut en même temps gérer le moment de la séparation car, même quand elles trouvent du travail, elles ont du mal à partir et là, il faut un peu les pousser, leur montrer qu’elles doivent partir pour vivre leur vie et permettre à d’autres mères et enfants d’entrer dans la maison.
24On leur demande maintenant de plus en plus de participer elles-mêmes à la sensibilisation de l’opinion publique. Ça a été un travail très long, très douloureux. Je leur dis que c’est le prix qu’elles doivent payer, qu’elles n’ont pas à avoir honte, je leur donne des exemples de réussite sociale parmi les mères célibataires que j’ai aidées. Une maman est arrivée révoltée contre la société et contre tout le monde. Maintenant elle a pris son courage à 36 mains et elle a téléphoné à son père pour lui dire :
Tu m’as abandonnée j’avais neuf ans, tu m’a envoyée travailler comme petite bonne sans te poser de question, quelle couleur a cet argent, et qu’est-ce que j’ai subi pour que tu puisses utiliser cet argent que tu as gagné sur mon dos. Eh bien moi je te le dis, j’ai été violée par un type chez qui je travaillais, j’ai un petit garçon qui s’appelle Karim et je n’ai pas l’intention de l’abandonner.
25La fille a maintenant 21 ans, et son bébé 7 mois. Elle avait refusé d’être prise en photo pour notre l’affiche mais accepté qu’on prenne son bébé. Et après, on a reçu une revue féminine marocaine et elle a accepté cette fois de témoigner avec elle et son bébé. Elle a fait ce bond parce qu’il y a eu toute cette médiatisation, cette dédramatisation qu’on fait pour expliquer à la société que ce ne sont pas des prostituées mais des victimes de la société et qu’aujourd’hui c’est à elles de parler parce que c’est elles qui souffrent, qui ont les mots pour dire.
26De plus en plus les jeunes viennent vers nous pour une prévention, une responsabilisation de la jeune fille et du jeune homme, des familles et des pères, des mères et nous voulons qu’on cesse de protéger les garçons. Il n’y a pas mieux que la prévention puisque dans la société telle qu’elle est faite au Maroc et je crois dans le monde arabe de façon générale, il n’y a pas de place pour une mère célibataire et pour un enfant né en dehors du mariage. Donc, il nous reste la prévention et que les lois futures permettent à l’enfant d’avoir son ascendance, même si les parents ne se marient pas.
La recherche en paternité
27On commence à avoir une certaine réputation, c’est toujours un couteau à double tranchant parce que les extrémistes ne veulent pas de notre existence, on les dérange. Mais il y a ceux aussi qui nous écoutent et qui sont prêts à nous aider pour déclarer l’enfant à l’État civil, pour lui faire gagner en plus de sa maman autant que possible son papa.
28Normalement, pour la loi, la mère célibataire risque 6 mois de prison au moins pour prostitution. Heureusement que la juge ne la met pas en application. Pour convaincre, nous n’avons que le verbe, qui consiste à aller vers le père de l’enfant, avec l’autorisation de la maman. C’est un contrat moral qu’on a avec elle, sa famille, le papa de l’enfant.
29Même quand on arrive à ce que le père accepte de reconnaître son propre enfant, ce n’est pas évident d’aboutir parce que la loi ne lui permet pas cette démarche. L’enfant n’est légalement reconnu que dans un cadre de mariage, autrement il est considéré comme adultérin. Tu l’élèves comme si c’était ton enfant, mais ce n’est pas ton enfant, alors que c’est ton enfant. Il y a vraiment une histoire abracadabrante qui me fait sortir de mes gonds. Pour le moment on passe par ce que l’on appelle le Toubout zaoujia, c’est-à-dire une attestation de vie maritale avec un témoignage de douze hommes qui viennent jurer sur l’honneur que le couple a vécu maritalement. Ce qui n’est pas toujours vrai, parce que parfois il y a eu viol, promesse de mariage non tenue, flirt, etc. Et si le père accepte, il faut amener ces douze témoins… C’est un mensonge pieux, mais au moins, on fait gagner un papa à l’enfant. Nous avons un mois pour déclarer l’enfant à l’état civil. Si cela dépasse un mois, on passe par le tribunal, c’est le cas général. Et c’est là où l’apport de la juriste est très important.
