Femmes sans révolutions. Les faux semblants d’une révolution romantique
La place et l’image des femmes dans l’histoire de France au XIXe siècle
p. 61-73
Texte intégral
1Quelle est la place des femmes, dans les Histoires générales de France, du début du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1860 ? Ont-elles, déjà ou toujours, une place limitée ? Peuvent-elles envisager de figurer dans les prémices de notre panthéon national ? Et le mouvement romantique que l’on présente ordinairement comme plus sensible, proche de la nature féminine définie au siècle précédent, permet-il aux femmes d’espérer une revalorisation de leur condition ? Nous fonderons notre étude sur un corpus d’ouvrages de vulgarisation parus entre les années 1820 et 1860/1870, avant les mutations essentielles relatives à la vulgarisation de l’Histoire de France, tant dans son contenu, ses approches et certains aspects matériels. Quelques exemples tenteront de guider cette esquisse : soit des Histoires générales de France, soit des Histoires portant sur une période particulière et un thème particulier, ainsi Les femmes et la Révolution, illustré par Lamartine ou Michelet.
Fondements et situation initiale
2La première de ces Histoires de France publiées après la Révolution Française est l’Histoire de France entreprise par Anquetil, constamment rééditée et continuée au début de la Monarchie de Juillet par M. de Norvins. Portant sur un point particulier — la période révolutionnaire — mais tout à fait significatif, l’Histoire de la Révolution française d’Adolphe Thiers sera mise à contribution ; de manière à concrétiser cette vision traditionnelle des femmes dans l’histoire de la Révolution, l’Histoire des Girondins de Lamartine sera sollicitée.
Le grand ancêtre : Anquetil et les femmes dans l’histoire de France
3L’Histoire de France d’Anquetil1 offre, dans une très large mesure, un état de la vulgarisation de l’Histoire de France avant les changements décisifs opérés dans les années 1820-1850 tant sous l’impulsion d’Augustin Thierry, Guizot ou Michelet ; c’est une histoire strictement événementielle, suivant l’ordre des règnes des rois de France ; narrative, elle utilise uniquement les récits des historiens antérieurs — des XVIIe et XVIIIe siècles (tel Mézeray) — et reprend les textes des Chroniques de France. Dans ce qui est un récit ou, au pire, une sorte de chronologie commentée, les femmes n’ont qu’une place limitée. Leur présence, à telle ou telle période, est attendue : que cela puisse être pour les Gauloises, les héroïnes négatives ou, au contraire, à l’instar de Jeanne d’Arc, inattendue.
4Ce qui est proposé sur les Gauloises reprend quelques phrases de César — que l’on retrouve dans toutes les Histoires de France avant les années 1880 : « les filles choisissaient librement leur mari2 » et plus loin « Les femmes étaient admises (au conseil) et donnaient leur avis3 », ceci sans commentaire ou remarque particulière. Cependant, reprenant tels épisodes classiques concernant Brunehaut par exemple, Anquetil va au-delà du récit convenu pour ajouter : « Hâtons-nous de faire disparaître cette mégère de la terre, qu’elle a trop longtemps souillé4 [sic] » ; et plus loin, à propos des luttes entre Brunehaut et Frédégonde, il écrit :
On a souvent tenté des comparaisons entre ces deux furies… Avouons qu’entre les personnages fameux par des scélératesses réfléchies, l’histoire n’offre pas deux méchants hommes aussi célèbres en crimes que ces deux méchantes femmes5.
