La syphilis à Marseille
Des dispensaires anti-vénériens (DAV) aux CeGIDD : données médicales
p. 11-20
Résumés
Des services départementaux d’hygiène sociale, et ses consultations de prophylaxie antivénérienne situées à Marseille au sein des dispensaires de Pressensé, de l’Hôtel-Dieu et de la station maritime, à la création des CeGIDD du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, en passant par les CIDDIST et les CIDAG-DAV créés en 1989 face à l’épidémie du SIDA, l’engagement et la lutte contre le péril vénérien, aujourd’hui infections sexuellement transmissibles (IST), ont été portés par des acteurs de prévention et de santé très mobilisés. La déclaration obligatoire et les enquêtes épidémiologiques ont laissé place à un dépistage anonyme et à un système de surveillance basé sur le volontariat. Dans les Bouches-du-Rhône, les cas de syphilis déclarés à la mi-temps du siècle dernier pointent comme principal mode de contamination la prostitution, puis les « rapports libres » et enfin quelques cas chez les homosexuels. L’importance numérique des prostituées et des marins tient au caractère de grande ville portuaire et industrielle de Marseille et à la « clientèle » des dispensaires dont les déclarations représentent plus de la moitié du total des syphilis. Depuis 2000, la recrudescence des cas de syphilis précoces est majoritaire chez les hommes qui ont des rapports avec les hommes. Les co-infections avec d’autres IST, y compris le VIH, sont souvent retrouvées. Connue pour favoriser la transmission du VIH, elle reste un challenge pour les professionnels les plus expérimentés, méritant toujours son nom de grande simulatrice.
Ever since the establishment of the departmental social hygiene services, which offered antivenereal, prophylactic consultations in Pressensé’s dispensaries, Hôtel-Dieu and the marine station, but also the foundation of the community health centers “CeGIDDD du Conseil département of Bouches-du-Rhône” and then the “CIDDIST and CIDAG-DAV” – created in 1989 in response to the AIDS epidemic – the fight against the venereal peril – now called sexually transmitted infections STI) – has been led by highly-committed and energetic prevention healthcare actors. Mandatory reporting and epidemiological investigations were followed by anonymous testing and a voluntary survey system. In the Bouches-du-Rhône, the cases of syphilis reported in the mid-20th century point out prostitution as the main mode of contamination, followed by “free sex” and finally a few cases among homosexuals. The great number of prostitutes and seafarers is due to Marseille’s status as a major port and industrial city and also to the clientele of clinics, whose reports represent more than half of the total number of syphilis cases. Since 2000, syphilis – in its early stage form - has been increasingly prevalent among men who have sex with men and it has often been found in a combination with other STIs, including HIV. Infamously known as a disease facilitating HIV transmission, syphilis still challenges the most experienced people of the medical community and definitely deserves its reputation of great simulator.
Remerciements
À monsieur Laurent Vittet, en charge des archives de la DGAS du Conseil départemental, qui a réalisé un important travail d’archivage des dossiers de l’Hôtel-Dieu et de la station maritime.
Texte intégral
Introduction
1Marseille, à l’instar d’autres villes portuaires, a vu s’établir des liens étroits entre maladies vénériennes et prostitution. Au début du xxe siècle, les règles de prophylaxie sanitaire se mettent en place et les dispensaires antivénériens s’organisent, avec la création à Marseille des dispensaires de l’Hôtel-Dieu et de l’hôpital de la Conception1. Dans cette ville portuaire, pour le docteur d’Astros, les causes sont à rechercher dans la présence d’une « importante population exotique de toutes nationalités » mais surtout, « le danger le plus grand pour la dissémination des maladies vénériennes à Marseille réside vraisemblablement dans l’extension qu’a prise la prostitution dans ces années de guerre2 ».
2Le service de vénérologie au sein de l’Hôtel-Dieu est créé en août 1918 et propose des consultations gratuites, annexées au service de dermatologie de cet hôpital (figure 1). Ce nouveau service venait renforcer le dispositif de lutte contre les maladies vénériennes à Marseille, car il n’existait auparavant qu’une seule consultation auprès de l’hôpital de la Conception (depuis 1910).