30Dans notre société, on a besoin de l’arbre généalogique, aussi loin que l’on peut remonter. On a présenté un dossier de revendication à la commission nommée par le roi pour l’étude du nouveau code du statut personnel, qui régit les lois sur la famille et on a demandé à ce qu’on fasse la recherche en paternité par l’ADN, ça coûte 1 500 dirhams. Je dis aux Marocaines qu’un enfant coûte beaucoup plus cher que 1 500 dirhams. S’il faut trouver les premiers sous pour les premiers cas de ceux qui n’ont pas les moyens de financer, on le fera en attendant que ça devienne quelque chose d’habituel. Je crois que c’est beaucoup plus juste parce que cela protège aussi les garçons des abus éventuels des filles.
L’intégrisme
31Les intégristes m’ont été hostiles parce que j’ai été reçue en tant qu’invitée sur la télévision Al Jazira. Pendant 45 minutes j’ai parlé en arabe, j’ai pleuré et il paraît que les gens aussi ont pleuré. Alors, dans le monde arabe, évidemment que j’étais une petite bombe à retardement. Il se trouve que mon émission est passée au moment où Hassan II est mort, donc tous les Marocains avaient les yeux braqués sur Al Jazira. J’ai dû déranger les intégristes, ils ont fait des prêches le vendredi, ils m’ont nommée personnellement, et cela m’a fait très mal. J’étais très en colère et je voulais jeter l’éponge. Le lendemain, la conseillère du roi m’a téléphoné trois fois dans l’après-midi pour me dire : « surtout reste sereine, ne jette pas l’éponge comme tu as décidé de le faire, continue ton travail, tu n’es pas seule. » Et ensuite, j’ai reçu la médaille d’honneur du roi. Il m’a dit « tu ne connais pas ton prix, tu les laisses dire, continue ton travail, il y a beaucoup de gens qui te suivent et qui te soutiennent moralement. »
Le féminisme
32Être féministe pour moi, c’est faire reculer les injustices envers les femmes. Je ne veux pas dresser les femmes et les hommes les uns contre les autres. Je suis humaniste, j’aime les êtres, je veux le bonheur des femmes et des hommes. Mais les femmes que je rencontre ont besoin de soins, d’éducation, de dignité. C’est ce qui leur manque le plus et c’est ce que je peux leur obtenir, avec leur aide. Donner aux femmes dans la société toute leur place et toute leur liberté, je ne demande pas plus ; c’est mon féminisme.
Changer les relations entre les êtres : Fatima Kharadja
33Je suis l’aînée d’une famille de 9 enfants. Lorsque je suis née à Alger, en 1948, mon père avait 21 ans et ma mère 15 ans et demi. Pratiquement, mon maternage a été assuré par ma grand-mère puisque mes parents habitaient chez mes grands-parents qui m’ont élevée d’une façon un peu libre. C’était une chance d’avoir une maman très jeune et une image très enrichissante de la mère représentée par ma grand-mère. J’avais le droit d’être féminine, puisque j’étais une fille, et en même temps comme j’étais la première née, on m’a un petit peu garçonnée. Mon grand-père m’a donné accès à des espaces, des milieux, des conduites, auxquels j’avais droit comme si j’avais été un garçon. Grâce à cela, j’ai pu avoir une personnalité autonome très anticonformiste, très indépendante, ce qui n’était pas l’image habituelle de la femme.
34J’ai fait psychologie clinique à Alger et je me suis spécialisée en psychologie sociale. Je n’arrivais pas à dissocier l’une de l’autre car je me suis trouvée dans des situations où la clinique interférait avec la dimension sociale et donc j’ai été obligée d’étayer l’une par l’autre.