5La cause paraît être entendue. Il en est, effectivement, de même au sujet de Constance, la seconde épouse du roi Robert le Pieux, fils de Hugues Capet : « Ce fut pour la reine Constance une occasion de développer son caractère intrigant et impétueux6. » Plus loin, on trouve le même commentaire au sujet de Diane de Poitiers7, Anquetil citant ici comme référence l’historien Garnier. Sans trop multiplier les exemples, les débuts de la Fronde offrent de pareilles appréciations ; à propos des duchesses de Chevreuse et de Montbazon, utilisant les mémoires du temps (essentiellement ceux de Madame de Motteville en fait) l’auteur écrit :
C’étaient deux femmes qui avaient de l’expérience, de ces femmes qui remplacent les grâces naïves de la jeunesse par des complaisances et des agaceries, et qui usurpent souvent sur des cœurs neufs un empire que la vertu et la décence ne peuvent obtenir8,
6et les épisodes relatant les oppositions entre ces deux dames sont rapportés avec complaisance. On ne trouve pas dans cette Histoire d’Anquetil de jugement favorable sur les femmes ; elles ne peuvent être des héroïnes de l’histoire ; ce qui est raconté sur Jeanne d’Arc est volontairement neutre sinon plat, sans aucun jugement ou appréciation.
7Une telle approche négative se retrouve dans des périodes plus proches et de dimensions chronologiques plus réduites — telle la Révolution française.
Les femmes et la Révolution française selon Adolphe Thiers
8Cette Histoire de France d’Anquetil pour la période révolutionnaire et impériale est prolongée par M. de Norvins ; mais, les citations prouvant des emprunts à l’œuvre d’Adolphe Thiers sont tellement importantes — sans compter, naturellement, la démarche calquée sur celle de Thiers — que l’on peut considérer que c’est une sorte de plagiat ou de compilation, (n’est-ce pas une preuve du succès et de l’influence de l’œuvre de Thiers ?) et qu’il est préférable, dans ces conditions, d’utiliser le support initial : l’Histoire de la Révolution française de Thiers9. Plutôt que de retrouver et commenter les destins et des traces des femmes au fur et à mesure du déroulement de la Révolution, une approche synthétique révélatrice de la place des femmes pendant cette période est offerte par la table analytique à l’article femme ; voici les occurrences et les références :
Femmes. Envahissent l’Hôtel de ville, Marchent sur Versailles — Se précipitent dans l’Assemblée nationale — douze d’entre elles sont introduites auprès du roi. Elles sont attendries par l’accueil qui leur est fait — sont sur le point de s’entre-déchirer — etc.10
9Et sur la fin de cette table :
Envahissent le tribunes de la Convention, demandent du pain à grands cris — en sont chassées à coup de fouet — La Convention leur interdit l’accès aux tribunes.
10D’un point de vue technique — mais est-ce négligeable ? — cet article Femmes couvre à peine plus de la moitié d’une colonne, (une page de cette table compte deux colonnes) ; à titre de comparaison, l’article Guerre couvre quatre colonnes soit deux pages. Charlotte Corday a droit à 10 lignes de cette table, soit un tout petit quart de colonne, autant que Fleuriot, maire de Paris, dévoué à Robespierre.
11Ce qui concerne les femmes est constamment négatif ; on pourra noter les résumés de tels ou tels épisodes traduisant une certaine idée, de la part de Thiers sans doute mais largement répandue, de la nature féminine et du rôle des femmes dans l’Histoire. Il n’est pas étonnant, par exemple, à propos de Madame Tallien, que les femmes aient pu avoir à certaines périodes « une place trop importante (sic) » que notre historien s’empresse de dénoncer ; ainsi en conclusion, sur la mode et la situation à Paris après le 9 thermidor :
La révolution, ramenée (et c’était sans doute un bonheur) de ce terme extrême de fanatisme et de grossièreté, s’avançait néanmoins d’une manière trop rapide vers l’oubli des mœurs, des principes, et, on peut presque dire, des ressentiments républicains11.
12La révolution et la République trahies par les femmes, bien que celles-ci n’aient aucun droit politique et que leur place dans l’histoire ait été proche de la nullité ? C’est finalement ce que suggère Thiers, bien avant Michelet.