3Avant 1925, il n’existe pas de centres spécifiques pour les marins. Ceux-ci sont accueillis au dispensaire de la clinique dermato-syphiligraphique de l’Hôtel-Dieu. En octobre 1925, un dispensaire spécialisé pour les marins de toutes nationalités est ouvert. Mais les locaux du dispensaire s’avérant vite insuffisants, il est édifié à partir d’octobre 1929 un vaste bâtiment spécialisé destiné au traitement des maladies vénériennes des marins de toutes les nations3.
4Après-guerre, une nouvelle station maritime est construite par les architectes Champollion, Fernand Pouillon et René Egger en 1948 et inaugurée le 26 septembre 1949 à l’angle de l’avenue Vaudoyer et du quai de la Tourette (figure 2).
5Les carnets de consultation du dispensaire antivénérien de l’Hôtel-Dieu, comme ceux de l’ancienne station maritime, ont été conservés par le Conseil général sur le site de Saint‑Adrien dès l’ouverture du centre en 1989, puis à l’Hôtel du Département avant leur classement et leur versement aux archives départementales en 2017. Les consultations de ces dossiers médicaux rendent compte de l’importante activité de ces centres et apportent de nombreuses informations sur la prise en charge de la syphilis à la mi-temps du siècle dernier.
6C’est ainsi qu’il existait à Marseille des centres départementaux d’hygiène sociale et de prophylaxie antivénériennes situés au centre de santé de Pressensé, au dispensaire de l’Hôtel-Dieu et au dispensaire de prophylaxie pour les marins sur le quai de la Tourette, où était pris en charge les maladies sexuellement transmissibles. Des « consultations de prophylaxie antivénérienne » étaient également ouvertes dans les dispensaires d’hygiène sociale du département. La loi de décentralisation de 1983 confie aux départements la compétence des dispensaires antivénériens (DAV) dont les missions sont la prévention, le dépistage, le traitement de quatre MST (maladies sexuellement transmissibles) – syphilis, gonococcies, chancre mou, lymphogranulomatose vénérienne –, avec gratuité et possibilité d’anonymat.
7C’est avec l’épidémie du SIDA que sont mis en place en France des structures de dépistage spécifiques, les CIDAG (centres d’information et de dépistage anonyme et gratuit) dès 1987.
8À Marseille, dès 1986, le dépistage anonyme et gratuit de l’infection VIH au sein des dispensaires de Pressensé et de l’Hôtel-Dieu est institué (ainsi que dans les six autres centres médicaux-sociaux polyvalents des Bouches-du-Rhône). Seul le centre de Pressensé reçoit l’habilitation de l’État comme centre de dépistage anonyme et gratuit en 1988 et le CIDAG–DAV de Saint-Adrien est inauguré le 27 juin 1989 par le président du Conseil général des Bouches‑du‑Rhône.
9En 1997, le CIDAG-DAV d’Arenc (Bougainville) est créé. Il fermera avec le centre de Pressensé lors de la création du CIDAG-CIDDIST (centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic des IST) de la Joliette en 2008.
10À Marseille, comme dans les autres centres du département, la création des CIDAG se fait dans la même unité de lieu que les DAV. Cette organisation est originale en France à l’époque. Elle relève d’une volonté politique forte du département. Cette organisation est portée par le docteur Vernay-Vaïsse qui structure la prise en charge de l’infection VIH, des hépatites virales et des maladies sexuellement transmissibles (MST), réunissant CIDAG et DAV dans les mêmes locaux. Le terme alors employé de MST sera remplacé par le terme d’infection sexuellement transmissible (IST) qui implique que l’on peut être porteur d’une infection sans en ressentir les symptômes.
11En 2004, les DAV deviennent CIDDIST. Placés sous la compétence étatique, ils ont la possibilité de conventionner avec les départements. Cette recentralisation vise à permettre une meilleure lutte contre les IST, certains départements n’ayant pas de DAV.
12Dans les centres du Conseil général des Bouches-du-Rhône, les CIDDIST (comme auparavant les DAV) bénéficient d’une même unité de lieu que les CDAG, les populations concernées par le VIH et les IST étant souvent les mêmes.