La pouponnière
35La pouponnière où je travaille est une institution de l’État dans le cadre de l’assistance publique, de l’aide sociale à l’enfance. J’y ai travaillé parce qu’un jour on en a parlé avec M. Boucebci qui était psychiatre et qui a été assassiné en 1993. Il avait été mon professeur et j’avais gardé des liens, on travaillait ensemble sur des colloques. On avait parlé du problème des enfants nés sous X, moi, lui et sa femme Annette qui était ma collègue psychologue à Alger. C’était quelque chose dont on ne parlait jamais pendant nos cours à l’université, jusqu’à ce que lui nous en parle pour chercher à comprendre. J’ai si bien cherché à comprendre qu’on m’a dit : « vous cherchez à comprendre, alors prenez le poste ». Et je l’ai pris pour une période provisoire. On ne se bousculait pas au portillon. C’était un poste très mal vu et les gens ne trouvaient pas normal que je laisse une carrière universitaire toute tracée et que j’aille vers ce dépotoir, ce ghetto.
36Quand j’ai commencé à travailler à la pouponnière, j’ai vu des choses aberrantes. On prenait constamment la température aux enfants, les enfants étaient constamment dans le lit, tout était blanc, rutilant, brillant, silencieux. Je m’étais dit : « ils ne sont pas malades ces enfants, pourquoi leur prend-on la température tous les jours », et puis cette blancheur !… Alors, bien sûr, ils avaient tous des strabismes parce qu’ils n’avaient rien dans leur champ qui les stimulait. Ils avaient le visage simiesque, hospitalisé, parce qu’évidemment personne ne les touchait, personne ne les caressait, personne ne les cajolait. Et je me suis dit qu’il fallait changer les choses en faisant ce qu’il y avait de plus naturel à faire.
37Évidemment, c’était compter sans les habitudes et les représentations. Tant qu’on traitait les choses par les médicaments, pour le personnel c’était sans problème, on manipulait, on ne s’investissait pas. Les enfants rentraient, mettaient les pieds sous la table, mangeaient leur gigot, il n’y avait aucun problème, elles avaient fait leur devoir. Dès qu’il a fallu introduire des changements, permettre ce que certaines faisaient en cachette, c’était nommer quelque chose qui devenait dangereux. Des femmes faisaient des massages aux enfants pour éviter les escarres, elles le faisaient en cachette comme si elles faisaient quelque chose d’interdit. Dès lors qu’on leur disait : « madame, vous avez des enfants, vous êtes grand-mère, comment vous faites avec vos enfants ? Faites pareil avec ceux-là, posez-les sur vos cuisses, langez-les sur vos cuisses ». Du coup, c’était l’inhibition totale, plus de thermomètre, c’était l’horreur.
38Cette réaction, c’était une résistance au changement introduit et en même temps le réveil de quelque chose que ces enfants, comme les autres enfants, réclamaient. Mais des enfants interdits si j’ose dire. Leur appliquer le régime général c’était les reconnaître comme étant des enfants normaux, c’était passer au-dessus des tabous, créer le trouble. Tout cela était inconscient, bien entendu. S’ils mouraient, s’ils devenaient anormaux, c’était normal parce que ces enfants n’étaient pas nés par la voie légale normale. Alors, bien évidemment, qu’ils n’étaient pas nés comme tout un chacun, mais personne ne leur accordait de statut. Et si on prend la législation c’est pareil, jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas de statut de l’enfant né hors mariage.