Romantisme et Révolution : Les femmes dans l’Histoire des Girondins
13Cette écriture de l’histoire de France trouve son couronnement, si l’on peut dire, avec l’Histoire des Girondins de Lamartine12. On peut laisser de côté le fait que cette Histoire est davantage, à partir d’œuvres publiées antérieurement et d’interpolations de documents disponibles, une œuvre d’imagination presque pure — c’est une sorte de roman ayant pour cadre chronologique la période 1791-1794 ; de même, les caractéristiques de ce récit romanesque (le style, la dramatisation à outrance de ces mois révolutionnaires, l’insistance sur tel ou tel destin individuel) ne sont pas ici essentiels ; on peut simplement noter que c’est, fondamentalement, le récit romancé de la lutte pour le pouvoir chez les Révolutionnaires entre 1791 et 1794 : soit entre les Jacobins — qui sont en fait les grands héros de cet ouvrage — et les Girondins, tout ceci sous les regards des membres de la famille royale.
14De manière significative, une partie de la conclusion de cette Histoire des Girondins situe la place des femmes dans l’histoire de la Révolution :
Les hommes naissent comme des personnifications instantanées des choses qui doivent se penser, se dire ou se faire. Voltaire, le bon sens ; Jean-Jacques Rousseau, l’idéal ; Condorcet, le calcul ; Mirabeau, la foudre ; Vergniaud, l’élan ; Danton, l’audace ; Marat, la fureur ;Mme Roland, l’enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ; Robespierre, l’utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et derrière eux, les hommes secondaires de chacun de ces groupes…13
15Au-delà de commentaires plus érudits, on peut compter dans cet espèce de palmarès symbolique deux femmes sur 11 personnes — ce qui n’est pas négligeable mais réduit ; on remarque que ces femmes sont dotées de qualités féminines qui, pour moitié, sont dépréciatives et, d’autre part, ambiguës. Le détail de cette Histoire des Girondins renforce cette conclusion-résumé. Ainsi, ce qui a trait à deux personnages féminins représentatifs de cette période : Théroigne de Méricourt et Charlotte Corday. La première est affublée d’un jugement fortement hostile : « À mesure que la Révolution devint plus sanguinaire, elle s’y plongea davantage…14 » Et plus loin « Ces femmes qu’on appelait les furies de la guillotine, dépouillèrent de ses vêtements la belle liégeoise et la fouettèrent en public sur la terrasse des Tuileries15 ». Quant à Charlotte Corday, Lamartine nous propose un superbe morceau d’écriture romantique, qui prend tout le livre 44 de son histoire16 ; rien n’y manque : son enfance, sa famille, son éducation, sa vertu ; c’est surtout l’occasion pour Lamartine de méditer sur l’homme et l’Humanité —juste après les derniers instants de son héroïne.
Il y a des actes humains tellement mêlés de faiblesse et de force, d’intention pure et de moyens coupables, d’erreur et de vérité, de meurtre et de martyre… qu’on ne sait s’il faut les appeler crime ou vertu17.
Les ambiguïtés de l’iconographie
16Une approche iconographique amplifie — si besoin était — cette place singulière dévolue aux femmes dans l’histoire de France et plus particulièrement pendant la période révolutionnaire.
Représentations attendues et traditionnelles
17Tel est le cas des gravures qui agrémentent ce qui est constitue la dernière réédition (et le prolongement) de l’Histoire d’Anquetil ; pour ses quelques cinq tomes qui racontent l’histoire de France, règnes après règnes, dynasties après dynasties, ce sont 34 gravures soit une moyenne de sept par tome ; il y a, certes, quelques surprises : telle cette Cathédrale de Rheims ou Louis XIV bénissant ses petits-enfants ; des gravures attendues La Saint Barthélémy, et des oubliés : rien sur Louis XV et son règne, sinon Madame de Pompadour et le Maréchal de Saxe. Que remarquer du côté féminin ?