13En 2016, les CIDAG/CIDDIST deviennent CeGIDD pour centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic4. Les centres du Conseil départemental (nouvelle dénomination de Conseil général) obtiennent l’habilitation de l’ARS (Agence régionale de Santé) pour trois sites principaux (deux à Marseille et un à Aix), avec leurs antennes et consultations avancées (CeGIDD extra hospitaliers du département des Bouches‑du‑Rhône).
14Avec l’utilisation de la pénicilline à partir de 1946, les cas de syphilis diminuent mais la maladie ne disparait pas. Dans les années 1960, il est constaté dans un cadre général non limité aux Bouches-du-Rhône une recrudescence des cas de syphilis primo secondaires rapportée lors des assises départementales sur la syphilis5. Les cas resteront stables jusque dans les années 1980, où l’arrivée du SIDA et les changements de comportement sexuels avec l’utilisation du préservatif feront presque disparaître la maladie en France.
15En juillet 2000 est mis fin à la déclaration obligatoire de la syphilis. Les cas de syphilis étaient devenus très rares et les déclarations exceptionnelles, effectuées essentiellement dans les DAV. C’est dans ce contexte pourtant que, dès 2001, nous assistons à la résurgence de la maladie. Un réseau de surveillance de la syphilis est mis en place avec la participation de sites volontaires (dispensaires antivénériens, consultations hospitalières de dermato-vénéréologie, maladies infectieuses ou médecine interne, réseau de médecins de ville). En 2016, les syphilis récentes (datant de moins d’un an) sont surveillées à travers le réseau de cliniciens (RésIST) et sont diagnostiquées dans près de trois quarts des cas dans des structures spécialisées (CeGIDD).
Données épidémiologiques de la syphilis dans les DAV-CIDDIST-CeCIDD du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, 1991-2016
16Peu après la création des CIDAG et leur fusion avec les DAV dans les centres de Marseille, un recueil des données épidémiologiques est effectué. Dans notre département, après une décennie ou plus sans qu’aucun cas de syphilis précoce n’est diagnostiqué (1990-2000), nous avons assisté, comme sur le plan national, dès 2002 à la résurgence de la maladie, principalement chez les hommes HSH (hommes ayant des rapports sexuels avec les hommes). Le graphique (figure 3) montre une augmentation croissante des cas diagnostiqués au fil des ans. La résurgence de cette infection a entrainé dans les années 2000 la reprise d’un dépistage sérologique « systématique » et une surveillance accrue.
17Le profil des cas diagnostiqués dans nos centres ainsi que l’augmentation au cours des années 2002‑2016 est donné dans le graphique de la figure 4. Le nombre de cas continue d’augmenter dès 2012, très marqué chez les HSH.
18En 2016, 152 cas de syphilis ont été diagnostiqués, majoritairement chez les hommes (145) et HSH (102). Une augmentation du nombre de cas est également observée chez les hétérosexuels depuis 2012.
19Sur les 152 cas de syphilis diagnostiqués, il s’agit dans 101 cas de syphilis précoce (inférieur à un an) : 97 cas chez les hommes et 4 cas chez les femmes. Le diagnostic de syphilis récente est plus fréquent chez les HSH. Cette courbe et le nombre important de syphilis chez les HSH rejoignent les données nationales (figure 5).
20Les données des cas de syphilis diagnostiqués dans nos centres sont précisées dans la figure 6.
21En 2016, dans nos centres, sur les 101 cas de syphilis précoces diagnostiqués, 18 patients étaient séropositifs pour le VIH. Le diagnostic de syphilis est l’occasion de la découverte de la séropositivité dans près de 3 % des cas.
La syphilis à l’heure de la PrEP (prophylaxie pré‑exposition)
22Suite à l’arrêté du 7 juin 2016 fixant la liste des traitements préventifs assurés par les CeGIDD – l’association emtricitabine/fumarate de ténofovir disoproxil, (Truvada*) dans la prophylaxie préexposition (PrEP) au VIH, les CeGIDD extrahospitaliers commencent à prescrire ce traitement préventif auprès des personnes les plus exposées au risque de transmission du VIH.
23C’est dans un contexte général d’augmentation des IST, et des syphilis chez les HSH, comme précisé sur les figures 3 à 6, que le Truvada* est prescrit dans nos centres.