39La résistance au changement était bien là, vraiment saillante. Chez les enfants, on en voyait les effets sous forme d’une certaine agitation au niveau du comportement. J’ai dit dans un colloque que c’était la pathologie du manque qui était remplacée par la pathologie du conflit. Les dames qui travaillaient étaient obligées de prendre les enfants, de les porter, de leur parler d’avoir des contacts physiques intenses avec eux. J’avais supprimé le gant de toilette pour qu’il y ait le maximum de contact peau à peau et j’ai fait installer un petit bain maure pour qu’elles entrent nues avec l’enfant dans les bras pour les laver. Ce n’était pas facile car il fallait leur apprendre à gérer cet investissement quand il était débordant. C’était dangereux aussi parce que cet enfant était appelé à partir et le deuil était là qu’il fallait aussi gérer. Donc, c’était les mettre en condition pour qu’elles puissent suffisamment investir l’enfant, pour qu’il ait envie de grandir, de pousser, d’être dans une relation significative mais, en même temps, il fallait donner à ces femmes un petit frein à main dans la gestion de leurs émotions, de leur implication qui leur permette aussi de se protéger d’une relation exposée à un deuil répétitif.
40À l’époque, j’étais encore enseignante à l’université et j’avais deux modules, l’un qui s’appelait Résistance et adaptation au changement en psychosociale et l’autre Trouble du développement en clinique ; et les travaux dirigés, je les faisais faire à la pouponnière. Un mouvement anormal qui se fait à la pouponnière, les étudiants qui commencent à venir, des études, les gens commencent à s’intéresser, et si les jeunes s’intéressent à quelque chose, c’est la meilleure semaille. Donc les jeunes se sont intéressés et ils ont commencé à travailler sur cette question. Les études ont commencé en 1974-1975. Dès cette époque, j’ai dit à la radio :
Voilà, des enfants naissent. Quelles que soient les circonstances qui entourent leur naissance ce sont des enfants qui sont là. Il y a une réalité concrète, saillante, qui est là et qui est un enfant et cet enfant nous nous permettons de ne pas le faire exister, ni dans nos textes ni dans nos cœurs ni dans nos habitudes. Et tout le monde est dans cette logique de cacher le sein que je ne saurais voir. Et l’on dit que ces enfants naissent de mère prostituée, de mère marginale, mais c’est totalement faux. Et plus le statut de la famille à laquelle appartient la fille est important et plus les chances d’abandon sont irréversibles, inéluctables.
41À la pouponnière, ne travaillaient comme nourrice ou aide soignante et par une sorte de logique implicite que celles qui étaient elles-mêmes issues de ce milieu. La mère célibataire, on lui demandait l’impossible relation : faire pour un enfant étranger ce qu’elle n’a pas eu la chance de faire pour un enfant qu’elle a abandonné. Donc cet enfant qui rappelle son geste, sa frustration, son amputation, on lui demande de le materner, de l’aimer comme s’il pouvait se substituer. J’ai fini par obtenir qu’on les fasse travailler ailleurs dans le secteur de la santé car elles ne véhiculaient aucun désir de vie chez les enfants.
42J’étais très imprégnée de tout ce qu’avait écrit Françoise Dolto ; à l’époque c’était révolutionnaire, un peu fou. Je disais aux femmes : « Il faut parler à votre bébé, il faut lui dire qu’il va partir ». Il ne faut surtout pas le laisser partir sans le lui expliquer longtemps avant. Quand un bébé est en projet d’adoption, il faut toujours lui dire : « ta maman, elle est, comme ça, elle a dit ça ». Si elle lui apporte une peluche, vous la lui donnez et vous lui dites : « c’est ta maman qui te l’a amenée, c’est elle qui va venir te chercher, elle va t’aimer. Elle va t’embrasser ».
43Tout enfant plaçable est placé. C’est d’abord un enfant dont on peut préciser la situation juridique en termes d’abandon — pas abandon pour pouvoir le présenter à une famille qui souhaite l’adopter. Ensuite, il ne doit pas avoir de handicap lourd. L’adoption n’est pas un acte généreux, c’est un merveilleux acte d’égoïsme qui consiste à répondre à une quête d’enfant, à un besoin. Quelqu’un qui a vraiment le désir d’enfant, c’est narcissique. La personne veut un enfant qui va être le plus beau et le plus intelligent de la terre. On n’est pas en mesure de répondre à cette attente démesurée mais seulement de leur donner un enfant qui va grandir normalement, qui va leur ressembler, qui va être en adéquation avec le projet familial et se construire dans ce projet familial. Cela, on doit le faire et on le fait. Restent sur le tapis, hélas, les enfants handicapés, ceux qui ont un handicap important ou des arriérations lourdes. Ceux-là, on les garde, on les élève.