18Une présence discrète et surprenante de manière générale ; une absence des reines de France sauf Marie de Médicis — est-ce lié à sa représentation due à Rubens ? Mais les maîtresses royales sont souvent là : Gabrielle d’Estrées, Mlle de La Vallière et Madame de Pompadour sont représentées ; Jeanne d’Arc a droit à deux gravures, dont l’une sur le bûcher ; tout ceci est maigre et déconcertant. Si l’on excepte Jeanne d’Arc, cela confirme la grande discrétion et le discrédit qui frappent les femmes dans l’histoire de France : une place au mieux scandaleuse sinon nuisible. Par contre, bien avant les publications des œuvres de Michelet et de Henri Martin, la présence de Jeanne d’Arc indique que, avant les Républicains et la vague romantique, celle-ci était déjà perçue comme une héroïne de notre histoire — alors que, à part Saint Louis, le cas ambigu de Louis XI (constructeur du royaume de France ?) voire celui de Henri IV (unité du royaume et esquisse de tolérance) — ce n’est pas le cas des autres souverains.
Images féminines de l’époque révolutionnaire au milieu du XIXe siècle
19Que peut-on remarquer dans l’Histoire de la Révolution française de Thiers ? Conformément aux dispositions et principes observés avant les années 1840/1850, les gravures sont hors textes, le plus souvent dessinées par des artistes ayant une certaine notoriété — ceci à partir de tableaux connus du grand public ; 53 gravures illustrent cette Histoire ; là-dessus, on ne peut noter que cinq portraits de femmes ; mais en ajoutant des scènes diverses (Adieux de Louis XVI…), les femmes sont présentes dans quelques six à sept autres gravures ; il faut juste remarquer que la geste napoléonienne offre déjà — jusqu’au 18 Brumaire — quelques 13 gravures sur l’ensemble, si bien que la période révolutionnaire doit être réduite à un stock de 40 gravures. Là-dessus, donc, les femmes comptent pour un gros quart du total ; que trouve-t-on ? Certes, les figures féminines majeures : Marie-Antoinette, Charlotte Corday, Madame Roland ; mais aussi : Madame Elisabeth et la princesse de Lamballe ; les scènes offrant une présence féminine sont toutes empreintes d’une certaine condamnation de l’époque révolutionnaire (qu’elles puissent être anti-, ou contre-révolutionnaire) : les Adieux du roi, La mort de Marat, L’appel des condamnés. Ainsi, curieusement (ou non) alors que le discours de Thiers est relativement pro-révolutionnaire — avec sans doute de multiples nuances qu’il n’est pas utile de développer ici — les gravures déplacent le pendule politique vers la droite, en quelque sorte : est-ce hé à cette présence féminine non négligeable ? Les femmes, on le devine, incarnent — en apparence dans ces gravures — le refus de la violence, l’amour de la famille et de manière générale, à part Charlotte Corday, une certaine modération liée aux sentiments propres à leur sexe, comme on disait au siècle précédent.
20Ainsi, comment ne pas déceler une certaine discordance entre le traitement écrit qui leur est infligé et la lecture iconographique relativement favorable qui leur est proposé ?
Enfin, une iconographie féministe ?
21Qu’en est-il de l’Histoire de France populaire d’Henri Martin ? Sa publication se situe, en apparence, en dehors des limites chronologiques que nous nous sommes imposées dans cette première partie de l’étude, car elle est publiée à la fin des années 1860 et au début des années 1870. La rédaction de cette Histoire porte la marque de son temps, en particulier une condamnation sans appel du Second Empire : tant du point de vue de ses mœurs (et on devine que l’impératrice, symbolisant cette légèreté impériale, est accablée), que du point de vue politique (une dictature médiocre) et surtout à cause des provinces perdues. Il n’en demeure pas moins que d’un point de vue iconographique cette Histoire est d’une grande originalité. Les gravures — en grande quantité, autour de 1700 — sont insérées, le plus souvent, dans le texte ; elles reprennent largement des gravures antérieurement publiées avec, preuve de l’essor de cet art, des nouveautés : celles-ci imitent ou reprennent des tableaux d’Histoire si populaires dans ce premier XIXe siècle ; d’autres sont reprises de publications que l’on pourrait qualifier de « touristiques », avant l’heure — telle la France pittoresque, le Tour du monde — ou d’ouvrages à caractère éducatif. Enfin, on peut remarquer que ces gravures, même si elles sont intégrées dans le corps du texte grâce à de nouvelles techniques de reproduction largement diffusées après 1840, offrent un tableau quelque peu passéiste, traditionnel, de l’histoire de France : elles proposent une lecture parallèle uniquement fondée sur l’image ; elles reprennent en les simplifiant des éléments du récit développé dans le corps du texte, un peu à la manière des illustrations des ouvrages de Jules Verne, publiés d’ailleurs par les mêmes équipes éditoriales.