24Dans nos CeGIDD, en 2016-2017, le diagnostic de syphilis précoce est plus fréquemment fait chez les HSH sous PrEP (HSH sous PrEP : 9,6 %) que chez les HSH sans PrEP (HSH sans PrEP : 4,4 %). Ces deux populations ne sont toutefois pas comparables, les patients sous PrEP bénéficiant d’une surveillance trimestrielle, et donc d’un dépistage plus fréquent en étant une population ciblée en raison de la déclaration de prise de risque.
Diagnostic et prise en charge de la syphilis
25Les sérologies sont actuellement très au point, avec des recommandations récentes de l’HAS (Haute Autorité de Santé, nouvelle nomenclature) : dépistage par ELISA puis, en cas d’ELISA positif, VDRL quantitatif.
26Au stade de syphilis précoce (chancre), la recherche du germe Treponema au microscope à fond noir (figure 7), autrefois très utilisée, est encore pratiquée dans certains centres (dont les nôtres), bien que cet examen ait été supprimé de la nomenclature en mai 2015.
27Toujours à la phase du chancre (pré sérologique), le diagnostic biologique est possible par PCR effectuée sur la lésion (prélèvement adressé au Centre National de Référence syphilis, hôpital Cochin à Paris).
Conclusion
28Cliniquement, si la syphilis n’a rien perdu de sa réputation de grande simulatrice, son diagnostic biologique est facilité et la prise en charge thérapeutique simple et rapide, malgré les aléas de mise à disposition sur le plan national de la pénicilline. Autrefois soumise à une déclaration obligatoire et une enquête épidémiologique, se pose aujourd’hui la question de la notification des partenaires : de nombreuses réflexions sont en cours afin de faciliter leur prise en charge. Certains suggèrent de recourir aux réseaux sociaux et aux applications mobiles de rencontres pour mener ces campagnes de sensibilisation.
29La syphilis reste un enjeu de santé publique : d’une part en raison de la transmission mère-enfant qui, malgré le dépistage prénatal obligatoire lors des trois premiers mois de grossesse, reste d’actualité chez certaines populations, en particulier migrantes ; d’autre part par le risque de transmission du VIH, mais aussi en raison du risque de séquelles neurologiques, y compris au stade précoce. Du passage d’une situation sanitaire portuaire (prostituées, marins, migrants) à une situation de pays industrialisé, avec une augmentation croissante des cas de syphilis récente chez les HSH, co-infectés par le VIH, la syphilis reste trompeuse par ses multiples formes cliniques dermatologiques, neurologiques et viscérales. La disposition des TROD (test rapide d’orientation diagnostique) combinés syphilis-VIH complète aujourd’hui l’offre de dépistage et le traitement, dont les schémas thérapeutiques ne sont plus discutés, sont simples et efficaces au stade précoce. Bien que rares, les syphilis graves comme les formes neurologiques ou congénitales persistent encore. Les messages de prévention, diffusés il y a plus de 50 ans par les consultations de prophylaxie antivénérienne, restent les mêmes : information, dépistage, diagnostic, traitement, sans culpabiliser mais en accompagnant les populations cibles.
Notes de bas de page
1 E. Gaujoux et P. Vigne, « La Syphilis à Marseille au cours des dix dernières années », Marseille médical, 1934, p. 65-79.
2 J.-Y. Le Naour, « Sur le front intérieur du péril vénérien (1914-1918) », Annales de dermographie historique, n° 103, 2002, p. 107-120.
3 R. Poitrot, Le Centre international maritime de prophylaxie de Marseille : arrangement international du 1er décembre 1924, thèse, 1937 (archives départementales, Delta 2672/24).
4 Instruction DGS/RI2 no 2015-195 du 3 juillet 2015 relative à la mise en place des centres gratuits d'information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD) des infections par les virus de l'immunodéficience humaine et des hépatites virales et des infections sexuellement transmissibles.
5 J. Bonnet et E. Calas, « Recrudescence de la syphilis par ignorance des cas évolutifs », Marseille médical, 1962, p. 732-734 ; G. Godlewski et J. Godlewski, « Synthèse des Assises départementales sur l’état actuel de la syphilis. Statistiques de syphilis primo-secondaires », Les Assises de médecine, 1963, p. 120-123.
Auteurs
Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, Marseille, France
Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, Marseille, France
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