La recherche en paternité
44En ce qui concerne la recherche en paternité, on est parti du principe que la loi étant ce qu’elle est, la constitution étant fondée sur l’article 2, qui dit que l’Islam est religion d’État, toutes les lois qui en découlent reviennent à cet ancrage-là et qu’en attendant une constitution laïque, il fallait faire avec cela. Mais depuis le temps qu’on attend, des enfants naissent et des générations d’enfants grandissent. J’ai un quart de siècle de travail dans ce domaine et, même s’il n’y a pas eu d’évolution frappante et révolutionnaire des mentalités, il y a quand même eu du changement.
45Quand j’ai commencé à travailler, la seule chose à faire pour une jeune fille enceinte était de liquider le problème, que personne ne sache. Ensuite, il y a eu une deuxième étape avec une plus grande assistance de la part de la famille, du gynécée surtout, avec, dans l’ordre, la sœur, la tante maternelle et la mère puisque les femmes étaient investies de la garde de la virginité. La mère faisait une crise, elle claquait sa fille et finissait par l’aider. Les filles étaient admises à l’hôpital ; en général, on disait qu’elles avaient un kyste de l’ovaire, un fibrome ou quelque chose comme ça, pour justifier l’accueil en maternité. La famille venait lui rendre visite, donc il n’y avait pas de rejet, la fille réintégrait la famille mais l’enfant naissait sous X, il était abandonné. Parfois, on a vu des complicités allant jusqu’à l’adoption intrafamiliale, la mère adoptant son petit-fils comme son fils. On a eu aussi d’autres substitutions à l’intérieur de la famille.
46On a depuis quelques années un troisième type de réponse qui est celle des hommes, le père, le frère qui disent : « ma sœur, ma fille n’est pas une prostituée » — car on disait que les filles enceintes étaient des prostituées, alors que c’est complètement faux.
C’est une brave fille, c’est une fille bien élevée, on l’a jouée sur sa naïveté et elle s’est fait avoir. Cette fille c’est mon enfant et je l’aime et elle, c’est son enfant et je ne veux pas la déchirer comme je ne veux pas être déchiré. Je ne demanderai pas de pension au père, mais il faut que je puisse élever cet enfant avec le nom de son père, dans l’honneur, qu’ils ne soient pas rejetés lui et ma fille.
47Et de plus en plus on a aussi les femmes qui disent : « je vais l’attaquer en justice, je veux qu’il reconnaisse l’enfant. » Mais la loi ne prévoit pas cela, tu ne peux pas l’attaquer en justice.
48Pour les amendements du Code de la famille, j’avais proposé à la Ministre de la solidarité, de partir de la religion puisque, les hommes font comme ça. On demande des lois laïques, mais en même temps on est obligé de tenir compte de la situation, si on veut un changement. Appelez-les par le nom de leur père et si vous l’ignorez, ils sont vos frères de religion, voilà ce que dit le Coran. Ils ont renversé la phrase pour interdire l’adoption plénière, donc changer la filiation. Mais la première lecture, c’est de donner la filiation. Partant de ce premier élément, tout croyant est obligé de donner sa filiation à sa progéniture et donc cette filiation ne peut pas être changée. Cela a été complètement occulté, et on a pris ce qui découlait de la deuxième injonction pour interdire l’adoption plénière et ne pas trop chercher les pères. On avait proposé de partir de là puisque, respectant la première injonction d’un point de vue spirituel et culturel, on est dans le respect de ce qui est préconisé et par ailleurs, le moindre doute peut être aujourd’hui levé par l’ADN qui donne la certitude de qui est le père. Nous sommes persuadés que beaucoup d’hommes qui se cachent aujourd’hui derrière cette hypocrisie sociale qui leur permet de s’en sortir changeront d’attitude. Et quand ils sauront que les femmes ont un recours, ils n’attendront pas le scandale, d’eux-mêmes ils régulariseront. Et l’on ne verra pas non plus attaquer des hommes qui n’y sont pour rien par des femmes qui cherchent un mari.