22Sur ces 1 700 gravures, si on soustrait ce qu’on peut rassembler sous la rubrique générale des vues de villes, monuments ou autres tableaux figés, sans présence humaine, ce sont 1 500 gravures, portraits et scènes diverses, qui peuvent être appréhendées ; globalement, les portraits féminins, et les tableaux dans lesquels les femmes sont visibles au premier plan et semblent participer directement à des événements, comptent pour 70 à 140, soit 5 % à 10 % du total — ce qui n’est pas énorme ; là-dessus, Jeanne Darc [sic], la grande héroïne de Henri Martin, rafle quelques neuf gravures sur 70, uniquement féminines ; le reste est très dispersé : c’est aussi bien Frédégonde ou Brunehaut, Charlotte Corday, Marie Antoinette (deux gravures sur lesquelles la reine est seule), Marie de Brabant et les trouvères ou la reine Victoria. On peut, certes, noter que les souverains et autres personnages féminins notables de l’histoire politique traditionnelle sont représentés (telle l’impératrice Eugénie) mais c’est peu de chose par rapport aux hommes politiques du XIXe siècle : les plus modestes ont leur place tout comme la cohorte envahissante des généraux depuis l’époque révolutionnaire jusqu’à l’époque contemporaine (Guerre de 1870). Du côté des écrivains et penseurs, si Fréron ou Pierre Leroux ont leur portrait, on peut chercher en vain ceux de Madame de Sévigné ou de Georges Sand.
23Ainsi, cette approche iconographique — portant ici sur une longue période — renforce ce qui était sous-entendu et attendu. Dans la vision traditionnelle de l’histoire de France, la place des femmes est très réduite quantitativement, cantonnée dans des rôles convenus : épouse, mère ou sœur de souverains. Il est très rare que les femmes puissent être représentées comme des héroïnes, deux seulement : Jeanne d’Arc — mais Henri Martin lui voue comme les Républicains de la veille et ensuite les Républicains de gauche de la IIe république, un culte historique particulier — et Jeanne Hachette. C’est peu. À l’inverse, les portraits, tableaux présentant des « femmes qui ont défait l’Histoire de France » constituent, globalement et surtout plus explicitement que les hommes, la majorité des représentations : ceci depuis Brunehaut jusqu’à l’impératrice Eugénie en passant par les Médicis (épouses et mères).
Les mutations du milieu du XIXe siècle et leurs conséquences
Les femmes : objets d’Histoire ?
24Tel est le constat que l’on peut apparemment dresser au vu de l’article Femme dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse18. La rédaction de ce dictionnaire a débuté en 1864 et, de notre point de vue, offre un état de la question relativement complet, actualisé ; à côté de l’article femme d’une grande ampleur — déjà analysé et sur lequel nous nous bornerons à proposer seulement quelques remarques — les notices additives relatives aux femmes (les femmes dans la littérature, dans la peinture…) offrent toute une série de compte-rendus d’ouvrages publiés entre les années 1840 et 1865. Au premier rang figurent deux de Michelet, Les Femmes de la Révolution (1853) et La Femme (1859) et ceux de Paul de Musset, Les Femmes de la Régence (1841), du Père Ventura de Raulica, La Femme catholique, ou encore de Benjamin Gastineau, Femmes de César (1863) ; ceci sans compter un nombre important de pièces de théâtre dont celle de Victorien Sardou, Les Femmes fortes (1860). Cette production est donc variée et fournie. L’article femme de ce Grand dictionnaire est aussi d’une longueur inusitée et porte sur des points originaux.
25Mais, plus que son ampleur, ce qui nous concerne ici, c’est la façon dont les principales écoles philosophiques et sociales de ce temps envisagent la femme ; la question féminine est au centre de leurs préoccupations et débats ; ces différentes écoles philosophiques sont : l’école saint-simonienne, l’école fourriériste, l’école positiviste selon Auguste Comte, et Proudhon et l’école mutualiste ; commenter ces articles chargés de références et de discussions serrées nous entraînerait trop loin. Force est de constater que les femmes sont autant un objet social que philosophique ou historique (chacun des articles présente, par exemple, des résumés et jugements sur le rôle des femmes dans le mariage). Il y a donc, autant qu’une question sociale ou scolaire, une question féminine dans ces années 1840-1870 ; quel est son retentissement dans les ouvrages historiques ?
Les Femmes de la Révolution de Michelet et la place des femmes dans l’Histoire de France19
26Certes, ce n’est pas une œuvre originale : c’est une sorte de recueil de figures de femmes et de tableaux dans lesquels les femmes ont, selon Michelet, une part essentielle ; c’est, en fait, la reprise de chapitres déjà édités dans son Histoire de la Révolution. En allant au plus court, on remarque que les chapitres biographiques, dans ce cadre révolutionnaire, alternent avec les chapitres thématiques ; en simplifiant aussi — et tout commentaire semble superflu — les intitulés des deux derniers chapitres de ce recueil résument ce que Michelet pouvait penser des femmes lancées dans l’aventure révolutionnaire : chapitre XXXI, « Chaque parti périt par les femmes » et chapitre XXXII, « La réaction par les femmes dans le demi-siècle qui suit la Révolution ». Effectivement la problématique propre à Michelet sur d’autres thèmes peut nous paraître curieuse. Dans l’intitulé de tel chapitre, l’auteur pose cette question : « Les femmes peuvent-elles être exécutées ? » Tel autre porte sur « L’indifférence à la vie et les amours rapides dans les prisons ». D’autres références permettent, sans doute, de mieux situer la place que Michelet assigne aux femmes :
Si les femmes, dès le commencement, ajoutèrent une flamme nouvelle à l’enthousiasme révolutionnaire, il faut dire qu’en revanche, sous l’impulsion d’une sensibilité aveugle, elles contribuèrent de bonne heure à la réaction, et, lors que leur influence était la plus respectable, préparèrent souvent la mort des partis20.
27Et Michelet ajoute un souvenir personnel à propos des Vendéennes :
On demandait à la tante d’un de mes amis, jusque là bonne religieuse, ce qu’elle espérait en suivant cette grande armée confuse où elle courait bien des hasards. Elle répondit martialement : « Faire peur à la Convention »21.
28Et enfin :
À la faveur de cette réaction violente [thermidorienne] de sensibilité publique, leur fureur osait se montrer. Les femmes surtout offraient un spectacle intolérable… Nous n’avons pas à raconter ces choses. Tout ceci n’est plus la Révolution. Ce sont les commencements de la longue Réaction qui dure depuis un demi-siècle22.
29Il paraît, certes, difficile d’admettre que Michelet, malgré sa sensibilité, son romantisme, n’offre aux femmes qu’une place si peu enviable dans l’histoire de la Révolution ; mais ne les jugeait-il pas ainsi au XVIIIe siècle ? (Voir Les Salons et le rôle des femmes). Voire au Moyen Âge ? Alors, cet intérêt pour les femmes détecté dans le Grand dictionnaire Larousse ne serait-il que factice ? Car, à suivre Michelet, les femmes sont à l’origine des mouvements réactionnaires, conservateurs au mieux (elles ont partie liée avec le clergé, par exemple) qui frappent la France depuis la Révolution. Qu’en est-il chez Henri Martin, contemporain de Michelet ?