49La police a mis un labo en place pour la recherche de paternité, pour que la loi passe et qu’il y ait ce recours. On est entré en contact avec les filles les plus positives des mouvements intégristes. Elles vont peser de tout leur poids au niveau de l’Assemblée Populaire Nationale.
L’Ansedi
50Dès qu’il y a eu une ouverture démocratique, que des associations ont pu se créer autour des thèmes qui les concernaient et qui les intéressaient, on s’est mobilisé avec M. Boucebci et d’autres personnes de qualité et l’on a créé notre association, l’Association de soutien à l’enfance en difficulté ou Ansedi. Les événements liés au terrorisme nous ont ensuite indiqué des priorités dans le champ social et nous avons adapté notre action. La première difficulté, c’était l’atteinte à la vie de ces enfants et les traumatismes massifs qui en résultaient. On s’est dit qu’on n’était pas à la hauteur si on n’allait pas vers ces enfants-là leur apporter notre soutien et notre protection. Et c’est comme ça que l’on a été amené à développer notre action et à envisager la création de structures de recherche. Dès qu’on touche les questions de violence intense, elles mettent à nu les autres formes de violence. On a pu à travers ces démarches-là, déverrouiller les problématiques de violence conjugale, de violence intrafamiliale etc…. Et on s’est dit qu’il fallait absolument une structure qui analyse les données, les matériaux cliniques, sociologiques et autres pour pouvoir aller vers des prospectives dans une démarche d’étude et de recherche interdisciplinaire. C’est pour cela que l’on a pensé à associer l’histoire, l’anthropologie.
51J’ai choisi de parler d’abord de mesures non pas égalitaires mais de justice sociale. Que le logement revienne à la mère, à la famille, à ceux qui restent, à ceux qui permettent la fonctionnalité de la famille. Si c’est l’homme qui a la garde des enfants que ce soit lui qui reste dans son foyer avec ses enfants. Si c’est la femme, c’est elle qui va rester. C’est le foyer, avec tout ce qu’il représente, avec les repères des enfants, avec leur fonctionnement, avec les places, c’est cela qu’il faut préserver par souci de justice. Et, comme la loi donne systématiquement l’enfant à la mère, il ne faut pas avoir l’air de faire du sexisme à l’envers. En outre, on demande un équilibre au niveau de l’autorité parentale et non plus seulement paternelle comme maintenant. On invoque les cas les plus extrêmes : le père est en voyage, il faut opérer l’enfant d’une péritonite, les parents sont séparés et le père n’est pas responsable du tout de ses enfants. Mais ils ont ce pouvoir et ils l’exercent à mauvais escient contre l’enfant, par exemple, pour ne pas l’autoriser à partir en vacances avec sa maman etc…. On collationne tous ces éléments-là pour aller vers des principes de justice sociale avant de parler de mesures égalitaires. On essaie d’établir le plus grand consensus autour des mesures de justice, de sensibiliser les femmes qui agissent dans les différents camps pour qu’au moins, le jour où la loi tombera, il y ait un plus grand nombre pour dire oui à la recherche en paternité. Elle ne sera pas faite systématiquement, il y a des enfants qui resteront sous X. L’enfant du viol, l’enfant de l’inceste comment le leur faire digérer, ce n’est pas évident. Parfois, il vaut mieux être dans le néant plutôt que dans quelque chose de très difficile à assumer.