La place de la femme dans l’Histoire de France populaire d’Henri Martin
30On le sait : Henri Martin est un des chantres de la patrie celtique ; à ce titre, il procède — entre autres éléments pouvant expliquer l’histoire de France — à mettre en évidence les héroïnes féminines : ainsi les Gauloises sont-elles réhabilitées ; Jeanne Darc est rattachée à ces origines gauloises et les femmes ont droit tant au Moyen Âge qu’au XVIIIe siècle à des jugements favorables. (En simplifiant, elles contribuent à civiliser les hommes.) Leur rôle, sous la Révolution, est ramené à de plus justes proportions que celles offertes dans l’Histoire des Girondins de Lamartine ou ce qu’écrit Michelet. Proche de Pierre Leroux, plus encore de Jean Reynaud et de l’Encyclopédie Nouvelle, dans le tome 6 de son Histoire de France populaire, Martin n’hésite pas à résumer les débats d’idées de cette période dans de longues pages23 ; un tableau intellectuel et scientifique de la France vers 1830/1840 est proposé. Henri Martin constate : « Ce fut sur les questions relatives à la femme et au mariage que la rupture s’accomplit24 » (sous-entendu chez les Saint-simoniens : d’un côté, Bazard et Reynaud ; de l’autre, Enfantin). Les premiers proclamaient, selon Martin, « la loi de l’union des sexes et l’idéal de cette union25 ». De manière générale, Henri Martin, proche de Reynaud, est favorable à une telle philosophie qui légitime le mariage stable et qui donne à la femme une place pratiquement égale à celle de l’homme dans la société ; mais comment ceci se concrétise-t-il dans son œuvre ?
31Tout ce qui concerne le mouvement littéraire, à peine quelques pages plus loin, apporte quelques éléments de réponse ; notre historien écrit en effet :
Notre siècle a réussi plus complètement dans le roman que dans le drame. Une femme, qui était née grand écrivain et qui restera entre les plus grandes sommités littéraires de la France, Georges Sand, a remué toutes les âmes par ses plaidoyers contre la société actuelle, en même temps qu’elle exprimait, dans des tableaux d’une vérité profonde et d’une merveilleuse poésie, un sentiment de la nature qui montrait en elle l’héritière et comme la fille de Rousseau.
Auprès d’elle, un écrivain d’un style et d’un goût hasardeux, mais doué d’une grande puissance et d’une extrême subtilité d’observation associée à une fécondité d’invention extraordinaire, Balzac…26
32Alors, Henri Martin, féministe ? Certes, dans une large mesure, oui ; mais pour autant — et n’est-ce pas l’alchimie de l’écriture de l’histoire ? — la place des femmes dans son histoire est limitée ; et force est de constater que leur rôle ne parvient pas, malgré Georges Sand, à être positif et à être chose que décoratif : elles ne jouent aucun rôle dans la construction de la République au cours du XIXe siècle. Il n’est jamais question de leurs droits ; on n’en trouve aucune mention dans le tableau terminal proposé par l’auteur au seuil des années 1880. La question féminine semble être oubliée.
Conclusion
33Somme toute, la position d’Henri Martin dans son Histoire de France populaire demeure isolée, contradictoire et sans réelle postérité ; pour s’en convaincre, il suffit, par exemple, de consulter l’Histoire de la civilisation contemporaine en France d’Alfred Rambaud27 : rien ou si peu sur les femmes et leur rôle dans l’histoire ; et que dire, au tournant du siècle de l’Histoire de France publiée sous la direction d’Ernest Lavisse28 ? Un simple sondage sur l’édition illustrée29 nous indique un nombre très limité de portraits féminins ou de scènes avec des présences féminines notables : il est inférieur à celui de l’Histoire d’Anquetil — même pas Brunehaut ou Frédégonde, juste Isabeau de Bavière et deux planches sur Jeanne d’Arc — mais quantitativement, c’est dérisoire. Pour le XVIIIe siècle, il y a Madame de Pompadour et Marie-Antoinette. Comment ne pas remarquer une régression par rapport aux Histoires d’Henri Martin et un retour à la situation du début du XIXe siècle ? Les tables alphabétiques de ce volume nous permettent de passer de la référence Felton à Fénelon en oubliant les Femmes… (Finalement ne faudrait-il pas considérer que l’index de l’Histoire de la Révolution de Thiers leur accordait une place presque enviable ?).
34Sans doute n’est-il pas aisé de fournir des explications ; quelques pistes peuvent être proposées. L’une d’elles peut être liée à l’originalité d’Henri Martin. Fortement marqué par le celtisme, proche de ces mouvements socialistes relativement utopiques, spiritualiste convaincu, républicain de la veille et surtout historien quelque peu autodidacte, mais à succès, Henri Martin a été dès les années 1880 marginalisé par l’histoire universitaire savante et scientiste — tel Gabriel Monod et à peine plus tard Camille Jullian. Ses positions concernant les origines celtiques de la France ou la place de la femme ont été considérées comme romantiques et peu sérieuses, alors que, à l’inverse, commençait la fortune universitaire de Michelet, romantique certes, mais meilleur écrivain (est-ce un critère ? et que cela signifie-t-il ?) et universitaire ayant formé des disciples.
35Semble-t-il, ce n’est pas avant les années 1950 que les femmes ont pu espérer bénéficier d’un meilleur traitement dans les Histoires de France tant d’un point de vue iconographique que textuel : une Révolution historiographique est en marche rompant quelques siècles de silence, de condescendance ou de mépris.
Notes de bas de page
1 Anquetil Jacques (?), Histoire de France, Paris, Furne, édition illustrée, 1839, 5 tomes. Un ouvrage historiographique peut toujours servir de référence : Jullian Camille, Extraits des Historiens Français du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1re édition 1896.
2 Idem, tome 1, p. 5.
3 Idem, p. 1.
4 Idem, p. 190.
5 Idem, p. 192.
6 Idem, p. 308.
7 Op. cit., tome 2, p. 452-453.
8 Idem, tome 3, p. 609.
9 Thiers Adolphe, Histoire de la Révolution française, Paris, Furne et Jouvet, 4e édition, 1872.
10 Tome 10, index analytique, p. 455.
11 Tome 6, p. 338.
12 Lamartine Alphonse de, Histoire des Girondins, Paris, Rouff, s.d., 2 tomes, édition illustrée (sans doute après 1870).
13 Idem, tome 2, p. 2079.
14 Idem, tome 1, p. 515.
15 Ibid.
16 Idem, p. 1435-1487.
17 Idem, tome 2, p. 1486.
18 Dictionnaire encyclopédique Larousse, Paris, 15 tomes avec suppléments, à partir de 1864.
19 Michelet Jules, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, édition Paul Viallaneix, tome 16, 1980.
20 Idem, chapitre xxxi, p. 478.
21 Idem, p. 479.
22 Idem, chapitre xxxii, p. 482.
23 Martin Henri (dir.), Histoire de France populaire, Paris, Furne et Jouvet, publié sans doute entre 1869 et 1877 ; p. 11-24.
24 Idem, p. 13.
25 Idem, p. 14.
26 Idem, p. 23.
27 Rambaud Alfred, Histoire de la civilisation contemporaine en France, Paris, Belin, 2e édition, 1888.
28 Lavisse Ernest (dir.), Histoire de France, Paris, Hachette, édition illustrée de 1912.
29 Idem, tome 9, 2e partie, tables des gravures.
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