L’intégrisme
52Des personnalités de notre entourage ont été assassinées : M. Boucebci puis M. Nazir. Nous avons reçu des menaces au bureau. J’ai moi-même reçu des menaces, deux lettres, et des appels téléphoniques nombreux. La première lettre me disait de rester à la maison, de ne plus sortir, de ne plus travailler, « sinon, le Front te tuera ». Et dans la deuxième : « tu es condamnée pour tes relations, pour tes fréquentations, tes actions ». La police m’a alors dit de porter une arme ! Politiquement, on était ouvertement contre les islamistes, c’était clair et net. J’avais pris position à la radio, à la télévision, en Algérie, aux Droits de l’homme, à Genève etc. Et j’avais reçu une fois la visite des gens de la mairie d’El Biar quand les mairies étaient déjà au FIS, en 1990 ou 1991, avant les élections législatives. Ils étaient venus porter du lait qui avait été collecté pour l’Irak mais non ramassé et m’ont interpellée :
On s’est dit qu’on allait le donner ici, mais vous pouvez être sûre que, quand on aura le pouvoir définitif, ce genre d’établissement ce sera des écoles, ce sera des mosquées, mais c’est fini avec ce genre d’établissement.
[Je leur ai répondu :] vous voulez que je vous dise qui amène des gosses ici ? Ce sont des barbus et des hidjabs qui abandonnent leurs enfants. Posez le lait, parce que ce n’est pas le vôtre, sortez d’ici et ne venez plus jamais.
Le féminisme
53Je pense être féministe dans le sens réaliste. Pour moi être féministe, c’est gagner du terrain. Je suis anticonformiste, je n’accepte pas les diktats mais je me dis qu’il y a des réalités sociales avec lesquelles il faut faire. Cela ne veut pas dire que j’accepte ou que je subisse, mais que j’essaye de changer la réalité. Je ne vais pas seulement crier : « je veux un code laïc, un code civil », je vais agir pour que toute la société, demain, quand elle ira voter, vote pour un code civil. Mais il y a des femmes encore aujourd’hui qui sont convaincues de l’intérêt de la polygamie, qui espèrent seulement que si cela doit leur arriver, le mari ne les répudiera pas. Donc, on demande aussi de supprimer les divorces abusifs, de tout ce qui fait le terreau de ces situations, pour pouvoir conscientiser les hommes et les femmes. Et agir au niveau de la proximité.
54Ce n’est pas tout de glapir et de dire : « nous voulons ça », bien sûr il faut que les lois avancent mais aussi qu’elles répondent à la réalité. Il y a des réalités de formes et des réalités de fond, des non-dits, comme à propos du problème de la violence. On a eu des femmes pour dire :
C’est ça, vous voulez m’aider, vous voulez que j’aille porter plainte contre mon mari, contre le père de mes enfants, et bien merci, si c’est ça votre aide je n’avais pas besoin de vous.
55C’est là qu’on s’est dit : « attend, attend, on va travailler autrement ». La femme va faire les certificats médicaux, elle a le dos fracturé, elle est pleine de bleus. Elle fait le certificat médical, elle fait l’incapacité de travail mais c’est pour les garder, pour les cacher. Pas pour porter plainte et dire : « je veux que ça cesse ». Ce sont ces logiques sociétales qu’il faut changer mais ce sont les choses comme ça qui changent le moins vite.
56On est féministe dès lors que l’on veut faire changer les choses en faveur des femmes. Mais je ne veux pas être sexiste non plus ; c’est de la complémentarité qu’il y a entre les femmes et les hommes. Si je n’avais pas été portée par des hommes en tant que femme dans une société patriarcale, je ne serais pas devenue ce que je suis, je n’aurais pas pris conscience, on m’aurait prise et mariée à l’âge de 13 ans comme on a marié ma mère à l’âge de 14 ans. Que serai-je s’il n’y avait pas eu des hommes pour me porter, d’abord mon grand-père qui a accepté ma féminité tout en me donnant la possibilité d’être actrice de mon destin, ensuite mon père et puis mon mari qui a accompagné et pas seulement accepté mon comportement.
Auteur
Maître de conférences d’histoire à l’IUFM de Marseille, GRFM, UMR Télemme
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